Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 5/05

Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 5p. 98-126).


CHAPITRE V.


M. Necker et MM. Thélusson. — M. Bouzard. — Lettre du Comte de Lauraguais à M. Necker. — Rancune et vengeance de ce dernier. — Exil de M. de Lauraguais. — Mme Necker. — Son portrait, sa pruderie, ses logomachies ridicules, etc. — L’hôtel Thélusson. — L’hospice Necker. — Mme Necker à l’Académie française. — La famille Necker à l’hôpital des fous. — Mme Trudaine. — Histoire d’une victime de l’arbitraire. — M. de Guitry. — Désappointement philanthropique. — Le Baron de Peyrusse. — Désappointement amoureux. — Plusieurs anecdotes sur la famille Necker. — Épitre de Voltaire à Mme Necker. — Mme de Staël. — Épigramme du Comte de Sesmaisons. — Benjamin Constant. — Reproche que lui fait Mme de Staël. — Ses habitudes inhospitalières et son amour de l’économie. — MM. de Narbonne et de Montmorency. — Mme de Staël à l’hôtel de Breteuil. — Sa visite au château de Conflans. — Son enthousiasme pour un portrait, pour une épigramme et pour un madrigal. — L’Abbé Maury et Mme de Staël. — Accusation grave. — Citation de Delphine, etc.

Les premières paroles que l’on ait ouï dire à Paris sur M. Necker ont été des incriminations et des récriminations qui ne m’importaient guère, attendu qu’il était question de son aptitude à certains profits illicites et de son ingratitude envers MM. Thélusson, dont il avait été le commis[1]. Jusque-là personne ne se serait douté de son mérite et de ses vertus. Ensuite on entendit parler des travers de sa femme et de leur engouement pour le philosophisme ; et puis on parla de l’étrange éducation qu’ils donnaient à leur fille ; ensuite on a reparlé de M. Necker à propos de sa lettre au sieur Bouzard, qu’il avait fait insérer dans toutes les gazettes et qui parut un modèle achevé d’arrogance et de niaiserie boursouflée. Je me souviens que le début de cette ridicule épitre était Brave Homme, Je n’ai appris qu’hier, par l’acclamation publique, avec quelle honnêteté vous vous conduisez.

Cependant le commis était devenu banquier, le banquier financier, le financier millionnaire ; et le vieux Maurepas, qui détestait le bon Turgot, s’ingénia du savoir-faire de ce marchand d’écus pour en user au profit de sa rancune. Le Roi Louis XVI avait résisté long-temps à lui faire ouvrir les portes de sa trésorerie, mais le vieux dictateur y mit une persistance inconcevable, une persécution sans exemple. Il obtint premièrement son entrée dans le conseil des finances, et finit par en faire un ministre du Roi Très-Chrétien. Devant Dieu soit son âme !

Comme il est indispensable que je fasse un choix parmi toutes les corrections qui furent administrées à ce Genevois, je me décide pour l’historique de ses démêlés fiscaux avec M. de Lauraguais.

Le Duc de Brancas, son triste père, avait trouvé bon de composer avec le contrôleur-général au sujet d’une action de retrait que celui-ci prétendait exercer au nom de S. M. sur le comté de Lauraguais, engagé pour une misérable somme de deux cent mille livres, et nonobstant les clauses de substitution où ce domaine se trouvait assujetti. C’était un acte de fiscalité judaïque ; mais, pour en déguiser l’âpreté, M. Necker avait imaginé d’en écrire au Comte de Lauraguais ; et voici la copie de sa lettre, qui n’est guère moins ridicule que son épitre à M. Bouzard.

« Monsieur le Comte,

« Je crois devoir vous prévenir que l’intention du Roi est de rentrer en possession du domaine de Lauraguais, engagé par contrat du 21 octobre 1726 pour la somme de 195,600 liv.

« La conservation des droits du domaine de la couronne, contestés pour la plupart à M. le Duc de Brancas, les procès qu’il a soutenus à cet égard, et les difficultés qu’éprouve au parlement de Toulouse l’enregistrement des lettres-patentes relatives au droit des Leudes, sont la base des motifs qui ont déterminé cette résolution.

« J’aurai soin que les droits de la substitution qui vous concerne soient conservés, et que l’emploi des deniers qui en sont l’objet soit fait d’une manière convenable.

« J’ai l’honneur d’être, etc.

« Necker. »


M. de Lauraguais prit sa plume (qui n’était pas mal affilée d’habitude), et voici la réponse qu’il fit à M. Necker.


« Je ne vous fais ni ne vous ferai aucun remerciement, Monsieur, sur les peines que vous voulez bien prendre pour débarrasser mon père des procès et des embarras qu’entraînent toujours les grandes proprétés, non plus que des soins que vous me promettez pour veiller à la conservation des droits de la substitution à laquelle je suis appelé, en faisant vous-même, d’une manière convenable, l’emploi des deniers qui en sont l’objet. Je devais compter sur vos bons procédés, et même sur votre reconnaissance, à cause de la manière dont j’ai parlé de vous pendant tout l’hiver dernier ; j’ai mérité l’empressement que vous me témoignez, autant que je l’ai pu, et néanmoins je refuse absolument vos services. Ce serait vous compromettre imprudemment que de ne pas s’opposer à vous faire brusquer et vous laisser immoler la grande question des domaines, pour éviter à mon père quelques embarras contentieux, et pour me laisser une substitution plus claire et plus nette. C’est un reproche que je n’aurai certainement pas à me faire. Ce que vous entreprenez ébranle tous les principes de la législation, et j’ai trop ouï dire à tous les gens du conseil de S. M. que vous ne saviez et n’entendiez pas un mot d’administration pour ne pas appréhender d’exciter des clabauderies contre le généreux citoyen de Genève qui veut bien se mêler des affaires du royaume et des miennes avec tant de gratuité. Ainsi, Monsieur, je vais avoir l’honneur d’écrire à M. le Comte de Maurepas, et je vais ordonner à mon avocat au conseil de s’opposer, autant que possible, à toutes les marques de bonté dont vous voulez m’accabler.

