Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 3/04

Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 3p. 59-71).


CHAPITRE IV.


La Marquise d’Urfé. — Les alchimistes. — Le Comte de Saint-Germain, Cagliostro, Casanova. — Discussion de l’auteur avec Saint-Germain. — Fourberie découverte. — Le Cardinal de Créquy au concile de Trente. — La mèche de cheveux du Roi Hérode. — Le Père éternel et M. du Châtel. — Autre discussion avec Saint-Germain. — Le Maréchal de Chastellux, et ses descendans. — Souper chez M. Le Normand d’Étioles. — Détails donnés par Saint-Germain sur la maison de Chastellux. — Anciennes poésies. — Épigramme du XVe siècle par Alain Chartier. — Épigramme du XVIe siècle par Melin de Saint-Gelais. — Histoire du Prince de Craon sur la Comtesse de Sennecterre. — Effet de l’élixir de longue vie. — Ses inconvéniens pour les pères de famille. — Le charlatan mystifié.

Vous vous souviendrez peut-être de mon histoire du Noble-à-la-Rose avec Mme d’Urfé, qui continuait toujours à chercher la poudre de projection pour la transmutation du cuivre en or, et qui soufflait jour et nuit pour se distiller du baume de longue vie. Elle ne sortait presque plus de son laboratoire, où peu de personnes obtenaient la faveur d’être admises ; sa société se bornait à des adeptes et des rose-croix ; ses relations n’aboutissaient plus qu’à des fourneaux et des cornues, des alambics et des récipiens ; mais j’étais pourtant du petit nombre des personnes favorisées, ce dont je n’abusais pas, et j’éprouvais pour cette pauvre femme un sentiment de compassion véritable. Elle a travaillé pendant quatre ans sur la cabale et la pierre philosophale avec le prétendu Comte de Saint-Germain, ce qui n’a pas laissé de lui coûter cent mille écus. Le signor Alessandro Cagliostro lui fit dépenser, quelques années après, quatre ou cinq cent mille francs pour opérer l’évocation des ombres de Paracelse et de Moïtomut, qui devaient lui révéler la dernière Arcane du Grand-œuvre. Elle a fini par tomber dans les mains d’un autre imposteur italien nommé Casanova, lequel avait la délicatesse de ne jamais lui demander de l’argent, mais seulement de riches pierreries pour en former des constellations. La délicatesse de son procédé n’avait pas eu l’art de plaire à MM. du Châtel, qui étaient les héritiers de Mme d’Urfé, et qui firent chasser Casanova du royaume. Il avait trouvé moyen de faire accroire à cette femme (d’esprit s’il en fut jamais) qu’elle allait devenir enceinte (à soixante-treize ans) par l’influence des astres et l’action des nombres cabalistiques ; qu’elle en mourrait ayant d’accoucher, mais qu’elle en renaîtrait d’elle-même et toute grande fille, au bout de septante-quatre jours, infailliblement et ni plus ni moins. Il ne s’agissait que d’éviter une seule chose, et c’était de ne pas se laisser ensevelir et enterrer mal à propos. Voilà ce qui malheureusement ne fut pas possible à obtenir de MM. du Chatel, qui, parmi leurs habitudes irrévérencieuses, avaient pris celle de considérer Mme leur grand’mère comme une vieille folle et M. le Chevalier Casanova comme un insigne voleur.

Elle avait donc commencé par avoir des relations intimes et suivies avec le Comte de Saint-Germain, lequel avait été contemporain de N. S. Jésus-Christ ainsi que de l’Empereur Tibère et du Tétrarque Hérode de Galilée, dont il avait conservé une assez belle touffe de cheveux bruns. Il avait vu Ponce-Pilate, d’abord à Jérusalem, ensuite à Grenoble où il était exilé ; mais c’était un homme insipide et tellement insignifiant (avant la publication des SS. Évangiles), qu’il n’avait gardé de lui qu’un souvenir assez confus. Ces ridicules façons de parler me rappelaient toujours un certain livre d’histoire sur la première race, par M. l’Abbé Legendre, lequel observe, à propos de la Reine Brunehaut, que, bien que cette princesse eût des airs un peu fiers, elle avait néanmoins des manières à se faire aimer.

