Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 3/03
CHAPITRE III.
Le Duc de Richelieu commença par se déguiser en jeune ouvrier. (Je vous ai parlé du Maréchal de Richelieu dans sa vieillesse et le voilà qui se retrouve dans sa jeunesse, aujourd’hui : ne vous y perdez pas, mon Enfant ; c’est vous faire de la chronique à rebours, mais il a fallu reprendre l’histoire des convulsionnaires à son origine.) Représentez-vous donc M. de Richelieu qui s’est habillé comme un apprenti janséniste, et tandis que Louis Racine est à corriger son poème de la Grâce efficace, le voilà qui s’introduit à pas de loup, le jeune Richelieu, dans la chambre à coucher de la gouvernante, à laquelle il se met à raconter cinquante mille choses édifiantes et passionnées tout à la fois.
— Il avait une jolie fortune, et s’il était vêtu simplement, c’était par modestie. — Il était janséniste à l’excès ! à l’égal de saint Cornélius de Jansen, de saint Quesnel, de saint Soanen, de saint Pâris et de saint Cyran lui-même ! — Saint saint-Cyran, reprit-elle ; en parlant de notre saint Frère le saint Abbé du Verger d’Hauranne, il faut dire saint saint-Cyran ; il est deux fois saint !
Ce mauvais garçon lui dit ensuite qu’il avait eu le bonheur et l’édification d’assister à l’administration des coups de bûche, à la crucification secourable et au reste de la passion de Sœur Françoise (Mlle Bergerat), ce dont il avait éprouvé toute sorte d’admiration pour elle. — Il avait une dévotion toute spéciale pour les reliques du petit Cottu, et particulièrement pour ce bienheureux bossu que les molinistes avaient martyrisé. — Il était vrai, il était obligé de convenir, il avouait humblement, qu’il avait senti quelques mouvemens d’attrait sensuel et de prédilection corporelle pour Sœur Angélique (Mlle du Verger d’Hauranne, qui avait au moins soixante et dix ans), il avait eu l’idée de la demander en mariage, mais elle avait fait vœu de célibat, et d’ailleurs elle était fort entichée de sa noblesse. — Il avait peut-être un peu trop d’animosité contre les jésuites ? Mais le principal défaut qu’il avait et qu’il avouait, c’était une malheureuse infirmité naturelle, originelle et honteuse, qui consistait dans l’effervescence et l’ardeur d’un sang trop amoureux, d’où venait qu’il devait se marier le plus tôt possible, afin de se prémunir contre les tentations de la chair et les distractions de l’esprit ; il avait pensé que Sœur Françoise aurait peut-être assez de charité pour l’épouser, afin de le faire vivre en sûreté de conscience, et cætera, s’il vous plaît, car il ne manqua pas d’appuyer sur d’étranges détails avec cette pauvre janséniste, et le reste de son dire était d’une impertinence et d’une effronterie qui vous confondraient !
La demoiselle Bergerat, qui n’était âgée que de quarante-huit ans, ne manqua pas de mordre à la grappe. Je n’ai pas voulu savoir si le Duc de Richelieu s’était donné pour la décider plus de peine qu’il ne disait ; je crois bien que certaines démonstrations ne lui coûtaient guère, et toujours est-il qu’il en rapporta pour ses deux amis et pour lui toute sorte de renseignemens sur des noms, des adresses et des mots de passe, avec beaucoup plus d’informations détaillées qu’il ne leur en fallait.
Il faut vous dire à présent que le Vicomte de Nesmond était le fils et le frère de deux Présidens à Mortier de ce nom-là, et qu’il avait hérité d’une charge de Conseiller au Parlement de Paris, dont il n’était resté que simple titulaire, à cause de son peu d’entendement, La grand’chambre avait décidé que Messire Joseph de Nesmond ne pouvait siéger sur les fleurs-de-lis, et qu’il eût à se contenter du titre de Conseiller honoraire. La grand’chambre d’une cour souveraines a toujours décidé souverainement sur la composition personnelle et la police intérieure de la compagnie ; il est assez connu qu’on ne saurait exercer aucun office judiciaire, aucun emploi dont on hérite, ou dont on se propose de rembourser la finance (ce qui s’appelle improprement acheter une charge), à moins d’en avoir obtenu l’agrément et la permission du Parlement ou du corps de magistrature auquel on voudrait s’agréger. Voilà ce que nos sophistes de l’encyclopédie, les étrangers, les novateurs et les autres ennemis de la France, ont appelé la vénalité des charges de judicature.
