Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 2/08
CHAPITRE VIII.
sur l’autre, mais il prit le singulier titre de chef de la mission chargée des affaires du Roi de France à Rome.
Telle avait été la condescendance et la faiblesse de ce pauvre moine ; mais quand il fallut mettre en délibération d’avoir à satisfaire l’amour-propre et l’ambition de M. l’Abbé Dubois, mon père alla déclarer qu’il se retirait de la négociation. Ce fut en vain qu’on entreprit de l’y faire intervenir, ne fût-ce au moins qu’à titre d’assistance et de conseil ; il persévéra jusqu’à la fin dans l’inaction, la froideur, et, je puis ajouter, le juste mépris qu’il avait manifesté pour cette manœuvre[1]. Il alla jusqu’à dire à M. de Sisteron que ses instructions, à lui Comte de Froulay, ne portaient rien d’analogue à l’objet de cette lettre, ce qui lui paraissait plus sensé qu’à M. Dubois n’appartenait, attendu qu’il n’aurait jamais voulu se charger de pareille mission. Il en fut conférer prudemment avec les autres Cardinaux français qui n’étaient certainement pas d’humeur à vendre le Saint-Esprit, sans compter qu’ils n’avaient nulle envie de se déshonorer aux yeux du Sacré-Collège à titre de Simoniaques, et voilà ce qui fit que M. le Régent et M. Dubois furent obligés d’en rester là pour cette fois-ci. Je vous ai déjà dit que mon père était parti pour Venise avant la fin du Conclave, et comme il avait rempli la mission d’un gentilhomme et d’un chrétien, au lieu de remplir l’office d’un commissionnaire de M. le Duc d’Orléans et d’un mandataire de l’Abbé Dubois, il y trouva (c’est à Venise) ses lettres de rappel et de récréance que le favori du Régent avait eu la précaution de faire anti-dater, car il y avait toujours de la fourberie, de la faiblesse et de la lâcheté dans tous leurs actes de rouerie. Mon père alla tout aussitôt signifier son rappel à son bon ami le Duc de Venise, Jean-Marie Cornaro, qui nous avait fait inscrire au livre d’or, et qui avait été long-temps Ambassadeur en France ; enfin, mon père arriva joyeusement à Paris, où vous pouvez bien penser qu’il n’a jamais voulu remettre les pieds chez M. le Duc d’Orléans.
Il est douteux que l’ancien chargé d’affaires de France eût pu trouver dans tout le Sacré-Collège une seule oreille ouverte aux insinuations du Régent et de son protégé mais dans tous les cas, l’élection du Pape Innocent XIII aurait pleinement démontré l’inutilité de leurs intrigues.
Michele-Archangelo Conti, Prince des États Romains et du Saint-Empire, était issu de ces immenses et fameux Princes de Conti, Ducs de Toscanelle et de Pola, lesquels avaient déjà fourni cinq Papes et vingt-trois Cardinaux à l’église romaine. Il était le quatrième enfant du Prince Charles Conti, Duc de Guadagnole et Grand-Maître héréditaire du Palais-Apostolique. Sa mère était la sœur du Duc de Muti d’Acqua-Sparta, sa sœur avait épousé le fils ainé du Connétable Colonne ; enfin toutes les alliances de leur famille étaient les plus illustres de la Ville et du Patrimoine de Saint-Pierre. Vous pouvez juger s’il était de la faction romaine in toto corde, vicieris et medulat, comme disait l’Abbé Phélippeaux d’Herbaut, qui parlait quelquefois latin comme vous voyez. Avant d’atteindre à la barette, il avait été Nonce apostolique en Portugal et à Madrid. Il était un des porporati zelanti les plus papables et les moins papifians, car il se maintenait dans une réserve impénétrable et continuelle. C’est justement là pourquoi la France ou l’Autriche n’auraient jamais eu l’idée d’entraver son exaltation, qui se trouva déterminée par un compromis fractionnaire après quarante-quatre jours de conclave. Il avait choisi le même nom que le Pape Innocent III, le plus illustre des Conti qui fût monté sur le Saint-Siège (en 1198). Il était profondément religieux, conciliant, affable, humble devant Dieu, bien qu’il eût conservé devant les hommes un grand air de haute noblesse, avec certains mouvemens de physionomie, qui dénotaient les traditions du laticlave et l’hérédité du patriciat romain. Il était d’une austérité rigoureuse envers lui-même ; il était pour les autres indulgent et doux comme un agnus Dei. Il aimait l’architecture et les arts libéraux. Enfin c’était un choix infiniment agréable à la majorité des Cardinaux, et c’était, du reste, uno Papa di tempo, valétudinaire et septuagénaire.
J’ai déjà dit comment tous les efforts de la faction d’Autriche avaient été réunis et dirigés contre l’élection du Cardinal Ottoboni, grand ami des Français. Je ne sais véritablement ce qu’il aurait pu faire de plus et de mieux pour complaire à M. le Régent, que ne fit le Cardinal Michel Conti, qui fut exalté Souverain Pontife à la satisfaction de l’Autriche, en dépit de la France, et qui mourut, dix-neuf mois après, de chagrin, pour avoir eu la faiblesse d’accorder la pourpre romaine à l’Abbé Dubois.
Ne craignez pas que j’abuse de la circonstance où nous nous trouvons pour vous parler des palais et des ruines de Rome. J’aimerais cent fois mieux vous parler des buffles et des pigeons romains ! J’aurais du moins la chance et l’espérance de vous dire certaines choses nouvelles, et je suis tellement excédée du faux savoir, du faux enthousiasme et des répétitions continuelles de nos voyageurs, que j’en ai pris l’Aurore du Guide et l’Aurore du Guerchin dans une égale animadversion ! J’aimerais mieux vous conter une histoire de voleur, mon petit Prince ; et si vous voulez entendre la belle histoire du brigand Marto, dont tout le monde parlait à Rome en 1721, approchez-vous pour écouter votre grand’mère.
Il y avait une fois, dans une ville de la Romagne, appelée Palestrine, un armurier qui s’appelait Domenico Marto. Il se promenait solitairement tous les soirs, après le coucher du soleil, sur la grande place de la cathédrale, avec une épée de longueur et des pistolets à sa ceinture : il était le beau-frère du barrigel, et tous les sbires de la principauté Colonna le saluaient avec un air d’intelligence.