Un beau jour où Mmes de Lorraine-Marsan et de Rohan-Guémenée se trouvaient empêchées ou occupées d’un autre côté, Mme de Brionne me fit demander si je ne voudrais pas faire avec elle une tournée de visites. La Comtesse de Brionne était beaucoup plus jeune que moi. Il était usité pour lors qu’une mariée qui n’avait pas trente ans n’allât jamais faire de visites sans être accompagnée d’une autre femme. Pendant qu’on était jeune, on n’aurait jamais eu l’idée d’aller toute seule en aucun lieu public, à moins que ce ne fût à l’église. On n’allait pas même toute seule en voiture avec son mari, et beaucoup moins encore au spectacle, où l’on aurait pu supposer qu’une femme était une fille. Les flâneurs des rues et les godelureaux du parterre auraient porté leur attention sur le couple heureux ; enfin, toutes nos habitudes extérieures et nos coutumes s’étaient naturellement arrangées de manière à ne pouvoir accréditer aucune supposition scandaleuse, et l’on dirait véritablement que ces coutumes de la haute noblesse française avaient été calculées dans l’intérêt de la morale publique. C’était, je crois bien, le résultat d’une civilisation profondément religieuse à son origine, et non moins religieuse encore dans ses développemens. Il ne faut pas oublier que ce sont les Évêques, qui ont civilisé la France et les Bénédictins qui l’ont défrichée. Il est assez remarquable que la France ait été replongée dans la barbarie tout aussitôt qu’elle a eu détruit ses évêchés et ses monastères de Bénédictins.

Mme de Brionne avait eu l’idée de faire écrire son nom à la porte de Mme d’Urfé, chez qui, je vous l’ai déjà dit, on ne laissait entrer presque personne. En voyant mes livrées, on ouvre la porte cochère ; il faut monter chez cette alchimiste, on ne saurait s’en dédire, et nous faisons contre fortune bon cœur. On nous introduit sans nous annoncer ; c’était une méthode adoptée dans cette habitation mystérieuse, et nous trouvons la Marquise assise au coin d’un grand feu (c’était au mois-de juillet), vis-à-vis d’un homme habillé comme au temps du Roi Guillemot. Il avait sur la tête un grand chaperon galonné. Il ne s’était ni levé ni découvert en voyant arriver Mme de Brionne ; et la Comtesse de Brionne, si princesse et si scrupuleusement polie, en parut surprise au dernier point ; — J’ai reçu hier une lettre de M. de Créquy-Canaples ; me dit la Marquise d’Urfé ; il se plaint du froid qu’il éprouve en Artois pendant la canicule ; il paraît ajouta-t-elle avec un air compatissant, que la cervelle est tout-à-fait dérangée. — Par ma foi ! s’écria le Monsieur d’une voix forte et brusque, il a de qui tenir ! j’ai connu le vieux Cardinal de Créquy ; je l’ai beaucoup vu pendant la première session du Concile de Trente, où il ne disait autre chose que des sottises, et je vous puis assurer que c’était un fameux extravagant ! il était Évêque de Rennes alors.

Je devinai que ce devait être là M. de Saint-Germain, dont les hâbleries mensongères et les récits qu’on en faisait m’avaient toujours impatientée. Je me retournai vers lui d’un air ouvert et naïf, en lui disant : — Monsieur veut peut-être dire Évêque de Nantes ? — Non, Madame, Évêque de Rennes, et de Rennes en Bretagne ; je sais très bien de qui je parle, et je sais très bien ce que je dis ! — Monsieur, lui répliquai-je avec une petite mine de légèreté, d’imprudence et d’enjouement téméraire, je suis bien sûre que vous ne savez pas à qui vous parlez. — Madame !… reprit-il d’une voix tonnante, en jetant sur moi des yeux courroucés… — Ne vous fâchez donc pas, Monsieur, et puisque vous savez tant de choses, ayez la complaisance de nous dire comment je m’appelle ? — Vous portez, entre autres noms, s’écria-t-il avec un ton d’hiérophante, un nom dont la racine est cufique, hébraïque et samaritaine, un nom bénit, un nom victorieux, mais ensanglanté, dépouillé, précipitable !… — Ah ! Monsieur, lui dis-je « en l’interrompant avec un air de reproche et de délicatesse outragée, un nom radicalement cufique et précipitable surtout ! C’est une chose dont vous ne me ferez convenir certainement pas !…

