Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 3/02
CHAPITRE II.
Un dimanche de la Septuagésime, à l’heure de vêpres, j’étais à la porte de Saint-Sulpice, où j’attendais un des suisses de l’église que mes valets étaient allés chercher pour me faire ouvrir ma chapelle et m’y conduire à travers la foule. Je vois arriver à ma portière un jeune abbé très pâle et très-maigre, avec des cheveux longs et plats. Il avait les mains tellement sales et il était si déguenillé que je l’aurais pris pour un mendiant. Il tenait un papier qu’il me présenta de la part de Madame la Duchesse d’Orléans, la défunte, et me disant que c’était une obligation de conscience qu’il avait à remplir. — Madame est morte admirablement, poursuivit-il en grimaçant l’édification béate, en baissant ses yeux en terre et formant sa bouche en ogive. — Il m’a paru que Madame avait pris engagement de vous procurer cette présente chose que je lui ai promis de remettre à vous, en main propre, à celle fin de lui tranquilliser la conscience, lorsqu’elle a senti qu’elle allait passer de cette vie présente en la future, assistée par moi, qui ne vaux rien du tout, sinon par la gratuité du Sauveur.
Je reconnus l’argot des Quesnellistes, et je lui répondis que la gratuité ne s’accordait guère avec la prédestination.
Cette exécution testamentaire de Madame consistait dans une recette pour accommoder les choux rouges avec du bouillon, deux quartiers de pommes de reinette, un ognon piqué de gérofle et deux verres de vin rouge pour un chou de moyenne grosseur. La défunte avait eu soin de me recommander de faire échauder les choux rouges à l’eau bouillante avant de les hacher pour les faire cuire au bouillon. — Je vous veux envoyer ceci que je me souvenais vous avoir promis à plusieurs fois, avait-elle ajouté sur la même feuille, et c’est en marque de pleine et sincère réconciliation chrétienne… Le tout écrit de sa plus belle écriture palatine en lacs d’amour, et signé Charlotte de Bavière.
Cependant, le suisse attendait que je descendisse de voiture, mes laquais s’étaient mis sous les armes, en portant, qui l’un, qui l’autre, un coussin de prie-dieu, mon sac aux livres d’église et mes carreaux, lesquels étaient galonnés, brodés et blasonnés, ni plus ni moins superbement qu’il était d’usage et de convenance alors. Voilà mon homme à cheveux plats et gras qui s’en offusque et s’en irrite : il m’exhorte à montrer plus d’humilité chrétienne et se met à me sermonner sur les pompes de Satan, à propos d’un sac de velours avec des glands d’or.
— Femme pécheresse et vaniteuse, ne vous raidissez plus contre le torrent de la grâce, et laissez-moi vous montrer les voies du ciel ! ajouta-t-il en manière d’épilogue.
— Monsieur l’abbé, procédons par ordre de matière, lui répliquai-je, et d’abord, pour qui me prenez-vous ? Dites-moi ceci… Ah ! ah ! j’ai donc la figure et la mine d’une femme de 50 ans ? Je ne m’en serais pas doutée, et voilà ce que je vais commencer par déposer aux pieds de la croix. Je vous répondrai premièrement que je ne suis pas du tout la Vicomtesse de Mouchy, et je vous recommanderai d’apporter une autre fois plus de précaution dans la délivrance des legs dont vous serez chargé[1]. Je vous restitue votre papier pour le remettre à Mme de Mouchy qui est très-gourmande, et du reste je n’oublierai jamais la bonne instruction de votre illustre pénitente, car j’aime et j’estime les choux rouges, Monsieur l’Abbé, et vous m’inspirez justement assez de confiance pour vous dire que c’est un ragoût bavarois dont je voulais me procurer la recette. À présent, Monsieur, sermon pour sermon.