« Brancas-lauraguais. »


M. Necker alla se plaindre au Roi comme si on lui eût enlevé Mlle sa fille. Il annonça qu’il allait se retirer des affaires et s’en aller dans son pays s’il n’obtenait vengeance et satisfaction ; enfin M. de Lauraguais fut exilé de Paris à cause de cette réponse ; et je ne sache pas que, dans cette occasion-ci, les encyclopédistes et les Necker aient déblatéré contre les lettres de cachet.

Mme Necker était la fille d’un prédicant de Genève, de Berne ou du pays de Vaud, ce qui n’importe guère. Elle avait été bonne d’enfans, gouvernante, ou je ne sais quoi d’approchant. Elle avait affecté pendant long-temps le puritanisme et la bigoterie calvinistes les plus austères ; mais elle avait fini par aller s’établir et se reposer dans un scepticisme absolu, ce qui lui fit beaucoup d’amis parmi les encyclopédistes.

Mademoiselle Churchod, devenue femme de M. Necker, avait grand’peine à supporter les Thélusson, auxquels elle ne pouvait pardonner ni le tort qu’ils faisaient à son mari dont ils se plaignaient, ni surtout la connaissance qu’ils avaient de ses antécédens. Tout le monde connaît cette maison bâtie dans la rue Neuve-d’Artois pour la veuve de M. Thélusson, le banquier de Genève, à qui M. Necker avait dû sa fortune[2]. Il est à savoir que cette femme, un peu maniaque, était pour le mauvais air et les maladies cutanées dans un état d’effroi continuel et d’angoisse mortelle.

Mme et M. Necker imaginèrent donc, pour faire pièce à la veuve de leur bienfaiteur, de fonder et de faire élever un asile uniquement destiné pour des scrofuleux, des dartreux, des galeux, des teigneux et des lépreux (si l’on pouvait en trouver) ; et c’était précisément sur un terrain qui joignait et dominait les jardins de l’hôtel Thélusson, dont la magnificence et l’originalité les offusquaient d’autant plus que tout le monde en parlait et que, d’une chose à l’autre, on arrivait naturellement de l’hôtel à sa propriétaire et de la vieille dame à l’ancien caissier de son mari, lequel était exclus de son beau salon. (C’était le commis qui n’était pas admis.)

Pour s’abriter contre la philanthropie de ces deux Genevois, Mme Thélusson fut obligée d’acheter les mêmes terrains, qui restèrent long-temps en friche, et sur lesquels on a fini par édifier le côté septentrional d’une rue qui porte le nom de M. de Chantereine.

Cependant, ces bons et charitables Necker avaient long-temps et souvent parlé de leur projet de fondation pour un établissement de bienfaisance. Tous les brochuriers de leurs amis et tous les habitués de leur coterie avaient, comme a l’ordinaire, été leurs porte-voix auprès du public, et tous les journaux philosophiques en avaient retenti. — Comment donc faire ? — Il a fallu s’exécuter pour ne pas donner gain de cause à tous les ennemis personnels de M. Necker, aux détracteurs de son épouse, aux adversaires de sa fille et aux antagonistes de son compte-rendu. Sa femme a fini par se décider à fonder l’Hospice de Madame Necker, appellation d’une modestie prodigieuse ! Mais, comme il ne leur a pas été possible de l’établir dans le voisinage de Mme Thélusson, il est à remarquer que les teigneux n’y sont pas admis et que les galeux en sont exclus à perpétuité.

On aimait à contrôler dans la famille Necker, et, tandis que le mari contrôlait si désastreusement nos finances, la femme contrôlait pédantesquement toutes nos coutumes et jusqu’à nos façons de parler.

Elle avait imaginé que rien n’était si distingué que de se découvrir excessivement la poitrine ; c’était à ses yeux le comble du bel air et la marque assurée d’une grande élévation dans les habitudes aristocratiques. Voilà du moins ce que disaient les personnes qui cherchaient à l’en excuser ; mais, comme c’était une mode qui n’était plus suivie par les femmes de qualité, tout donne à penser que ces exhibitions pectorales de Mme Necker avaient encore un autre motif.

Elle se recherchait prodigieusement en fait d’expressions élégantes et pudibondes, en voulant toujours raffiner sur les délicatesses du langage, et de telle sorte qu’elle disait un ensevelissement au lieu d’un enterrement, une jambe de perdrix pour une cuisse, le porte-feuille d’un artichaut, une mitre de volaille au lieu d’un croupion de dinde, etc. Il est bon d’observer que c’était en étalant toute sa gorge au vent qu’elle affichait une si belle pruderie sur les bienséances.

Elle disait un jour à Mme de Meulan : — Je ne m’explique pas comment vous pouvez aller en voiture coupée ? et j’aimerais mille fois mieux passer ma vie dans un fiacre que d’aller dans toute autre chose qu’une berline. — Dites-moi donc pourquoi, répondit l’autre. — C’est qu’on est plus loin des chevaux et qu’on ne les voit ni ne les entend faire… — Et quoi faire ? — Des ordures et des bruits révoltans, répliqua Mme Necker avec un air de dégoût et d’indignation sans égale.

Mme Necker, née Churchod, ce qu’elle faisait mettre attentivement sur ses cartes de visite, avait été si bien élevée qu’elle ne se mouchait jamais qu’à l’envers de son mouchoir, ce qu’elle regardait chaque fois à l’ourlet avec une attention scrupuleuse ; petite manœuvre dont elle avait toujours la mine de vouloir tirer quelque satisfaction de vanité puérile et honnête en faveur de son éducation parfaite et de ses antécédens distingués.