Messire Joseph de Nesmond s’était donc fait homme d’épée, et par le crédit du Président, son frère, il avait obtenu que S. M. lui donnât, dans un brevet de capitaine au régiment de Créquy, le titre de Vicomte, titre personnel et sans hérédité. — Mais quand j’aurai trouvé à faire un bon mariage, nous disait-il encore à soixante-treize ans, je pense bien que mon frère le Président, qui est déjà Comte et Patron de la Chapelle-en-Gâtinais, aura certainement le crédit de me faire ériger une terre en Vicomté véritable. Le Parlement ne pourrait exiger, suivant l’ordonnance, que trois clochers, dont un bourg avec moyenne et basse justice, et tout ceci n’est pas la rançon d’un Roi. — N’est-ce pas vrai, qu’il ne serait pas sortable et praticable que les hoirs des Présidens de Nesmond restassent sans titre à l’armée ? C’est un ancien us et coutume de faire, qui ne subsiste plus quand on n’a pas l’honneur d’être du Parlement, où l’on met toujours sa gloire à ne porter d’autre qualification que celle de sa charge. — Je vous dirai donc que je cherche à me marier dans l’île Saint-Louis avec quelque fille riche et de bonne maison. Toutes les demoiselles de votre quartier de l’Abbaye sont des pauvresses et des mijaurées qui méprisent nos plus grandes familles de robe. Dans tous ces quartiers du rempart, il n’y aurait pour moi que les filles du Président Pinon, qui est Seigneur de la Grange-Batelière, mais elles sont déjà majeures et me semblent trop vieilles. J’ai déjà refusé, nous disait-il, je ne sais combien de femmes de la paroisse Saint-Eustache, et je ne voudrais pas épouser une fille de la paroisse Saint-Roch quand on devrait me piler dans un mortier !….
M. de Créquy le tourmentait pour en savoir la raison. — Ne serait-ce pas qu’elles sont des coquettes, ou des sorcières, ou des voleuses, ou peut-être des molinistes ?….
— Oh non ! répondait-il charitablement, et plutôt que de vous en voir former trop mauvais jugement, je vous dirai ce que c’est, si vous promettez à moi de n’en parler point. C’est qu’elles ont presque toutes six orteils à chacun de leurs pieds ; c’est le petit Cottu qui nous en a fait révélation.
— Il est vrai que ce serait difformité désagréable en hoirie, pour une famille de haute magistrature et de constitution régulière ! lui répliqua votre grand-père qui parlait toujours comme il le voulait, et toujours très-naturellement dans toutes les sortes de style.
Notre vieux janséniste, était donc officier supérieur de cavalerie, mais il n’avait jamais voulu se défaire de sa charge de Conseiller, qu’il tenait prudemment en réserve en faveur du fils aîné qu’il attendait et qui n’est jamais venu. La seule fonction parlementaire dont il eût droit de s’acquitter, consistait à endosser sa robe rouge, une fois l’année, par-dessus son uniforme, afin d’aller, en compagnie de Nossieurs de la grand’chambre, à la procession du vœu de Louis XIII. Il n’y manquait jamais, et ce qu’il observait avec non moins d’attention, c’était de laisser flotter sa toge ouverte, afin de laisser voir son uniforme et son épée. Vous allez convenir que si je n’étais pas entrée dans tous ces détails de robe et de parlement, la suite de mon récit en aurait pu manquer de clarté.