Je vous dirai que dans tous les rangs, pour toutes les places et dans toutes les positions sociales où la Providence divine fait naître les hommes et les femmes, il y a pour elles et pour eux des grâces d’état, mais qu’il y a aussi des devoirs d’état ; il y a des obligations de convenance extérieure auxquelles on ne saurait manquer sans porter un notable préjudice à l’édification du prochain. Les téméraires et le vulgaire en général y soupçonneraient de l’hypocrisie qui est un motif de scandale, et surtout de la part d’un ecclésiastique qui doit toujours s’habiller assez régulièrement pour ne pas s’exposer à la dérision des impies en s’attirant l’admiration des imbéciles. (Prenez garde à l’état de votre haut-de-chausses, lui dis-je à demi-voix : si vous ne le faites pas raccommoder, vous nous montrerez bientôt… toute autre chose que les voies du ciel.) Il en fut d’abord interdit, cet Abbé ; ensuite, il jeta sur les gens de ma suite et sur ma personne un coup d’œil rempli d’amertume et de souverain mépris.
Il faut vous dire que la Présidente Talon s’était arrêtée pour nous regarder avec un air de surprise ; mais il faut commencer par vous dire un mot ou deux sur la Présidente Talon, Françoise de Chauvelin, laquelle était fille du Garde-des-Sceaux, et laquelle était veuve de mon cousin Louis-Denys Talon, Marquis du Bouloy et Président à Mortier au Parlement de Paris. Nous étions parens du quatrième au cinquième degré, parce que la grand’mère de ma mère était Mademoiselle Talon, fille de cet illustre Avocat-Général Omer Talon, Seigneur de Sèves, qui nous a laissé de curieux mémoires. Cette famille parlementaire était traitée par le Roi Jacques et la Reine Marie de Modène, à leur cour de Saint-Germain, avec une distinction toute particulière, attendu que c’était la première famille de gentilshommes irlandais et catholiques qui se fussent expatriés pour garder la foi de leurs ancêtres, et qui fussent venus se réfugier à l’abri du sceptre français. Le premier de ceux-ci fût un Baronnet d’Irlande qui s’appelait Sir Arthur Talon, lequel était colonel d’un régiment irlandais au service de Charles IX et de Henri III. C’était un géant pour la taille, un lion pour le courage, un taureau pour la force, et, je suppose, un dragon pour la jalousie, car il enfermait quelquefois sa petite Milady Talon, qui n’avait pas plus de trois pieds de haut, dans un coffret qu’il portait sous son bras. Mon oncle le Grand Prieur en avait ouï dire aux vieilles gens et en avait retenu quantité d’histoires. Ce qui me reste à vous dire au sujet de la Présidente en question, c’est qu’elle était une aimable et spirituelle personne, intime amie des Breteuil.
— Mais, mon Dieu ! me dit-elle, est-il possible et comment se fait-il que je vous trouve en colloque avec mon fanatique de neveu ? — Comment ! c’est l’Abbé de Pâris, le Diacre, le fameux Diacre Pâris ! — Eh ! vraiment oui, dit-elle ; — avec ses quatre-vingt mille livres de rente et sa charge de Conseiller de grand’chambre, vous savez la vie qu’il mène et vous voyez sa belle dégaine ! Il y a deux ou trois ans que je ne l’avais aperçu.
— Prends garde à ton pied en entrant dans la maison du Seigneur ! s’écria-t-il en regardant sa tante avec un air comminatoire et pharisaïque. Ensuite il se prit à dire à un laquais qui portait le sac d’église de la Présidente et la queue de sa robe : — Ne frémis-tu point de ce que tu vas faire en présence du Dieu jaloux ? — et crac, il abat d’un coup, au tranchant de son avant-bras, la queue de cette belle robe qui s’échappe des mains du laquais et tombe dans la poussière sur les marches du péristyle. — Mais le vilain fou, dit-elle, ne veut-il pas que je me salisse et que je laisse traîner mes robes, afin d’être aussi malpropre que lui ?