On savait qu’un riche bourgeois de la ville était venu lui dire un soir : — Domenico, voici cent onces d’argent que je vous donne. Dans une demi-heure d’ici, vous allez voir passer deux jeunes gens qui seront en habit d’écarlate ; vous vous approcherez d’eux avec un air de mystère, et vous leur direz à demi voix : — N’êtes-vous pas le Chevalier Feltri ? Celui-ci vous dira : — C’est moi. Vous lui donnerez un coup de poignard, et dans le cœur, si vous pouvez ; l’autre jeune homme est un poltron qui ne manquera pas de s’enfuir, et vous achèverez Feltri, s’il en est besoin. Il est inutile que vous alliez vous réfugier dans une église ; retournez tranquillement chez vous où je ne manquerai pas d’aller vous retrouver.
Dominique exécuta ponctuellement les instructions du mari jaloux ; et sitôt qu’il fut rentré dans sa boutique, il y vit arriver ce riche bourgeois dont il avait servi le ressentiment. — Je suis très-content de ce que vous avez fait pour moi, dit-il à Dominique ; et voici encore une bourse de cent onces que vous allez partager avec le premier officier de justice qui viendra chez vous. Le chef des sbires entra bientôt dans la boutique de l’armurier, sous prétexte d’y marchander une espingole, et sans autre explication Marto lui mit dans la main les cinquante onces destinées à la justice de Palestrine ; après quoi, le chef des sbires invita l’armurier à venir chez lui pour y faire un souper d’amis. Ils se rendirent à son logement, qui touche à la prison publique, et ils y trouvèrent pour convives le barrigel avec le geôlier de la carcera principata.
— Signor Marto, lui dit-on, les messes de la cathédrale ne sont qu’à douze taris la pièce. On dit que le chevalier Feltri a été poignardé ; faites-en dire une vingtaine pour le repos de son ame et n’en parlons plus. Le reste de la soirée fut assez gai.
On disait aussi qu’un autre jour, un domestique inconnu était venu lui proposer de le suivre à la porte de la ville, et qu’il y trouva un homme âgé, très-bien mis et accompagné par quatre valets à cheval. Le même seigneur lui dit : — Maestro Marto, voici deux bourses de cent scudi : je vous prie de venir avec moi jusqu’à mon château, mais ne vous refusez pas à ce que je vous fasse bander les yeux. — Volontiers, répondit l’autre, et après une heure de marche, ils arrivèrent au vieux château du Duc d’Andria, comme on l’a su quelque temps après.
On détacha le bandeau qui couvrait les yeux du bravo, lequel se vit dans une chambre superbe, où se trouvait une jeune femme attachée sur un fauteuil, et baillonnée par une poire d’angoisse, de manière à ne pouvoir pousser que des cris inarticulés.
Le vieux Seigneur lui dit : — Mio bravo, je vous dirai que mes valets ne sont que des poules mouillées ! et vous saurez que je n’ai plus le poignet assez vigoureux pour porter un coup assuré. En conséquence, ayez la complaisance de poignarder ma femme.
Domenico lui répondit : — Excellence, on vous a trompé sur mon compte. J’attends des gens (qui peuvent se défendre) au coin d’une rue, ou je les attaque résolument dans un bois ; mais je ne veux pas mettre à mort une signora qui est garottée dans un fauteuil de velours, et baillonnée par une figue de Venise : c’est un office de bourreau qui ne saurait convenir à un homme d’honneur. Et voilà Domenico qui jette les deux bourses aux pieds de cet époux vindicatif.
Celui-ci n’osa pas insister avec une indiscrétion mal séante. Il pria l’armurier de se laisser encore une fois bander les yeux, et puis il le fit reconduire jusqu’à la porte de la ville. Cette action délicate et noble avait fait beaucoup d’honneur et d’amis à Domenico Marto, mais il en est une autre qui fut encore approuvée plus généralement[2].
Il y avait dans les deux cités de Palestrine et de Gallicano deux familles rivales et deux hommes de qualité qui ne se pouvaient pas souffrir. C’étaient les Cirulli, qui provenaient d’un Échanson du Connétable Pompée Colonna, Prince de Palestrine, et les Serra d’Ognano, qui descendaient d’un Thuriféraire du pape Martin V (Othon Colonna). Le Comte Cirulli fit appeler Dominique et lui proposa mille écus s’il voulait assassiner le Marquis d’Ognano ; le digne armurier s’en chargea ; mais il demanda du temps parce qu’il avait su que le marquis se tenait sur ses gardes.
Deux jours après, celui-ci fit appeler Domenico Marto dans un lieu très-solitaire et très-écarté : — Mon ami, lui dit-il, voici une bourse de cinq cents sequins d’or, à l’effigie de Saint Marc de Venise : elle est à vous si vous me promettez de poignarder Cirulli.
Domenico prit la bourse et lui répondit : — Seigneur Marquis, je vous donne ma parole d’honneur de tuer Don Fabio Cirulli, n’importe avec quoi, ni comment ; mais il faut que je vous dise une chose, c’est que je lui avais déjà donné ma parole de faire mourir Votre Excellence.
Le Marquis lui répondit en souriant : — J’espère que vous n’en ferez rien, désormais ? Mais Marto lui répliqua sérieusement : — Pardonnez-moi, Excellence, je l’ai promis et je vais m’en acquitter.
Le Marquis d’Ognano voulut tirer son épée, mais l’armurier prit un pistolet à sa ceinture et fit sauter la cervelle au Marquis ; ensuite il se rendit chez M. le Comte auquel il annonça que son ennemi n’existait plus.
