Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 5/06
CHAPITRE VI.
J’avais cessé d’aller faire ma cour en 1771, et vous en comprendrez la raison que vous ne sauriez certainement désapprouver… Je n’ai vu Mme Dubarry qu’une seule fois pendant la vie de Louis XV, et c’était à la revue de la maison du Roi dans la plaine des Sablons. Mme de Mirepoix était dans le même carrosse, à la gauche de cette belle dame, et je demandai quelle pouvait être cette princesse inconnue qui traitait si familièrement la veuve d’un Prince de Lorraine et d’un Maréchal de France ? Le Vicomte de Laval me dit, comme si de rien n’était : — C’est madame la Comtesse du… Barry, car il eut la délicatesse charmante et la courtisanerie de séparer l’article du nom, pour le bon exemple. — Je tire le cordon (sans répondre au Vicomte), et je m’écrie : — Chez moi !… Mon cocher ne manqua pas de couper cette voiture où se trouvait la Maréchale que je ne saluai point, à qui je n’ai reparlé de ma vie, et à laquelle on m’a plusieurs fois reproché de n’avoir pas rendu ses révérences. Le Maréchal de Beauvau son frère, et la Maréchale, sa belle-sœur, ne la traitaient pas différemment. Elle était devenue pour sa famille et dans notre société comme une brebis galeuse ; mais elle allait s’en consoler avec le Passe-dix et le Macao du Roi. Pauvre joueuse ! À présent que notre irritation s’est apaisée, nous disons souvent, en parlant de Mme de Mirepoix, son frère et moi : — Quel dommage ! Et c’était le refrain général de son temps ; car on ne pouvait s’empêcher de l’aimer, tout en la blâmant avec amertume ; elle avait été pendant quarante ans mon amie la plus intime, et c’est précisément par cette raison là que je lui montrai plus de sévérité.
Mme du Barry me sembla belle à la façon d’une image, ou plutôt des figures de cire, avec des yeux fixes et des paupières mal garnies. Sa toilette était en dehors de la mode, avec la prétention de la diriger ou de la devancer, ce qui est toujours une enseigne de mauvais goût. Nous la retrouverons vingt-quatre ans plus tard à Sainte-Pélagie, la malheureuse, et vous verrez que ses toilettes de prison n’étaient guère moins recherchées que ses toilettes de cour.
Cet imbécille de Vicomte, à qui tout le monde jetait la pierre, avait une étrange manière de se disculper de son obséquiosité. Il racontait que son père l’avait fait guetter à son arrivée d’Allemagne, pour le faire prévenir qu’il aurait à lui parler d’une chose importante, avant d’avoir vu personne à Paris, et le plus tôt possible ! IL accourut en grand-hâte à l’hôtel de Laval, rue Notre-Dame-des Champs, et voici comment lui parla M. son père (il avait la réputation d’une rigidité sans égale, et du reste, il avait été comblé de faveurs et de bienfaits par Louis XV :) — Vous avez connu, m’a-t-on dit, une jeune personne appelée Mademoiselle Lange… et pourquoi ne me répondez-vous pas ? — Mais, mon — père… Eh bien donc ? — C’est que… — Mais quoi ? — C’est que c’est une personne… — Mais c’est une personne dont il est bon de cultiver la connaissance. Elle a épousé M. le Comte de Barry, qui est un gentilhomme de très bonne origine irlandaise, et qui s’est trouvé parent des Lords Barry, Comtes de Barrymore : il a été reconnu par eux ces jours derniers, de sorte qu’on a présenté Mme la Comtesse du Barry à Versailles où le Roi la traite avec une bonté particulière ; elle a tout le crédit qu’on peut avoir, ainsi ne manquez pas d’aller lui faire votre cour assiduement et aussi respectueusement qu’il est possible. Je la tiens bien certainement pour une fort honnête personne ; mais, comme il se pourrait qu’autrefois vous eussiez entendu dire quelque chose de malséant et d’injuste à son égard, j’ai voulu vous avertir de sa position nouvelle et de mes intentions, pour que vous ne disiez rien qui soit de nature à la désobliger. J’ai voulu vous prévenir aussi qu’il est question de créer des Maréchaux de France ; ainsi, vous voyez l’intérêt que je puis avoir à vous indiquer cette façon d’agir. Il a été convenu que votre frère, le Marquis, prendrait parti contre cette dame, ce dont il se tire le mieux du monde et très naturellement : c’est une chose arrangée, parce qu’il est bon de songer à M. le Dauphin ; vous avez moins de consistance que votre frère, parce que vous êtes le plus jeune et que vous passez pour étourdi, ce qui me semble un motif de sécurité pour vous, n’importe ce qu’il en arrive. J’aurais eu le désir et l’intention de rester dans une sorte de neutralité qui convient à mon âge ainsi qu’aux habitudes régulières de toute ma vie ; mais nous sommes bien embarrassés, votre mère et moi, parce que le Roi nous a fait l’honneur de nous désigner pour un souper dans ses cabinets, où nous avons l’inquiétude de nous trouver avec Mme du Barry. Vous ne sauriez imaginer le chagrin que cela fait à votre mère : elle en est malade et n’a fait autre que d’en pleurer depuis deux jours et deux nuits ; mais j’ai beau me creuser le cerveau, je n’y trouve aucun remède ; il faudra que votre pauvre mère y vienne, et c’est une grande affliction pour nous.