Nous savions que le Parlement devait être mandé le premier vendredi d’octobre à Fontainebleau, pour y écouter une mercuriale en réplique à des remontrances, et pour entendre la volonté du Roi touchant l’enregistrement d’un édit fiscal. M. de Richelieu avait su que les convulsionnaires devaient se réunir le même jour dans une maison du cloître Saint-Médéric, et M. de Richelieu ne savait trop comment il s’y prendrait pour en écarter le Vicomte.. — Je vas le faire enlever, disait-il, et je le ferai garder pendant vingt-quatre heures dans ma petite maison du Roule. Je dirai qu’on l’enferme dans un certain cabinet de la Chine qui n’est éclairé que par un œil-de-bœuf en vitre jaune, avec des magots et des magotines qui remuent la tête et les yeux, qui gigottent en se tirant la langue et qui lui feront des postiqueries surprenantes. Il aura cru voir le diable !
En se promenant sur le Cours-la-Reine, il aperçut, arrivant de Versailles et galopant avec un portefeuille rouge en sautoir, un Ordinaire de la chambre du Roi qui s’appelait Marolles, et dont le père avait été gentilhomme du vieux Duc de Richelieu.
Le Premier Gentilhomme de la chambre lui fait signe de la main ; il s’avance et lui demande ce qu’il a dans son portefeuille.
Le Gentilhomme ordinaire s’arrête et lui répond que ce sont des lettres de cachet pour la convocation du Parlement.
— Si tu veux me donner ton scellé pour le Président de Nesmond qui doit souper chez moi, lui dit M. de Richelieu, cela va t’éviter bien de la fatigue et du tracas ; car il est déménagé depuis qu’il a vendu son bel hôtel de la rue de Vendôme ; on ne saurait encore où le prendre (et cent autres mensonges à l’appui de cette invention).
M. de Richelieu le fait monter dans son carrosse, ils s’en vont à l’écart, on ouvre le portefeuille, et voilà M. de Richelieu qui se met en possession de la lettre de cachet. Il s’était bien attendu que l’adresse en porterait : à Mons de Nesmond., Président en ma cour de Parlement, mais il eut soin d’appliquer sur le mot Président un barbouillage en cire rouge, comme si le cachet d’une autre lettre avait poissé sur l’adresse de celle-ci. M. de Richelieu nous dit que la même chose arrivait souvent par suite de la bêtise naturelle et de la négligence habituelle à MM. les Conseillers du Roi, Chauffes-cire en la Chancellerie de France. Il est certain que c’était la corporation la plus stupide du royaume, après celle des Maîtres des comptes, et celle des Tambours-majors, ajoutait le Maréchal de Villars. Imaginez la surprise et la préoccupation du Vicomte de Nesmond, quand il reçut au milieu de la nuit, et DE PAR LE ROI, cette lettre scellée du cachet rouge en sceau-privé sur lacs de soie verte :
« Mons de Nesmond, je vous faits cette lettre pour vous ordonner de vous rendre en robe rouge, le vendredi du présent mois, à mon château de Fontainebleau, en la salle dite Gallerie des Cerfs, où vous attendrez, en silence, mes ordres ultérieurs, à peine de désobéissance. La présente n’étant à autre fin, je prie Dieu, Mons de Nesmond, qu’il vous ait en sa sainte garde, »
Écrit à Fontainebleau, etc.
Et plus bas,
Il se fait éveiller à cinq heures, il se fait habiller précipitamment et s’en va d’abord à l’hôtel de Nesmond pour s’y recorder avec son frère ; mais tout le Parlement avait déniché dès le point du jour, et le Président de Nesmond, qui n’avait pas tenu compte de la soustraction de sa lettre-close, était déjà sur la route de Fontainebleau avec tous ses collègues en remontrances et ses consorts en mercuriale. Le Vicomte ne pouvait ignorer que les Conseillers ad honores n’étaient jamais compris dans les convocations générales du Parlement, mais il imagina qu’il était mandé pour être interrogé sur le fait des miracles de saint Pâris. Il se résigne à l’apostolat, il va rendre témoignage de l’œuvre de secours ; il y sacrifie l’édification qu’il devait trouver dans la séance des convulsionnaires, et le voilà parti pour affronter la persécution des jésuites et le martyre peut-être (sans oublier sa robe rouge). Vous prévoyez bien si les deux cours de France et de Parlement se moquèrent de lui ! Laissons-le donc tranquille à Fontainebleau, dans la galerie des Cerfs, où il attendit les ordres du Roi jusqu’à minuit sonné, ultérieurement et inutilement, par soumission pour la lettre-close et son protocole en ritournelle.