Cet honorable gentilhomme en fut bien aise, il embrassa Marto sur les deux joues, il lui fit boire de son vin de Syracuse et du Lacryma-Christi de la meilleure année ; il lui fit donner une superbe lame en acier de Damas, et finalement il acquitta son obligation des mille écus romains. »
Dominique alors se prit à lui dire, avec un air embarrassé, que le Marquis d’Ognano lui avait également promis, pour l’assassiner, cinq cents sequins qui lui avaient été payés d’avance. Le Cirulli dit à l’armurier qu’il était charmé d’avoir prévenu son ennemi… — Seigneur Comte, lui répliqua cet homme de conscience, cela ne vous servira de rien car j’avais donné ma parole d’honneur… et ce disant, il applique à Cirulli deux coups de stylet qui lui percent le cœur. Les domestiques du Comte étaient accourus au cri qu’il avait fait en tombant ; mais Marto se débarrassa d’eux à coups de poignard, et s’enfuit dans les monts bénéventins, où tous les brigands d’Italie vinrent se rallier autour de lui. C’est un acte de probité qui se trouvait alors dans toutes les bouches plébéiennes ; les bandits sont les héros du peuple dans tout le midi de l’Italie ; et je pense que dans la Romagne Emiliane et Flaminienne, on parlera long-temps del bravo Domenico Marto[3].
Au moment où le pape Innocent XIII faisait son entrée dans la Basilique de Saint-Jean de Latran qui est l’église cathédrale de Rome, car celle de Saint-Pierre n’est, à proprement parler, qu’un grand oratoire et que la chapelle palatine du Vatican, ceci dans la hiérarchie sacerdotale au moins, et suivant les traditions presbytérales de la ville sainte, je vous dirai que je m’y trouvais placée dans une tribune, à côté de la Duchesse d’Anticoli, belle-sœur du Pape, et qu’on y vit s’exécuter subitement, au milieu de la nef et du cortège, un temps d’arrêt, précédé par une sorte de mouvement tumultueux dont il était impossible de s’expliquer la cause. Nous vîmes ensuite que toute cette foule empourprée, solennelle et surdorée des Princes de l’Église et des Princes du Soglio, s’éloigna du Saint-Père en laissant un grand cercle vide autour de lui. Les douze caudataires du Pape avaient laissé tomber son immense robe de moire blanche qui couvrait, derrière lui, peut-être bien soixante palmes de ce beau pavé de Saint-Jean de Latran. (Je me rappelle que ces caudataires étaient revêtus de vastes simarres en étoffe d’or avec des bordures en velours cramoisi.) Cependant, le Pape était resté debout, tout seul au milieu de la nef, la tiare en tête et sa crosse d’or à la main. — Chi sa ? Chi non sa ? Che serà dunque ? C’était un transtevère, un villanelle, un soldat peut-être, et c’était dans tous les cas un homme du peuple avec un air sauvage et la figure d’un bandit, qui avait demandé à se confesser au Souverain Pontife, afin d’en obtenir l’absolution d’un caso particolar e pericoloso. Le Saint Père n’avait pas voulu se refuser à cette demande, qu’il aurait pu trouver téméraire, en bonne conscience, et sans manquer à la charité pontificale, il se fit spontanément, comme on a dit pour la première fois à l’assemblée nationale, un profond silence, et pendant cette confession, qui dura huit ou dix minutes, notre Saint Père eut constamment son oreille inclinée jusqu’à la bouche de ce villageois qui était agenouillé à ses pieds. Je remarquai que tout de suite après avoir entendu les premiers mots de cet aveu, la figure du Pape était devenue d’une pâleur extrême : il avait eu l’air d’éprouver un saisissement douloureux, un sentiment d’effroi compatissant et de consternation. Après avoir proféré quelques paroles à voix très-basse, il imposa une de ses mains sur la tête du pénitent auquel il fit baiser l’anneau du Pêcheur, et Sa Sainteté (c’est un mot qui n’est pas ici de simple formule) éleva pour lors sa tête et ses yeux vers le ciel, avec un air de simplicité, de miséricorde et de majesté surhumaine ! — Les Cardinaux-chefs d’ordres, les Princes romains, les Patriarches latins et grecs, avec les autres Assistans du Soglio, reprirent leurs places auprès du Souverain Pontife : la magnifique procession se remit en marche, et cet homme alla se perdre dans la foule.
Le peuple imagina que c’était Domenico Marto, mais le Cardinal Grand-Pénitencier nous dit qu’il n’en croyait rien.
Le Cardinal Paulucci, Archevêque-Évêque d’Ostie et Vicaire-Général du Pape, était Grand-Pénitencier Catholique et Préfet de l’inquisition romaine et universelle. Il avait été confesseur du Pape Innocent XI ; c’était le plus docte entre les docteurs et les directeurs prudens ; c’était le miroir des trois vertus théologales et des vertus cardinales, au nombre de sept, y compris la Sagesse et la Mansuétude, avec l’esprit de Discernement et de Soulagement, que les casuistes ont toujours classés parmi les dons les plus précieux du Paraclet.
Nous avons eu souvent des conférences ou plutôt des conversations théologiques ensemble, et je ne manquai pas de lui soumettre certains cas de conscience sur lesquels il m’avait semblé que nos directeurs et nos casuistes gallicans ne décidaient pas et n’agissaient point avec assez d’uniformité. Il m’avait donné ses réponses écrites en français qu’il savait et parlait à merveille (il avait été nonce à Paris, pendant sept ans), et vous allez juger par ces réponses quels étaient les points litigieux sur lesquels j’avais consulté son Éminence.
« Le rouge sur les joues me parait à peu près comme la poudre sur les cheveux. Chose de coutume et de costume. Il est bon d’en mettre assez quand on en doit mettre, pour ne pouvoir pas être suspectée d’intentions décevantes ou d’affectation juvénile, ce qui risquerait de troubler les uns ou scandaliser les autres. »
« L’usage du masque n’a rien d’irréligieux en lui-même. Nos grands’mères en portaient en guise de voiles et même ne le détachaient dans les églises que pour y recevoir le sacrement, comme on ôte encore aujourd’hui son chapeau et ses gants dans certains cas, en signe de respect. Le péché ne saurait être et n’est point dans l’application du masque sur le visage. Le cas de conscience ne saurait être que dans les intentions ou les résultats de la mascarade dont on n’est obligé à s’abstenir que lorsqu’on y peut trouver et prévoir une occasion prochaine de pécher. C’est à la conscience à prémunir contre ce danger. »
« Que si l’on habite un pays où les comédies ne soient pas ou soient mal censurées, et que, par suite et conséquence, aller aux théâtres y soit sujet de troubles intérieurs ou de scandale pour le prochain, on s’en doit abstenir.