Elle avait perdu ses tablettes en se promenant dans le jardin de l’hôtel de Soubise, et l’on y trouva ce qui suit :

Faire dire à M. Mercier que c’est moi qui ai décidé l’obtention du mandat des 500 livres.

Revenir sur le système des idées innées en conversant avec M. de Laharpe.

Retourner voir M. Thomas avant sa guérison ; lui reparler de son dernier poème afin de le louer davantage.

C’était une grande femme apprêtée, corsée, busquée, toujours endimanchée, tirée, comme dit le peuple, à quatre épingles, et ficelée comme une carotte de tabac. Laharpe assurait l’autre jour que j’avais dit autrefois que Mme Necker était taillée comme une caisse d’épargnes, qu’elle avait la physionomie d’un registre en partie double et que c’était la ville de Genève en fourreau de soie coquelicot : je ne m’en souvenais pas, et je ne m’en dédirai point ; mais ce qu’elle avait de plus excentrique et de plus exotique, c’était de se mouvoir ainsi que par une manivelle à ressorts, et de parler comme une machine à galimatias double, avec des ronflemens évangéliques en style réfugié, des modulations flûtées par le philanthropisme, et puis des tons de sévérité pédagogique à n’y pas tenir. On ne disait pas que ce fût (tout-à-fait) une honnête personne ; mais c’était, dans tous les cas, une insoutenable pédante ! Quand le Duc de Lauzun se mettait sur son beau dire (après le dessert), il se répandait contre elle en torrens d’exécration, et disait toujours qu’il ne mourrait jamais satisfait s’il n’avait pas eu le plaisir de la souffleter. Je n’ai jamais vu sentiment d’animadversion comparable à celui qu’il avait pour cette ennuyeuse, et ce qu’il y a de curieux, c’est qu’il ne la connaissait pas autrement que par l’impatience qu’il en avait prise en la regardant s’écouter parler ; car il n’aurait eu garde de s’approcher d’elle, et il s’enfuyait à toutes jambes aussitôt qu’elle arrivait dans un salon. Enfin c’était une exagération d’horreur et d’aversion tout-à-fait inconcevable de la part de ce pauvre Lauzun, qui était la bienveillance et l’indulgence même, excepté pour les Necker. On dirait aujourd’hui que c’était par un pressentiment du sort qui l’attendait pendant la révolution que cette malencontreuse famille allait organiser dans notre pays.

Nous ne nous sommes jamais rien dit, Mme Necker et moi, si ce n’est un jour à l’Académie française. J’étais à la poursuite d’une place qui m’était gardée par la Duchesse de Narbonne auprès de Mesdames de France, et je passais devant Mme Necker à qui je ne songeais pas, lorsqu’elle me dit avec un air de condescendance et de protection : — Madame, vous êtes la maîtresse de prendre cette place que j’avais gardée pour l’Ambassadrice de Suède qui vient de me faire dire qu’elle ne pourrait venir. — Puisque j’en suis la maîtresse, et que vous voulez bien m’en laisser la liberté, madame, lui répondis-je avec un air de simplicité modeste, j’irai m’asseoir à côté de Mesdames, tantes du Roi.

Chamfort disait qu’il se disputait continuellement avec elle, et qu’il en était toujours tancé pour la familiarité de son langage. — Enterré ! s’écriait Mme Necker… Pour peu qu’on ait pris l’heureuse habitude de vivre à Genève, il est difficile de s’acclimater à des locutions semblables ! Souvenez-vous donc, monsieur de Chamfort, qu’il ne doit être loisible de se servir d’une pareille expression que pour des animaux tels que les chiens, j’oserai vous dire, et jamais pour des humains ! — Eh bien, Madame, je dirai dorénavant encrotté quand il s’agira d’un chien, mais votre mot pharisien d’ensevelissement ne signifie pas du tout l’action de mettre en terre… Alors c’étaient des discussions interminables où M. Necker avait la sagesse et la dignité de n’intervenir jamais autrement que par un sourire important ou par quelque mot oraculeux ; tout cela pour réformer la langue française d’après le vocabulaire des Genevois.

Un jour que Mme Necker était malade, et qu’elle ne s’en était pas moins engainée dans un de ses foureaux de satin nacarat, elle dit à Chamfort en lui montrant son corsage échancré : — Comment voulez-vous que l’on puisse être en bonne santé quand on est l’épouse d’un Ministre, et que l’on est condamnée à se sacrifier continuellement ainsi pour la convenance officielle et les exigences de la représentation ?…

Chamfort se mit à lui chanter impertinemment cette vieille chanson de Bussy-Rabutin :

Églé, vous vous moques tout bas
Du feu qui nous consume,
Et vous vous croyez des appas ;
— C’est ce qui vous enrhume !

Mme Necker avaot, ainsi que son mari et madame leur fille, la fureur des relations aristocratiques, la passion des belles manières et la rage des grands noms historiques ; ils étaient ravis de recevoir familièrement chez eux le Vicomte de Montmorency ; ils avaient toujours quelque chose à dire sur le Vicomte de Montmorency ; ils ne parlaient que du Vicomte, et Rulhières avait su qu’ils avaient fait à eux trois un recueil d’observations sur les manières de faire et les façons de parler de Mathieu de Montmorency, qui était alors le Vicomte de Mme de Staël ; en tout bien tout honneur s’entend, car s’il était bien tourné, ce n’était pas du côté de la galanterie[3].