— Comme vous ayez découvert qu’elle avait nom Victoire ! lui dit Mme d’Urfé en le regardant avec un air d’admiration et d’attendrissement. — J’aurais préféré que Monsieur nous eût dit que j’étais Marquise de Créquy, repris-je alors avec un peu plus de sécheresse. Le Cardinal de Créquy, poursuivis-je, n’a jamais été qu’Évêque de Nantes et d’Amiens, Archevêque de Tyr, et Patriarche d’Alexandrie. L’épithète de vieux Cardinal ne lui va pas autrement bien, car il n’avait pas plus de 45 ans quand il est mort de la peste ; et quant aux sottises qu’il aurait pu dire à la première session du Concile de Trente en 1545, il ne serait pas juste de les lui reprocher avec sévérité, car il ne devait être âgé que de cinq à six ans. — Madame, vous m’insultez ! … — Non, Monsieur, je me borne à vous répondre, et je n’insulte pas non plus à la vérité en vous répondant… — Je parie contre vous dix mille louis… — Monsieur, je ne vis que du blé de mes terres et je n’ai pas dix mille louis à mettre à l’enjeu contre vous. — Je parie cent louis alors… — Restez-en là, lui répliquai-je avec un ton d’autorité qui lui fit ravaler ses impostures et ses brutalités familières. Il n’y a que des Anglais ou des laquais qui puissent défier une femme en lui disant je parie, je parie ! et c’est toujours à défaut de bonnes raisons… Mme d’Urfé, sur qui j’avais jeté les yeux, me parut dans un état de consternation risible. Elle me conjura de ne parler de rien, ni chez moi, ni chez les Breteuil, en frayeur du Cardinal de Fleury qui n’aimait pas les charlatans, et voilà ce que je lui promis sans difficulté. Tout ce qu’il en résulta, c’est que la porte de son laboratoire ne me fut plus qu’entr’ouverte, et à condition qu’elle s’y trouvât seule, encore.

Le Baron de Breteuil avait trouvé dans les archives de son ministère de la maison du Roi que ce prétendu Comte de Saint-Germain était le fils d’un médecin juif de Strasbourg, et que son nom véritable était Daniel Wolf ; il était né en 1704, de sorte qu’il avait 68 ans lorsqu’il se donnait pour être âgé de 1814 ans, grâce à la vertu d’un élixir de longévité dont il avait dû la recette à sa haute faveur auprès de je ne sais quelle Reine de Judée. À 68 ans, il avait l’apparence d’un homme de son âge qui jouirait d’une santé robuste. Il était droit et marchait vite, parlant ferme et d’assez bon air, avec un peu d’accent alsacien, pourtant. Il avait le regard assuré, arrogant même. Il avait la peau fraîche et brillante, avec une forêt de cheveux blancs, la plus belle barbe et des sourcils de même, ce qui avait fait dire à Mme d’Urfé qu’il ressemblait au Père éternel. — Quand il était jeune, ajouta le Chevalier du Châtelet, car en fait d’irrévérence et de philosophisme, celui-ci prenait toujours l’avance avec le haut du pavé sur le Marquis, son frère aîné.

