Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 5/07

Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 5p. 138-156).


CHAPITRE VII.


M. de Maurepas. — Inconvéniens de son caractère. — Mme de Maurepas. — Ses habitudes de langage et d’économie. — Retour de son exil. — L’hôtel de Phélippeaux. — La mode de la régence. — Le vieux mobilier. — Les Phélippeaux, c’est-à-dire le Duc de la Vrillière, le Comte de Maurepas, le Comte de Pontchartrains, l’Archevêque de Bourges et le Marquis d’Herbaut, son frère. — Leurs dettes payées par Mme de Maurepas. — La Comtesse de Beauharnais et sa famille. — Mme de Miramion et les Miramiones. — Mylord Goys et Mlle d’Eon. — Mystification organisée par un ministre. — Le trompeur mystifié. — Les ordres royaux et le respect pour leurs insignes. — Le libelliste Morande. — Une intrigue de Beaumarchais. — Mystification pour un ministre. — L’abbé d’Espagnac et la force du sang. — Plusieurs autres mystifications chez le Duc d’Orléans, chez M. de Tymbrune, etc.

M. de Maurepas ne justifia point du tout la confiance du Roi son maître. Ce vieux ministre de la régence n’avait rien perdu de son ancienne légèreté, et n’avait acquis aucune sorte d’expérience ; il avait seulement augmenté de suffisance et de causticité, et comme il se jugeait absolument nécessaire, il se montra d’une exigence intraitable. J’ai toujours pensé qu’il n’avait guère de religion, mais je crois bien qu’il avait de la bonne foi dans les transactions sociales et de la probité pécuniaire. Il avait d’ailleurs une sorte d’instinct malicieux et d’esprit corrosif, à la manière des Broglie ; et c’était du reste l’incapacité dans l’arrogance, et la fatuité dans la décrépitude.

Comme je ne compte pas vous écrire un abrégé chronologique de l’histoire de France, je ne vous détaillerai pas journellement les fautes politiques et les bévues administratives de M. de Maurepas, dont la folle confiance et l’engouement pour M. Necker ont déterminé la révolution française. Je ne compte pas discuter toutes ces grandes questions qui ne sont que du domaine de l’histoire, et qui demanderaient plus de temps et d’étendue que je ne puis leur en accorder : je vous parlerai seulement des choses qui seront à ma connaissance. Quand il est question d’émettre un avis sur un acte politique, tout le monde ne saurait en parler avec les mêmes détails et la même autorité, ce qui fait que mon récit ne s’accordera pas toujours avec les écrivains de mon temps. Quand il est question de juger un premier ministre, chacun a ses motifs d’indulgence ou ses griefs contre lui ; mais vous pensez bien que M. le Duc de Penthièvre et le Baron de Breteuil auront pu me donner des informations plus certaines et plus exactement précises que celles que MM. Grimm et Diderot, par exemple, auront pu recevoir de leurs amis. Ce sont les menus détails qui forment l’ensemble, et nous allons commencer par les petites choses.

Le caractère de Mme de Maurepas, qui était sœur du Duc de la Vrillière, et Phélippeaux de corps et d’esprit, nuisait beaucoup à la considération de son mari par ses lésineries, sa parole acerbe et sa domination revêche. Je l’avais beaucoup vue chez sa belle-sœur et ma bonne amie, Mme de Saint-Florentin ; je connaissais fort bien ses défauts, qui ne me déplaisaient pas trop, parce qu’elle était bien naturelle, et je ne la haïssais pas du tout, parce qu’elle avait un véritable attachement pour moi ; j’avais beau la gronder ou la rebuter, rien n’y faisait.

