Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 2/09
CHAPITRE VIII
À notre passage en Provence, nous n’avions pu voir M. de Marseille qui ne sortait guère de sa ville épiscopale, et qui nous avait fait conseiller de n’y pas séjourner avant qu’elle ne fût tout-à-fait purgée de l’air de la peste[1]. M. de Créquy voulut rentrer en France par la Provence, où il avait tenu garnison dans sa première jeunesse, et où il avait commandé depuis ce temps-là. Il voulut revoir encore une fois sa chère Provence et ce digne M. de Marseille, qui nous reçut avec une cordialité paternelle. Son pauvre palais était resté dans un état de délabrement et de nudité qui me parut attendrissant ; nous y mangeâmes sur de la faïence. « Je n’ai conservé que ma croix d’or et ma crosse d’argent doré, » nous dit-il un jour, avec une simplicité qui me fit venir des larmes aux yeux : « Personne n’a voulu me les acheter ; mais tous les orfèvres en ont payé cent fois la valeur, et à plus de vingt reprises. Quand je n’avais plus rien, je renvoyais ma crosse et ma croix se promener dans toutes les rues de Marseille, afin d’y trouver un acheteur de porte en porte ; on me les a toujours rapportées quant et quant des boisseaux d’écus. C’était comme un talisman chrétien. »
Cinquante mille individus avaient péri dans Marseille, c’est-à-dire environ moitié des habitans de cette grande ville ; presque tous les prêtres et les religieux qui soignaient les pestiférés avaient succombé, soit à l’excès de la fatigue, soit aux atteintes de la contagion ; il n’en était resté debout autour de leur Évêque que trois ou quatre, en y comprenant un jeune sous-diacre appelé M. de Bournazel et digne neveu de ce grand Prélat. C’était un ange de bonté, de douceur et de beauté parfaite. Ce jeune Abbé m’a donné la liste de ces victimes de la charité chrétienne et sacerdotale, au nombre de 240 ecclésiastiques ; savoir : soixante-six prêtres séculiers, quarante-deux Capucins, trente-deux frères de l’Observance, vingt-huit franciscains Récollets, trente-trois Augustins, vingt-et-un Jésuites et pas un Oratorien. À propos des RR. PP. Jésuites, il est à noter que leur communauté de Marseille était peu nombreuse, et qu’il n’en avait survécu que deux sur vingt-trois. Mais écoutons parler l’Évêque de Marseille à ses malheureux diocésains :
« La mort a fauché jusque sous nos pieds, Ô Nos très chers Frères ; la peste a gagné le toit du pasteur, où tous nos officiers et domestiques en sont frappés. N’allez plus nous chercher dans un palais ; notre seule place est dans les églises et les voies publiques, à la porte de notre cathédrale, au milieu des rues de cette ville affligée, partout où nous pourrons trouver des malades à soulager et des infortunés à bénir. Sans entrer ici dans le secret de tant de familles et de tant de maisons désolées par les horreurs de la peste et de la faim, où l’on n’entendait autre chose que cris d’angoisses, où des corps morts pourrissaient à côté des malades, et souvent sur une même couche ; sans parler de toutes les horreurs qui n’ont pas été publiques et dont notre cœur de père est resté navré, de quels spectacles affreux n’avons-nous pas été, pendant quatre mois, Nos très chers Frères, et ne sommes-nous pas encore les témoins ! Nous avons vu toutes les rues de cette ville bordées des deux côtés par des cadavres à demi corrompus, et si remplies de hardes, de meubles et autres effets pestiférés jetés par les fenêtres, que nous ne savions où mettre les pieds, ni comment y trouver place pour soigner les pauvres malades, administrer les sacremens de l’église et consoler les mourans. Nous avons vu toutes les places publiques et toutes les portes des églises traversées par des entassemens de cadavres, en plus d’un endroit dévorés par des chiens. Nous avons vu tous ces moribons tendre vers nous leurs mains suppliantes, en nous témoignant une sainte joie de ce qu’ils nous revoyaient auprès d’eux, encore une fois, avant que de mourir, et pour nous demander notre absolution pastorale. Ah ! Nos très chers Frères ! allons nous réfugier dans les plaies sacrées du cœur de Jésus. »