« Que si l’on est en pays où lesdites représentations soient prudemment châtrées et que les séculiers bien vivans ne s’en abstiennent point, j’estime qu’on y peut aller en sûreté de conscience. »
« Quant à l’abstinence de boire afin de ne point rompre son jeûne, on n’y saurait être obligé que pour le jeûne sacramentel en bonne santé, pourvu néanmoins que le malaise enduré par suite de l’altération puisse occasionner une préoccupation qui gêne consécutivement durant plus de dix minutes. C’est à cette règle d’hygiène à déterminer cette relâche pénitentielle. Il n’est permis d’user alors que de boissons purement désaltérantes et nullement nourrissantes, à raison de ce qu’il ne s’agit que de se préserver d’une inflammation d’intérieur. L’emploi du sucre ou du miel est tolérable pour cet effet, mais non pas celui du lait ou du vin, de la cervoise et autres boissons fermentées ; sinon dans tous les cas d’incommodité sérieuse, où nulle abstinence n’est de précepte, ainsi qu’il est assez connu. »
« Pour les alimens dont il est permis d’user au repas de collation les jours de jeûne, il y a si grande diversité dans les coutumes, et de plus, les climats et les habitudes y doivent influer tellement sur les ordonnances de l’autorité diocésaine, qu’on n’est point obligé de s’en tenir à l’une ou l’autre de ces coutumes en changeant de lieu, vu qu’on a changé d’Évêque. Ce qu’il est bon de suivre et d’observer, c’est l’usage des personnes les plus régulières du diocèse où l’on se trouve. C’est la seule prescription qu’on vous puisse et doive indiquer à ce même sujet, prudemment et justement. »
« Que si vous manquez à ouïr la sainte messe en votre église paroissiale, de trois dimanches l’un, suivant une prescription disciplinaire qui n’est pas exigée dans la ville capitale du monde chrétien, non plus que dans les évêchés suburbicaires, et non plus que dans tout le reste de l’Italie, où l’on s’en tient simplement au commandement de l’église, lequel commandement n’astreint en nulle sorte à ladite prescription gallicane d’assister, à la messe de sa paroisse, de trois dimanches l’un, vous n’en devrez avoir aucun scrupule ; et que si vous manquez à vous en accuser en confession, nous estimons que vous ne pécherez point. »
Je ne vous en dirai pas davantage au sujet de mes cas de conscience, attendu que les autres décisions du Grand-Pénitencier portaient sur des choses qui ne sont nullement applicables à une personne de votre âge et qui ne serait pas mariée. Je vous dirai que j’aurais cru pécher mortellement en allant encourager et voir applaudir les comédiens de Paris ; tout le monde pourra vous témoigner qu’on ne m’a jamais vue dans aucune salle de spectacle en France, mais toujours est-il vrai que j’ai laissé dire et prêcher les Abbés jansénistes ou gallicans, pour le surplus, sans m’en embarrasser non plus que du Prêtre-Jean d’Éthiopie. Nous étions à Paris sept ou huit dévotes pour lesquelles ces explications du Cardinal-Vicaire ont été d’un grand soulagement. Cette pauvre Abbesse de Panthemont avait toujours étranglé de soif en carême et les jours de jeûne, jusque-là que je lui fisse voir ce document dont nous primes autorisation pour boire de l’eau d’orange ou de l’eau d’épine-vinette autant qu’il en faudrait. — Liquidum jejunium non frangit. – Je vous en crois, me disait-elle, en s’en donnant à cœur joie ! La petite de Richelieu nous demanda la traduction de cette phrase latine ; c’était au parloir de sa tante, et ma cousine du Chatelet lui répondit agréablement que cela voulait dire « Mme de Créquy m’a tiré une fière épine du pied. » Voilà ce que Mme du Chatelet a jamais dit, véritablement de plus ingénieux. Cette agréable repartie avait toujours le plus grand succès dans son salon géométrique, où l’on a répété pendant vingt-cinq ou trente ans que c’était la plus bonne plaisanterie du monde. Voltaire en étouffait de rire et Mairan s’en pâmait. Il n’y avait là que Fontenelle et Mme de Boccage qui se possédassent raisonnablement, ce qui faisait dire à Mme du Chatelet qu’ils étaient insensibles à l’esprit des autres.
Nous avions rencontré plusieurs fois le Cardinal-Prince Conti chez les Cardinaux de notre nation, où cette Éminence romaine avait toujours montré pour nous beaucoup de prévenance. Il n’en fallut pas moins se faire présenter au Pape Innocent XIII, et Sa Sainteté voulut bien nous faire prévenir qu’elle nous admettrait con ogni piacere. M. de Créquy s’empressa de se rendre au Vatican, et pendant toute l’audience, qui dura trois quarts-d’heure, il ne fut question que du Cardinal de Créquy, du Duc de Créquy, Charles II, et du Maréchal de Créquy, Charles III, dont la mémoire était restée présente à tous les anciens du Sacré-Collège.
Montaigne a dit avant moi combien il est fastidieux de « ramentavoir et longuement destailler les choses cognues et contenues ez livres d’histoire ; »aussi ne vous ramentavoirai-je en aucune façon les démêlés du Pape Alexandre VIII avec Louis XIV, non plus que cette audacieuse entreprise d’insulte contre le Duc de Créquy, son ambassadeur, par des soldats de la garde pontificale, en plein jour et dans la rue du Corso. Je vous dirai seulement qu’un des pages de l’Ambassadrice, appelé M. de Polignac, avait été tué derrière son carrosse, et que ces misérables soldats avaient assailli de coups de pierre la Marquise de Créquy, belle-sœur du Duc, à sa sortie de l’église de Saint-Louis-des-Francais[4]. L’Ambassadeur de France se retira d’abord sur les terres de Naples, au pas de ses chevaux, escorté par ses gentilshommes et sa livrée, comme aussi par tous les sujets du Roi qui se trouvaient dans l’État romain ; mais la Duchesse et la Marquise de Créquy restèrent, avec seulement une vingtaine de domestiques, dans Rome et dans leur palais Farnèse, dont on ouvrit, pour lors, toutes les grilles et toutes les portes majeures ; avec un air de fière indifférence et de sécurité méprisante ; parce que le représentant, ou pour mieux dire l’envoyé du Roi très-chrétien ne s’y trouvait plus[5].