Une excellente aventure est celle de Mme Necker avec un monsieur qu’elle avait supposé devoir être amoureux d’elle parce qu’il lui avait écrit deux jours de suite pour lui demander un rendez-vous. — C’était un homme de qualité, disait-on mystérieusement ; c’était sans doute un enthousiaste de M. Necker, et c’était infailliblement un homme éperdu d’amour passionné, car la mère et la fille imaginaient toujours que tous les hommes étaient dévorés et consumés d’un ardent amour pour elles. Afin de ne laisser au nouveau soupirant aucune espérance, et pour se délivrer de ses persécutions forcenées, la vertueuse épouse de M. Necker se détermina à donner une audience à cet amant téméraire !… Mais pour la décence et pour la sécurité de M. Necker, pour le bon exemple et pour l’édification de leurs intimes, il fut décidé qu’un appelé M. Bonstetten et le jeune M. Thélusson assisteraient invisiblement à la conférence, étant placés dans une embrasure de fenêtre et cachés sous un rideau. Mme Necker avait mis sa plus belle robe rouge et s’était fait crêper les cheveux tant qu’elle avait pu ; elle avait fait provision de préceptes moraux et d’argumens irrésistibles ; elle avait fait des versions d’éloquence admirable avec des préparatifs de délicatesse exquise et de moralité superbe ! Enfin la porte s’ouvre, et M. le Baron de Peyrusse est annoncé[4].

C’était un petit bonhomme de soixante-cinq à soixante-dix, qui avait l’œil égaré, et dont le regard allait parfaitement d’accord avec la cervelle. — Madame, lui dit-il avec la précipitation d’un aliéné qu’il était, j’ai une déclaration à vous faire et j’ai voulu vous prévenir d’une chose que vous ne savez pas et dont il me paraît nécessaire que vous soyez … J’ai vu pendant ma vie qui a déjà été assez longue, car je ne suis plus un enfant ; je suis entré au service avec M. de Rasilly, qui jouait si bien au piquet Vous avez certainement ouï parler de M. de Rasilly qui jouait si bien au piquet ? Mais quel âge me donneriez-vous, Madame ? voyons cela, quel âge me donneriez-vous ? — M. le Baron, je n’ai point à me prononcer. — Comme il vous plaira, ma chère dame, comme il vous plaira, mais toujours est-il que je suis allé bien souvent ma foi ! quarante ou cinquante fois peut-être ! Ah ! oui, je crois bien que je suis allé aux eaux minérales environ quarante ou cinquante fois… — Mais, Monsieur… — Madame, ayez la bonté de ne pas m’interrompre, parce que je ne viens ici que pour vous rendre service ! J’y ai donc vu des mourans, des malades et des convalescens, et ce qu’ils appellent des valétudinaires. Ah ! mon Dieu, les étranges figures que ces valétudinaires, et les singulières toilettes qu’on voit aux eaux ! C’est à n’y pas croire, et si je vous disais que j’ai vu M. de Monfontaine et Mme de Mazarin en chapeaux de paille avec des couronnes de fleurs, et couchés tous les deux sur le même lit ? — Monsieur, vous oubliez… — Laissez-moi donc continuer, Madame, et ne faites pas la mijaurée, s’il vous plaît… Je vous disais donc que ces baigneurs et ces baigneuses ont souvent des coiffures et des accoutremens inconcevables. — Mais, Monsieur, quel intérêt voulez-vous que je prenne ?… — Madame, si vous m’interrompez toujours… Tenez, vous me croirez si vous voulez, mais je vous donne ma parole que je n’ai jamais vu figure de femme aussi singulièrement, et, permettez-moi de vous le dire, aussi mal ajustée que vous l’êtes. — Allez, Monsieur, vous êtes un fou. — Pas du tout, Madame, et je viens ici pour vous conseiller de ne plus vous habiller ni vous coiffer de cette manière-là. Toute la dépense que vous faites pour votre toilette est de l’argent perdu !… Mme Necker étouffait de colère, et ses préparatifs de sermon la suffoquaient. Cet extravagant lui dit ensuite que la taille et la figure de Mlle sa fille étaient trop massives et trop communes pour qu’elle pût avoir aucune prétention raisonnable à l’élégance ou la distinction, et que ce serait charité que de l’en avertir (Mlle Nancy Necker). Elle eut toutes les peines du monde à se débarrasser de cet amoureux supposé qui voulait absolument la décoiffer. La frayeur avait fini par la prendre ; les deux confidens intervinrent, et le petit M. Thélusson trouva la chose tellement comique, qu’il ne put s’empêcher de la raconter à ses amis.

Une autre fois, c’étaient M. Necker et Mme Necker, assistés de Mme Trudaine, autre philosophe éclairée, qui promenaient leur philanthropie dans la cuisine et les cabanons, les corridors et les cours de l’hôpital des fous ; c’était pour inspecter le régime alimentaire, hygiénique et curatif de ces détenus, et c’était aussi pour y contrôler cette partie de l’administration du Ministre de la maison du Roi, M. de Breteuil.

Mme Necker faisait toujours semblant d’être convaincue que les condamnés étaient des innocens et que la plupart des pendus n’avaient pas mérité de l’être ; mais elle était réellement persuadée que les trois quarts des gens renfermés aux Petites-Maisons n’étaient pas des insensés : c’étaient des infortunés sans crédit et sacrifiés à l’avidité de leurs païens dénaturés ; c’étaient quelquefois des prisonniers par lettres de cachet, et dans tous les cas, c’étaient des victimes de l’arbitraire ! Cette imagination de Mme Necker était l’objet de sa méditation prédominante ; c’était pour elle une idée fixe, une sorte de folie.