Je ne sais comment il a pu se faire que M. de Belsunce ait trouvé grâce et miséricorde auprès des philosophes encyclopédistes ? Mais toujours est-il qu’ils n’ont jamais voulu faire cause commune avec les Jansénistes contre lui. J’ai vu des libelles écrits par les Jansénistes contre M. de Belsunce, moi qui vous parle ; mais Voltaire en était resté malgré lui sous les impressions de sa jeunesse et jamais il n’aurait parlé de M. de Marseille autrement que pour exalter la charité, la simplicité parfaite et la générosité de cet intrépide Évêque. Il est bon d’ajouter ici que M. de Belsunce avait été désigné par le Roi pour l’Évêché Duché-Pairie de Laon, qu’il avait refusé très modestement, sans en rien dire à personne, et pour ne pas quitter son premier diocèse. Il refusa quelque temps après l’Archevêché de Toulouse, et puis celui de Bordeaux, ce qui fait que le Duc de Saint-Simon s’est cru dans l’obligation de nous avouer que M. de Belsunce était un prélat désintéressé. C’est un bel effort de justice et de générosité pour un janséniste, et surtout pour un janséniste aussi déchaîné contre M. de Belsunce ! Ce Duc de Saint-Simon ne lui pardonnait pas d’avoir soutenu le Père Girard contre la demoiselle Cadière et messieurs les Oratoriens, qui faisaient manœuvrer cette malheureuse et voulaient s’en faire un instrument d’hostilité contre les Jésuites. La constitution civile du clergé nous a montré ce que c’était que le jansénisme, et le citoyen Fouché nous a fait voir où le jansénisme devait amener les Oratoriens.
Nous allâmes nous promener et collationner chez le grand-père de Mme votre mère, le Marquis du Muy, dans votre charmante habitation de la Reynarde, auprès de Marseille, et nous trouvâmes là des Castellane et des Simiane avec des Glandevès et des Pontevès en belle quantité, si ce n’est en belle qualité. Ce qui foisonnait surtout dans la Provence, était les dames de Forbin de Janson, des Issarts, de Labarbin, d’Oppède ; c’était à n’en pas finir avec les dames de Forbin, qui parlaient toutes à la fois et qui provincialisaient avec un air d’assurance et de sécurité merveilleuse : — J’avais sorti ma bourse ou j’avais tombé mon mouchoir (de poche). On discuta long-temps sur une certaine dame qui s’était changée de maison parce qu’elle espérait la fièvre, et l’on convint assez généralement qu’elle risquait d’en guérir à sa bastide ; mais quant au jeune officier qui lui courait après, on doutait bien qu’il était capable pour lui marcher dessus. — Je vous embrasse à tous ; c’était la formule d’adieu parmi ces dames.
Nous nous arrêtâmes à Lyon, chez M. Giraud, Banquier de la Cour de Rome en France, et beau-frère du Prévôt des marchands, qui, comme à Paris, est le premier officier municipal de cette grande cité, et qui reçoit, comme à Paris, des lettres de noblesse en entrant en charge. Il m’a toujours semblé que cette élection des maires dans les bonnes villes était la meilleure manière d’acquérir la noblesse, et je fais un tout autre état de ces bonnes familles de la haute bourgeoisie qui nous sont agrégées par l’élection de leurs pairs, en vertu de l’estime et par la considération qu’on leur porte et comme un libre aveu de leur primauté dans leur pays, que non pas de ces promotions vénales, ou de ces concessions accordées par la faveur et arrachées par l’intrigue. On ne saurait nombrer les anoblissemens indignes obtenus sous la régence. L’abbé Dubois en a fait un trafic honteux, et c’est une chose à jamais déplorable !