L’inflexible et résolu Pontife en fut atterré. Le gouvernement romain en était paralysé de terreur. Le Duc de Créquy ne voulut écouter aucune explication, recevoir aucune excuse ; aucune satisfaction personnelle.
Certains détails de cette étrange affaire n’ont pas été bien rendus, ni peut-être bien connus par nos historiographes de France, car notre Ambassadeur avait commencé, comme je vous l’ai dit, par se transporter à Campoli, sous la domination du Roi d’Espagne et des Deux-Siciles ; et voici la copie de la première lettre qui fut écrite au Pape Alexandre, par le Roi notre maître, à l’occasion de cet événement. L’original en est aux archives pontificales, d’où Monseigneur Falconnieri voulut bien m’en faire avoir une transcription que je vais copier avec une attention scrupuleuse. (Les inscriptions qui précèdent la lettre du Roi sont du fait de la chancellerie romaine, et sont écrites à l’encre violette.)
il Papa Alessandro VIIIo, Pontefice Massimo,
in Roma la santa.
30 d’agosto. 1662. Risp. 149. XXV.
« Très Sainct Père, nostre Cousin le Duc de Créquy nous ayant fait connoistre l’attentat commis sur sa personne, le vingt aoust dernier, dans les rues de Rome, par les gardes corses de vostre Saincteté, nous ayons tout aussitost mandé à nostre dit Cousin qu’il eust à sortir de vos estats, à fin que sa personne et nostre dignité n’y restent pas exposées à des actes innouis mesme chez les barbares. Nous avons également ordonné au Sieur Abbé de Bourlemont, Auditeur de Rote, qu’il ait à savoir de vostre Beatitude si elle a dessein de nous en proposer une satisfaction proportionnée à la grandeur de l’offense, laquelle a non seullement attaqué, mais indignement renversé et violé le droit des gens. Nous ne demanderons rien à vostre Saincteté en cette rencontre. Elle a pris une si longue habitude de nous refuser toute chose, et témoigné jusqu’icy tant d’adversion pour nostre personne et nostre couronne, que nous voulons laisser à sa seule prudence le soin de lui fournir une résollution sur laquelle la nostre se reglera : souhaitant seulement de pouvoir rester de vostre Beatitude, le très dévot et révérend fils aisné,
À Versailles, ce 30 aoust 1662.
Il est assez connu que le Souverain-Pontife envoya son neveu (de son nom), le Cardinal Fabio Chigi, avec le titre de Légat a latere, pour en demander publiquement excuse au Roi, séant sur son trône, à Versailles. On avait décimé les Corses pour la galère, et la garde corse fut licenciée à perpétuité. Enfin, pour attester la réparation d’un pareil outrage, la cour de Rome érigea dans la grande cour du Vatican une pyramide en marbre noir avec une inscription satisfaisante. Ni M. de Créquy, ni moi, lorsque j’allai dans ce palais avant le conclave, ne voulûmes jeter les yeux du côté de cette pyramide, ce qui fut équitablement apprécié par les Romains, et fort approuvé du Cardinal de Rohan. Nous savons pourtant que les Corses ne sont pas traités charitablement dans l’inscription de cette pyramide, qui les qualifie de nation toujours infâme, odieuse aux peuples, et désormais indigne de servir les Rois. Pour les Corses, avait dit Tacite primo vindicta, secundo mentiri, tertio negare Deos.
Quelques jours après cette entrevue du Pape avec M. de Créquy, j’obtins mon audience personnelle dans la sacristie du couvent des Chanoinesses du Saint-Esprit, où je fus admise à baiser les pieds du Saint Père et recevoir sa bénédiction. M. de Créquy voulut m’y faire l’honneur de son escorte, et le Saint Père ne pouvait se lasser de converser avec lui. Voici les dernières paroles qu’il nous ait dites avec un air de dignité modeste et d’enjouement rempli d’urbanité. « Nous n’oserions vous dire que nous vous aimons infiniment, les personnes de votre maison sont trop fières avec les Papes. Nous ne saurions vous dire, non plus, que nous serions bien aise de vous avoir ici pour Ambassadeur et pour Ambassadrice, à cause de ce terrible nom que vous portez, mais nous serions bien heureux et fort honoré de vous avoir pour sujets du Saint-Siége ; † Benedicat vos omnipotens Deus ! »
Je me souviens qu’il y avait à Rome, en qualité d’Ambassadeur du Roi catholique, un original de Grand d’Espagne en expectative, appelé le Comte-Duc de Luna. Sa mère était une infante de Montézuma, ce qui lui faisait bien de la peine, et malgré qu’il en eût recueilli des trésors au Mexique avec la titulature des Ducs de Montézuma, c’était toujours un crève-cœur pour lui. Il abhorrait la France, et je crois bien qu’il était contraire à Philippe V et favorable à l’Archiduc au fond de son cœur ; mais toujours est-il qu’il ne parlait jamais que du feu Roi Philippe IV. On nous rapporta qu’il nous trouvait trop prévenans pour lui, et qu’il avait dit un jour, avec un air orgueilleux, que le Roi Don Philippe IV n’ôtait jamais son chapeau que pour le Saint-Sacrement. — Y de muy mala gana, répondit le Cardinal d’Arias, amis des Français et fort homme d’esprit, ce qui veut dire également en espagnol : à contre-cœur et de mauvaise grâce. Il était surtout pour le Marquis et pour moi d’une froideur persistante et d’une sécheresse inexplicable, ce qui n’alla cependans jamais jusqu’à l’incivilité, parce que votre grand-père était là. M. le Comte-Duc a pourtant fini par ouvrir son cœur ulcéré contre nous au Cardinal d’Hénin (l’Archevêque de Malines), et voici le motif de son aversion pour votre grand-père. Étant bien jeune et servant sous les ordres du dernier Maréchal de Créquy, lequel était, comme on sait, infiniment brusque et morose, il avait été lui demander congé pour aller voir son père de Mendoce et sa mère de Montézuma qui venaient de tomber malades en Catalogne, et qui, disait-on, le demandaient à cor et à cri, et notez bien que c’était la veille d’une bataille. Le Maréchal de Créquy lui répondit avec son air sombre et fier : — Allez, Monsieur ; père et mère honoreras, afin de vivre longuement ; ce qui fut répété dans toute l’armée, d’où venait que ce vieux Castillan de la vieille roche en avait conservé l’horreur des Créquy. Les paroles d’un supérieur à ses inférieurs ne sauraient jamais être assez mesurées, et surtout dans l’état militaire. Vous ne sauriez imaginer combien les duretés et les amertumes du Maréchal de Créquy avaient fait d’ennemis à votre maison ; vous en verrez encore un exemple dont j’ai fait preuve. C’était encore le temps du point d’honneur : on était plus susceptible et plus mémoratif qu’aujourd’hui.