Mon Dieu ! faut-il que j’aye eu du guignon pour aller m’affectionner à une mauvaise comme vous, qui me malmène sans fin ni cesse et sans rime ni raison, me disait-elle dans son beau langage du temps de la régence, car elle et M. de Richelieu s’étaient perpétués dans cette affectation de vulgarité qui était devenue pour eux une seconde nature. — Vous criez sus moi parce que j’tracasse, à ce que vous dites, et que j’ruchonne toujoux ; mais quèque vous voudriez, poursuivait cette drôle de femme en se revêchant, quèque vous voudriez que j’aurais pris l’habitude de faire à Pontchartrain, quarante années durant par lettres d’cachet, sinon de m’en r’chigner, d’grogner tout le monde et d’ménager pour payer nos dettes avec celles de M. de Pontchartrain, qui fait l’Salomon, de M. de la Vrillière, que Dieu confonde !… et puis celles de l’Archevêque de Bourges, qui fait r’bâtir des châteaux pour son imbécile de frère ; et jusqu’à M. le Marquis de Phélippeaux, qui se trouvait avoir des dettes. C’est que j’en ai payé pour onze millions, si vous plaît, tout en lésinant comme vous dites ; et j’avais tout d’même cent treize domestiques à payer et cent dix-sept personnes à nourrir tous les jours ! C’est indigne à vous de jeter la pierre à moi, qui vous aime tant ! Riez donc, riez donc !.., Vous n’avez ni cœur, ni foye, ni mou, ni rate !

En arrivant dans son vieux palais, nommé l’hôtel de Phélippeaux, rue de Grenelle, après quarante ans d’absence, elle y trouva des meubles un peu fanés, comme vous pouvez croire, et c’était d’autant plus que les contrevens et les volets de toutes les chambres étaient restés ouverts pendant tout ce temps-là. C’était en exécution d’un ordre que M. de Maurepas avait donné en s’en allant, et que la femme de charge avait cru devoir exécuter au pied de la lettre, lequel ordre consistait à tenir les volets ouverts et les persiennes ouvertes, afin que le ministre ne trouvât pas les appartemens humides à son retour de Versailles (où son beau-frère et son cousin-germain, M. le Comte de Saint-Florentin, Duc de la Vrillière, l’attendait avec une lettre de cachet à la main) M. de Maurepas s’y trouva pris au trébuchet et ne songea pas à donner contre-ordre. La femme de charge était morte après avoir donné les mêmes instructions et transmis la même ordonnance à ses enfans qui lui succédèrent, et quand les Maurepas rentrèrent chez eux, il se trouva que toutes les tentures et les meubles qui étaient à portée des fenêtres étaient complètement décolorés, tandis que la dégradation dans les couleurs allait en se ravivant insensiblement jusqu’au fond des chambres. C’était comme un effet d’optique, et rien n’était plus singulier, sinon les reproches que la Comtesse en faisait à son mari, qui riait toujours des colères de sa femme.

Uk est bon de vous dire que dans la grande salle au nord, il y avait un certain meuble de cent pièces qui n’avait eu rien à souffrir du soleil, mais qui n’en sentait pas moins son ancien temps, car il était composé d’un assemblage de petits morceaux de velours de toutes sortes de couleurs, lesquels étaient coupés en triangles, et se trouvaient encadrés par un cordonnet en fils d’or, qui recouvrait toutes les coutures et qui brochait sur le tout comme une espèce de grillage. Je crois bien que ce meuble était contemporain du Phélippeaux d’Henri III, qui était le grand-père du Chancelier de Pontchartrain, ce qui n’empêchait pas la Comtesse de Maurepas de chercher à s’en défaire, afin d’en acheter un autre à la dernière mode, supposait-elle, et c’est-à-dire à larges raies de velours vert, alternées avec des bandes de tapisserie blanche à petites figures : elle avait cette élégance-là dans l’imagination. — J’y mettrai jusqu’à deux mille pistoles, disait-elle, et voyez la belle somme pour meubler toute une galerie !

