Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 2/10
CHAPITRE X.
Malgré la distance entre les dates et malgré la différence des âges et des caractères, après vous avoir fait entrevoir ma plus ancienne et ma meilleure amie, Mme de Marsan, je voudrais aujourd’hui vous faire connaître ma dernière et ma plus chère amie, Mme d’Egmont. On n’a jamais été plus parfaitement raisonnable et plus justement considérée que ne l’était Mme de Marsan ; on n’a jamais été plus étrangement déraisonnable et plus injustement calomniée que ne l’a été Mme d’Egmont ; mais on est forcé de convenir qu’elle y donnait sujet par un air de préoccupation romanesque, et surtout par un air d’ennui dédaigneux et mortifiant qu’elle avait toujours avec les ennuyeux. Vous ne sauriez imaginer combien le silence et l’air ennuyé de cette charmante jeune femme avaient excité d’animosité contre elle. De tous les labeurs, le plus pénible est celui de cacher l’ennui qu’on nous cause, et voilà pourquoi les personnes nerveuses se font toujours une foule d’ennemis.
Sophie-Septimanie de Richelieu était la fille unique du Maréchal de Richelieu et de la Princesse Elisabeth de Lorraine, héritière des Guise. Elle était beaucoup plus sensible à l’honneur de sa descendance maternelle qu’à l’illustration de ses ancêtres paternels, et comme elle n’avait pas toujours la précaution de le dissimuler devant son père, elle en recevait quelquefois de bons coups sur les doigts. M. de Richelieu avait toujours eu beaucoup d’estime et de confiance pour ma grand’mère. Ils s’appelaient toujours mon Compère et ma Commère, comme s’ils eussent été des gens du faubourg Saint-Denis, et, quand on avait l’air d’y prendre garde, M. de Richelieu disait pour leur justification que c’était à l’exemple du roi Louis XIII, qui disait toujours très sérieusement, comme tout ce qu’il disait, « ma Commère la ville d’Anvers, et mes bons Compères les treize cantons suisses. » Comme ils n’avaient jamais été de compte-à-demi parrain ni marraine, on n’a jamais pu savoir à quoi rimait, ni d’où pouvait provenir cette manière de se parler qui datait de leur jeunesse et dont ils n’avaient aucun souvenir originel. Voilà qui n’importe guère, et toujours est-il que ma grand’mère était à peu près la seule personne avec qui le Maréchal de Richelieu eût l’habitude de parler à cœur ouvert.
— Vous croyez peut-être aussi, lui disait-il un jour, que nous sommes des gens de rien ?
— Mais qu’est-ce qu’il vous prend de me demander pareille chose ? lui répondit ma grand’mère, je ne vous répondrai pas !
— J’en suis bien fâché, lui répliqua le Maréchal, parce que je vous aurais confondue !
— Allez toujours, mon Compère, allez toujours, et débattez-vous comme si je vous avais dit des indignités ! Je serai bien aise de vous savoir encore plus grand seigneur que je ne le croyais.
De fil en aiguille, il en vint à lui conter une anecdote où figurait le célèbre Fléchier. Je vous la rapporterai parce qu’elle me paraît curieuse et tout-à-fait dans les mœurs de notre grand siècle.
Le Maréchal Duc de Richelieu, qui ne se laissait molester sur aucun sujet, et qui ne se serait pas laissé entreprendre sur un tel chapitre que celui de son extraction nobiliaire, car c’était la base et le fondement de toute considération solide en ce temps-là, ce qui prouve que les temps sont bien changés ! le Maréchal de Richelieu, vous disais-je, eut pourtant la bonhomie d’avouer à ma grand’mère qu’il éprouvait une inquiétude perpétuelle au sujet de l’opinion qu’on pouvait avoir sur le plus ou moins d’ancienneté de sa noblesse, en ajoutant qu’en dépit de la comédie qu’il avait jouée par un calcul de vanité facile à comprendre, le plus beau jour de sa vie avait été celui où il avait épousé Mlle de Guise, dont il était principalement amoureux pour ses croix de Lorraine et ses alérions d’or. Il est assez connu que son duel avec un prince lorrain n’avait eu lieu qu’à la suite d’un propos tenu par celui-ci contre la maison de Richelieu, à laquelle il trouvait que la sienne avait fait, par cette alliance, un honneur inespérable ; mais revenons à l’anecdote que je vous ai promise et que je n’ai vue citée nulle part.
Vous savez que le Cardinal de Richelieu, qui n’avait aucun parent de son nom, avait fait substituer son immense fortune, avec son nom, ses armes et ses titres, aux enfans de sa sœur qui avait épousé un gentilhomme poitevin du nom de Vignerot ? Les Richelieu d’aujourd’hui sont donc Vignerot par origine et par extraction primitive, et l’on a toujours débité que l’origine de leur famille paternelle était obscure. Lorsque la fameuse Duchesse d’Aiguillon, qui était la nièce du Cardinal et qui s’appelait Marie de Vignerot, mourut à Versailles, Bossuet n’en pouvait plus, et le Roi décida que ce serait Fléchier qui ferait l’oraison funèbre de l’illustre défunte. On voit que Louis XIV se mêlait de toutes choses, et l’on est obligé de convenir que toutes choses, n’en allaient pas plus mal.