Ce même Comte-Duc avait pour unique espoir de postérité masculine un mauvais garnement de fils, dont on avait long-temps parlé sous le nom de Marquis de Sa, et qui s’appelait alors Osmand-Charry-Bey, sans que l’ambassadeur, son père, en fût déconcerté le moins du monde. Toutes les capitales de l’Europe avaient retenti de ses déportemens ; et le vice-roi de Naples avait fini par le faire condamner aux galères, à propos du meurtre d’un chanoine. Ce Marquis de Sa trouva moyen de s’enfuir en Barbarie, où il s’était fait Mahométan chez l’Empereur de Maroc dont il avait épousé les deux filles, e sempre bene ! Le père en était parfaitement quitte à ses propres yeux pour avoir renié son renégat de fils, et quand il avait à parler de sa maison c’était pour dire qu’elle allait s’éteindre, attendu qu’il était octogénaire, et qu’il était le dernier des Urtado de Mendoça qui avaient droit de chaudière à la cour du Roi Pélage. Et puis c’était des rengorgemens aragonais, des airs de tête andaloux et autres folies d’Espagne à lui faire rire au nez.
J’ai remarqué que l’infamie du père s’étend toujours sur le fils, tandis que la mauvaise conduite du fils n’influe presque jamais sur la considération du père ; et pourtant celui-ci devrait rester sous la responsabilité de son exemple à l’intérieur, et des soins qu’il a dû prendre, et de ceux qu’il a fait donner à l’éducation de ses enfans ; mais il n’importe, et comme la gloire qu’on tire de ses ancêtres est la plus incontestable, le monde en aura sûrement conclu qu’il fallait hériter des charges avec le bénéfice.
Parmi les étrangers qui figuraient à Rome, il se trouvait encore un singulier personnage, Andréa Grimaldi, Noble Génois et proche parent de ma grand’mère de Froulay, qui nous avait dit assez souvent que leur maison marchait en avant des Doria, des Fiesque, et des Spinola, ce qui la plaçait à la sommité de la haute et superbe aristocratie génoise, et ce qu’on accordait aux Grimaldi-Monaco dans toute l’Italie, sans difficulté.
Celui-ci avait été Doges de Gênes, mais il ne s’embarrassait pas beaucoup des affaires de la République, et lorsque le secrétaire du Sénat vint lui dire le come vostra Serenità[6], il ne prit que le temps de se dépouiller de la Stolla Dogarescale pour monter en chaise de poste et s’aller promener sur la Corniche. Il aurait bien voulu s’avancer jusqu’à Paris, mais le Sénat ne permettait guère aux Patrices génois de sortir de l’Italie, et les poteaux armoriés du Duc de Savoie étaient pour eux les colonnes d’Hercule. Le Duc André s’en fut toucher barre au pont de Beauvoisin ; ensuite il s’en alla sans débrider jusqu’à Otrante (à la pointe de la botte) ; il était allé successivement de tous les côtés, jusqu’aux extrêmes frontières d’Italie qu’il ne pouvait franchir, et c’était pour attacher des regards amoureux et passionnés sur les mers du littoral ou sur les terres ultramontaines. Enfin, ce pauvre captif en plein air était venu s’emprisonner dans Rome la Sainte.
C’était bien le personnage le plus naturellement original de ce grand pays où tout le monde est naturel et par trop naturel quelquefois ; et c’était du reste un beau grand jeune homme à pleine-peau d’un beau blanc mat avec une forêt de cheveux bouclés, de sourcils noirs et de barbe fine. On aurait dit une plante vivace et touffue.
Il était le neveu d’un avare et triste Cardinal Grimaldi, qui n’osait pas manger de peur de boire, et qui était Patriarche d’Antioche in partibus infidelium. Le Cardinal était de ces gens qui font d’une cerise trois morceaux et qui gardent les arêtes quand ils mangent du poisson. Le Père Laffitau, Évêque de Sisteron, qui n’était pas moins avare que lui, avait eu pourtant la générosité de lui faire présent de quatre bouteilles de vin de Champagne. Huit jours se passent, et voyant qu’il n’en obtenait aucune promesse en faveur de l’Abbé Dubois, il écrivit à son Éminence pour le prier de lui renvoyer les bouteilles vides, ou tout au moins leurs bouchons. — Vous m’en aimerez peut-être un peu moins, Monseigneur, mais vous m’en estimerez davantage, disait-il en terminant sa lettre. Comme il avait une écriture très-difficile à lire, et surtout pour un Patriarche d’Orient qui ne savait que l’italien, le Cardinal empocha l’épître du moine et l’emporta à la conversation de la Princesse de Sainte-Croix, afin de se la faire lire et traduire avec fidélité par quelque Français de considération qui fût digne de confiance et dont la discrétion ne fût pas douteuse. Arrive un Abbé français docte et prudent, et c’était le Conclaviste du Cardinal de Rohan, l’abbé de Tencin, qui se mord les lèvres après lecture faite, et, qui répond sérieusement que c’est une écriture impossible à déchiffrer. Ni le Cardinal de Tencin, ni moi, n’avons jamais dit un mot sur tout ceci devant ma grand’mère : elle aurait été surprise et désolée qu’on eût pu se moquer d’un Grimaldi ; mais pour un Spinola, pour un Fiesque ou pour un Doria-Pamfili, je ne dis pas.