Vous devriez me rendre m service, et voyez-vous bien celle nouvelle mariée ? me dit-elle un soir, en me montrant la Csee siècle de Beauharnois qui venait d’arriver dans cette grande salle, — Vous devriez bien aller vous asseoir à côté d’elle et lui faire entendre qu’elle devrait acheter notre grand meuble d’ici, qui est de cent pièces, pour envoyer dans son château des Roches en Poitou, que son mari va faire remeubler. Dites-lui donc finement que ce serait superbe à la campagne, et faites-lui penser que nous consentirions peut-être à le lui céder, parce que MM. de Beauharnois sont parens des Phélippeaux d’Herbaut, par les Nesmond, du côté de cette Mme de Beauharnois de Miramion, qui a fondé les Miramiones ; — Mais dites-moi donc, vous qui savez tout, n’est-elle pas sanctifiée ? il me semble qu’elle a été sanctifiée ?

— Ma bonne Comtesse, lui répondis-je, c’est à moi que vous venez proposer d’aller faire la revendeuse de vieux meubles, la brocanteuse en friperies, et l’engeôleuse de jeunes femmes, en l’honneur de la Bienheureuse Marie de Miramion ! Est-ce que l’air de Pontchartrain vous a tout-à-fait…

Allons, s’écria-t-elle, voilà Notre Dame la Princesse à points d’Espagne qui va monter sur son grand cheval de Navarre ! Dirait-on pas que ce serait une coquinerie que je lui demanderais ? Ah, terrible femme ! est-y permis d’être si moqueuse et si chicaneuse avec ses amis !

Si j’en parlai quelque temps après à Mme de Beauharnois, ce fut à propos d’une autre combinaison mercantile du Marquis de Beaupréau, son vieux oncle, et nous en rîmes de grand cœur[1].

Pour vous donner une idée de la futilité de ce premier ministre, il suffira de vous dire qu’il organisait, pour se divertir, des mystifications contre sa vieille femme. Il y avait dans la société financière et tout à fait en dehors du monde, un personnage appelé M. Goys, qui avait le plus grand talent pour la pantomime grimacière et celui de contrefaire tout le monde en perfection ; il imitait supérieurement bien les Anglais, et les jeunes gens l’appelaient, à cause de cela. Milord Goys. M. de Maurepas voulut s’en donner la récréation, il invita quelques personnes à souper, parmi ses plus intimes ; il eut soin de fermer sa porte à tout le reste du monde, ensuite il alla dire à Mme de Maurepas que la chevalière d’Eon viendrait lui faire une visite avant souper.

Je ne veux point d’ça dans mes salons t C’te virago ! c’t' aventurière !…… Est-ce que la tête vous tourne ? Allons donc, fi donc ! voulez-vous bien… Mais que… Qu’est-ce que ?… Mais que ?… Bou-rou-blou-blou…

— Ma foi, Comtesse, lui dit son mari, j’avais cru vous faire plaisir en invitant cette Chevalière pour vous en donner la représentation comme d’une curiosité ; elle était venue me présenter un placet, j’ai cru bien faire, et tout ce que je vous demande est de la traiter avec un air de bonté…

Pour celui-là, j’vous en souhaite ! allez donc faire des politesses à c’te vilaine fille ! et j’vous promets bien que j’vas la recevoir si poliment et si tendrement que vous ne la r’verrez d’la vie chez moi ! et bou-rou-blou-blou, toute la soirée.

Quant à bou-rou-blou-blou, je vous dirai que c’était l’onomatopée littérale et la mélodie notée par M. de Pezay, pour imiter les grogneries de Mme de Maurepas, quand elles n’arrivaient pas à bon terme, et quant à M. de Pezay, je vous dirai que c’était un des estimables protégé de M. de Maurepas.

Sa femme alla se mettre à son tresset comme une véritable fée Grognon, et quand son huissier vint amener auprès d’elle et lui nommer Mlle d’Eon, elle ne leva seulement pas la tête. La Chevalière avait approché de cette table en faisant mille révérences et force complimens les plus respectueux pour Madame la Comtesse de Maurepas, qui lui répondit sans la regarder, — C’est bon, c’est bon, Mam’selle ; allez vous asseoir au coin du feu pour vous sécher les pieds.