Je ne saurais mieux faire ici que de vous copier la fin d’une relation qui fut écrite et envoyée par votre grand-père à la Princesse de Horn, attendu que l’Archiduchesse-Gouvernante était fort occupée des convulsionnaires, et qu’on s’inquiétait de ses dispositions jansénistes à Bruxelles. — Laissons parler M. de Créquy, comme disait toujours le Cardinal de Gèvres.
«… Le Duc de Richelieu s’était mis en ouvrier endimanché, M. de Durfort en boursier de collège, et moi je ne sais trop comment. Je devais avoir la mine d’un pauvre abbé qui se déguiserait pour aller à quelque paradis de théâtre. Nous arrivons de conserve dans la rue Saint-Merry, en face de l’entrée du cloître. Horrible maison, abominable escalier. La scène était dans un grenier qui s’étendait sur toute la maison. Il y avait 62 personnes et pas une figure connue, sinon celle du Chevalier de Folard et de M. de Montgeron, dont nous ne nous approchâmes point. Voilà M. de Richelieu qui commença par s’agenouiller et marmotter des patenôtres. — Mauvais, mauvais, profanatoire ! lui dit M. de Durfort à l’oreille, et Richelieu se releva d’un air contrit. Il a conservé cet air-là pendant tout le temps, ce qui n’a pas empêché qu’une des convulsionnaires vînt lui dire : — Donnez-moi donc secours, petit malicieux ! par façon de contre-vérité railleuse, à cause de l’air innocent qu’il avait pris. Il s’était fait une physionomie si drôle que nous évitions de le regarder pour ne pas rire. Il a donné des coups de pied dans le ventre à cette femme tant qu’elle a voulu. Il avait voulu prendre une bûche afin de la secourir avec plus d’efficacité, mais le directeur s’y est opposé, en disant qu’il y avait manière de s’en servir pour donner les secours, et qu’elle n’était connue que des éprouvés. Au moment de notre arrivée, il y avait trois femmes en convulsion, dont un jeune garçon qui avait déjà de la moustache. C’était un drôle assez trapu, râble, et qui parlait bas-normand. Je croirais assez que le directeur n’était pas la dupe de son costume. Richelieu s’est mis à lui porter secours à grands coups de souliers ferrés, de telle sorte qu’elle en jurait entre ses dents, cette convulsionnaire. Je l’ai pris par le bras en lui disant de se tenir tranquille, et qu’il nous ferait assommer par représailles. Il avait donné parole d’honneur qu’il m’obéirait sur toute chose, il a tenu parole à peu près, et tant qu’il a pu. Le directeur est un père de l’Oratoire dont je n’ai pu savoir le nom. Il a commencé par porter ce qu’ils appellent des secours à une vieille femme qui se roulait par terre et qui faisait des bonds et des contorsions infernales, et c’était en lui donnant une cinquantaine de coups avec une grosse bûche sur la poitrine et sur la tête, à tour de bras. On croyait entendre un crâne qui résonnerait le vide. On aurait cru que la poitrine de cette vilaine femme allait se défoncer et sa tête se fendre, mais elle ne cessait de crier : Secours ! doux secours ! secours ! Quand elle s’est trouvée suffisamment secourue, elle s’est relevée de sur le plancher, et s’est allée mettre dans un coin, où je l’ai suivie de l’œil. Elle a tiré de sa poche une petite fiole ; on a dit que c’était de l’eau de saint Pâris, mais nous n’avons pas voulu demander ce qu’on entendait par là ? Elle en a mouillé ses tempes et son front, et j’ai vu en sortant qu’elle était accroupie dans le même endroit, où elle paraissait endormie. Son nom janséniste est Sœur Marianne.
