Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 5/12

Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 5p. 236-246).


CHAPITRE XII.


Les mésalliances. — Procès de MM. de Labédoyère contre la Demoiselle Sticoti. — Mariage secret du Prince de Carignan. — Lolotte, autrement dite Mme d’Hérouville. — Mlle Mazzarelli, ou la Marquise de St.-Chamond. — La procession des Cordons-Bleus. — La Demoiselle Simonnet devenue Comtesse de Vaulx. — Ses procès avec le Juge d’Armes de France. — Les Vous et les Tu.

Le premier scandale dont je me souvienne (en fait de mésalliance), ce fut le mariage d’un jeune M. de la Bédoyère avec une chanteuse italienne, qui d’ailleurs était une honnête personne, et qui s’appelait Agathe Sticoti[1]. Les parens attaquèrent la validité de ce mauvais mariage, et le jeune homme se défendit si bel et si bien qu’on se surprenait quelquefois à faire des vœux en sa faveur. (Nous en rougissons, Mme de Marbœuf et moi !) C’est un procès dont toute la France et toute l’Europe ont retenti pendant longues années, et Voltaire assurait que le Roi de Prusse avait eu l’envie d’écrire au Parlement de Bretagne à l’effet d’y recommander M. de la Bédoyère auquel il avait ouvert un crédit chez son ministre, à Paris, et qu’il avait décoré d’une de ses clés de chambellan. Le jeune homme trouvait avec raison que ce serait la plus mauvaise recommandation du monde auprès des magistrats bretons qui n’aimaient ni la philosophie, ni les calvinistes, ni les amis de Voltaire, et les rois philosophes encore moins ! Le Président de Kuillé disait toujours que, si le roi de Prusse avait eu le malheur de se permettre une pareille incartade, on aurait décrété contre lui !

Ceci me rappelle que le Parlement de Normandie avait assigné le même roi Frédéric pour comparoir à sa barre, à propos d’une réclamation d’argent, considérant qu’il était vassal du Roi de France à cause de ses prétentions en indivis sur la principauté d’Orange et sur le comté de Monlbelliard. C’est qu’il faut vous dire que toute la terre avait été révoltée de ce titre de Roi de Prusse, que la famille de Brandebourg venait d’extorquer, on ne savait pourquoi ni comment ? Toutes les vieilles gens, et surtout les justiciers, s’obstinaient à lui refuser leur récognition. — Qu’est-ce que c’est, disaient-ils, qu’un royaume de Prusse ? Est-ce que l’on peut faire un roi sans royaume ? Est-ce que l’Empereur a voulu se moquer du monde et des princes chrétiens ?…… Il se trouvait aussi que les princes chrétiens ne se souciaient pas de reconnaître cette promotion de rois de Prusse, et je vous dirai notamment que l’Almanach de la cour de Rome ne les mentionnait encore, en 1792, que sous la qualification de Marquis de Brandebourg. Maupertuis m’a dit que son grand Frédéric en était quelquefois si dépité, qu’il ne pouvait s’en taire, et qu’il en criait comme un ache-pie : mais ne parlons plus des mariages sans-fruit (comme devait être celui de ce Roi de Prusse).

Le Prince Eugène de Savoie-Carignan, second frère de Mme de Lamballe, avait épousé secrètement une jeune fille de condition, qui s’appelait Mademoiselle Magon de Boisgarin. Elle était d’une ancienne et fort honorable famille originaire du diocèse de Sainl-Malo ; mais comme celle famille était bien loin d’être princière, ou d’être seulement chapitrale, les Rois de Sardaigne, aînés de la maison de Savoie, n’ont jamais voulu reconnaître le mariage de leur cousin. Il a fallu pourtant s’occuper d’assurer un état nobiliaire à ses enfans qui ne sont non plus bâtards que vous et moi, et le Roi Victor-Emmanuel a fini par leur accorder la qualification de Comtes de Carignan, en leur concédant les armes de leur nom, chargées d’une brisure sur la croix de Savoie. Leur mère a été titrée Comtesse de Villefranche, et voilà toute l’histoire de cette branche des Carignan, qui n’a rien de princier. Vous prendrez garde à ne pas vous y laisser tromper, et je vous le recommande[2].