La Chevalière alla s’établir auprès de la cheminée, où tout ce qui se trouvait dans la chambre, à l’exception des trois joueurs de tresset, s’était rassemblé pour écouter les plus sauvages et les plus étonnantes choses du monde qu’elle y débitait avec une hardiesse inconcevable. La Comtesse faisait semblant de ne rien entendre, et quand on venait lui en rapporter quelque chose, elle y répondait paisiblement — Je ne vois pas dans tout ça le mot pour rire, et je ne comprends rien à M. de Maurepas qui a l’air de s’en amuser ?

Quand la demoiselle eut tout-à-fait désespéré de se faire écouter par la dame du logis, elle se mit à crier comme une louve, en disant mille sottises, et notamment qu’elle était saisie d’une colique abominable et qu’elle allait sûrement faire une fausse couche avant de pouvoir sortir du salon. Elle ajouta comme en pleurant, qu’elle était grosse de cinq à six mois, sans pouvoir dire si c’était du fait de Mgr le Duc de la Vrillière ou de M. de Phélippeaux, l’Archevêque, parce qu’elle ignorait lequel des deux ? C’était, disait-elle, à ce propos-là qu’elle était venue présenter à M. de Maurepas une requête contre ses deux parens, qui l’avaient séduite et déshonorée ! Enfin elle se mit à protester que son accident proviendrait certainement de son affliction, pour se voir aussi mal accueillie par Mme de Maurepas ; ce qui l’avait tellement humiliée, blessée et désespérée qu’elle en mourrait de chagrin ! — Ayez pitié de ma situation !… s’écria-t-elle en se traînant à genoux sur le tapis.

Mme de Maurepas posa froidement ses cartes, et chacun fut bien étonné du beau sang-froid avec lequel elle se mit à dire à cette chevalière agenouillée, — Monsieur d’Eon, mam’selle d’Eon, ou plutôt monsieur ou milord je ne sais plus comment, si j’étais que de Monsieur le Comte de Maurepas, je vous ferais mettre à la porte à cause de votre insolence, et surtout pour avoir osé parler comme vous l’avez fait devant nous, de M. l’Archevêque de Bourges, notre neveu ! — Je n’ai jamais été, dit-elle aigrement et précipitamment à son mari, je n’ai jamais été si malicieuse et si ricaneuse, mais j’ai toujours été plus fine que vous, grand ridiculiseux d’co d’indes ! — Si vous laissez continuer cette vilainie, je vas m’en aller me coucher sans souper !

M. de Maurepas s’en tenait les côtes à force de rire, et du reste, M. de Maurepas riait toujours de tout ce qui pouvait arriver. Singulière infirmité pour un premier ministre et pour un octogénaire !

M. Goys s’esquiva précipitamment ; le ministre fit rouvrir sa porte, et toute la cour arriva pour se ranger, comme à l’ordinaire, autour du tresset de Mme de Maurepas, dans sa grande salle à deux cheminées, et sur les cent pièces de son meuble en arlequin. Vous pensez bien qu’il ne fut pas plus question de Milord Goys que de sa tentative en mystification, sur laquelle il avait toujours été convenu de garder le silence. Ce fut Mme de Maurepas qui m’en fit le récit un ou deux jours après, en me disant que ce qui l’avait empêchée de s’y laisser tromper, c’est qu’elle avait remarqué du coin de l’œil que cette prétendue chevalière d’Eon ne portait pas la croix de Saint-Louis, ce qui l’avait éclairée suffisamment. — J’ai tout d’suite pensé qu’on n’avait pas voulu compromettre une croix qui est sous le vocable d’un Saint (et qui est la croix d’un ordre royal), sur un farceur et pour attraper l’monde, ce qui serait une abominable prostitution que M. de Maurepas n’aurait pas voulu souffrir chez lui.