On avait parlé d’un mauvais coucheur, appelé M. Daunou de Guitry, que sa femme avait, disait-on, fait conduire à l’hôpital et loger à l’étroit, pour avoir ses coudées plus franches et le champ plus libre. Ainsi la première chose que firent nos redresseurs de torts, en arrivant à Bicêtre, ce fut de se faire représenter ce malhenreux époux qui répondit à leur interrogatoire avec toute la raison, la tranquillité d’esprit et la résignation possibles. C’était, disait Mme Trudaine, un homme de cinquante à soixante ans, qui paraissait très-sérieux, très-discret et très-compassé ; mais, sur toute chose, il était respectueusement formaliste ; il ne proféra pas le nom de sa femme et ne la désigna pas même indirectement ; il dit seulement qu’il avait eu le cerveau dérangé, croyait-il, à la suite de plusieurs émotions pénibles, mais qu’il était guéri depuis plus de quatre ans, et qu’on abusait de l’état où il avait été pour le retenir indéfiniment dans cette maison, afin d’administrer sans contrôle et d’user plus commodément de sa fortune. M. le Contrôleur-général avait les larmes aux yeux, et sa bienfaisante épouse était radieuse ! On promit d’en parler directement au Roi, et M. de Guitry ne manqua pas de se confondre en actions de grâces, en remerciemens les mieux mérités et des plus légitimes, on en conviendra sans difficulté ! La grosse Trudaine en pleurait d’attendrissement. — Excellente amie, disait-elle. — Ô couple unique ! — Précieux êtres, à qui l’on devrait élever des autels dans le temple de l’Humanité !!!

La scène avait lieu dans la grande cour de Bicêtre, auprès de la grille, et tandis que Mme Necker inscrivait sur ses tablettes, avec un crayon, les noms et prénoms du prisonnier, avec certaines dates, et sous sa dictée, M. de Guitry lui dit à l’oreille avec un ton mystérieux : — Savez-vous ce que je fais dans ce moment-ci ?… — Comment cela, Monsieur ? — Je pisse sur vous, poursuivit-il avec un petit air goguenard et malicieusement familier… Elle s’encourt, et le voilà qui la poursuit jusqu’à sa voiture, où M. Necker était déjà monté sur le marchepied… — Il m’est impossible d’y résister ! s’écria cette victime de l’arbitraire en donnant au sensible M. Necker un grand coup de pied qui le fit tomber sur nez en travers de sa berline ; — on n’a pas deux fois une occasion pareille à celle-ci, je n’ai jamais vu postérieur aussi prodigieusement large !

Mme Necker aura dû penser que tout cela n’était pas des plus raisonnables.

M. Necker était véritablement d’une obésité difforme ; Maréchal de Bièvre aurait dit que Mme Necker n’était pas des agréables : chacun disait que Mlle Necker était des plus laides, et je vous dirai surabondamment qu’ils faisaient très-maigre chère : ils avaient prié mon fils à dîner (à cause de sa charge), et c’était un vendredi de carême. — Ah ça ! lui disait le Comte de Guichen, fameux gourmand, j’espère bien qu’on ne vous aura servi au contrôle-général que des œufs de faisan, des primeurs de serre-chaude et des monstres marins ? Mon fils répondit qu’il y avait des monstres (autour de la table) et que c’était des amphibies.

Mme Necker est la première personne à qui soit venue l’heureuse idée de frapper des médailles à l’effigie de M. de Voltaire et d’ériger des statues en son honneur ; mais ce ne fut pas tout-à-fait à ses dépens : elle en fut quitte pour un double louis qui reluisait en tête de la souscription dont M. Necker avait rédigé le prospectus avec toutes les formules de précautions qu’il aurait apportées à la confection d’un acte de commandite. On débuta par la statue en attendant l’autorisation de battre monnaie ; Mme Necker y fit contribuer toutes ses connaissances (sic erat in prospectu), l’abbé Raynal y fut inscrit pour vingt-quatre sous ; Pigale acheta son marbre ; Voltaire aiguisa sa plume afin de riposter convenablement à la galanterie de Mme Necker, et voici l’épitre de ce vieux perfide.

Quelles étrange idée est venue
Dans votre esprit sage, éclairé ?
À moi, chétif, une statue ?
D’orgueil je vais être enivré !
L’ami Jean-Jacque a déclaré
Que c’est à lui qu’elle était due ;
Il la demande avec éclat !
L’univers, par reconnaissance,
Lui devait cette récompense ;
Mais l’univers est un ingrat !
En beau marbre, d’après nature,

C’est vous que je figurerai,
Lorsqu’à Paphos je reviendrai
Et que j’aurai la main plus sûre.
Ah ! si jamais de ma façon,
De vos attraits on voit l’image ?…
On sait comment Pygmalion
Traitait autrefois son ouvrage ?…

Il me reste à vous parler de Mademoiselle Necker, dont l’heureuse enfance et l’adolescence avaient été si parfaitement bien dirigées du côté de la pudeur, qu’elle ne voulait pas faire sa toilette devant le petit chien de sa mère ; mais pour la chienne de son papa, c’était différent : elle s’habillait en sa présence, à raison du genre et sans la moindre difficulté (c’était Madame Necker qui contait cela).

Le premier jour où le Baron de Staël ait paru dans leur salon, l’innocente fille était à regarder des images de la Bible. — Eh ! comment voulez-vous, disait-elle aux petites demoiselles Pictet, que je puisse vous faire distinguer la figure d’Ève de celle d’Adam ? Il est impossible de les reconnaître puisqu’ils ne sont pas habillés… Représentez-vous donc cette grosse pouponne de dix-neuf ans qui avait des appas comme une fermière, et voyez un peu le joli disparate entre l’ignorance qu’elle affectait sur les choses humaines et son bel esprit d’observation sur les chiens.

La fille de Mme Necker avait donc commencé par imiter sa mère en affectant la pruderie la plus renchérie, et c’est au printemps de sa vie qu’il faut rapporter ces vers du Comte de Sesmaisons :

 
« Armande a pour esprit l’horreur de la satire !
Armande a des vertus dignes de ses appas.
Elle craint les railleurs que toujours elle inspire.
Elle fuit les amans qui ne la cherchent pas, etc. »

Mlle Necker ou Mme de Staël était ridiculement jalouse de sa mère, et particulièrement à l’égard du cœur de M. Necker, qu’elles se disputaient et voulaient s’arracher de manière à le mettre en lambeaux[5]. La mère et la fille vivaient si mal ensemble, qu’elles passaient des mois entiers sans s’adresser la parole ; mais, lorsque Mme de Staël a perdu sa mère avec laquelle elle se conduisait si tendrement, elle en a fait des lamentations interminables, et c’est toujours autant, pour la gloire de la famille. Le père et la fille ont fait arranger le corps de Mme Necker, avec de l’esprit de vin, dans un grand bocal de verre, ainsi qu’une curiosité d’histoire naturelle ; il est déposé dans un pavillon du jardin de Coppet, et l’on dit que c’est la chose la plus horrible à voir.