Ce qui résulta du souper dans les cabinets, c’est que la mère du Vicomte y fit si triste mine à Mme du Barry, qu’on s’empressa de la rayer de la liste des petits appartemens : mais ceci n’empêcha pas le mari d’obtenir un bâton de Maréchal de France. Ce dernier personnage était à peu près aussi recommandable et aussi considérable que peut l’être un homme qui manque absolument d’esprit ; on n’en parla que pour le disculper en disant bonnement. — C’est qu’il est si bête ! exclamation qui suffit toujours à la malignité. La Maréchale était la vertu même : on attribua cet unique faux pas dans sa démarche à la douceur et la faiblesse de son caractère ; mais il est à remarquer que ce fut la seule dévote à qui l’on eut à reprocher un pareil acte de complaisance.
M. Laharpe avait fait jouer mille ressorts pour être admis à faire une lecture en présence de Mme la Comtesse. M. de Brissac arrangea cette grande affaire, et Laharpe arriva chez elle, une de ses tragédies à la main ; c’était les Barmécides, et Mme du Barry commença par s’écrier dès la première scène : — Ah ! que c’est beau ! comme c’est beau ! que c’est donc beau !!! Mais avant la fin du premier acte, elle se mit à bailler comme une huître. Ensuite elle interrompit la lecture en disant qu’elle serait bien aise de revoir quelque chose sur le cahier… Elle y jeta les yeux, toujours en bâillant : — Ayez la complaisance de me lire seulement les dernières scènes, dit-elle à M. Laharpe en lui rendant son manuscrit avec un aimable sourire… Figurez-vous l’humiliation de ce vaniteux personnage et la colère de ce poète irascible !
Ceci me rappelle une autre lecture qui avait pensé brouiller Voltaire avec Mme de St.-Jullien, laquelle était beaucoup plus occupée du souper qu’elle devait nous donner que de la tragédie de Tancrède. Un valet de chambre était arrivé sur la pointe du pied pour attiser le feu, et pendant qu’il était baissé auprès de sa maîtresse, on entendit qu’elle lui disait à l’oreille : — A-t-on pu se procurer des oreilles de sanglier ? — Ah ! tant mieux, j’en suis bien aise ! Ensuite elle le rappela de l’autre bout de la chambre, en criant : — Botard ! Botard !… Mais Botard était déjà trop loin pour l’entendre, et le Marquis de la Tour-du-Pin s’élança pour le ramener auprès de sa tante. — Dites donc qu’on les serve en menus-droits, et qu’on n’oublie pas d’y faire une sauce avec de la moutarde au vin doux… Voltaire, ayez la bonté de continuer. — Ayez donc la bonté de continuer. — Ah ! Madame… de la moutarde !… lui répondit ce philosophe outragé, qui roula son manuscrit et s’en alla sans vouloir achever sa lecture, et sans vouloir attendre sa voiture, malgré toutes les excuses et les coquetteries de Mme de St.-Jullien. Ce fut une brouillerie sérieuse, et Mme de Mauconseil, assistée de M. de la Tour-du-Pin, son gendre, eut bien de la peine à réconcilier Voltaire avec son papillon philosophe[1].