Il y avait eu, dans le monde galant des mousquetaires et des abbés coquets, une jolie demoiselle appelée Lolotte. Elle épousa le Comte d’Hérouville, de Laval, et j’entendis que le Maréchal-de-Bièvres s’écriait : — Par ma fois ! je voudrais bien que les imbéciles de la ville eussent autant d’esprit que les prétendus imbéciles de la Cour ! il paraît qu’on est cruellement exigeant, à Versailles ? on n’est pas aussi difficile à Paris et c’est bien heureux pour moi !…

Je reviens à M. de Laval, et je vous dirai qu’il y avait à Paris une vieille personne appelée la Marquise de Mauconseil, qui était une assez grande Dame poitevine et qui était bien malade. On ne s’en serait certainement pas tourmenté, si sa fille n’avait pas été fort à la mode ; mais comme cette fille, Mme d’Hénin, s’inquiétait assez naturellement pour la santé de sa mère, on se mit à s’émouvoir et s’enthousiasmer d’une si belle sensiblerie pour les inquiétudes de Mme d’Hénin, n’agissaient absolument qu’en vue de cette maladie-là[3]. Afin de ne pas s’éloigner de cette intéressante et précieuse malade, qui avait toujours été d’un caractère assez difficile et d’une humeur assez contrariante, et surtout pour ne pas abandonner Mme sa fille à ses angoisses et ses transes mortelles, on apprit que Mesdames de Turenne, de Poix, de Tessé, de Lauzun, de Bayes et de Brancas étaient allées s’établir auprès de ladite d’Usez, de Montauzier, de St-Sulpice, de Florensac et d’Amboise ; mais le côté des Molé faisait peine à voir. On y trouvait des femmes de la chambre des comptes et des conseillères aux enquêtes et requêtes du Palais, qui avaient des figures inimaginables. On n’y savait le nom de personne, et chacun se regardait en souriant.

On aperçut pourtant M. d’Hérouville qui se tenait auprès d’une belle personne fort parée, et tout aussitôt qu’on eût appris que c’était sa femme, il y en eut une insurrection générale dans le quartier des Crussol. Les Duchesses d’Usez, de la Vallière et de Chastillon se levèrent, saluèrent et s’en allèrent sans rien dire ; Mme de Coislin se mit à crier en s’enfuyant, Mme de Beauvau s’esquiva, Mme de Rohan s’enfuirent, et cette vilaine Mise de Puysieulx trouva moyen d’ajuster un coup de pied sur la petite chienne de Mme Molé (qu’elle appela Lolotte) en lui disant qu’elle eût à se retirer du passage et s’aller cacher derrière tout le monde, en ajoutant que les animaux de cette espèce-là se fourrent partout !

Ce qu’il arriva de plus désappointant pour la maîtresse du logis, ce fut qu’en voyant cette émigration des grandes dames, toutes ces femmes de robe imaginèrent que ce devait être l’usage de la cour, et qu’elles se mirent à défiler à la queue-lou-lou révérencieusement et silencieusement, devant la Présidente Molé qui ne savait que devenir. On parla rudement de cette Présidente, et ce n’était pas sans raison ; mais ce qui fut universellement et principalement blâmé, ce fut cette méchanceté de Mme de Puysieulx. Harengère, avec sa langue de Serpent et son cœur de Harpie !

Mlle Mazzarelli, qui était une amie de MM. de Moncrif, Saurin et Colardeau, venait de remporter un prix à l’Académie française, pour un éloge de Sully, lorsqu’on apprit qu’elle allait épouser le Marquis de Saint-Chamond, lequel était de la maison de la Vieuville et le neveu du mari de ma tante. Grande rumeur et furieux projets de vindicte où je ne voulus participer en aucune façon. C’était une honnête femme d’esprit, et quand on avait dit qu’elle était sans fortune et sans naissance, on n’en pouvait dire aucune autre chose fâcheuse. Il n’est pas vrai qu’on eût à lui reprocher une conduite légère avant son mariage : elle a vécu le mieux du monde avec son mari ; elle a très bien élevé ses deux enfans ; et parlez-moi de cette femme-là pour se tirer d’affaires et pour se maintenir dans son rôle de grande Dame avec une parfaite aisance !