Avant d’obtempérer aux ordres du Grand Roi, l’Évêque de Nîmes alla faire une visite au Duc de Richelieu, neveu de Madame d’Aiguillon, afin de s’informer si l’intention de ce Seigneur était d’obliger le panégyriste funéraire à parler de la noblesse de leur famille… — M. de Richelieu répondit modestement que c’était l’usage, et qu’il ne voyait aucun motif pour s’en dispenser. Fléchier lui déclara, le plus honnêtement possible, que sa conscience ne lui permettrait peut-être pas d’obéir au Roi, parce qu’il ne devait et ne pouvait composer avec des vanités humaines ou des illusions fabuleuses, et surtout dans la chaire de vérité. Le Duc de Richelieu tombait des nues ! Il affirma que la maison de Vignerot, ou plutôt de Wignerod, était d’origine anglaise, et l’une des plus anciennement établies dans le duché d’Aquitaine. L’orateur funèbre n’en démordit pas, et tout ce qu’on put obtenir de lui, ce fut d’examiner les parchemins qui devaient justifier les prétentions du Duc de Richelieu. Fléchier les emporta dans son carrosse, ensuite il fit scrupuleusement examiner et vérifier tous les titres de la maison de Vignerot par les Bénédictins et les Minimes, ce dont il résulta toutes les belles choses que nous voyons dans l’oraison funèbre de cette sainte personne[1]. Le Maréchal de Richelieu avait en sa possession la lettre de Fléchier à son grand-père, où ce prélat faisait une sorte d’amende honorable à la gloire et à l’antiquité de la maison de Vignerot : il ne manqua pas de la montrer à sa commère ; mais les envieux ne se sont pas piqués du même scrupule de conscience que l’équitable Fléchier.
Quel siècle c’était pourtant, que celui où un simple Évêque osait exercer un pareil contrôle sur les prétentions d’un aussi grand Seigneur que le Duc de Richelieu, héritier du Cardinal, en osant décliner un mandement, un ordre formel, un commandement exprès d’un si grand monarque ! un siècle où la livrée de Paris s’en allait porter plainte à M. le Prévôt des marchands, parce qu’on n’avait pas compris les gens de livrée dans la capitation que les autres Parisiens étaient obligés de payer pour les frais de la guerre ! Allez donc chercher aujourd’hui une pareille marque de patriotisme, je ne dirai pas chez les valets, mais parmi les bourgeois de ce temps-ci. Ce n’était pas qu’on traitât ses domestiques avec plus de considération qu’à présent, car j’avais une tante[2] qui envoyait toujours ses laquais en grande livrée sur la place de Grève, quand on y devait pendre quelque malfaiteur, en leur disant qu’ils allassent à l’école. Mais voilà que je vous ai mené bien loin de Mlle de Richelieu.
Je n’entreprendrai pas de vous décrire exactement cette charmante personne, parce qu’elle était pourvue d’une grâce indéfinissable. C’était un composé de charme d’esprit, de politesse noble, de traditions parfaites et d’originalité piquante, avec des manières exquises et comme une élégance parée sous laquelle on entrevoyait un germe de mort prochaine. C’était, pour ainsi dire, une image, une représentation de la noblesse et de la cour de France en 1782. Mme d’Egmont m’a laissé le souvenir d’une sylphide insaisissable, et son idée m’est toujours restée une impression prestigieuse, comme la suite d’un rêve enchanteur. Elle était grande et svelte ; elle avait des yeux bruns, noirs ou gris, dont la couleur était assortie à son impression du moment. On n’a jamais revu des yeux pareils à ceux-là pour les variétés de leur expression ni pour leur effet magique.
Ma bonne grand’mère avait mis dans sa tête de lui faire épouser le fils du Maréchal de Bellisle, le Comte de Gisors qui était le jeune seigneur le plus beau, le plus brave et le plus aimable de son temps. — Grand merci ! lui répondait le Maréchal de Richelieu ; je n’ai pas envie de donner ma fille au petit-fils du surintendant Fouquet ! Je ne dis pas, si j’étais de la maison d’Auvergne ou de celle de Créquy ! Mais nous sommes trop sottement chicanés sur la noblesse pour aller nous allier à des gens de robe. — Mais je vous dis qu’ils s’aiment, ils s’adorent ! — Eh ! jarni, ma commère ! ils se trouveront dans le monde, et je n’ai pas l’envie de faire de Mademoiselle de Richelieu une religieuse du Paraclet. On n’y put rien gagner, et Septimanie fut mariée, malgré qu’elle en eût, avec le plus grand seigneur et le plus gros gentilhomme des Pays-bas[3].
L’aimable Comte de Gisors fut tué à l’armée, ce qui fit que le Roi Louis XV alla faire une visite de condoléance au Maréchal-Duc de Bellisle, son père, et c’était, disait celui-ci, la seule consolation qui pût triompher de son affliction paternelle. Ensuite il obtint la Grandesse d’Espagne avec un diplôme de Prince du Saint-Empire, et vous pouvez compter qu’il n’y paraissait plus. Ce Maréchal de Bellisle était certainement le plus égoïste et le plus vaniteux des humains[4] !
Mme d’Egmont était idolâtrée par son père, à moins pourtant qu’elle eût l’air de s’appuyer sur les Alérions de Lorraine, car alors elle était accablée de reproches épigrammatiques et soumise au régime de la Déclaration de Fléchier, que son père lui administrait assidûment pendant sept ou huit jours. Du reste, M. de Richelieu aimait encore moins son fils unique que le Maréchal de Bellisle n’avait regretté le sien, qui était cependant un autre personnage que le Duc de Fronsac. Je me souviens qu’ayant demandé de ses nouvelles à son père le Maréchal de Richelieu, celui-ci répondit : — M. de Fronsac ? je n’ai pas eu l’honneur de le voir depuis long-temps. Je ne sais pas si nous sommes parens, mais nous ne sommes pas amis !…
On a beaucoup parlé de l’ignorance affectée du Maréchal de Richelieu, qui se divertissait à paraître ne pas savoir les choses les plus simples. Il est vrai qu’il ne savait pas grand’chose en fait de géographie ni d’orthographe ; mais il était très habile en fait d’histoire ecclésiastique et passablement instruit en astronomie, ce qui me faisait dire qu’on ne lui avait pas fourni de chemises, et qu’il avait acheté des manchettes ; mais, du reste, on aurait dit que la justesse et la vivacité de son esprit suppléaient magnifiquement à ce qu’il ne savait pas. Le Chevalier de Montbarrey m’a conté que le Maréchal, se promenant un jour dans le parc de Versailles à la suite de Madame la Dauphine[5], cette princesse lui demanda, je ne sais pourquoi, quelle différence il y avait entre les Dryades et les Hamadryades. — Mais, Madame, lui répondit le Maréchal, qui n’en savait pas un mot, il m’est avis que c’est comme qui dirait entre l’Archevêque de Sens et l’Évêque d’Auxerre que voilà : j’ai vu qu’il s’était rangé pour laisser passer l’Archevêque, qui est son Métropolitain. Le Duc du Nivernais, savant mythologiste, ne se serait pas tiré d’affaire avec plus de sagacité.