Ce fut la Reine Marie-Antoinette à qui vint la pensée de faire épouser Mlle Necker au Baron de Staël, Ambassadeur de Suède à Paris. — Elle est bien laide et c’est un bel homme, disait cette Princesse ; il est très-pauvre, mais elle est très-riche, et, comme ils sont protestans tous les deux, c’est un mariage qui ne sera pas des plus mal assortis. Mlle Necker et sa famille n’auraient eu garde de refuser une alliance qui devait lui procurer le titre d’Ambassadrice ; aussi la chose fut-elle arrangée sans difficulté ; mais l’Ambassadeur avait toujours l’air embarrassé de sa femme

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… Comme leurs appartemens, au contrôle général, étaient séparés par une grande cour, on disait qu’ils ne se voyaient que par la fenêtre, et l’on ajoutait que M. de Staël ne s’y mettait pas souvent

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Aussitôt qu’elle eut à songer à l’éducation de ses enfans, dont elle ne s’occupait pas beaucoup plus que de sa mère et de son mari, elle se mit à faire des recherches pour leur trouver un précepteur et une gouvernante, et c’était avec l’ostentation la plus ridicule. Vous pensez bien qu’il ne fallait pas moins qu’un Phénix de protecteur et une Merveille de gouvernante pour suppléer Mme de Staël dans les soins qu’elle ne pouvait prendre, absorbée comme elle était dans ses occupations philosophiques et politiques. La principale chose qu’elle exigeait pour la gouvernante et le précepteur de ses enfans, c’est qu’ils eussent connu l’amour et qu’ils ne le connussent plus, ce qui n’était pas facile à constater

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On disait aussi que sa fille avait une ressemblance parfaite avec M. de Constant, ce qui me rappelle une plaisante réplique du petit de C…, à qui je ne sais quelle amie de Mme de Staël avait dénié la chose, en disant que Benjamin Constant lui paraissait d’une laideur ignoble, tandis que Mlle de Staël était belle comme un ange ! — Prenez-la par le bras, répondit-il, cassez-lui les dents, arrachez-lui les cheveux et traînez-la dans le ruisseau pendant trente ans, vous verrez qu’ils se ressembleront comme deux gouttes d’eau

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C’est depuis la mort de son mari que Mme de Staël s’est avisée d’ajouter à son nom celui de Holstein, ce que les trois branches de la maison royale de Holstein n’ont jamais pu s’expliquer, et ce que son mari, sujet d’un Prince de Holstein, n’aurait sûrement pas autorisé par son exemple.

Avec son goût pour l’emphase et ses préoccupations héréditaires en fait d’aristocratie, Mme de Staël-Holstein n’a pas le moindre goût pour la magnificence. Il paraît qu’elle est restée bourgeoise de Genève et fille de banquier pour tout ce qui tient à l’argent. Ses ennemis l’accusent de ladrerie, et ses amis sont obligés d’avouer qu’on meurt de faim chez elle. On a beaucoup parlé d’une scène avec son ami Benjamin Constant, devant sept ou huit personnes, à propos de vingt-deux mille francs qu’il ne pouvait ou ne voulait pas lui payer. — Vous avez les plus beaux yeux possibles et des mains superbes ! lui disait-il pour l’apaiser. — C’est vrai, lui répondit-elle à moitié vaincue, mais j’ai eu le plaisir de m’entendre dire ces choses là pour rien.

Je n’ai jamais rencontré Mme de Staël que deux fois dans ma vie, et c’était, premièrement, à l’hôtel de Boufflers, où j’arrive un soir au milieu d’une belle conservation de Mademoiselle Necker avec M. Bailly. Elle avait commencé par dire qu’elle ne pouvait estimer ni supporter l’immense majorité, la généralité, la presque totalité des hommes, attendu qu’ils étaient sans ressort, sans enthousiasme de l’humanité, sans énergie dans les affinités électives ; enfin, parce qu’ils n’avaient pas de cœur, qu’ils n’avaient rien du tout dans la région du cœur, à moins que ce ne fût une pierre silexile, un caillou roulé, un pavé fangeux !… Ensuite elle se mit à parler à Bailly de son livre sur l’Atlantide, et puis du nouveau traité sur le Monde Primitif, et de l’Histoire véritable des temps fabuleux, sans oublier de parler du feu central de Mairan et du Système de M. de Buffon sur le refroidissement du globe. Elle n’avait pas eu l’air de prendre garde à mon entrée dans le salon, ce qui ne l’empêcha pas de me dire assez brusquement : — N’est-il pas vrai, Mme de Créquy, n’est-ce pas qu’il ne saurait exister aucun monument lapidaire antérieur au grand cataclysme ? — Mme de Luxembourg se mit à rire, et me dit : — Qu’en pensez-vous ? — Je dois penser, répondis-je à ma cousine avec un air sérieux, je dois penser qu’il n’existe pas d’autre monument lapidaire, antérieur au déluge et contemporain de la création, que le cœur de l’homme ?… — Mlle Nancy se mit alors à dire au Chevalier Smittson, qui parlait du faubourg St-Germain : — Ne me parlez plus de votre ruisseau de la rue du Bac, je n’en donnerais pas deux sous !…

Lorsque j’ai vu pour la seconde fois Mme Necker, elle était devenue Mme de Staël, et c’était à l’hôtel de Breteuil, à l’époque où elle venait de publier son livre de la Paix intérieure, qu’elle avait dédié au peuple français. Opuscule assez brillant, mais absolument dépourvu de bon sens. Tous ces ouvrages de pur esprit et d’imagination spéculative ne sont presque jamais établis sur un grand fonds de raison (c’est comme les jets d’eau, qui ne sont pas toujours alimentés par des rivières) ; j’étais donc à l’hôtel de Breteuil, assise entre Mme d’Esclignac et ma belle-fille, lorsque nous entendîmes, avec l’explosion d’une forte voix : — Que me fait l’opinion, cette ennemie dédaigneuse et méprisable ?… La féodalité me poursuit de ses plaintes !… Ah ! la France, la France ! je ferai ma destinée de son bonheur !