M. Giraud descendait d’un intendant de mon grand-père, qu’il regardait comme le premier auteur de sa fortune, et nos deux familles en gardaient un souvenir bienveillant. Mme Giraud s’apprêtait à faire ses couches et j’acceptai bien volontiers le poupon qu’elle attendait pour mon filleul. C’est un enfant à qui l’on a vu jouer dans le monde un très grand et malheureusement un trop grand rôle. J’aurai l’occasion de vous reparler de Monseigneur Giraud, Nonce apostolique à Paris, et puis Cardinal-Secrétaire-d’État sous le règne de Pie VI. Souvenez-vous donc qu’il était mon filleul ; je pourrais bien oublier que je vous ai déjà parler de lui, et je pourrais bien vous annoncer, comme si de rien n’était, que j’étais sa marraine, car en vérité, je ne vous promets pas d’avoir la patience de relire et de corriger tous ces cahiers que j’écris à votre intention.
Mon suisse de l’hôtel de Créquy nous fit prévenir tout de suite après notre arrivée que M. le Duc de Richelieu envoyait journellement pour s’enquérir de notre retour, et qu’il demandait à me parler le plus promptement possible. Nous en étions à discuter et nous interroger sur ce, votre grand-père et moi, maritalement, quand on nous vint annoncer M. de Richelieu que M. de Créquy voulut absolument laisser entrer. — Explique-moi donc ce que tu peux avoir à dire à ma femme. — Ah ! le fâcheux, le curieux impertinent ! Tu ne le sauras point, je te le jure ! et je demande à Mme de Créquy la permission de lui en parler en particulier. — Le voulez-vous bien ? me dit votre grand-père. — Eh pourquoi donc pas ? Supposeriez-vous que j’eusse peur de M. de Richelieu ? Vous ne me connaîtriez guère et lui non plus. Il est d’une finesse et d’une sagacité parfaites ; il sait très bien les personnes auxquelles il s’adresse, et pourvu que je n’accepte pas un laquais de son choix ou d’après sa recommandation, je vous puis assurer que je n’ai rien à craindre de lui. — Pouvez-vous rabâcher de la sorte, à votre âge, et n’en avez-vous pas honte ? ajouta-t-il en me faisant la moue. — Mais, monsieur de Créquy, repris-je alors, vous avez des papiers que vous voulez arranger le plus tôt possible, et les voilà précisément sur cette table, ainsi restez à les mettre en ordre tandis que je vais écouter M. de Richelieu dans cette même chambre. — Saurez-vous parler tout bas ? demandai-je à M. de Richelieu.
Le Marquis n’était pas tellement préoccupé de ses papiers qu’il ne regardât souvent de notre côté, et tout de suite après les premières paroles de la conférence, il aperçut que j’avais eu l’air d’éprouver une satisfaction très vive. — Otium ? disait M. de Richelieu. Otium ! Otium ! lui répétais-je. – Écrivez-moi donc ce mot-là pour que je n’y fasse pas de faute, et surtout gardez-moi le secret !…
Je m’étais approchée de la table où votre grand-père épluchait ses lettres et j’écrivis sur un morceau d’enveloppe Hic jacet Otium ; mais celui-ci m’arracha le papier des mains, avec un air moitié jovial et moitié colérique. — Eh bien ! dit-il, Otium ? c’est l’oisiveté !
— Oui, Monsieur, c’est la mère de tous les vices.
— Ci-gît l’Oisiveté : À qui donc comptez-vous appliquer cette épitaphe ou plutôt cette épigramme-là ?
— C’est à la mère du Régent, si vous permettez ; du Régent, père de la Duchesse de Berry, de Mme de Modène, de la Reine Louise, de Mme de Chelles…
— Et de Mlle de Beaujolais, ajouta M. de Créquy, — n’est-il pas vrai, Richelieu ?
— C’est une idée, reprit M. de Richelieu sans répondre à mon mari, c’est une idée qui m’est venue tout de suite après la mort de Madame ; mais j’ai mis bonne garde à ne pas la dire en français, de peur que son fils ne me renvoie à la Bastille, au lieu qu’en la donnant en latin, dont je ne sais pas un mot, personne ne la pourra croire de moi ; sinon pourtant la Marquise et vous qui êtes les plus honnêtes personnes du monde. Aussi vous pouvez compter que je vous attendais impatiemment pour déguiser mon savoir-faire et faire circuler ma belle épitaphe.