— Mais je le crois bien, répliquai-je, il est Chancelier des ordres et Ministre du Roi ! N’est-ce pas lui qui a fait mettre le comédien Brizard en prison, parce qu’il avait profané la croix de St-Michel en l’appliquant sur sa poitrine en plein théâtre ?

Mais à propos d’croix, me dit-elle, est-ce que votre oncle le Bailly n’a pas encore gagné son procès contre les comédiens qui s’déguis’en Chevaliers de Malte ?

— Si fait, si fait, répondis-je ; il a poursuivi cette affaire au nom de son ordre, et le Maréchal de Richelieu nous a bien promis que, si les acteurs du Théâtre-Français s’avisent d’arborer la croix de Malte, ils peuvent être assurés d’aller coucher au Fort-l’Évêque.

Oh tant mieux ! tant mieux ! reprit-elle ; on n’a jamais vu des incongruités ni des scandales comme sur les théâtres de ce temps-ci[2].

Un libelliste appelé Morande avait fait contre M. de Maurepas une œuvre de son métier ; ce premier ministre en fut averti par le sieur Caron de Beaumarchais, qu’il envoya courir après le pamphlet et son auteur, par toute la Hollande et l’Angleterre. On eut le bonheur de pouvoir atteindre Morande et celui de pouvoir acquérir son manuscrit pour la somme de 48 mille livres. On fit constituer quatre mille livres de pension sur le trésor au profit dudit Morande, et M. de Beaumarchais (qui n’a pas toujours été bien riche) en gagna six mille écus pour sa peine et les autres frais de sa négociation. Ce prétendu libelle était un tissu de niaiseries les plus insipides. C’est une mystification qui doit compter parmi toutes celles que ce Beaumarchais a fait subir à M. de Maurepas dont il était un des confidens les plus favorisés.

C’était le beau temps des mystifications, et l’on n’entendait parler d’autre chose. M. Dejean mystifiait toute sa famille en dictant de son lit un testament en sa faveur, comme s’il avait été son oncle moribond, M. Chalut. Ceci pensa finir par le tabouret et la marque, pour M. Dejean.

M. de Vergennes et M. de Castries furent mystifiés par Mme de Lamothe qui préludait ainsi à toutes ses intrigues pour le vol du fameux collier, et qui recueillit plus de vingt mille écus de la crédulité de ces deux ministres. On verra que, s’il n’en fut pas fait mention dans le procès du collier, ce fut par excès d’égard et de complaisance pour ces bons messieurs.

M. le Duc d’Orléans venait de mystifier M. Quatremère (au Palais-Royal), en l’y faisant recevoir Chevalier du Bain par un Duc de Cumberland qui n’était autre chose que M. Goys. Ceci manqua devenir très sérieux, parce qu’on avait fait prendre un bain froid à ce vieux académicien, ce qui lui fit avoir une fluxion de poitrine au mois de décembre, Toute la ville était révoltée d’une pareille marque d’inconsidération pour une personne et pour une famille aussi notables dans la plus ancienne et la plus haute bourgeoisie de Paris ! M. de Maurepas ne sut trouver nulle autre chose à faire que d’envoyer à ce pauvre mystifié le cordon noir de M. de Buffon qui venait de mourir, et ce fut en y joignant des paroles extrêmement aimables de la part du Roi, avec prière d’excuser son cousin d Orléans et ses familiers, pour la légèreté de leur conduite. C’était l’inhumanité, l’indignité qu’il fallait dire ! On ne saurait excuser l’insolent dévergondage et la barbarie de ces dissolus à l’égard d’un vénérable homme à qui son âge avancé ne laissait plus ses facultés de jugement et de présence d’esprit.