Mon Dieu, quelle est cette patriote emphatique ? me dit Mme votre mère. La Marquise d’Esclignac ne la connaissait pas plus que moi, mais nous décidâmes que ce ne pouvait être que la fille de M. Necker, et d’autant mieux qu’elle était en colloque avec le Duc d’Aiguillon, à qui personne ne parlait jamais, et de plus, avec cette Mme de Lameth, qu’on appelait Dondon Picot. Mme d’Esclignac se leva pour s’en aller souper chez elle avec ses dattes de Smyrne, et voilà Mme de Staël assise à sa place, à côté de nous, et au-dessus de moi, c’est-à-dire au plus près de Mme de Matignon, qui faisait les honneurs de la maison de son père, et cela, sans autre cérémonie de la part de cette ambassadrice, et sans m’en adresser un mot d’excuses ! Vous voyez comme elle avait bien pris les habitudes du grand monde avec MM. Louis de Narbonne et Mathieu de Montmorency.

— Madame de Créquy, me dit-elle avec une familiarité charmante, je suis enchantée de faire connaissance avec vous. Il y a long-temps que j’en désirais l’occasion, et je vous avouerai que j’ai pour votre famille une prédilection singulière, un culte de latrie ! Elle me dit alors qu’elle était allée la veille au château de Conflans, pour y visiter cette maison pendant l’absence de l’Archevêque de Paris, et qu’elle y avait vu un superbe portrait du Duc de Créquy-Lesdiguières, dont elle ne pouvait parler qu’avec une sorte d’admiration frénétique. — Ah ! je comprends parfaitement, depuis que j’ai vu son portrait, qu’il ait fait tourner toutes les têtes, et qu’il ait été l’idole des plus aimables femmes de son temps, et voilà qu’elle se met à nous chanter à mi-voix :

 
« Si j’avais la vivacité
« Qui fait briller Coulanges,
« Si je possédais la beauté
« Qui fait régner Fontanges,
« Ou si j’étais, comme Conty,
« Des Grâces le modèle,
« Tout cela serait pour Créquy,
« Dût-il m’être infidèle[6] !

— Il y a, poursuivit-elle, dans cette déclaration d’une femme (elle ignorait que ces vers étaient de l’Abbé de Choisy), il y a dans cette déclaration d’une femme une sorte de dévouement généreux et d’abnégation passionnée qui fait tressaillir et qui me fait venir les larmes aux yeux ! C’est un madrigal adorable, c’est le plus parfait modèle de cette sorte de poésie, c’est l’archétype du genre ! Mais je trouve qu’il est encore à cent piques au-dessous de la charmante épigramme contre Ninon ! Ah ! quelle ironie délicate et délicieuse ! Ne pensez-vous pas que ce soit le chef-d’œuvre des épigrammes[7] ? Et ne pensez-vous pas aussi que ce jeune Duc de Lesdiguières était véritablement le fils de l’Archevêque de Paris, M. de Harlay ? Car, sans cela, comment son portrait serait-il au château de Conflans, et dans un panneau d’attache, encore ? Je suis persuadé que ce bel Archevêque était son père !

Mme votre mère était bien jeune encore, et je vis qu’elle était sur le point d’éclater de rire. J’étais bien aise de donner un exemple de savoir-vivre à ma belle-fille, et je ne fus pas autrement fâchée d’avoir occasion de manifester à cette ambassadrice parvenue, que le sans-gêne et les sans-façons, d’elle à moi, n’étaient pas de mon goût. Je la regardai sérieusement d’abord, et puis je lui répondis avec un demi-sourire, que si j’avais cru la chose dont elle me faisait l’honneur de me parler, je n’aurais pas épousé M. de Créquy. Je vous assure qu’elle en demeura tout-à-fait décontenancée. Elle s’en alla bientôt dans une autre chambre, où l’on nous dit qu’elle s’était mise à disputer avec l’Abbé Maury qui lui fit entendre les vérités les plus dures au sujet de M. Necker et de son compte-rendu. Cet Abbé lui dit notamment qu’il n’y avait en France que trois cent trente mille protestans (au lieu de 2 millions), sur trente millions sept cent mille habitans régnicoles (au lieu de 24 millions) ; ce qui faisait voir assez clairement que M. Necker avait altéré la vérité, sciemment, et à dessein de faire croire que chaque tête de sujet français payait au Roi vingt-quatre francs d’impôt, tandis qu’on n’en payait en réalité que dix-sept. C’était donc pour en arriver à cette misérable combinaison d’un homme de comptoir, que M. Necker avait fait un faux rapport à Louis XVI, en y réduisant la population du royaume à vingt-quatre millions d’individus.

Un des principaux méfaits politiques de Mme de Staël, est d’avoir été l’agent et le mobile de la première effusion du sang humain qui ait eu lieu pendant la révolution française. M. Foulon d’Escottiers avait adressé au Roi nu mémoire dont il était l’auteur, et dans lequel il conseillait et proposait à S. M. de faire arrêter les principaux députés révolutionnaires. Ce malheureux Comte Louis de Narbonne en eut connaissance, et commit l’indiscrétion de le confier à Mme de Staël, qui eut l’indignité de le faire dire à Mirabeau. Le meurtre de M. Foulon fut résolu, ainsi que celui de M. Bertier de Sauvigny, son gendre. Mme de Staël aura beau se retrancher dans son intention patriotique, on aura toujours à lui reprocher d’avoir été la cause de ces deux assassinats.