« Il paraît que cet immense galetas communique avec les greniers de la maison voisine. Nous avons d’abord entendu des sons discordans, et comme des chants éloignés, et puis nous avons vu s’ouvrir une petite porte a laquelle on parvenait de notre grenier par cinq ou six marches en planches, à cause de la différence d’étage, apparemment. Il en est sorti premièrement une grande personne de 25 à 30 ans tout au plus, assez jolie pour une folle, et vêtue raisonnablement. Elle a commencé par promener ses regards sur tous les assistans, et le directeur avait l’air d’en éprouver de l’anxiété. Quand il s’approchait d’elle, elle le repoussait de la main d’un air distrait, sans le regarder. — Le voilà, le voici, c’est celui-ci ! a-t-elle dit en montrant le Duc de Durfort… Mais le directeur et deux autres dignitaires sont sortis de la foule, et lui ont représenté que, pour le secours du gros fer, il fallait un secouriste expérimenté dans la sapience. Elle s’est mise à pleurer ; et le beau Durfort m’a dit tout bas que si les trois corbeaux jansénistes n’étaient pas venus le tirer d’affaire, il aurait dit qu’il était estropié du bras droit. Ce qui n’aurait pas été mentir, car il a fait, il y a quatre ou cinq jours, une chute de cheval dont il a le poignet foulé.
« Je vous dirai, ma Cousine, que le secours du gros fer s’applique, non pas à coups de bûche, mais à coups de bêche dans les reins et à coups de marteau sur le front ; jugez si cela peut convenir à Mme l’Archiduchesse ! Mais il nous a paru qu’on pouvait user de quelques ménagemens dans l’emploi de ce miraculeux spécifique ; et dites-lui ceci pour sa gouverne. Le secouriste de la grande personne n’y allait pas de si franc jeu que le Père de l’Oratoire sur la vieille femme. Pendant ce temps-là, Richelieu rôdait dans la foule. Il nous a dit qu’il avait remarqué une grosse petite mignonne « de 50 à 60 ans, qui débuta par expliquer catégoriquement à ses voisines pourquoi elle en appelait contre la bulle Unigenitus au futur concile, et qu’ensuite elle s’était renversée sur le dos pour se faire asséner de grands coups de bûche dans le ventre, en disant avec un air de volupté myrifique et d’innocence enfantine et langoureuse : Nanan ! Nanan ! C’est Nanan ! Ze veu Nanan ! Touzou Nanan ! Il y avait dans le creux d’une espèce de trappe ouverte un convulsionnaire qui paraissait du sexe mâle et qui se démenait en grande agitation ; il demandait à grands cris qu’on s’occupât de le soulager. Voyant Richelieu qui s’était penché pour regarder dans cette cavité, il implora son assistance, et alors notre bon Richelieu se glissa derrière la trappe qu’il lui rabattit sur la tête. Pendant tout le reste de la séance nous entendions cet homme qui se démenait sans pouvoir soulever son couvercle et qui faisait une sourde rumeur sous nos pieds. Enfin nous vîmes arriver en procession, qui descendait par ce petit escalier de planches, une vingtaine de figures inimaginables, et notamment la Sœur Françoise Bergerat, qui était comme ensevelie dans un sarrau de grosse toile blanche et qui s’était couronnée d’une sorte de diadème en fil d’archal avec des piquans. C’était en guise de couronne d’épines, et l’on portait derrière elle une croix de bois qui n’avait pas moins de sept à huit pieds de haut. Tout le monde se mit à genoux pour écouter Sœur Françoise qui prêcha sur la persécution des saints, sur les malheurs de l’Église, et sur les miracles du Bienheureux Pâris, en nous prophétisant des calamités atroces. Richelieu s’était blotti dans le plus sombre, parce qu’il avait crainte d’être reconnu d’elle ; mais comme il ne pouvait rester sans rien faire, il se mit à faire de l’eau dans son coin. — Qu’est-ce qui nous a mouillé genoux ? D’où peut venir eau sur le plancher ? Richelieu n’en aurait pas ri pour tout l’or du monde. C’est lui qui vous devra demander pardon de ce que je vous rapporte cette vilenie.