À propos de cette maladie des mystifications, qui avait tous les caractères d’une épidémie, je vous dirai que l’Abbé d’Espagnac (celui qui s’était révolté contre M. de Meillan) avait fait un traité sur la force du sang dans les familles. C’était un ennuyeux livre, et son auteur était d’une cupidité si sordide et si dénaturée, qu’il avait vendu les papiers de famille de ses neveux, dont il était tuteur, à un nouvel enrichi qui s’appelait Despanat.

M. de Tymbrune avait envoyé prier l’Abbé d’Espagnac à souper chez lui, dans une petite maison qu’il avait auprès de l’École militaire, et c’était un lieu que je ne saurais qualifier. Quand les hommes les moins sévères et les jeunes gens les moins timorés en parlaient devant nous, c’était en échangeant entre eux des regards de mépris, et l’on a dit qu’il s’y passait des choses analogues aux réunions philosophiques d’Ermenonville.

La compagnie ne se composait pour ce jour-là que de M. le Duc d’Orléans, de Milord Hamilton, de MM. de Saisseval, de Boisgeslin, de Sillery, du Crest, de la Touche-Tréville, et de mon neveu de Lauzun, qui nous raconta les nouvelles de la soirée.

L’Abbé commença par demander le nom d’un vieux seigneur étranger qu’il ne connaissait pas, et qui se tenait tristement assis au coin de la cheminée ? On lui dit que c’était le Duc d’Hamilton, Premier Pair d’Écosse et Chevalier de l’ordre du Chardon. Il demanda curieusement s’il était riche ? et Lauzun lui répondit ; — D’où venez-vous donc pour ne pas savoir qu’il est plus riche que le Roi d’Angleterre ? Ensuite il se mit à lui parler d’autre chose, mais le Duc d’Orléans vint le reprendre en sous-œuvre, en disant que ce misérable Hamilton n’avait aucune idée philosophique, que c’était une pauvre tête, et qu’il voulait absolument se laisser mourir de chagrin parce qu’il avait perdu sa femme et tous ses enfans. — Ah ! la douceur et la force des liens du sang s’écria l’Abbé. — Mais, Monseigneur en parle bien à son aise, interrompit le Marquis de Boisgeslin, et s’il était dans la même position que ce malheureux Anglais… — Mais comment peut-il être si malheureux, avec une si grande fortune, interrompit le d’Espagnac ? — Mon Dieu, Monsieur, lui répondit l’autre avec un air de reproche et de surprise, comment pouvez-vous parler de la sorte, après tout ce que vous avez écrit sur la force du sang ! — Mais enfin… — Laissez donc ! — Mais encore… — Allons donc, vous dis-je ; allons donc, Monsieur l’Abbé ; comment pouvez-vous être étonné qu’on ait du chagrin quand on a… — Mais de quelle espèce, et qu’est-ce qu’il a donc ? — Il a, morbleu ! il a que tous ses liens du sang ont été rompus ! qu’il est resté le dernier de toute sa famille, qu’il n’a conservé aucun parent de son nom, et que les fils de sa sœur unique, qui devraient être ses héritiers, sont deux scélérats !… que voulez-vous qu’il fasse de son immense fortune ? Est-ce que vous voulez qu’il s’amuse à bâtir des églises ?

L’Abbé s’éloigna sans dire une parole, en se retournant du côté du vieux richard, et s’en approchant par une suite de circonvolutions prudentes, avec un air affriandé comme un gros reptile ; mais l’Anglais, qui était absorbé dans son profond chagrin, ne lui donna pas signe de vie, et l’on aurait dit une cruche de terre au coin du feu ; il avait une inconcevable figure, à ce que nous dit Lauzun.