André Grimaldi avait à Rome encore un autre oncle, et comme disait toujours M. de Buffon, c’était une autre paire de manches ! C’était un diable de Prélat-Familier qui était enragé pour faire la contrebande, et qui faisait toujours du commerce et du brocantage au mépris de ses bas violets et des fiocchi d’oro qu’il avait à son chapeau, d’où vint qu’immédiatement après la mort du Pape, le Cardinal interrégnant fit publier à son de trompe et afficher dans toutes les rues de Rome qu’il était interdit de rien vendre à Monseigneur Imperiali, Chanoine de Sainte-Marie-sur-la-Minerve, et qu’il était défendu de rien acheter de sa Révérence Illustrissime, sous peines d’interdiction canonique pour les prêtres et de huit écus d’amende pour les nobles, avec huit jours de prison par-dessus le marché pour les simples citoyens romains. Marforio se mit à dialoguer là-dessus avec Pasquin, et le neveu du prélat brocanteur en faisait des rires inextinguibles.
Le Duc André Grimaldi n’avait pas manqué d’avoir des aventures en parcourant toute l’Italie de long en large (et c’est un bon pays pour les aventures). Je me suis toujours souvenue de celle-ci qu’il avait racontée à votre grand-père, et qui venait de lui arriver il y avait sept ou huit jours.
En se promenant dans les alentours de Fermo, tout auprès de la grande route et non loin du bord de la mer, il aperçut un bois épais et sombre, ce n’est pas commun dans la Marche d’Ancône, et l’envie lui prit d’aller s’y reposer et dormir au frais. Son équipage était resté sur la grande route avec ses gens qui s’abritèrent comme ils purent, et ce bosquet lui parut si charmant qu’il oublia de faire sa méridienne et qu’il se mit à s’y promener.
Ces lieux enchantés étaient ornés de belles statues, de grands vases, de balustrades et de bancs circulaires en marbre blanc, ainsi que de jolies volières à grillages dorés, sans compter qu’ils étaient rafraîchis par des fontaines jaillissantes et des filets d’eau vive au bord des allées. Le Duc André, toujours cheminant, finit par trouver en face d’un pavillon de l’architecture la plus élégante ; il entre et n’y voit personne ; il s’assied dans une première salle, et comme il était accablé de fatigue, il s’endort. Il ajouta que les stores étaient baissés et qu’il avait été s’établir, par une sorte d’instinct, dans la partie la plus reculée, la plus obscure et la plus fraîche de l’appartement.
Il avait le sommeil léger comme tous les Méridionaux ; à peine était-il assoupi qu’il fut réveillé par un bruit de petites clochettes et qu’il aperçut un vieux moine blanc qui se traînait sur le pavé de la salle en s’appuyant sur une béquille, et qui traînait derrière lui, au moyen d’un crochet de fer emmanché d’une gaule énorme, un tout petit panier qui était surmonté d’une croix et d’une sonnette. (Le Duc André croyait rêver). Il entendit ouvrir plusieurs portes, et quand le vieux moine eut fini sa messagerie, il ressortit du pavillon comme il était entré. C’était un religieux de l’ordre des Mathurins… et le Duc André paraissait vouloir en rester là.
— Il est impossible que ce soit la fin de votre histoire, lui dit M. de Créquy. — Je n’ose pas vous dire. — Allons donc ! — Vous n’en parlerez pas à mon oncle d’Antioche ? — Je vous promettrai, si vous le voulez, de ne lui parler de ma vie. — Je vous dirai donc, poursuivit André Grimaldi, que la curiosité m’aiguillonnait comme un diable et que j’entrai dans l’appartement d’où sortait le moine, afin de regarder ce qu’il avait fait de son petit panier. Je traversai cinq ou six pièces admirablement bien décorées, et je parvins jusqu’à une chambre à coucher au fond de laquelle il y avait une alcôve dans cette alcôve, un lit de repos, et sur ce lit, une jeune beauté… Je n’ai jamais rien vu de plus ravissant !… Comme on était dans la saison, dans le climat et à l’heure de la plus forte chaleur, elle avait pour tout vêtement ses longs cheveux épars, ses mains et quelques roses effeuillées, peut-être. Elle me regarda de la tête aux pieds avec un air surpris, et puis de la manière la plus aimable. Je lui dis certaines choses que vous pouvez bien imaginer ; elle y répondit avec une bienveillance et une ingénuité remplies d’attraits ; enfin nous restâmes quatre ou cinq heures ensemble, après quoi cette petite personne me dit qu’elle était la fille aînée d’un Comte-à-baldaquin, et me demanda qui j’étais. — Je suis né sujet de la Sérénissime République de Gênes, lui répondis-je et j’éprouve un appétit dévorant ! Qu’est-ce donc qu’il y avait dans votre petit panier de ce matin ?…
— C’était ma panaccia et ma cioccolata que m’apportait Fra Pio, mais je les ai mangées tout de suite et je n’ai rien à vous donner jusqu’à mon souper ; c’est à dix-sept heures que va revenir Fra Pio : il faudra vous cacher vous saurez bien vous cacher, n’est-ce pas ?
— Mais pourquoi donc cette petite clochette avec la croix, et comment se fait-il que vous soyez ici toute seule ?…
— C’est, répondit-elle avec un ton dégagé, parce qu’on a su que j’avais été me promener sur le bord de la mer avec un Capitaine algérien qui débarque assez souvent dans le pays, et c’est qu’on a peur que j’aie gagné la peste…
Je tirai ma révérence à cette aimable Comtesse-à-baldaquin et je m’enfuis de son pavillon dans la frayeur d’y voir arriver le vieux Mathurin, qui n’aurait pas manqué de sonner toutes ses clochettes et qui m’aurait fait conduire au lazaret. N’en parlez pas au Cardinal-Patriarche, qui me ferait mettre en quarantaine.