Voici la copie d’une lettre adressée par ce grand homme à Mme du Barry ; et, comme la mort de Louis XV arriva peu de temps après, je ne fus pas étonnée d’apprendre que Voltaire était désespéré de l’avoir écrite.
- « Madame,
« Monsieur de la Borde, qui est assez heureux pour avoir l’honneur et le bonheur de vous faire souvent sa cour, m’a, j’oserai vous l’assurer, comblé de joie ! car il m’a dit que vous lui aviez ordonné de m’embrasser de votre part, et des deux côtés.
Quoi ! deux baisers sur la fin de ma vie ;
Quel passeport vous daignez m’envoyer.
Deux ! c’en est trop, adorable Égérie ;
Je serais mort de plaisir au premier !
« Il m’a montré votre portrait ; ne vous offensez pas, Madame la Comtesse ; car j’ai pris la liberté de lui rendre les deux baisers avec un transport de passion que mon profond respect avait grand’peine à tempérer.
Vous ne pouvez empêcher cet hommage,
Faible tribut de quiconque a des yeux :
C’est aux mortels d’adorer votre image ;
L’original était fait pour les Dieux…
« M. de la Borde m’a fait entendre plusieurs morceaux de Pandore : ils m’ont paru dignes de la protection dont vous honorez le compositeur. La faveur accordée par vous, Madame, aux véritables talens est la seule chose qui puisse augmenter l’éclat dont vous brillez. Daignez, Madame, agréer l’hommage et le tribut d’admiration d’un vieux solitaire, dont le cœur n’a presque plus d’autre sentiment que celui de la reconnaissance, etc.
L’Évêque de Senez, dont je vous ai parlé, avait prêché devant le Roi sur un texte rigoureux, car c’était « Malheur à celui par qui le scandale arrive ! » et l’on remarqua que ces paroles sévères avaient fait beaucoup d’impression sur l’esprit de S. M.
Le Maréchal d’Armentières et M. de Chauvelin avaient été frappés de mort subite en présence du Roi, dans son cabinet[2], et l’on découvrit que ce prince en avait conçu les pressentimens les plus sinistres.
Mme du Barry s’occupa de lui procurer des distractions bien dignes d’elle et bien indignes de lui, comme on peut croire… Il alla s’enfermer à Trianon pendant quelques jours, et l’on apprit avec effroi qu’on venait de le transporter à Versailles parce qu’il avait gagné la petite-vérole. La première chose que fit S. M. quand elle fut établie dans son appartement, ce fut d’ordonner qu’on n’y laissât pas entrer M. le Dauphin ni sa famille ; ensuite elle dit à M. de Duras : — Je vous prie d’envoyer prévenir la Duchesse d’Aiguillon qu’elle me ferait plaisir d’emmener la Comtesse du Barry hors du château : je craindrais qu’elle n’y fût insultée, ce qui serait fort injuste, attendu qu’elle n’a jamais fait de mal à personne. J’ai peur qu’on ne la rende malheureuse, et je la recommande à votre attachement pour moi.
Jamais le Roi ne s’était exprimé de la sorte ; on augura que ce pouvait être un fâcheux symptôme, un signe de mort prochaine, et M. de Duras envoya dire au Grand-Aumônier ce qu’il en pensait. Le même Duc de Duras sortit ensuite de la chambre du Roi, dont il avait fait laisser la porte ouverte et s’avança jusqu’au milieu de la salle du conseil où se tenaient les Princes et les courtisans, auxquels il fit une salutation profonde, en disant à très haute voix et de manière à pouvoir être entendu de S. M. : — Messeigneurs et Messieurs, je vous prends à témoin que le Roi demande à voir M. l’Abbé Mandoux, Confesseur ordinaire de Sa Majesté.