« Cependant, on coucha la croix par terre et sœur Françoise s’y étendit sur le dos. On lui avait mis un girard[1] sous les reins et un gros livre sous la tête, ainsi que deux tampons d’étoupe autour des coudes. Elle parla quelque temps en style figuré de la mission qu’elle avait reçue d’en-haut pour convertir les impies et pour témoigner la vérité des miracles opérés à Saint-Médard, par l’intercession des Bienheureux Pâris et Quesnel. Le directeur lui appliqua ensuite un de ses pieds sur le ventre et se souleva de manière à ce que tout le poids de son corps portât sur celui de Françoise ; ensuite il posa son même pied sur le front de Françoise en se soulevant de la même manière, et sœur Françoise en éprouvait une consolation bénigne, disait-elle. Je vis qu’on l’attachait sur la croix avec des sangles bouclées autour des reins, par-dessous les bras, au-dessus des genoux, aux poignets et au-dessus de la cheville des pieds. Le directeur, assisté d’un vieux bélître a poil gris, prit ensuite un linge mouillé dans je ne sais quelle eau bénite de leur fabrique, il en bassina la main droite de la patiente, et puis il y présenta la pointe d’un gros clou carré en lui demandant si le temps était venu. — Frappez, lui dit-elle, frappez vite et fort ! Le clou fut enfoncé dans la croix à travers la main, moyennant cinq à six grands coups de maillet. Le visage de la bienheureuse était d’une pâleur effrayante et dans un état de crispation horrible à voir. Il en fut pareillement de sa main gauche ; mais avant de procéder à la torture des pieds, il fallut déclouer et rapprocher d’elle une sorte de bloc ou morceau de bois en forme de console, sur lequel on devait clouer ces deux extrémités du corps, parce qu’il avait d’abord été placé trop bas. Ce fut une opération qui dura plus de vingt minutes pendant lesquelles sœur Françoise ne décessa pas de catéchiser, de prophétiser et même de chanter, ce dont elle s’acquitta fort mal. Enfin les pieds furent mis à nu et cloués sur la console, et la croix fut élevée debout graduellement et par intervalles de dix minutes en dix minutes, à partir de sa première position horizontale jusqu’à la verticale, ce qui ne dura pas moins d’une heure un quart, au dire de Durfort, qui a toujours, comme vous savez, sa montre à la main. Pour moi, j’étais obsédé par la vision de cette scène sanglante, absorbé dans la contemplation de ce fanatisme, et il me prit en outre une inquiétude mortelle pour ce Richelieu que j’aime, dont j’attendais continuellement quelque nouvelle diablerie et que je voyais assommé, si ce n’est crucifié. Je ne doute pas que les convulsions ne soient plus ou moins épidémiques ; le sage Durfort en a conservé de l’ébranlement nerveux pendant quarante-huit heures, au point d’en avoir perdu le sommeil et l’appétit. Si la séance avait duré une heure de plus, je ne doute pas que je ne fusse entré en convulsions.
« On découvrit le côté de cette crucifiée qui avait demandé à y recevoir le soulagement d’un coup de lance, car cette horrible parade était encore une indigne parodie de la Passion de Notre Seigneur. À défaut de lance, on usa d’une lame de couteau qui fut emmanchée tant bien que mal avec une canne de jonc et une jarretière de serge prêtées par deux secouristes. Il en découla du sang en abondance ; on rétablit la croix sur la ligne horizontale, et sœur Françoise se mit pour lors à réciter d’une assez faible voix l’évangile selon saint Jean. On fit baiser à tout le monde un crucifix qui avait touché aux reliques du divin Pâris ; on nous aspergea d’une eau très sale, où l’on avait délayé de la terre du cimetière de Saint-Médard, et finalement on nous renvoya chacun chez nous, en nous disant d’y prier, d’y militer pour la bonne cause et d’y travailler sans relâche à démasquer ces cruels ennemis des saints qui se disent les compagnons de Jésus.