Pendant que l’Abbé procédait en silence à son opération de magnétisme ou d’incantation, un des compagnons se mit à crier : — M. d’Espagnac, Monseigneur voudrait vous parler, M. d’Espagnac !… M. d’Espagnac ! et le vieux milord avait bondi sur son siège aussitôt qu’il avait entendu proférer ce nom-là. L’Abbé fut obligé de s’éloigner du Duc d’Hamilton, bien à contre-cœur, et l’on s’arrangea de manière à l’empêcher de retourner auprès de la cheminée jusqu’au moment du souper.

On avait placé M. d’Espagnac en face du seigneur écossais qui ne mangea point et qui ne cessa d’attacher sur lui deux gros yeux fixes, persévérans et profondément scrutateurs. Il en résulta d’abord de la surprise, et puis de l’embarras, de la contrainte et de la gêne avec un profond silence, en dépit des efforts que M. de Tymbrune avait l’air de faire pour égayer ses convives et pour alimenter la conversation.

— Le Duc d’Orléans buvait et mangeait sans parler, en regardant toute la compagnie d’un œil offensé, de ses yeux qu’il avait obliques, éteints et lâchement courroucés ; car le regard de ce d’Orléans était une horrible chose[3] ! — Il est impossible d’y tenir, murmura-t-il au bout d’une heure, et je n’entends rien à ce diable de souper que nous faisons…

Le Duc d’Hamilton se mit alors à tousser pour se dégourdir les organes de la parole ; ensuite il se mit à parler en anglais mêlé d’un certain dialecte écossais, que M. le Duc d’Orléans comprenait aisément, comme vous pouvez croire, et dont M. de Boisgelin, qui savait tout, fut chargé de faire la traduction pour le reste de la société.

— « Milord désire savoir si Monsieur l’Abbé d’Espagnac est de la même famille que Madame la Baronne d’Espagnac qui se trouvait à Strasbourg pendant l’hiver de l’année 1744 à 1745. »

— Mais c’était ma mère, ma propre mère !…

— « Milord oserait-il se flatter, peut-il espérer que Madame d’Espagnac aura bien voulu parler à Monsieur son fils d’un gentilhomme anglais qui s’appelait alors Sir Arthur Scott ?… »

— Ah ! Je ne saurais… Mais effectivement, je crois me souvenir… Mais oui, oui vraiment ! maman m’a parlé de Milord Artusco ; je me rappelle très bien ce nom-là, el même elle m’a toujours parlé de Milord Artusco dans les termes les plus… Enfin je me souviens très bien qu’elle m’a parlé très souvent de Milord Artusco…

— « Milord-Duc d’Hamillon, autrefois Sir Artliur Scott, demande à savoir, au sujet de Monsieur l’Abbé d’Espagnac, une chose de la plus haute importance ! il espère, il conjure, il supplie Monsieur l’Abbé de vouloir bien répondre avec franchise, en conscience, ingénuement et loyalement à cette question-ci, — quel âge avez-vous ? »

— J’ai quarante-quatre ans…, répondit M. d’Espagnac avec une émotion toujours croissante, en appuyant la main sur son noble cœur afin d’en comprimer les palpitations, et en fixant deux yeux attendris sur un gentilhomme anglais qui avait connu sa mère en 1744…

— « Monsieur l’Abbé d’Espagnac ne ferait-il aucune difficulté pour en donner sa parole d’honneur, en présence de son Altesse Sérénissime ? »

« Je la donne, je vous la donne, Milord ! j’ai quarante-quatre ans ! quarante-quatre ans !… »

Et voilà l’Anglais qui se met à crier : — O vô été véritabelmente le filz et l’héritiere deé moa que vos aurée toute mon fortune !!! » Et les voilà qui se précipitent dans les bras l’un de l’autre et qui se mettent à se reconnaître, à s’embrasser et se pâmer d’attendrissement. — Ah ! la force du sang ! disait l’Abbé d’Espagnac ; — ce que c’est que la force du sang !… Nous ne nous étions pourtant jamais vus ; voyez quelle émotion j’éprouve !… Allez, Messieurs, il n’y a de sentimens vrais que les sentimens naturels ; je ne veux plus reconnaître et je ne connais plus que les sentimens naturels et vrais, les sentimens vrais et naturels manifestés par la force et par la voie du sang !… Ah ! quel coup du ciel ! Je ne m’en doutais guère… Je ne me serais guère douté ce matin que cet excellent, ce vénérable Milord Artusco, qui était l’ami de ma mère… et qui certainement… ; et encore qu’il aurait eu le malheur d’avoir perdu toute sa famille, excepté ces deux scélérats !…