On a dit de cette fille de M. Necker, qu’elle avait plus d’esprit qu’une femme ne peut en conduire, mais je ne sache pas que les frégates soient en péril de sombrer plutôt que les gros vaisseaux, par un gros temps. La bonne conduite et le salut du navire ne dépendent que de la voilure qu’il ne faut pas enfler et déployer avec témérité. Je dirai plutôt de Mme de Staël qu’elle a plus de passions qu’une femme ne doit en produire[8].

  1. Jacques Necker, né en 1732. Son père était garçon de caisse et son oncle était charcutier à Bâle en Suisse. Ceci n’a pas la moindre importance à l’égard d’un Genevois ; mais c’est en observation des armoiries qui sont arborées par Mme sa…fille.
    (Note de l’Auteur.)

    M. Necker est mort, à son château de Coppet, en 1804.

    (Note de l’Éditeur.)
  2. Cet hôtel, ouvrage de N. Ledoux, était composé d’une immense arcade hémisphérique, au travers de laquelle on apercevait une belle colonnade en rotonde, élevée sur des mammelons de roche abrupte entremêlés d’arbrisseaux. Il était situé précisément en face de la rue d’Artois, rue de Provence, et l’effet de cette construction pittoresque était ce qu’on peut imaginer de plus grandiose et de plus riant. C’était pour les dessinateurs et les architectes un sujet d’études ; c’était pour les amateurs un but de promenade, et j’en ai connu qui faisaient le voyage ou qui se dérangeaient de leur chemin pour avoir le plaisir de regarder encore une fois le grand cintre et les rochers, les colonnes et les ormeaux de l’hôtel Thélusson. C’est un abominable tailleur, appelé Berchut, qui l’a fait démolir pour y bâtir des maisons de plâtre, et tous les Parisiens de cœur et d’âme en ont gémi. C’était la plus élégante habitation de cette capitale, et c’était le seul monument du quartier d’Antin. La destruction de ce charmant édifice est encore un bienfait de l’industrialisme.
    (Note de l’Éditeur.)
  3. On dit qu’il est bien revenu de ses erreurs politiques depuis qu’il est en émigration, et j’en serais charmée, car, avant de se laisser dénaturer et pédantifier par la famille de M. Necker, il avait toujours été le meilleur enfant, le plus agréable adolescent et le plus aimable jeune homme du monde.
    (Note de l’Aut.)

    C’est M. Necker qui s’est chargé de publier le Recueil d’Observations dont parle Mme de Créquy, ce qu’il a fait dans ses Mélanges. Tout ce qu’on y trouve de plus intéressant et de plus curieux, c’est que M. Mathieu de Montmorency disait toujours NOUS AUTRES en parlant de sa famille.

    (Note de l’Éditeur.)
  4. Louis-Marie de Peyrusse des Princes de Carency, Baron de Francastre et de Mirande. Il était de la même familie que MM. d’Escars qui l’avaient fait interdire.
    (Note de l’Auteur.)
  5. Mme de Staël a cru devoir confier au public que, lorsqu’elle se représentait M. Necker dans sa jeunesse, c’est-à-dire lorsqu’il était si beau, si jeune, et si seul, elle éprouvait toujours un regret inconsolable de n’être pas née sa contemporaine.
    (Note de l’Éditeur).
  6. François, IVe du nom, Duc de Créquy, de Lesdiguières, de Retz, etc. Il était mort en 1704 à l’âge de 23 ans. Voy. vol. Ier, Chap. XI.
    (Note de l’Éditeur.)
  7.  « Tu vis un Duc dans Lesdiguières,
    « Il était beau comme le jour !
    « Moi, je n’avais que mon amour…
    « Encore, je n’en avais guères. »

    Je crois que l’auteur de cette épigramme est Pélisson, et du moins c’est la tradition de votre famille. Votre grand-père disait toujours qu’il était bien heureux pour mon repos et celui de votre mère, que Ninon ne fût plus de ce monde, attendu qu’elle avait eu pour amans tout autant de Créquy qu’elle en avait pu trouver. Le Grand-Prieur de Froulay m’a dit avoir connu 63 personnages qui avaient été dans les meilleures grâces de Mlle de Lenclos, et qui étaient restés ses très affectionnés serviteurs. (Je compte bien qu’on ne vous laissera lire ceci qu’en âge de raison !)

    (Note de l’Auteur.)
  8. Mme de Staël vient de publier encore un livre où l’on trouve un éloge de M. de Necker, un éloge de la révolution française, un éloge de Mme Necker, un éloge de l’adultère et un éloge du suicide. C’est un ouvrage en style iroquois, où l’auteur avance une foule de singularités surprenantes. On y voit notamment que les femmes n’ont d’existence que par l’amour, et que l’histoire de leur vie commence et finit avec l’amour, ce qui n’est certainement pas vrai pour les femmes honnêtes ou raisonnables. On est allé lui dire que je m’étais moquée de cette proposition-là. — Votre Madame de Créquy n’est plus une femme, a t-elle répondu. (Elle croit apparemment qu’en vieillissant les femmes deviennent des licornes.) Du reste, il paraît que Mme de Staël avait commencé par interroger la vie qui passait sans lui répondre, et qu’ensuite elle a éprouvé la vie qui lui a tout dit, ce qui ne l’a pas empêchée d’avoir manqué la vie. Il paraît aussi qu’après s’être livrée à des émotions sans bornes, elle est une âme exilée de l’amour, qui a fermé tout espoir sur elle ! Pauvre petite exilée de l’amour, à 49 ans !…
    (Note de l’Auteur.)