Une des bonnes histoires du Maréchal de Richelieu, c’est celle d’une leçon qu’il avait été donner à son petit-fils, pendant qu’il était au collége, et voici comment. C’était un 30 décembre, et par une assez belle journée d’hiver ; on vient avertir le principal du Plessis que le carrosse de M. le Maréchal de Richelieu vient d’arrêter à la porte de ce collége, et qu’il demande à voir M. le Comte de Chinon, son petit-fils, âgé pour lors de seize à dix-sept ans[6]. On s’aheurte, on s’empresse, et toutes les autorités collégiales viennent se ranger autour des portières dorées et blasonnées du vieux Seigneur, qui s’opiniâtre à laisser les deux glaces baissées par civilité. On a fait sortir M. le Comte de Chinon de sa classe de rhétorique, et quand on a fait établir dans sa petite chambre un grand fauteuil en point de Bergamme, avec un bout de vieux tapis pour mettre sous les pieds du Maréchal, on conduit processionnellement le vainqueur de Mahon jusqu’à la porte de cette chambre, où l’on n’avait pas eu la précaution de faire allumer du feu, et puis chacun se retire avec une discrétion respectueuse. Le jeune homme a rapporté qu’après cinq ou six minutes de conversation, son grand-père lui avait demandé, avec un air de sollicitude et de bonhomie prévoyante : Est-ce que vous avez encore de l’argent ? – Ah ! certainement, Monsieur le Maréchal, lui répondit le rhétoricien d’un air de triomphe et avec tout l’amour-propre qui peut résulter, pour un écolier soigneux et rangé, d’une sobriété parfaite et d’un amour de l’économie pleinement satisfait. Il ajouta qu’il n’avait pas encore eu besoin de toucher à une bourse de cinquante louis que le Maréchal lui avait envoyée le jour de sa fête, il y avait de cela cinq ou six mois ! Voyons donc ça, s’il vous plaît ? lui répliqua son grand-père, et tout aussitôt qu’il eut les cinquante louis entre les mains, le vieux Maréchal se lève, il ouvre une fenêtre, il regarde et se met à crier : — Ditt’-donc, m’sieux l’balayeux ! (vous saurez que le Maréchal de Richelieu parlait toujours comme un faubourgeois de Paris, suivant la mode qu’il en avait prise et gardée du temps de la Régence, dont il avait conservé d’autres habitudes moins excusables que cette affectation de mauvais langage et de prononciation vicieuse). V’nez donc par ici… V’la quéques louis que m’sieux l’Comte de Chinon m’a chargé de vous donner pour vos étrennes, et il jette la bourse par la fenêtre. — Monsieur, dit-il en se retournant, à votre âge, et quand on est destiné à porter le nom de Richelieu, faut pas mettre son argent dans son secrétaire, et faut jamais garder cinquante louis dans sa poche à ne rien faire…
On a fait beaucoup d’histoires de galanterie sur la Comtesse d’Egmont, et notamment on avait beaucoup parlé de Rhullières[7] ; mais la vérité certaine est qu’après la mort de M. de Gisors elle n’a jamais eu qu’un seul attachement qui n’a cessé de remplir son cœur et sa tête, et qui l’a suivie jusqu’au tombeau, où le chagrin l’a fait descendre prématurément. C’est une histoire tellement romanesque et si bien prouvée que la moitié du monde a refusé d’y croire, tandis qu’une autre partie du public ne pouvait en douter, malgré son invraisemblance, et c’est de cette dernière partie du monde que je me suis trouvée par suite de nos relations intimes avec l’hôtel de Richelieu. Ce n’est jamais d’un courtaud de boutique qu’il a été question, et les mauvais romanciers ont confondu l’aventure de M. d’Egmont avec une des histoires de la Duchesse d’Orléans[8]. C’était un jeune et séduisant gentilhomme que la mauvaise fortune avait forcé d’entrer dans les gardes-françaises en qualité de simple soldat ; et comme il ressemblait inconcevablement au Comte de Gisors, avec plus de jeunesse et plus d’agrément encore, s’il est possible, on pourrait dire, à la défense de cette malheureuse Comtesse d’Egmont, que ce dernier attachement fut une preuve de la solidité de son caractère, et la marque de sa fidélité pour le premier objet de son affection. Cet aimable jeune homme ayant donc une ressemblance extraordinaire avec M. de Gisors pour la figure et la physionomie, pour la taille et la démarche et jusque pour le son de la voix, on supposa qu’ils pouvaient être fils du même père ; et du reste, voici l’anecdote avec tous ses détails.
Mademoiselle de Richelieu était donc devenue Comtesse d’Egmont et tout ce qui s’ensuit, c’est-à-dire une des sommités aristocratiques les plus élevées de l’Europe, ainsi qu’on a la bonne grâce et la simplicité de s’exprimer aujourd’hui ; c’est-à-dire Princesse de Clèves et de l’Empire Duchesse de Gueldres, de Julliers, d’Agrigente et de Bisacia, enfin Grande d’Espagne à la création de l’Empereur Charles-Quint, côte à côte avec les Duchesses d’Albe et de Medina-Celi, qui sont les deux plus grandes dames de l’Europe. On remplirait quatre pages avec la titulature et la liste des majorats de cette grande et puissante maison d’Egmont, qui descendait en ligne directe des Souverains-Ducs de Gueldres, et que la haute noblesse de tous les pays a eu la contrariété de voir s’éteindre. On a toujours dit que c’était à Mademoiselle de Richelieu qu’on avait à le reprocher…
La Comtesse d’Egmont vivait donc poliment avec son mari, mais voilà tout. Pendant qu’on la mariait à son Marquis de Carabas, on avait fait épouser Mlle de Nivernais à M. de Gisors qui fut tué quelques mois après son mariage : ainsi nos deux amoureux n’eurent pas le temps de se rencontrer dans le monde, où ils ne s’étaient jamais parlé que le langage des yeux ; mais le souvenir du Comte de Gisors était resté tellement présent et sensible à Mme d’Egmont qu’on l’aurait fait s’évanouir si l’on avait prononcé son nom devant elle. Le Prince-Abbé de Salm s’avisa de vouloir en faire un jour l’expérience à l’hôtel de Richelieu : la pauvre jeune femme en fut prise de convulsions abominables, et tous les honnêtes gens firent défendre leur porte à ce méchant bossu. Le Maréchal de Richelieu s’en fut quelques jours après lui faire une visite en grand équipage, comme si de rien n’était et pour le bon air de ne se douter de nulle chose, ce qui fut bien compris et trouvé du meilleur goût.