— Allez, Monsieur, allez ! s’écriaient les deux laquais et le cocher de Mme Talon (qui en étaient rouges de colère), si ce n’était à cause de l’excommunication parce que vous êtes peut-être dans les ordres, nous vous casserions joliment les os pour avoir osé porter la main sur la robe de Madame la Présidente, que toute sa famille condamne à mort et que son mari en a fait pendre qui valaient cent fois mieux que vous, peut-être plus de deux mille !
Voltaire en avait fait une sorte de complainte que je ferai mettre dans mes pièces justificatives. Elle est amusante[2].
On eut connaissance à la même époque d’une singulière requête des moines de Morimont, autres jansénistes, qui sollicitaient du Roi la faveur de sa protection pour obtenir de Rome un indult qui leur permit de s’habiller comme des prêtres séculiers, et qui les dispensât de l’obligation du jeûne conventuel et de l’abstinence des alimens gras pour les jours licites. Ils proposaient, en échange, de se charger de l’éducation de douze gentilshommes qu’ils s’obligeraient à faire élever convenablement. Il est à savoir que le Prieur claustral de l’abbaye de Morimont était alors Dom Louis de Pâris, oncle du fameux Diacre.
Le Roi n’avait pas manqué de faire mettre le placet à néant, mais je me chargeai de répondre à ces moines en publiant la requête suivante à N. S. P. le Pape.
« Les mousquetaires noirs et gris de la garde du Roi, à l’effet d’obtenir par le crédit de Votre Sainteté qu’ils puissent être dispensés de porter l’uniforme et la soubreveste, afin de pouvoir se présenter d’ores en avant aux bals d’Opéra, dans les coulisses ou les guinguettes, aux foyers des théâtres de Paris et autres lieux, en habit qui ne les puisse faire reconnaître pour serviteurs du Roi Très-Chrétien. En reconnaissance de ce bienfait, les soussignés s’engagent à faire maigre les vendredis de chaque semaine, à condition qu’on leur octroyera les étangs et les viviers des Pères Bernardins. Ils proposent, en outre, à S. M. d’élever gratis douze jeunes demoiselles bien nées. »
Le Roi, la Reine et M. le Cardinal de Fleury s’en divertirent ; il n’y eut pas jusqu’à M. le Chancelier qui n’en déridât son front soucieux, et celui-ci fit dire à l’Abbé-Général de l’ordre de Citeaux que s’il entendait jamais reparler de cette requête, ce serait à moi qu’il adresserait et renverrait les révérends pères de Morimont. Ce relâchement pour l’observation des règles monastiques, avec la manie des sécularisations, était encore un des produits et des bienfaits de la Régence.
L’Abbé de Pâris mourut à 35 ou 36 ans, dans un grenier du faubourg Saint-Jacques, et d’inanition, de froid, de misère ! On l’inhuma dans le petit cimetière de la paroisse de Saint-Médard au même quartier Saint-Jacques, et l’on fut assez long-temps sans entendre parler de son tombeau. Voici quels étaient ses principaux disciples en Jansénius.
Au premier rang, et de toute manière, on y voyait figurer la Baronne de Montmorency (je vous ai déjà parlé d’elle à propos de sa nièce, Mlle de Charette, dont elle aurait voulu forcer la vocation religieuse, et qu’elle a déshéritée totalement). Elle allait ouvrer chez le saint Diacre, comme ils disaient, c’est-à-dire ajuster des brides sur des sabots, et travailler à faire de si vilaines chemises en toile si grossière que les plus pauvres gens ne s’en voulaient pas servir crainte de s’écorcher le dos. Il en était ainsi, pour leur gosier, de la soupe aux pois chiches qui se fabriquait chez le saint Diacre, où tous ses disciples allaient écumer la marmite à tour de rôle. Si les mendians n’en mangeaient pas, c’est qu’ils n’en voulaient point. Il n’y avait jamais que des aveugles qui s’arrêtassent à la porte de l’Abbé de Pâris et c’était sûrement parce que leurs conducteurs y mettaient de l’obstination. Ceci faisait dire à M. l’Archevêque que la doctrine des Jansénistes était fort exclusive en ce que leur charité n’aboutissait qu’à nourrir les chiens des aveugles. Mme de Montmorency n’a pas manqué de tester et d’établir fidéi-commis sur fidéi-commis en faveur de la Boite-à-Perrette ; elle a légué toute sa fortune aux Appelans contre la bulle Unigenitus, qui s’en sont fait le partage ; l’Archevêque schismatique d’Utrecht et sa petite église en ont recueilli trente-deux mille livres de rente, et l’Abbé Grégoire en touchait mille écus de pension quand il était à l’assemblée constituante. On n’a supprimé cette allocation que lorsqu’il a été désigné pour évêque constitutionnel de Loir-et-Cher[3].