Ce fut encore le pauvre Massillon qui fut de corvée pour l’oraison funèbre de cette Duchesse d’Orléans, dont il se tira le mieux possible, en se rabattant sur la simplicité de ses dispositions naturelles et la rigidité de sa franchise. Il est vrai qu’elle avait toujours été ridiculement laide et mal tournée, et qu’elle avait dit, pendant cinquante ans de séjour à Versailles, les vérités les plus impertinemment dures à tout le monde et sur tout le monde. Parlez-moi d’une camarde pour avoir un petit nez !
Avant mon mariage et celui de Mademoiselle de Guise, on avait été forcé de ne plus nous conduire, aux sermons de la chapelle royale, à cause du Maréchal de Villeroy qui nous y donnait toujours des distractions insupportables ; et je me souviens d’un édifiant et très beau discours de M. Massillon qui fut interrompu par un fou rire de la Duchesse de Boufflers. Le texte en était Bienheureux les peuples dont les Rois sont d’ancienne race. Il n’y avait certainement rien là qui fût de nature à provoquer des éclats de rire, mais à chaque fois que le texte sacré revenait à la bouche de l’orateur, il arrivait que M. de Villeroy, Gouverneur de S. M., se mettait à pleurer d’attendrissement, à sangloter d’un air obséquieux en regardant le Roi, et à grimacer si sensiblement que la pauvre jeune femme ne pouvait y résister, ce qui fut un scandale étrange. — Ne sauriez-vous point qui ma petite-fille de Boufflers avait en face d’elle au sermon ? nous demanda le maréchal : il m’a paru que c’était justement cette Landgrave de Hesse qui n’était point en grand deuil, et qui m’a toujours semblé ridicule.
À peu près à la même époque où Massillon prêchait devant le jeune Roi cette admirable suite de sermons qu’on appelle aujourd’hui le Petit-Carême, le jeune Arouet, qui s’appelait déjà M. de Voltaire, et qui commençait à faire le gentilhomme de lettres, avait entrepris d’assister le Roi de ses bons conseils. Il avait fait un poème assez médiocre à son origine, et qu’on nomme à présent la Henriade ; il aurait désiré que S. M. voulût en agréer la dédicace, et voici venir encore une autre négociation de M. de Richelieu.
Mme Arouet, la mère du poète, avait été fort de ses amies. M. de Richelieu vint me recommander M. de Voltaire, que je recommandai à Mme de Froulay, en la priant de le recommander à l’Évêque de Fréjus[2], qui devait le recommander au Roi ; mais M. de Fréjus répondit à ma grand’mère que la dédicace n’était pas moins malséante que le poème, et de plus il ajouta que le poète ne méritait pas autrement l’honneur qu’il ambitionnait et qu’on sollicitait pour lui, par la raison que c’était un vaurien. On apprit qu’en désespoir de cause, Voltaire avait dédié la première édition de son poème à la Reine d’Angleterre, et du reste voici son projet de dédicace au Roi Louis XV, ainsi qu’il me fut rendu par M. de Fréjus. Je n’en ai jamais donné de copie qu’au Chevalier de Pougens, et je ne crois pas qu’on l’ait jamais imprimée dans aucune collection des œuvres de Voltaire.
- Sire,
« Tout ouvrage où il est parlé des grandes actions de Henri IV doit être offert à Votre Majesté.
« C’est le sang de ce héros qui coule dans vos veines ; vous n’êtes Roi que parce qu’il a été un grand homme, et la France, qui vous souhaite autant de vertus et plus de bonheur qu’à lui, se flatte que le jour et le trône que vous lui devez vous engageront à l’imiter.
« Henri IV était, de l’aveu de toutes les nations, le meilleur Prince, le maître le plus doux, le plus intrépide capitaine, le plus sage politique de son siècle.