Il y avait par le monde, ou plutôt hors du monde, un vieux seigneur de la vénérable maison de Lusignan qui s’appelait le Vidame de Poitiers[9]. On savait qu’il était à végéter dans une grande maison du Marais, mais personne ne le voyait, parce qu’il était d’une sauvagerie et d’une bizarrerie singulières. On racontait sur lui des choses étranges, et l’on disait notamment que, s’il ne sortait jamais de son hôtel, c’était à raison d’une lettre de cachet. On ajoutait que, s’il avait le malheur de sortir, on le remettrait à la Bastille, où il avait déjà passé plusieurs années, et l’on prétendait que le Lieutenant de Police entretenait chez lui deux ou trois surveillans… Les ministres et les magistrats faisaient toujours la sourde oreille et ne se laissaient jamais entamer sur le chapitre de ce Vidame, qui était pour les gens du monde à peu près comme la Supérieure des Carmélites ou (sans comparaison) comme le bourreau, qu’on sait exister, mais que les gens du monde n’ont jamais vu. (Pendant que j’y pense, et de peur de l’oublier, laissez-moi vous faire une parenthèse au sujet du bourreau de Paris, ainsi qu’à l’occasion de cet étrange Vidame dont je n’aurai peut-être jamais celle de vous reparler.) Le charitable Abbé Cochin, Curé de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, et fondateur de l’hospice qui porte son nom, était certainement un personnage de la véracité la plus parfaite. Dans sa jeunesse, en hiver, un jour qu’il sortait à cinq heures du matin de chez son père, qui était un vieux Conseiller d’état, domicilié dans le Marais, il voulut traverser la place de Grève, dont il trouva tous les abords obstrués et barrés par des soldats aux gardes-françaises ; on vit qu’il était ecclésiastique, et le sous-officier le laissa passer en lui faisant un signe d’intelligence auquel il ne comprenait rien. Arrivé près de l’Hôtel-de-Ville, dont la grand’porte était ouverte, il entrevoit du mouvement et des flambeaux ; la curiosité l’excite, et, comme il avait des habitudes à l’Hôtel-de-Ville, où tous ses grands-pères et ses grands-oncles avaient toujours été Conseillers, Échevins et Quartiniers de père en fils, il monte ; et jugez quel est son étonnement en apercevant au milieu de la cour tous les préparatifs d’une exécution capitale ! Il s’y trouvait sept à huit figures sinistres, dont un exécuteur avec son damas, à côté d’un billot couvert d’un drap noir et d’un autre billot non drapé. Il y régnait un profond silence, mais bientôt l’on vit arriver deux beaux jeunes gens qu’on fit agenouiller chacun à portée de son billot, en ayant soin de les faire reculer ou avancer plus ou moins, suivant les prescriptions de l’exécuteur.
L’Abbé Cochin, qui tremblait de tous ses membres et qui s’était reculé derrière un pilier des arcades qui font de cette petite cour une espèce de cloître, vit ensuite que ces deux malheureux jeunes gens laissèrent tomber leurs têtes plutôt qu’ils ne les posèrent sur les billots, et puis le bourreau tira son coutelas dont il essaya le tranchant avec son doigt ; mais voilà qu’au lieu de couper la tête à ces deux gentilshommes, il se contenta de leur passer le dos du sabre sur le col, avec un air de grande importance ; après laquelle manœuvre il essuya soigneusement son grand damas, qu’il remit dans le fourreau, et il se tint tranquille. Les deux patiens restèrent sept à huit minutes avant de pouvoir s’imaginer qu’ils fussent en liberté de relever la tête ; et pour lors un vieux magistrat se mit à leur lire des lettres de grâce, où l’Abbé Cochin entendit très distinctement qu’il était question du Prince, de Conti et du Vidame de Poitiers. L’Abbé Cochin s’esquiva comme il put de l’Hôtel-de-Ville ; il raconta l’aventure à ses jeunes confrères en Sorbonne, et c’est ainsi qu’elle se trouva répandue parmi ses contemporains. Ils disaient aussi que M. Cochin, le père, avait été mandé le lendemain matin par le Cardinal de Fleury, pour qu’il eût à commander à M. son fils de garder le silence, attendu que la correction dont il avait été témoin touchait à l’honneur de la maison royale, et qu’elle était par conséquent un secret de l’état. On connaît la sévérité du Cardinal et l’horreur de Louis XV à l’égard de certain vice. (Autre parenthèse entre parenthèses. Madame d’Egmont voudra bien attendre, et je ne vous tiens pas quitte de l’Abbé Cochin dont il me reste à vous conter un miracle).