Cette folle Baronne était l’unique héritière de la branche aînée des Charette, qui n’avait pas moins de quarante mille écus de rente en belles terres nobles. Il en résulta que MM. de Charette de Bois-Foucault, de Monthébert et de la Contrie, qui devaient naturellement hériter d’elle, à défaut de Mme de Clisson qu’elle avait exhérédée, ne manquèrent pas d’attaquer et de poursuivre judiciairement le premier légataire apparent de leur cousine ; ce qui de cascade en écluse, et de fidéi-commissaires en prête-noms, finit par aboutir à la dite Boîte-à-Perette, où tous les biens de Mme de Montmorency furent engloutis, faute de preuves, à ce que disaient Messieurs des Enquêtes, et faute de justice à espérer, disaient nos francs-bretons, quand il y avait à juger des appelans du formulaire au Parlement de Paris. Il est certain qu’il y avait tout à risquer quand on plaidait contre un non-conformiste devant la première et la deuxième chambre des Enquêtes ; et si le Grand-Conseil n’avait pas pris le parti d’évoquer à lui l’instruction des miracles de saint Pâris, et de s’attribuer la police du cimetière de Saint-Médard, je suis persuadée que les Jansénistes y feraient encore aujourd’hui leurs sauts périlleux, accompagnés de contorsions, de convulsions, d’épouvantables hoquets, de processions à quatre pattes et autres miracles.
Au troisième degré, dans la hiérarchie du Diacre Pâris et de la Baronne de Montmorency, tout le monde était consterné de voir figurer ce pauvre Chevalier de Folard, à qui la tête avait tourné par le quesnellisme.
Charles de Folard, Mestre-de-Champ, Gouverneur des ville et citadelle de Bourbourg, membre de l’Académie des sciences et de la Société royale de Londres, était né de parens nobles en 1669, au château de Varey dans le comtat Venaissin. Il avait été honoré de la plus sincère amitié par le Maréchal de Créquy, le Maréchal de Villars, le Maréchal de Berwyck, le Roi Charles XII et le Maréchal de Saxe. Les principaux ouvrages qui nous restent de lui sont d’abord un excellent commentaire sur Polybe, en six volumes in-4o, lequel ouvrage est universellement estimé des tacticiens ; ensuite un traité de la défense des places fortes, un ouvrage intitulé Nouvelles découvertes sur le système des colonnes, avec un traité de la guerre de Partisan, dont M. de Créquy faisait le plus grand cas ; enfin, une relation des Miracles opérés par l’intercession du Bienheureux Diacre, François-Julien-Marc de Pâris.
Le Chevalier de Folard avait été blessé d’une mousquetade dans les reins, ce qui le faisait boiter ridiculement en se renversant le corps en arrière et en se relevant tout de travers, comme un automate à ressorts détraqués. Les convulsionnaires de Saint-Médard imaginaient apparemment que c’était un effet de la grâce efficace ; car aussitôt qu’ils le voyaient arriver dans leur cimetière ou dans leurs galetas, les cris pharamineux, les bonds, les sauts-de-carpe et les contorsions y centuplaient d’ardeur et d’activité frénétique.