« Il conquit son royaume à force de vaincre et de pardonner ; après plus de cent combats sanglans et plus de deux cents sièges, il se vit enfin maître de la France, mais de la France épuisée d’hommes et d’argent ; les campagnes étaient incultes, les villes désertes, les peuples misérables. Henri IV en peu d’années répara tant de ruines ; et parce qu’il était juste et qu’il savait choisir de bons ministres, il rétablit l’ordre dans l’État et dans les finances ; il sut en même temps enrichir son épargne et son peuple.
« Heureux d’avoir connu l’adversité il compatissait au malheur des hommes et il modérait les rigueurs du commandement que lui-même avait ressenties.
« Les autres rois ont des courtisans, il avait des amis ; son cœur était plein de tendresse pour ses vrais serviteurs. Il écrivit au fameux Du Plessix-Mornay, qui avait reçu un outrage : Comme votre roi je vous ferai justice, et comme votre ami je vous offre mon épée. Plusieurs Français gardent avec un respect religieux quelques lettres écrites de sa main, monument de sa justice et de sa bonté. Une à M. de Caumartin, depuis Garde-des-Sceaux, qui commence par ces mots : Euge, serve bone et fidelis ; quia supra pauca fuisti fidelis, supra multa te constituam. Courage, bon et fidèle serviteur ; puisque vous m’avez bien servi dans les petites choses, je vous en confierai de plus importantes.
« Ce Roi, qui aimait véritablement ses sujets, ne regarda jamais leurs plaintes comme des séditions, ni les remontrances des Magistrats comme des attentats à l’autorité souveraine. Quelquefois son conseil prit des moyens odieux pour rétablir les finances. On créa des impôts qui firent soulever les peuples. Henri IV repoussa doucement les séditions, il rétablit les impôts pour marquer son autorité, et les révoqua presque en même temps pour signaler sa bonté. Les députés des villes où les séditions s’étaient allumées vinrent se jeter aux pieds du Roi, dans la crainte que l’on ne bâtit des citadelles dans leurs villes : — Je n’en veux point d’autres, répondit-il, que le cœur de mes sujets.
« Ce fut à peu près dans une pareille occurrence que l’un des plus sages et des plus vertueux magistrats que la France ait jamais eus, Miron, Lieutenant civil de Paris et Prévôt des marchands, fit au Roi des remontrances hardies au sujet des rentes de l’Hôtel-de-Ville, dont on voulait faire une recherche préjudiciable à l’intérêt et au repos des familles ; les paroles de Miron, qui n’étaient que fortes, parurent séditieuses aux courtisans. Plusieurs conseillèrent au roi de le faire enfermer à la Bastille. Au premier bruit de ces conseils violens, le peuple, qui idolâtrait Miron, et qui n’avait pas encore perdu cette audace et cette impétuosité que donnent les guerres civiles accourut en foule à la porte de ce magistrat. Il fit retirer la populace avec sagesse, et vint se présenter à Henri IV, plein d’une confiance que lui donnaient sa vertu et celle de son maître. Quand il parut devant le Roi, il n’en reçut que des éloges. Le Prince approuva sa fidélité et la hardiesse de son zèle. Vous avez voulu, dit-il, être le martyr du bien public ; mais je ne veux point en être le persécuteur. Il fit plus, il révoqua son édit, et apprit aux rois, par cet exemple, qu’ils ne sont jamais si grands que lorsqu’ils avouent qu’ils se sont trompés. Le dirai-je Sire ? oui, la vérité me l’ordonne ; c’est une chose bien honteuse pour les rois que cet étonnement où nous sommes quand ils aiment sincèrement le bonheur de leurs peuples. Puissiez-vous un jour nous accoutumer à regarder en vous cette vertu comme un apanage inséparable de votre couronne ! Ce fut cet amour véritable de Henri IV pour la France qui le fit enfin adorer de ses sujets.
« Les cœurs que l’esprit de la Ligue avait endurcis s’attendrirent ; ceux qui s’étaient le plus opposés à sa grandeur n’en désiraient plus que l’affermissement et la durée. Dans ce haut degré de gloire, il allait changer la face de l’Europe ; il partait à la tête d’une armée formidable ; on allait voir éclore un dessein inouï, que seul il avait pu concevoir et qu’il était seul capable d’exécuter, lorsqu’au milieu de ces préparatifs et sous les arcs de triomphe préparés pour son épouse, il fut assassiné !