« Je n’oublierai jamais les déportemens sanguinaires et la farouche extravagance de ces fanatiques. »
Je reprends la parole afin d’ajouter à cette déclaration de mon mari que M. le Paige (un Conseiller au Parlement), ayant administré soixante et tant de coups de bûche à Mme son épouse qui se trouvait enceinte, et ceci pour lui procurer par les secours et les mérites du saint Diacre une délivrance moins laborieuse, elle en mourut en accouchant d’un enfant mort avant terme, et voilà tout ce qu’il en fut ; tant les pratiques et les procédés jansénistes étaient respectables aux yeux des parlementaires.
Dix-huit mois après ceci, le Parlement de Paris rendit un arrêt qui supprimait l’ordre des jésuites. Les considérans de la sentence établissaient que c’était pour la quinzième fois qu’on les chassait du royaume, et ceci prouvait du moins qu’on les y avait rappelés quatorze fois. Au mois d’octobre suivant, le Parlement rendit un autre arrêt qui défendait à tout ci-devant et soi-disant jésuite de monter en chaire et même de confesser dans le ressort de sa juridiction. Cet étrange et ridicule empiètement sur les droits épiscopaux donna matière à réclamation de la part de tous les Évêques de France. Il en résulta des mandemens en faveur des jésuites, il en résulta l’exil de M. l’Archevêque de Paris (le Parlement n’avait pas eu l’audace de le poursuivre), et la condamnation de l’Archevêque d’Auch, qui fut décrété de prise de corps et mis à l’amende de dix mille écus. On voit quelle sorte de scandales arrivèrent en conséquence de la doctrine janséniste, et par suite de l’implantation du jansénisme au cœur du Parlement. À la vérité, la même cour de justice a défendu, par un autre arrêt du 8 juin 1763, de se faire inoculer, sous peine de prison, d’amende et de bannissement en cas de récidive. N’est-ce pas le fait d’un corps de magistrats infiniment judicieux que d’avoir été prévoir la récidive en cas d’inoculation et de petite-vérole ?
Pour en finir avec sainte Bergerat, j’ajouterai que je fus bien étonnée quand je vis paraître, au bout de vingt-cinq ans, une dissertation de M. de la Condamine, qui relatait scientifiquement aux académiciens, ses collègues, une autre opération crucificiale, où ladite sœur Françoise avait joué précisément le même rôle en présence du signataire et de M. de la Tour-du-Pin-Gouvernet, il y avait de cela douze ou quinze jours. Je l’aurais cru morte en suite et résultat d’un pareil régime. Louis Racine, qui était passé de l’église militante dans l’église triomphante, avait eu soin de lui constituer une rente viagère de cent louis, mais elle avait continué de se faire bûcher, piétiner, enclouer, etc., tous les cinq ou six mois pendant vingt-sept ans. Ce n’est pas moi qui vous expliquerai ce merveilleux effet du jansénisme, au moyen de la dissertation philosophique de M. de la Condamine, car je n’ai jamais pu comprendre ni l’un ni l’autre[2].
Je ne veux pas oublier de vous dire, à propos de M. de la Condamine, qu’il était d’une incorrigible curiosité, et que lorsqu’on écrivait en sa présence, il avait toujours soin d’aller se placer derrière vous pour regarder par-dessus votre épaule. Mme du Boccage en profita pour ajouter à la fin d’une de ses lettres : « Je vous en dirais davantage si M. de la Condamine n’était pas derrière mon dos, lisant tout ce que j’écris. » — Allons donc ! s’écria-t-il, je vous assure que je ne lisais pas !