Arrivaient ensuite à la file Dom Gabriel du Pineau, Genovéfain défroque ; M. Carré de Montgeron, Conseiller aux Enquêtes ; le Vicomte de Nesmond qui était un imbécile ; M. Danger de Sainville qui était en enfance depuis l’âge de raison ; l’Abbé Taboureau qui sortait de Saint-Lazare et qui avait risqué de monter sur le tabouret ; enfin M. Blanchard, Docteur en Sorbonne, avec Mme Blanchard et tous leurs enfans de tous les âges, au nombre de quatorze ou quinze. Les grands allaient au marché pour le saint Diacre et balayaient la rue devant sa porte, et les plus petits soufflaient le feu derrière la marmite, en protestant contre la bulle Unigenitus à qui mieux mieux. C’était un petit Blanchard de l’entre-deux qui mouchait toujours la chandelle et qui l’éteignait à chaque fois, de manière à ce qu’il était indispensable d’en faire couler et d’en sacrifier une bonne partie pour rallumer le reste. M. de Nesmond nous disait que c’était une calamité bien rude, une croix bien lourde à porter ! mais que le saint Diacre y mettait une douceur, une générosité surhumaines ! et que surtout le père Blanchard édifiait tout le monde en recevant une humiliation si fréquente avec une résignation miraculeuse[4] !
Les bas côtés de la petite église étaient remplis d’ouvriers pénitens non-conformistes, de vieilles bourgeoises et de petites rentières, de vieux Auditeurs des comptes, et enfin des clercs fanatiques et des paperassiers du Châtelet, pêle-mêle avec des servantes et des Oratoriens. Toutes les cuisinières et les vieilles servantes étaient devenues jansénistes. On n’a jamais pu s’expliquer pourquoi les cuisinières s’étaient passionnées pour les cent-et-une propositions théologiques que le pape Clément XI avait censurées.
Cependant, toutes ces parades nocturnes au cimetière de Saint-Médard avaient quelque chose de si monstrueusement lugubre et de si scandaleux, que le Roi séant en son conseil ordonna d’en murer les portes, ce qui fut exécuté prestement malgré les réclamations ; les oppositions, les suppliques et les mémoires, à consulter du Conseiller Carré de Montgeron, qui fut exilé dans une de ses terres à quarante lieues de Paris. On sait que les Jansénistes écrivirent sur une de ces portes condamnées :
« De par le Roi, défense à Dieu
« D’opérer miracle en ce lieu. »
Voilà comme ils se vengèrent de la puissance royale en attendant mieux, et du reste on escalada plusieurs fois les murailles du même cimetière afin d’y cueillir des herbes, sur le tombeau du bienheureux Pâris. Quand ces végétaux solitaires eurent été moissonnés jusqu’à la racine, on y recueillit de la terre, et tellement que la bière en fut à découvert, ce qui décida le Lieutenant de police à la faire enlever nuitamment, inopinément, et sans que les Quenellistes aient eu la consolation de savoir ce qu’était devenu ce précieux cercueil. (M. de Maurepas m’a confié qu’il avait été déposé dans le beau milieu de la rivière, entre l’Île Saint-Louis et l’Île Louviers. C’est une révélation que je n’aurais pas faite il y a quarante ans !) Messieurs de Créquy, de Durfort et de Richelieu avaient comploté d’assister à une séance des convulsionnaires ; mais l’exécution du projet n’était pas facile. Il fallait découvrir d’abord le lieu de l’assemblée, il fallait être prévenu du jour de la réunion, il fallait se procurer, peut-être, une sorte de mot de passe, et, sur toute-chose, il fallait empêcher le Vicomte de Nesmond de s’y trouver ce jour-là (M. de Nesmond n’avait pas eu l’esprit de nous cacher la part qu’il y prenait), afin qu’il ne pût reconnaître aucun de ces Messieurs sous leur déguisement. Vous allez voir comment M. de Richelieu manœuvra pour en venir à ses fins.