Elle n’avait pas été présentée, ce qui va sans dire, et voilà qu’un jour de la Pentecôte, elle avait amené ses enfans dans la galerie de Versailles, afin d’y voir passer la procession des Chevaliers du St.-Esprit ; je remarquai dans l’embrasure d’une fenêtre une femme toute seule, une femme en bel et riche habit bien porté, avec du rouge autant qu’une princesse, et des airs de physionomie si naturellement distingues, si spirituellement nobles et si parfaitement intelligens, que je n’avais des yeux que pour elle. Deux beaux enfans qui se trouvaient en haie derrière nous, se retournaient souvent pour la regarder. Je leur demandai le nom de Mme leur mère, et tout aussitôt que j’eus entendu que c’était Mme de Saint-Chamond, je m’en fus la prier de venir s’asseoir sur notre banquette au premier rang.

— Je suis le mieux du monde ici, me dit-elle.

— Vous serez encore mieux là-bas.

— Ceci n’est pas bien sûr…

— Mais pourquoi donc pas ?

— Madame, puisque vous me faites l’honneur de m’interroger, je vous dirai que je ne dois pas me placer trop près du Roi…

— C’est moi qui vous servirai de chaperon. Elle baissa les yeux en disant avec un air de fierté polie : — Je ne saurais m’approcher du Roi, Madame, et je me trouve obligée de vous prévenir que mon mari a dû quitter le régiment dont il était colonel, afin de m’épouser.

— Venez avec nous, ma Cousine, il ne s’agit pas ici de vous faire soutenir le manteau de la Reine…

— Ah ! mon Dieu ! je suis sûre que vous être Mme de Créquy ! s’écria-t-elle avec des larmes aux yeux ! et j’ai déjà mille grâces à vous rendre pour avoir eu la justice et la bonté de parler de moi comme vous l’avez fait à Choisy-le-Roi, devant tous les princes. Le Duc de Nivernais m’a rapporté…

— Venez donc vous asseoir à côté de moi : entre honnêtes femmes et gens d’esprit, il n’y a que la main, lui dis-je en prenant la sienne et la conduisant auprès de Mme de Tessé, qui lui fit place entre nous deux et qui la traita parfaitement bien. Je la trouvai piquante et, qui plus est, raisonnable et naturelle ; mais lorsque le Roi passa, le cœur nous battit, car il regarda notre voisine, et puis M. de Beauvau qui lui dit un mot à l’oreille. — La Marquise de Saint-Chamond, lui Sa Majesté, je suis bien aise de la voir ! Ce fut une marque de bonté dont je fus réjouie jusqu’au fond de l’âme, et la pauvre femme en pleura de joie. Elle habite les terres de son mari depuis plusieurs années, et c’est une contrariété pour nous deux.

Je terminerai mon chapitre des mésalliances en vous parlant du mariage du Comte de Vaulx avec Mlle Julie Simonnet, surnommée Philis ; elle avait été figurante à l’Opéra ; son père était un infirmer de l’Hôtel-Dieu ; sa mère vendait des souricières, et sa sœur était danseuse de corde. Son imbécile de mari s’était figuré qu’avec cinquante mille écus de rente, il ne pourrait manquer d’amener l’opinion publique à composition ; mais il avait beau donner des bals parés ou masqués et des concerts italiques avec des soupers d’Apicius, il ne s’y rendait absolument que de l’égrefinage, et c’étaient des magnificences en pure perte. Cette femme eut un singulier démêlé avec le Président d’Hozier, Juge d’Armes de France, et voici pourquoi : elle avait fait mettre les armes de son mari sur ses carrosses, et (pour faire comme tout le monde) elle y fit ajouter des armoiries de communauté ; mais il se trouva que ces armes qu’elle avait choisies, comme étant de son chef, étaient celles de MM. de Mauléon, qui sont des gens de qualité du duché de Guyenne. On procéda contre elle, et toutes les fois que la Comtesse Philis se hasardait à sortir dans un carrosse armoirié doublement (le Président d’Hozier la faisait guetter), on l’obligeait à mettre pied à terre au milieu de la rue, sur le pavé du Roi, si crotté qu’il fût ? on conduisait la voiture de cette Comtesse en fourrière ; elle était confisquée sans contestation possible, et sans parler des amendes qu’on lui faisait payer pour ce délit héraldique, je vous dirai qu’elle en avait perdu pour environ vingt mille écus de carrosses en moins d’un an. Pour ne pas avoir l’air d’une courtisane dans la voiture d’un seigneur, à ce qu’elle disait, elle avait pris le partie de faire mettre les armes de son mari sur un losange ainsi qu’une Demoiselle, et le Juge d’Armes était obligé de convenir qu’il n’y pouvait plus rien.