Une autre bonne exécution pour dévoiler le charlatanisme et la fourberie du Saint-Germain fut celle de M. de Chaslellux, qui fit grand bruit (leur dispute) et qui fut assez divertissante. C’était chez M. Le Normand d’Étioles où se trouvait nombreuse compagnie. Saint-Germain s’était informé des personnages qui devaient y souper ; il s’arrête au nom de Chastellux de préférence ; il s’informe, il recherche, il feuillette, il eut bientôt fait son thème, et dès qu’il entendit annoncer le Comte de Chastellux, il se précipita pour lui demander s’il n’était pas le petit-fils du Maréchal de Chastellux, qui était Gouverneur-Général de la Normandie au quatorzième siècle. — Mais, Monsieur, je m’en flatte, et je crois bien qu’il était notre aïeul au septième degré. Votre illustre septaïeül était un héros, Monsieur ! un héros dont le Roi paya la rançon deux mille deux cent cinquante livres en quatorze cent dix-huit ! et je me souviendrai toute ma vie de l’avoir vu prendre séance au chœur de la cathédrale d’Auxerre, en qualité de Protecteur Avoué du chapitre et de Chanoine d’honneur. C’est à telles enseignes qu’il avait un surplis par-dessus sa cuirasse, une aumusse au bras et son bâton de Maréchal de France à la main ! Et sa vénérable mère, Alix de Bourbon-Montpeyroux, qui était la cousine-germaine de son père ? — Oui, Monsieur, ce digne Maréchal, votre ancêtre, était mon ami très intime ; et j’aimais son fils aîné comme la prunelle de mes yeux ! Vous savez ? son fils aîné, Jean III de Beauvoir, Sire de Chastellux et Vicomte d’Avalon, qui avait épousé la fille du Seigneur d’Aulnay ; je la vois d’ici et je vous proteste que c’était une charmante personne en 1493 !… Il n’avait qu’un défaut, le jeune homme, il était panier-percé comme un reître, et quand il avait joué du hautbois dans vos forêts de Coulanges et de Baserne, son père en était furieux contre lui ! — C’est qu’il était serré, le vieux Maréchal ! et je me souviens qu’un jour de Pâques, il ne voulut jamais laisser décarêmer sa famille et ses gens, parce qu’il était resté dans ses cuisines un excédant à la provision de poissons qu’il avait fait pêcher pour la semaine sainte.

— Permettez-moi, Monsieur, de vous faire observer que vous confondez le grand-père avec le petit-fils, lui répondit M. de Chastellux d’un air de politesse noble et du plus beau sang-froid possible. Le Maréchal était magnifiquement généreux, et c’était Philippe II de Chastellux, son petit-fils, qui passait pour être… économe. Là-dessus, dissertation chronologique, citations réciproques, emportement de la part de l’aventurier et discussion toute à l’avantage du Comte de Chastellux et de la libéralité du Maréchal, son grand-père. On envoya chercher deux vieux livres dans la bibliothèque, et l’on produisit les autorités suivantes :

N°1. « Le Marcschalde Beauvoyr
« Aura mangé nostre avoyne
« Advant qu’il ne puysse avoÿr
« Assez d’escus par semaine,
« Comme il débvrait recevoyr
« Pour user à son vouloyr
« Et jecter à la centaine. »

N° 2. « Chastellus donne à déjeusner
« À six, pour moins d’un Carolus,
« Mais Chastellot donne à disner
« À huict, pour moins que Chastellus.
« À prêts tels repats dissolus.,
« Chasqu’un s’en restourne fallot ;
« Quy me perdra chez Chastellus
« Ne me cherche chez Chastellot !

La première de ces deux épigrammes est d’Alain Chartier, et l’autre est de Saint-Celais, à 92 ans d’intervalle ; ainsi fut-il avéré que M. le Comte de Saint-Germain n’était qu’un charlatan maladroit et mal avisé.

Une autre bonne histoire est celle du Prince de Craon, dont M. de Saint-Germain ne connaissait pas la figure, et qui tombe un jour à l’hôtel d’Uzès, au milieu d’un grand cercle où ledit Saint-Germain débitait ses menteries, qu’on écoutait là, bouche béante. Il était question de Nicolas Flammel et de sa femme Pernelle, et de leur eau de Jouvence et de leur poudre de sympathie. — Eh ! mon Dieu ! s’écria le prince de Craon, ne savez-vous pas ce qui vient d’arriver chez la Comtesse de Sennecterre ? — Quoi donc ? quoi donc ? demanda Saint-Germain, qui lui avait cédé pour deux cents louis d’or (à prix coûtant) une petite fiole de son élixir. — Imaginez, Monsieur, lui répondit l’autre, que M. le Comte de Saint-Germain connaît beaucoup Mme de Sennecterre, et qu’il avait eu la générosité de lui donner un flacon de liqueur éthérée qui devait la rajeunir quand elle en prendrait un scrupule à l’âge de 50 ans ; deux gouttes à 60 ans passés ; quatre gouttes à 90, et ainsi de suite. Elle a voulu cacher la chose à son mari qui n’a que 71 ans (apparemment qu’elle ne le trouve que trop jeune comme cela). — Pas d’épigrammes et courons au fait, lui dit la Duchesse d’Uzès, qui mourait d’impatience et d’inquiétude, attendu qu’elle avait bu de la même drogue.