Je ne vous ai rien dit encore de Messire Pierre-Paul de Guérin de Tencin, Prieur et Docteur de Sorbonne, lequel était alors Abbé commandataire de Vezelay, ce qui lui valut un procès suscité par les jansénistes et gagné par miracle, car tous ces ennemis de nos PP. étaient acharnés à sa condamnation, dont ils se faisaient une affaire de vengeance contre les molinistes. L’Abbé de Tencin, qu’on avait accusé de simonie, n’eut aucune peine à prouver son innocence. C’était lui qui avait reçu l’abjuration du fameux John Law qui venait de se réfugier à Venise, où, du reste, il a persévéré dans les sentimens les plus catholiques jusqu’à la fin de sa vie, en 1729. Le Cardinal de Rohan-Soubise avait élu M. de Tencin pour son premier Conclaviste ; ce fut lui qui resta Ministre de France à Rome après le départ de son Éminence, et ce fut N. S. P. le Pape qui voulut le sacrer lui-même, à titre d’Archevêque d’Embrun. Il est devenu Cardinal du titre de Saint-Georges-au-Voile-d’Or, Archevêque de Lyon et Ministre d’état du Roi Louis XV ; il a courageusement et continuellement lutté contre le jansénisme et le philosophisme ; aussi vous puis-je assurer que les jansénistes, les calvinistes et autres sophistes, ont débité contre lui plus d’atrocités diffamatoires et publié sur le frère et la sœur plus de libelles enragés et de pamphlets calomnieux qu’il ne vous serait possible d’en lire en six mois. Le Cardinal de Tencin touchait annuellement 366 mille livres en qualité d’Archevêque de Lyon et par ses autres bénéfices ecclésiastiques ; le bordereau de ses aumônes était de 200 mille livres par an ; c’est tout ce que je vous dirai pour aujourd’hui, me réservant de vous produire une ample dissertation sur le Cardinal et la Comtesse de Tencin, qui ont été bien assurément les deux personnages les plus étrangement calomniés du dernier siècle. Ce n’est pas que cette Comtesse Alexandrine n’eût bien mérité quelques épigrammes, et surtout quand elle avait abandonné son couvent régulier des Augustines de Montfleury pour entrer au Chapitre séculier des Chanoinesses de Neuville ; mais il ne s’ensuit pas qu’elle ait été la mère du philosophe Jean-le-Rond, surnommé Dalembert ; il est de toute fausseté qu’elle ait jamais eu la pensée de chercher à lui faire croire une indignité pareille ! Aussi verrez-vous que ce fut une invention des encyclopédistes, qui voulurent faire d’une pierre trois coups, en diffamant la sœur de leur antagoniste, en exhaussant leur bâtard de géomètre jusqu’à cette famille noble, et en accrochant ce Dalembert à la soutane d’un Cardinal qui tonnait et fulminait contre le jansénisme, le philosophisme et l’impiété dans tous ses mandemens. Ce qu’il y eut de plus étrange en tout ceci : c’est que M. Dalembert avait été pendant deux ou trois ans la dupe de ses confrères en philosophie ; il ne doutait pas que cette pauvre Madame de Tencin ne fût sa mère naturelle, et l’on avait été jusqu’à lui persuader que son père devait être un certain Chevalier de la Touche qui n’a jamais été qu’un être de raison, disait Fontenelle, et que la Comtesse de Tencin n’avait jamais, dans tous les cas, ni vu ni connu. C’était au point que Dalembert finissait par se fâcher tout rouge et vouloir montrer les dents, quand on parlait avec trop d’inconsidération devant lui, non-seulement de la Comtesse Alexandrine de Tencin, mais encore du Cardinal Archevêque de Lyon, qu’il avait adopté pour son oncle avec tout l’empressement possible.
Les philosophes avaient commencé par débiter que leur ami Dalembert était fils de la Comtesse et du Cardinal Tencin mais en voyant que la pudeur publique et le bon sens public se montraient également révoltés d’une supposition pareille, ils se mirent à dire que le père et la mère de ce géomètre étaient le Chevalier de la Touche et Mme de Tencin, ce qui n’était ni moins faux, ni moins facile à démontrer pour calomnieux. Je vous assure que Voltaire en faisait souvent de bonnes moqueries et de beaux rires chez ma cousine du Châtelet. Je reviendrai sur ce chapitre-là.
- ↑ Il n’était pas encore question de solliciter le chapeau rouge pour l’Abbé Dubois, et c’était seulement un titre d’Archevêque in partibus qu’on voulait obtenir pour lui.
(Note de l’Auteur.)
- ↑ On allait jusqu’à nommer ces personnages indiqués par la clameur populaire ; ce mari jaloux devait être Tiberio Caraffa, Duc d’Andria, Comte de Montecalvo et Prince de l’Académie des Otiosi de Naples ; le nom de sa malheureuse femme était Aureliane Imperiali de Francavilla, et dans tous les cas, le Duc d’Andria ne pouvait plus sortir de ses fiefs de Sicile, attendu que les tribunaux romains et napolitains l’avaient condamné à mort
en 1718. (Note de l’Auteur.)
- ↑ Un anonyme a fait imprimer une partie de cette anecdote en 1819, sans nom d’auteur et sans autre embarras que celui d’y changer les noms des personnages et celui de la ville.
Il est assez connu que les deux opuscules attribués à cet anonyme ont été copiés dans un manuscrit intitulé Mémoires inédits du Comte de Cagliostro. L’éditeur des Souvenirs de Mme de Créquy a déjà réclamé dans les journaux contre cet abus de confiance.
(Note de l’Éditeur.) - ↑ Catherine de Rougé du Plessis-Bellière. Elle nous a laissé des manuscrits dont je vous recommande la lecture. Cette relation de son voyage à Rome est écrite avec un esprit et un agrément infinis. (Note de l’Auteur.)
- ↑ Je ne puis jamais laisser dire qu’un Ambassadeur soit le représentant du Souverain qui l’accrédite, à moins que ce ne soit par hyperbole emphatique et manière de parler. Un Ambassadeur représente si peu le Roi son maître, à l’étranger, que ni les rois, ni les ministres, ni les particuliers d’aucun pays, n’ont jamais traité un Ambassadeur comme un Souverain. J’ai ouï dire au Chevalier de Folard que le Maréchal de Créquy avait fait arrêter et s’était fait amener un plénipotentiaire de l’Électeur de Mayence, dont on suspectait la conduite et qu’on avait trouvé dans une salle d’auberge à Strasbourg. Le plénipotentiaire se démenait comme un diable, et s’écriait qu’il était le représentant de son Altesse
Électorale. – Vous représentez si mal un Archevêque, lui dit ce Maréchal à coups de boutoir, qu’on vous a trouvé dans une
tabagie, et vous représentez si peu l’Électeur-Archi-Chancelier du Saint-Empire, que je vais vous faire appliquer cent coups de bâton si vous dites un mot de plus. (Note de l’Auteur.)
- ↑ « Come vostra Serenità ha fornito suo tempo, vostra Excellenza sene vadi a casa. »
Comme votre Sérénité a fini son temps, votre Excellence peut s’en aller chez elle.