Après une séance d’une demi-heure avec cet ecclésiastique à qui Mesdames, filles de France, avaient fait dire à l’avance de ne pas s’éloigner du château, Louis XV eut une conférence particulière avec le Cardinal Grand-Aumônier, à la suite de laquelle Son Éminence ordonna d’aller chercher le Saint-Sacrement et de préparer ce qu’il fallait pour donner l’extrême-onction. Avant d’administrer le viatique à S. M., le Cardinal de la Roche-Aymon vint chercher toutes les personnes qui se trouvaient dans la première salle, et quand elles furent entrées dans la chambre du Roi, il se prit à dire en fondant en larmes : — « Messeigneurs et « Messieurs, quoique le Roi ne doive compte de ses actions qu’à Dieu seul, il n’en est pas moins fâché d’avoir causé du scandale à ses sujets ; il me charge de vous déclarer qu’il en éprouve une contrition douloureuse, un repentir sincère ; il m’ordonne de vous protester en son nom que, si Dieu lui laisse la vie, il ne veut plus vivre désormais que pour le bonheur et l’édification de son peuple, pour la manifestation de la foi chrétienne et pour la gloire de notre sainte religion. Unissons nos prières à celles du Roi pour demander à Dieu le pardon de ses péchés, le bienfait de la pénitence et la prolongation des jours de Sa Majesté. »
La châsse de Sainte Geneviève avait été descendue, et le peuple affluait dans toutes les églises, et principalement celle de Notre-Dame, pendant les prières des quarante heures qui ne purent sauver la vie de ce malheureux prince, dont les tristes jours étaient comptés. On a dit que l’Évêque de Senez s’était réveillé brusquement au milieu de la nuit, et qu’il avait sonné son valet de chambre en lui disant de rester auprès de son lit jusqu’au point du jour. Quand ses amis cherchaient à le questionner, il en éprouvait une contrariété visible et détournait toujours la conversation ; mais ce que j’ai su par Mme de Gisors, c’est qu’il avait cru entendre proférer à son oreille avec un accent lamentable : — Malheur à celui par qui le scandale arrive ! et qu’il avait dit à son valet : — Le Roi vient de mourir ; prions pour le repos de son âme.
Le premier acte que le Roi Louis XVI ait fait de son autorité royale, ce fut d’exiler Mme du Barry au monastère de Pont en Brie, et le même jour il écrivit en ces termes à M. de Maurepas, qui avait passé les deux tiers de sa longue vie dans l’exil[3] :
« Mons le Comte de Maurepas, dans la douleur qui m’accable et que je partage avec tout le royaume, j’ai de grands devoirs à remplir : je suis Roi, et ce mot dit assez quelles sont mes obligations. Mais je n’ai que vingt ans, hélas ! je n’ai pas les lumières et l’expérience qui me seraient nécessaires, et de plus, je ne puis communiquer avec aucun des ministres, parce qu’ils ont tous vu le feu Roi pendant sa dernière maladie. La certitude que j’ai de votre probité, de votre connaissance des affaires et de votre prudence, m’engage à vous dire de venir m’aider de vos conseils. Revenez donc le plus tôt qu’il vous sera possible à la Muette où je vous attends, priant Dieu, mons le Comte de Maurepas, qu’il vous ait en sa sainte garde.
- ↑ Cette anecdote est rapportée dans les Mémoires de M. de Pougens, à qui Mme de Créquy l’avait racontée. Cet ouvrage, nouvellement publié, contient plusieurs détails intéressans sur la personne et la famille de Mme de Créquy. (Note de l’Édit.)
- ↑ Louis de Conflans-Brienne des Empereurs d’Orient, Marquis d’Armentières, Maréchal et Vice-Amiral de France, Chevalier des Ordres, etc., né en 1711, mort en 1774.
Claude-François Chauvelin, Seigneur du Marquisat de Grosbois, ancien Ambassadeur de France à Gènes, etc. La république de Gènes l’avait fait inscrire au livre d’or de sa noblesse en 1700, ce qui fit tant de peine au vieux Prince de Monaco, Noble génois, qu’il en mourut d’apoplexie en apprenant cette fâcheuse nouvelle.
(Note de l’Auteur.) - ↑ Jean-Frédérick Phélippeaux, Comte de Maurepas et Yveline et de Pontchartrain, né en 1701, mort en 1781.
Si cette copie de la lettre du Roi diffère essentiellement de celle de certains annalistes, ce n’est pas la faute de ma version, car je la tiens directement de la Comtesse de Maurepas, Marie Phélippeaux de Saint-Florentin, laquelle est morte en 1791 âgée de 89 ans.
(Note de l’Auteur.)