In illo tempore, l’Abbé Cochin demeurait au séminaire de Saint-Sulpice, où ses parens lui donnaient tous les mois, pour ses menus plaisirs, un double-louis qu’il dépensait en aumônes. Au nombre de ses pensionnaires, il y avait une pauvre mère de famille que l’Abbé trouva un jour de congé devant la porte du séminaire, où elle attendait sa sortie pour se recommander à sa charité, à propos de je ne sais quel surcroît de misère et d’affliction. On était à la fin du mois, et l’Abbé Cochin lui répondit qu’il fallait attendre encore quelques jours par la raison qu’il n’avait plus d’argent. Voilà cette femme qui lui soutient que la chose est impossible, et que, si peu qu’il lui donne, il lui rendra la vie. L’Abbé proteste en baissant les yeux qu’il ne possède pas même un denier. Enfin la pauvre femme a l’air d’extravaguer ; elle s’écrie qu’il est un saint, qu’il est dans le cas d’opérer des miracles et que s’il veut prendre seulement la peine de fouiller dans sa poche, elle est bien assurée qu’il y trouvera quelque chose à laquelle il ne s’attend pas, et qui suffira pour ses besoins du moment. Pour en avoir la paix, le saint Abbé s’apprête à lui montrer le fonds de sa poche ; mais en y fouillant pour la retourner, voilà qu’il y trouve, à sa grande surprise, trois pièces de six francs. L’Abbé les donna tout de suite à cette malheureuse femme et courut s’agenouiller, avec une joie remplie d’humilité, dans la chapelle de la Bonne-Vierge à Saint-Sulpice, où il passa le reste de la journée en actions de grâce pour la vertu miraculeuse que Dieu avait eu la gratuité de mettre en lui, et dans le trouble d’un saint effroi pour cette portion de la puissance divine dont il était devenu le dépositaire.
En rentrant au séminaire, il entend crier : Le voilà ! le voilà ! — Humilions-nous se dit-il, humilions-nous !… — Par ma foi ! Cochin, tu m’as joliment impatienté, lui cria son camarade de cellule qui l’attendait à la porte ; tu m’as laissé ta culotte au lieu de la mienne où j’avais dix-huit francs… Jugez du désappointement du jeune thaumaturge ! Le bon Curé de Saint-Jacques contait cette histoire de la manière la plus charmante. Il était le confesseur de tous mes grands parens. La parenthèse a été longue ; mais je m’engage à ne plus vous reparler de l’Abbé Cochin.
La Comtesse d’Egmont reçut un jour une lettre du Vidame de Poitiers, qui la suppliait de vouloir bien prendre la peine de passer chez lui, parce qu’il avait à l’entretenir d’une affaire importante, et qu’il n’était pas transportable ; c’est le mot dont il se servait, et sur lequel on ne manqua pas d’épiloguer à l’hôtel de Richelieu. — Irai je ? — Allons donc ! — Il est devenu fou ! — N’allez pas chez un pareil sorcier ! — Ne manquez pas d’aller à son rendez-vous, dit le Maréchal à sa fille.
Il avait été question d’envoyer chez le Vidame, à la place de Mme d’Egmont, une grosse demoiselle assez ridicule pour une chanoinesse à trente-deux quartiers, car elle parlait français comme une servante de Maubeuge, et c’était une Comtesse de Sainte-Aldegonde ; mais le Maréchal y mit un air d’autorité si résolu que la Comtesse d’Egmont fut obligée d’en prendre son parti. Elle a souvent répété qu’elle avait éprouvé sur cette entrevue des pressentimens extraordinaires ; enfin la voilà partie pour l’hôtel de Lusignan, que personne ne savait comment trouver, parce que les gens du monde n’y allaient plus et n’y envoyaient jamais.
Sans avoir aucun air de magnificence à l’extérieur, c’était un véritable palais de fée que cette maison, et toute habituée qu’était Mme d’Egmont à la délicieuse élégance de l’hôtel de Richelieu comme à la splendeur du château de son grand-oncle, qui est sans égale, elle en fut émerveillée. Le vestibule et les escaliers de marbre étaient garnis de statues et de grands arbres verts ; les antichambres étaient remplies de valets en grande livrée qui étaient rangés sur deux files ; enfin toutes les pièces de l’appartement étaient d’une richesse et d’une recherche nompareilles. Tout cela venait aboutir à une longue et haute galerie, en jardin d’hiver, qui conduisait sous une voûte d’orangers, entre des buissons de myrtes et de rosiers fleuris, et sur un tapis de gazon frais et fin jusqu’à une sorte de petit degré rustique, dont les marches étaient des troncs de baliveaux entrecalfatés avec de la mousse, et dont la rampe était formée de raboteux branchages tortus, rabougris, bifourchus, tricornus et recouverts de leur charmante écorce gâleuse. C’était pastoral et bocager à faire pâmer de satisfaction ; c’était la folie du temps.
Le gentilhomme du Vidame, qui était venu recevoir et qui conduisait Mme d’Egmont, lui demanda beaucoup de pardons de la part de son maître ; Mme d’Egmont se mit à grimper le petit escalier silvestre, qui, du reste, n’avait rien d’incommode, et voilà qu’elle se trouve sur une espèce de soupente, édifiée dans une étable, à 12 ou 15 pieds du sol, et qu’elle aperçoit sur une couchette un vieux monsieur, en bonnet de nuit, qui dormait profondément. Le gentilhomme-servant s’était retiré sans entrer sur la soupente où Mme d’Egmont resta fort embarrassée !… En attendant le réveil de M. le Vidame, elle observa curieusement que l’ajustement de cette espèce de tribune était comme l’escalier, dans le style le plus rustique. Les parois ainsi que les murs de l’étable étaient badigeonnés à la chaux vive, et l’on voyait quatre ou cinq belles vaches flandrines au râtelier. Le mobilier de la soupente ne consistait que dans la couchette, qui était sans rideaux, avec une couverture de laine verte et des draps de toile écrue ; deux chaises de paille aussi communes que celles des églises ou des chaumières, une tablette de sapin sur laquelle il y avait une serviette bise, avec quelques ustensiles de poterie rougeâtre et grossière, mais tout cela d’une propreté parfaite ; et, de plus, on voyait, sur les murs éclatans de blancheur, une suite d’images villageoises attachées par de gros clous dont on avait eu la précaution de garnir la tête avec des morceaux de cartes à jouer (afin de ménager et préserver le papier des images, et suivant la coutume des paysans). Cette recherche et cette affectation de simplicité champêtre, au milieu de Paris et dans un palais, divertissaient beaucoup la Comtesse d’Egmont qui prit le parti de s’asseoir et d’attendre paisiblement[10]. Au bout d’un quart d’heure, elle se mit à tousser avec discrétion, et puis elle se mit à tousser plus fort, et puis elle se mit à tousser de toutes ses forces, au point d’en avoir craché du sang. Enfin voyant qu’il n’en résultait rien, elle trouva divertissant de s’en aller sans en rien dire au gentilhomme du Vidame, qui l’attendait au bas de l’escalier champêtre et qui la reconduisit jusqu’à son carrosse. Imaginez la surprise et les éclats de rire à l’hôtel de Richelieu, où nous attendions curieusement le retour de Mme d’Egmont !