Louis Racine avait une gouvernante, et c’était une janséniste forcenée qui s’était déjà fait crucifier deux ou trois fois. Ce n’était pourtant pas que M. Racine fût devenu convulsionnaire et Pâricolàtre. Il n’était pas entièrement convaincu des miracles de saint Pâris ; il n’éprouvait aucune satisfaction de ce que Mam’selle Bergerat, sa gouvernante, allait se faire donner des coups de bûche sur la poitrine et des coups de maillet sur la tête en l’honneur du Père Quesnel et consorts, il avait osé désapprouver que Mlle Bergerat se fît enclouer les pieds et les mains à titre de secours, ce qui l’avait obligée de rester au lit pendant plus de six mois, au lieu de soigner leur petit ménage. Enfin ce pauvre M. Racine était un homme inconséquent ; il était demeuré comme un traîneur en arrière des autres jansénistes ; il en était resté sur le bord du gouffre avec la logique et la grammaire de Port-Royal à la main.
C’était le Duc de Durfort qui nous avait donné tous ces détails sur l’intérieur du ménage et le for intérieur de Louis Racine, car celui-ci ne voyait absolument aucune autre personne que le supérieur de l’Oratoire qui était son directeur, et la vieille Princesse de Bournonville qui était la grand’mère de M. de Durfort. Il nous disait aussi que Louis Racine ne faisait autre chose que de copier, raturer, recopier, revoir et corriger son poème de la Grâce. — Informez-vous donc, lui dis-je une fois, s’il a fini par se procurer le recueil des fables de M. de La Fontaine ; car on voit dans les lettres de son père que c’est un livre de poésies qui méritent la peine d’être lues, et Jean Racine ajoute en écrivant à son fils : — Priez M. Despréaux de vouloir bien vous les prêter ; je crois me souvenir qu’il en doit avoir un exemplaire. Il est bon d’ajouter à tout ceci que M. de Richelieu demeurait encore à la Place-Royale, et que M. Racine, avec sa gouvernante, était logé dans une petite maison du cul-de-sac Guémenée, qui donnait sur le jardin de l’ancien hôtel de Richelieu.
- ↑ Marguerite-Eugénie de Laval, Vicomtesse de Mouchy et Dame d’Atours de la Duchesse de Berry, fille du Régent. Voyez ce que l’auteur en a rapporté dans le premier volume. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ Voyez Prédication janséniste de M. l’Abbé de Pâris, Conseiller du Roi en sa cour des Pairs et de Parlement, relativement à la manière de fricasser les choux rouges. Suivie d’un sermon moliniste de Mme la Marquise de Créquy sur le déplorable et scandaleux état de la culotte du saint Diacre.
- ↑ M. de Talleyrand fit écrire, à titre de confrère, à l’Archevêque janséniste d’Utrecht, M. Van Loon, pour se réclamer des services qu’il avait rendus à la bonne cause en faisant opérer à l’organisation de l’église constitutionnelle de France. M. de Talleyrand ne possédait plus alors que sept cent cinquante livres, qui ne pouvaient, disait-on, suffire à son passage d’Amérique ; il ne pouvait plus compter, sur l’obligeance de personne ; on savait qu’il devait exister, à la disposition de l’Archevêque d’Utrecht, des fonds applicables aux ecclésiastiques opposans, et provenant de la succession d’une dame française à laquelle M. de Talleyrand prétendait avoir l’honneur d’appartenir (ce qui n’était pas du tout la vérité). Ce que je vous puis donner pour certain, c’est qu’il en a reçu quinze cents florins à titre de secours en l’année 1795. (Note de l’Auteur.)
- ↑ Je vous dirai surabondamment, à propos de ce janséniste Blanchard, que dans une assemblée de Sorbonne on avait mis en délibération d’acheter des serviettes neuves, et que le vieux Docteur se mit à crier : — « Messieurs, valons-nous donc mieux que nos devanciers qui se servaient de celles-ci pendant ma jeunesse, et qui ne s’en plaignaient point ? »