« À ces paroles qui furent en un moment portées dans tout Paris : Le Roi est mort ! la consternation saisit tous les cœurs, on n’entendit que des cris et des gémissemens, on s’embrassait dans les rues en versant des larmes. Les vieillards disaient à leurs enfans : — Vous avez perdu votre père. Ce ne sont point là des exagérations, Sire, c’est l’exacte peinture de la douleur que sa mort fit ressentir à la France.
« Vous êtes né, Sire, ce que Henri-le-Grand devint par son courage. Ce trône qu’il conquit à quarante ans, dont il trouva les fondemens ébranlés et teints du sang des Français, la nature vous l’a donné dans votre enfance, glorieux et paisible. Les cœurs des Français que ces vertus forcèrent si tard à l’aimer, vous les possédez dès votre berceau. Vos yeux ne se sont ouverts que pour voir autour de vous des hommes pénétrés d’une tendresse respectueuse ; que dis-je ? la France vous adore, etc. »
Cet ouvrage de la jeunesse de Voltaire est un monument assez curieux, en ce qu’il peut servir à l’histoire du philosophisme. Il y règne un ton didactique et régulateur, au moins déplacé de la part d’un homme de lettres, et surtout lorsqu’il adresse la parole au Roi son souverain, fût-il mineur, et l’on y pressent déjà l’arrogance et l’irritation qui, vingt ans plus tard, ont fait dresser la tête à tous ces mauvais dragons de l’encyclopédie. L’autorité d’un Évêque est une autre autorité que celle d’un poète ; et cependant Massillon parle au jeune Roi, dans son Petit Carême, avec un respect d’autant plus touchant qu’il paraît plus profond. On voit dans ces égards d’un Pontife pour un enfant la religion, la royauté, la loi de l’État, la manifestation de l’ordre, et l’âme y puise de la joie dans la sécurité. La voix de Massillon s’élève avec une gravité respectueuse et pleine de douceur ; le ton du philosophe est impérieux, hostile, et la franchise en est suspecte. Le grand Roi n’existait plus, le grand siècle était écoulé ; la confusion, la familiarité dans les rapports étaient arrivées à la suite de la Régence et de ses déréglemens.
Il est à remarquer que tous ceux qui méditent la chute des trônes ont toujours soin de préconiser le pardon, l’oubli, la compassion miséricordieuse, et l’on dirait véritablement que la fermeté, la résolution, l’esprit de science, de justice et de force, ne seraient pas des qualités aussi recommandables aux bons rois que l’indulgence et la bénignité.
Quand les gouvernans font ce qu’ils doivent, les gouvernés ne font pas ce qu’ils veulent, disait Alexis Comnène au Sénat de Constantinople, et l’on aurait pu répliquer à Voltaire, au nom de Louis XV, à propos de la clémence des Rois, par ces paroles du même Henri IV : « Trop de miséricorde est iniquité jointe à faiblesse ; la clémence ne sied qu’aux barbes grises et aux victorieux ».
- ↑ Henri-François-Xavier de Belsunce de Castelmoron, Évêque de Marseille, Abbé de Montmorel, de Saint-Arnould de Metz, etc., mort en 1755, âgé de soixante-quinze ans. Sa mère était la fille du dernier Maréchal de la Force, et sa sœur était la vieille Duchesse de Biron. Leur père avait été tué dans la guerre de Flandre, en 1712, et l’on avait remarqué que le Marquis de Belsunce était le neuvième-officier général de sa famille et de sa filiation qui fût mort sur un champ de bataille. (Note de l’auteur.)
- ↑ André-Hercule de Fleury de Pérignan, Cardinal, Évêque et Seigneur de Fréjus, Grand Aumônier de la Reine et premier Ministre du Roi Louis XV, mort en 1745, âgé de 89 ans.