Mme de Sennecterre avait confié sa précieuse petite bouteille à Mlle Jacoby, personne âgée, prudente et soigneuse ; fille estimable, s’il en fut jamais ! — Mme de Sennecterre était allée hier au bal de l’hôtel de Soubise, et quand elle est rentrée dans son appartement, à cinq heures du matin, savez-vous ce qu’elle y a trouvé, Mesdames ? — Une petite fille de 7 à 8 ans qui grimpait sur tous les meubles et qui courait en sautant comme un cabri d’un bout de la chambre à l’autre. — Mais qu’est-ce qu’une pareille sauteuse, une petite effrontée ?… — Où sont donc mes femmes ?… — Comment, Madame, a répondu la fillette avec une petite voix gaillarde et piaillarde, vous ne reconnaissez pas Mlle Jacoby, qui vous a élevée depuis l’âge de 4 ans ? Ah ! par exemple !… — Mais comment se fait-il ?… — Ah ! dame, j’avais la colique et j’ai voulu boire de l’eau de M. de Saint-Germain, qui m’a joliment guérie ! Je n’en ai pourtant pris qu’une petite gorgée… — C’est bien la moindre chose que vous en ayez laissé quelques gouttes pour moi dans le fond de cette fiole, a dit Mme de Sennecterre avec un dépit qu’elle ne pouvait maîtriser. Envoyez-moi Julie pour me déshabiller, du moins. Où est donc Julie ? — La voilà, Madame, a repris son ancienne gouvernante, en riant comme une petite folle, en lui montrant sur le tapis un enfant qui n’avait pas l’air d’avoir plus de six semaines ou deux mois, et qui têtait son pouce. — C’est là Julie, qui a voulu tout boire ; elle a tout bu, Madame, et la voilà si rajeunie qu’elle en est devenue pas plus grosse que rien.

— Je vous assure que l’administration de l’élixir de longévité nécessite une extrême prudence, poursuivit le Prince de Craon avec un sérieux incomparable ; M. de Saint-Germain nous met en danger de retomber en enfance ; et quand on a des procès, des affaires en litige ou des filles à marier, on n’est pas toujours bastant pour retourner à la bavette et la lisière ; j’en conclus qu’on ne saurait apporter trop de précautions… M. de Saint Germain s’était esquivé tout aussitôt qu’il avait aperçu que le Prince de Craon se moquait de lui.

Depuis ce moment-là, ce fut à qui se moquerait de M. de Saint-Germain, à qui le petit Maréchal (de Bièvres) allait faire des histoires comme à la tâche et à la journée. Je me souviens qu’un jour il avait arrêté dans leur marche précipitée (c’est Daniel Wolf, dit Saint-Germain) M. de Créquy, votre grand-père, et le Comte de Boulainvilliers, qui se promenaient dans les Tuileries, et c’était pour leur demander ce qu’il y avait de réellement vrai dans la singulière aventure de la Marquise de Jaucourt. Ils n’en avaient rien ouï dire, et le voilà qui se met à leur conter comme quoi cette petite Marquise allait à Versailles en grand habit pour y faire sa cour, et qu’en suivant la rue de Bellechasse, elle avait été soulevée par un cahot de sa voiture qui l’avait fait passer par la portière, en sorte que ses gens n’avaient plus rien trouvé dans le carrosse en arrivant au pied du grand escalier (de Versailles). Il avait fait une averse abominable, et, grâce à ses énormes paniers, la petite coquette avait flotté majestueusement sur le ruisseau qui bat toujours les murailles dans cette rue de Bellechasse aussitôt qu’il pleut. Maréchal de Bièvres ajoutait qu’elle ne s’était arrêtée qu’au grillage de l’égout, où M. l’Abbé Raynal avait eu la galanterie d’aller la prendre et lui proposer la main pour la faire monter dans un fiacre, etc. Ceci pour vous donner un échantillon de ces belles histoires, au moyen desquelles on allait mystifier ce mystificateur.