Le Maréchal survint inopinément chez sa fille, et voilà qu’il se mit à ratatiner sa petite bouche en fermant ses petits yeux, ce qui était chez lui le signe pathologique du mécontentement.
— Comtesse d’Egmont, dit-il de sa voix la plus creuse et la plus enrouillée, ce qui n’est pas peu dire. vous n’auriez pas dû, ce me semble, en agir de la sorte à l’égard d’un homme de cette naissance et de cet âge là, sans compter qu’il est très malade ; et je vous conseille de retourner à l’hôtel de Lusignan, pas plus tard que demain matin.
— Hélas ! Monsieur, répondit-elle en adoucissant encore sa voix si douce, et en tournant vers lui ses yeux enchanteurs, qui étaient moitié supplians et moitié malicieux, comment voulez-vous que je puisse le réveiller ?
— Vous pourrez vous adresser à son gentilhomme !
— Mais que supposez-vous donc qu’il ait à me dire ?
— Pour le savoir, il faudra que vous preniez la peine de retourner chez lui demain matin, et j’ose espérer que vous n’y manquerez pas !
Le Maréchal essaya de nous parler d’autre chose, mais il ne put jamais se dérider. Il nous quitta pour aller à Versailles, où il devait faire une semaine de service pour un des premiers gentilshommes de la chambre qui était malade ; et plût à Dieu que sa pauvre fille ne fût jamais retournée à l’hôtel de Lusignan !
Mme d’Egmont se trouvait mortellement contrariée par cette nouvelle injonction du Maréchal, et sitôt qu’il fut sorti pour s’en aller à Versailles, elle nous dit impatiemment que c’était une exigence inconcevable, et qu’elle en éprouvait toutes sortes d’ennui, d’abord à cause de la peine qu’elle aurait à s’empêcher de rire au nez de ce Vidame, auprès duquel elle allait se trouver dans la sotte position d’une grande Dame qui lui serait allée faire une espièglerie de petite fille, et surtout parce qu’elle ne pouvait se délivrer d’un pressentiment funeste, et qu’elle éprouvait une sorte d’effroi, de saisissement et d’appréhension lugubre, en pensant qu’elle allait être obligée de rentrer dans cet hôtel de Lusignan. Il me semble, disait-elle, que si je pouvais parler à ce malencontreux Vidame autre part que chez lui, je n’aurais pas la même inquiétude ; et vous savez que je n’ai jamais été trompée par mes pressentimens ! Enfin elle se monta si bien la tête et se trouva si bien pénétrée de cette contrariété qu’elle se mit à pleurer à chaudes larmes, et que je m’en fus trouver son mari qui était dans sa bibliothèque à feuilleter ses recueils de brefs et ses collections de bulles, avec ses dissertations sur les Décrétales et ses histoires des Conciles ; car c’était là son occupation continuelle.
J’aurais été la Gouvernante Marguerite d’Autriche, l’Infante Isabelle-Claire-Eugénie, Stathouderesse générale des Pays-Bas, et j’aurais même été Marie de Bourgogne, que M. d’Egmont n’appelait jamais autrement que Magna Maria, ce qu’il faisait en s’inclinant profondément (comme faisaient toujours le Président de Kuillé et son frère, l’Évêque de Quimper, quand ils nous parlaient à Versailles de la Redoutable et Miséricordieuse Anne de Bretagne, leur Souveraine, qui, comme on sait, était morte en l’année 1514, ce qui vous prouvera que rien n’était plus mémoratif et plus curieusement suranné qu’un gentilhomme de Basse-Bretagne, il y a cinquante ans) ; je vous disais donc que si j’avais été l’héritière de Bourgogne et des dix-sept provinces appelées, je ne sais pourquoi, les Pays-Bas, le Comte d’Egmont n’aurait pu me recevoir en visite avec plus de cérémonies et des embarras plus obséquieux.
D’abord il ne voulut jamais souffrir que je restasse avec lui dans sa bibliothèque, attendu qu’il ne s’y trouvait que des chaises à dossier. Il sonna de toutes ses sonnettes pour faire ouvrir les deux battans de toutes ses portes ; il était malheureusement sans gants, le formaliste gentilhomme ! mais il eut soin de me présenter la main par-dessous la basque de son juste-au-corps, et nous traversâmes ainsi je ne sais combien de salles avant d’arriver jusqu’à celle de son dais, où je fus obligée, bon gré mal gré, de m’établir sur le fauteuil, tandis qu’il ne voulut jamais s’asseoir que sur un pliant, sur la seconde marche de l’estrade, à la place de son chancelier de Clèves ou de son majordome de Saragosse-la-Royale. Nous avions l’air de jouer à la Grande-d’Espagne, comme diraient des pensionnaires, et j’eus bien de la peine à garder mon sérieux pendant cette visite, où je me trouvais sous l’apparence d’une bourgeoise qu’on aurait fait trôner pour la divertir. Je frémissais qu’il ne survint quelqu’un, ce qui m’aurait fait rire aux éclats. Imaginez le scandale, et jugez de ma frayeur !
Je lui dis pourtant que sa femme était désespérée d’avoir à retourner chez le Vidame de Poitiers ; que le Maréchal de Richelieu n’aurait pas le courage de l’exiger s’il la voyait dans l’état où je l’avais laissée, et que lui, M. d’Egmont, devrait bien intervenir contre l’exécution de cette ordonnance du Maréchal, afin de retarder cette inexplicable visite à l’hôtel de Lusignan jusqu’au retour de son beau-père avec qui l’on serait toujours à temps pour s’en expliquer.