Depuis la mort de son mari, Mme de Vaulx a fini par donner dans le philosophisme et par se guinder dans le bel esprit, ce qui n’empêcha pas Voltaire de composer les Vous et les Tu, à l’intention de cette Philis. J’ai vu dans un recueil de ses pièces fugitives imprimées à Amsterdam, que cette épître de Voltaire était une satire contre Mme de la Vieuville, ce qui n’a pas l’ombre du sens commun, attendu qu’aucune personne de ce nom-là ne s’est jamais trouvée dans la situation passée de cette Julier Simonnet. Voltaire y a fait depuis ce temps-là plusieurs variantes, mais voilà les Vous et les Tu, comme je les tiens directement de l’auteur, avec la date de 1768.

« Philis, qu’est devenu ce temps
« Où, dans un fiacre promenée
« San valets, sans ajustemens,
« De tes grâces seules ornée,
« Contente d’un mauvais soupé

« Que tu changeais en ambroisie,
« Tu te livrais à la folie
« De l’amant heureux et trompé
« Qui t’avait consacré sa vie ?
« Le ciel ne te donnait alors,
« Pour tout rang et pour tous trésors,
« Que les agrémens de ton âge,
« Un cœur tendre, un esprit volage,
« Un sein d’albâtre et de beaux yeux.
« Avec tant d’attraits précieux,
« Hélas ! qui n’eût été friponne !
« Tu le fus, objet gracieux !
« Et, que l’amour me le pardonne !
« Tu sais que je t’en aimais mieux.
« Ah ! Madame, que votre vie,
« D’honneurs aujourd’hui si remplie,
« Diffère de ces doux instans !
« Ce large Suisse à cheveux blancs,
« Qui ment sans cesse à votre porte,
« Philis, est l’image du Temps ;
« On dirait qu’il chasse l’escorte
« Des tendres amours et des ris :
« Sous vos magnifiques lambris
« Ces enfans tremblent de paraître…
« Hélas ! je les ai vu jadis
« Entrer chez toi par la fenêtre
« Et se jouer dans ton taudis !
« Non, Madame, tous ces tapis
« Qu’a tissus la Savonnerie,
« Ceux que les Persans ont ourdis
« Et toute votre orfèvrerie ;
« Tous ces plats si chers, que Germain
« A gravés de sa main divine ;
« Tous ces cabinets où Martin

« A surpassé l’art de la Chine ;
« Les fleurs et les cristaux brillans,
« Toutes ces fragiles merveilles,
« Et les deux lustres scintillans
« Qui pendent à vos deux oreilles,
« Ces riches carcans, ces colliers
« Et cette pompe enchanteresse,
« Ne valent pas un de baisers
« Que tu donnais dans ta jeunesse[4].


  1. Il n’en est pas resté de postérité, ce me semble.
  2. Les journaux italiens ont annoncé dernièrement que le Roi de Sardaigne Charles-Albert, aujourd’hui régnant, venait de concéder le titre de Prince au dernier rejeton de ce rameau, et qu’aux termes du même décret, il se trouverait appelé à la succession de la couronne Sarde, en cas d’extinction de la branche royale (Note de l’Éditeur.)
  3. Étiennete-Cécile de Guynost de Mauconseil, veuve de Charles-Joseph-Alexis de Bossut d’Alsace de Chimay d’Hénin-Lietard, Prince du Saint-Empire. Nommée dame du Palais de la Reine en 1777, morte à Paris en 1816, âgée de 75 ans.
    (Note de l’Éditeur.)
  4. On a cru devoir reproduire cette version d’après un autographe de Voltaire. On verra qu’elle est préférable à celle de l’édition de Kelh, et tout donne à penser que les premiers éditeurs n’avaient connu cette pièce que d’après le recueil d’Amsterdam.
    (Note de l’Éditeur.)