L’Abbé d’Espagnac finit par en tomber en syncope ; on fut obligé de l’inonder d’eau froide, et quand il eut repris connaissance, il apprit avec un peu de contrariété que M. son père était allé se coucher dans un hôtel garni, où il donnait rendez-vous à son fils naturel pour le lendemain matin. M. du  Crest lui remit une petite boite que ce Milord avait par hasard dans une de ses poches, et qu’il avait laissée pour ce cher Abbé, comme avancement d’hoirie, car il avait dit à ces Messieurs qu’elle était pleine de diamans. Ce d’Espagnac avait bonne envie de forcer le coffret dont la petite clef n’était pas à la serrure ; mais on lui fit des reproches ou des observations qui le décidèrent à prendre patience, et M. du Crest le ramena chez lui dans un trouble et dans un délire de joie qu’on ne saurait exprimer. — Vous savez que c’est pour déjeuner qu’il vous attend : n’oubliez pas de vous y trouver avant dix heures, et n’oubliez pas aussi de lui faire ouvrir l’écrin…

Il se fit annoncer le lendemain, passé midi, chez M. le Duc d’Orléans qui le fit attendre pendant deux heures et qui sortit malhonnêtement par une autre porte, ainsi qu’il avait coutume de le faire. L’Abbé d’Espagnac alla successivement chez tous ces autres Messieurs qu’il ne put réussir à trouver chez eux pendant plus de trois semaines ; enfin il eut le bonheur de rencontrer le Duc de Lauzun qui se promenait au Cours-la-Reine avec votre père. — Est-il possible, lui dit-il, que je n’aie pas encore pu vous rencontrer et que vous n’ayez voulu répondre à aucune de mes lettres !… Il paraît que M. du Crest n’avait pas bien retenu l’adresse de Milord Hamilton ; car on ne le connaît point du tout dans cette maison de la rue du Colombier qu’il m’avait indiquée. — À propos, savez-vous ce qu’il y avait dans cette petite boîte ?

— Mais des pierreries, je suppose, et tout au moins des perles.

— Pas du tout ; c’étaient des pilules de rhubarbe avec du soufre : elles avaient une odeur infernale.

— Je vous dirai sérieusement, répondit M. de  Lauzun, que je n’en suis pas surpris. Je vous conseille de ne plus vous occuper de cet homme là ; c’était un imposteur. On n’a jamais pu savoir ce qu’il est devenu.

  1. Françoise-Marie-Mouschard de Chaban, Comtesse de Beauharnois et des Roches-Baritaut. Je la voyais souvent chez la Comtesse de la Tour d’Auvergne et la Maréchale d’Aubeterre, qui étaient ses cousines-germaines. Depuis l’abolition des titres de noblesse, elle est connue sous le nom de Mme Fanny de Beauharnois. C’est une estimable personne, et j’aurai l’occasion de vous reparler d’elle.
    (Note de l’Auteur, 1797.)
  2. Louis-Gabriel de Froulay, Grand Croix, Grand-Bailly et Général des galères de Malte, était alors Ambassadeur de la Religion près la cour de France.
    (Note de l’Auteur.)
  3. C’était Louis-Philippe Égalité, Ier du nom ; tout le monde a pu remarquer que le regard de M. son fils est le miroir de sa belle âme et de la franchise de son caractère.
    (Note de l’Auteur, 1797.)