Madame la Marquise, me répondit le Comte d’Egmont avec une gravité sententieuse et périodique, en s’écoutant parler comme aurait fait un Drossard au conseil suprême de Brabant, je suis sensiblement touché de votre extrême bonté pour Madame la Comtesse d’Egmont, et je ne suis pas moins sensible à la peine que vous avez bien voulu prendre en venant ici pour nous en donner ce nouveau témoignage. Il est sûrement fort à désirer que Madame la Comtesse d’Egmont n’éprouve aucune contrariété relativement à cette visite à l’hôtel de Lusignan, dont je ne saurais imaginer, pas plus que vous, Madame la Marquise, et pas plus que Madame la Comtesse d’Egmont, quels peuvent être le motif et l’utilité ; mais il me paraît non moins à désirer que Monsieur le Maréchal de Richelieu n’ait point à nous reprocher de n’avoir pas suivi les intentions qu’il a manifestées en votre présence à Madame sa fille, et je ne vois pas comment on pourrait concilier cette prescription qu’il a cru devoir lui faire, avec l’attente de son retour à Paris ; car cette attente de son retour à Paris nécessiterait infailliblement un retard d’une semaine, à peu près, pendant laquelle semaine on aurait à redouter que M. le Vidame de Poitiers ne vînt à mourir sans avoir pu parler à Madame la Comtesse d’Egmont.
Je ne pus rien gagner sur cet homme aux inconvéniens, et nous apprîmes le lendemain qu’il était parti pour aller passer huit jours à l’Ile-Adam, chez M. le Prince de Conty. On voit qu’il était pour le moins aussi fin politique qu’habile orateur.
Mon Dieu, que de pressentimens j’ai vus se réaliser ! Si vous avez des pressentimens obstinés, ne les méprisez pas et ne les négligez point, mon Enfant ! ce serait une folie dangereuse et peut-être coupable ; car enfin que savons-nous et pouvons-nous savoir qui ne doive céder à l’expérience ? il est à remarquer qu’on n’a jamais eu de pressentiment qui tendit à nous éloigner d’une obligation de conscience ou de l’acquit d’un devoir religieux ; et comme ces sortes de prévisions-là ne portent jamais que sur des actions qui sont en dehors des préceptes, je ne vois pas pourquoi l’on ne céderait point à leur avertissement. Croyez-en d’autant mieux l’avis que je vous donne ici qu’il est produit par une suite d’observations les plus attentives, et remarquez bien que je n’ai jamais eu de pressentimens que je ne me sois raidie contre eux et que je ne m’en sois mal trouvée.
Mme la Duchesse de Bourbon m’a souvent entretenue des pressentimens qui la tourmentent et de sa malheureuse aptitude pour les prévisions sinistres. Elle a des données qui prennent le caractère de la révélation et dont elle ne saurait se délivrer. Elle est, par exemple, indubitablement convaincue qu’elle mourra de mort subite, et tout ce qu’elle demande à Dieu, c’est de mourir dans une église au pied de la croix !… C’est afin de réparer le scandale qu’elle croit avoir donné par sa négligence à remplir ses devoirs religieux pendant quelques années, où son jugement dogmatique avait été troublé par les rêveries du Martinisme et les folies des Swedenborgiens[11]. Elle avait eu des pressentimens si douloureux et si précis relativement à son indigne frère[12], qu’elle envoya près de lui, du fond de son exil en 1792, un gentilhomme de confiance, afin de lui révéler ce qu’elle croyait avoir appris et ce qui s’est rigoureusement vérifié.
En fait de pressentimens et de fatalité prédestinée qui serait capable de faire tomber dans le jansénisme, il faut que je vous raconte une histoire dont je ne saurais douter, et dont tous les émigrés français en Autriche pourront vous attester la réalité, l’enchaînement inévitable et le singulier résultat.
Le Prince et la Princesse de Radziwil avaient recueilli chez eux une de leurs nièces appelée la Comtesse Agnès Lanskoronska, qui se trouvait orpheline et qu’ils faisaient élever avec leurs enfans dans leur château de Newiemsko en Gallicie. Pour communiquer de la partie du château où logeaient les enfans avec les grands appartemens habités par le Prince et la Princesse, il était indispensablement nécessaire de traverser une salle immense qui partageait et coupait le centre du bâtiment dans toute sa profondeur et toute sa hauteur. La Comtesse Agnès, agée pour lors de cinq à six ans, faisait toujours des cris déchirans quand on la faisait passer sous la porte de cette grande salle qui s’ouvrait sur le salon de compagnie où se tenaient ses parens. Aussitôt qu’elle fut en âge de parler et de s’expliquer sur cette étrange habitude, elle indiqua, toute tremblante et paralysée de terreur, un grand tableau qui se trouvait sur la dite porte, et qui représentait, disait-on, la sibylle de Cumes. C’est en vain qu’on essaya de la familiariser avec cette peinture, horrible pour elle, et qui pourtant n’avait rien qui dût effrayer un enfant ; elle entrait en convulsions dès qu’elle entrait dans la salle, et comme son oncle ne voulait pas céder à ce qu’il appelait une manie, en faisant mettre au grenier sa sibylle de Cumes (qui du reste était un magnifique tableau du Titien), la Princesse de Radziwil étant plus compatissante, avait fini par ordonner qu’on fît arriver Agnès par l’extérieur du château, soit par la grande cour ou par la terrasse du jardin, mais toujours de manière à parvenir à l’autre extrémité du logis sans avoir à traverser la grande salle. S’il pleuvait ou s’il tombait de la neige, on la portait en chaise ; c’est ainsi qu’elle arrivait dans l’appartement de sa tante, et c’est ainsi qu’elle en est sortie régulièrement deux ou trois fois par jour pendant douze ou treize ans. Tous les amis de la famille et tous les hôtes du château de Newiemsko ont été les témoins de ce que je vous rapporte ici.
Cette jeune personne était devenue de la figure la plus ravissante : elle était grande, élancée ; elle avait les cheveux et les sourcils d’un noir de jais, avec les yeux d’un bleu sombre et doux. Elle était d’une telle blancheur qu’on aurait dit un marbre de Carrare, et l’on n’a jamais vu un col avec des épaules et des bras si parfaitement admirables. Le surplus se trouvait encore un peu dans les futurs contingens ; mais, à tout prendre, c’était la plus charmante et la plus aimable jeune fille qu’on puisse imaginer.
Voici la fin de son histoire, ainsi que je la tiens du Prince d’Hohenlohe. En 1797, il se trouvait au château de Newiemsko, pendant les fêtes de Noël, dans une réunion de cinquante à soixante Magnats et Dames du voisinage, y compris les Demoiselles et les jeunes Seigneurs que leurs parens avaient amenés avec eux, suivant l’usage du pays ; et tous ces jeunes gens voulurent se livrer, après l’office du soir, à une espèce de divertissement qui est originaire de France, où il est passé de mode, et qu’on appelle en Gallicie la Course du Roi. Il est question d’aller s’établir dans la grande salle du château et, pour la première fois de sa vie, la Comtesse Agnès n’en montre aucune frayeur. Son oncle observe tout bas qu’elle est devenue bien raisonnable, et la Princesse ajoute que sa résolution provient sûrement de ce qu’elle va se marier dans trois jours, et qu’elle aura craint de mécontenter son oncle en refusant d’entrer dans la grande salle où le bal de sa noce devait naturellement avoir lieu. Enfin la bonne et douce Agnès se décide à triompher de sa répugnance ; on a soin de la faire passer la première (parce qu’elle était fiancée avec un Prince Wisnowiski, qui est un Jagellon). Mais quand elle arrive au seuil de la porte, le cœur lui faillit, elle n’ose entrer ; son oncle la sermonne, ses jeunes amies, ses cousins et son fiancé se moquent d’elle ; elle s’accroche aux battans de la porte, on la pousse en avant, on referme les battans sur elle, afin de l’empêcher de sortir ; ensuite on l’entend gémir et supplier de rouvrir la porte, en disant qu’elle est en danger de mort, qu’elle va mourir, et qu’elle en est certaine ! Ensuite on entendit une espèce de bruit formidable, et puis on écouta curieusement, mais on n’entendit plus rien.
Par suite de l’ébranlement qu’on venait de causer à la boiserie de cette porte, le maudit tableau s’était détaché de l’imposte avec son parquet et son cadre massif ; un des fleurons de la couronne des armes de Radziwill, qui était en fer doré, lui était entré dans la tête, et la malheureuse était tombée raide morte.
Vous verrez plus loin quels ont été mes pressentimens et ma résistance pour ne pas assister aux fêtes de la ville de Paris à l’occasion du mariage de Louis XVI, où je fus entrainée par obéissance et où je manquai d’être écrasée sur la place Louis XV, après avoir été versée sur le Pont-au-Change, en revenant du banquet de l’Hôtel-de-Ville ; mais revenons à Mme d’Egmont.
Son père arriva de Versailles, et lui dit, entre autres choses, que le Vidame lui avait rendu jadis, et du temps de sa première jeunesse, un service tellement signalé qu’il pourrait dire que le Vidame lui avait sauvé l’honneur et la vie. Il ajouta que si M. de Poitiers avait demandé à le voir lui-même, il n’aurait pas manqué de se rendre chez lui avec empressement ; mais que c’était sans doute par délicatesse et par discrétion qu’il ne voulait pas s’adresser à lui plus directement, afin de ne pas le discréditer. Le Maréchal ne doutait pas que son ancien ami n’eût quelque chose à lui faire dire, et peut-être quelque service à lui demander. — Retournez donc chez lui, dit-il à sa fille avec douceur, mais avec persistance ; il a sûrement une recommandation quelconque à me faire parvenir : c’était un courageux et généreux homme ! c’était, il y a cinquante ans, la plus aimable créature du monde, et je ne saurais, encore aujourd’hui, penser à cette preuve de dévouement qu’il m’a donnée sans en éprouver un juste ressentiment.
La Comtesse d’Egmont prit son parti de retourner chez le Vidame de Poitiers qu’elle retrouva dans son étable. Il avait l’air d’être à l’agonie, mais il retrouva des forces en la voyant paraître ; il ne sembla nullement embarrassé de ce qu’il avait à lui dire, et voici comment il y procéda méthodiquement.
Après les premiers complimens d’excuse et les remercimens les plus respectueux, mais sans parler en aucune façon de la première visite que Mme d’Egmont avait pris la peine de lui faire pendant qu’il dormait et sans l’avoir fait réveiller, il se fit apporter une cassette dont il tira des papiers en la suppliant d’en prendre lecture. C’étaient des lettres du feu Comte de Gisors, adressées au Vidame, et qui témoignaient assez de leur amitié réciproque, ainsi que de la pleine confiance et de l’estime que cet honorable jeune homme accordait audit M. de Poitiers. Il était continuellement question de Mme d’Egmont dans toutes ses lettres, et c’était si tendrement qu’il en parlait, que la pauvre jeune femme en avait le cœur serré comme à l’écrou. Il s’y plaignait de l’inhumanité de son père, le Maréchal de Bellisle, à l’égard d’un pauvre enfant qu’il abandonnait à son malheureux sort, et que son fils recommandait au Vidame avec la plus tendre sollicitude. — Je ne reviendrai pas de cette campagne où je veux me faire tuer, disait-il dans sa dernière lettre, je n’en reviendrai pas, j’en ai la conviction mais je vous recommande Séverin et de ce côté-là, je vais mourir tranquille.
Lorsque la Comtesse eut bien lu toutes ces lettres et qu’elle en eut assez pleuré, ce qui dura près d’une heure, elle essuya ses yeux, et le vieux seigneur ouvrit les siens, qu’il avait tenus fermés pendant tout ce temps-là, sans proférer une seule parole. — Madame, lui dit-il alors, celui que nous regrettons et que vous pleurez n’avait point de secrets pour moi, et j’avais pour lui des entrailles de mère. Il nous a laissé un autre lui-même ; c’est un jeune homme à peu près de son âge et pour lequel il avait un attachement fraternel ; il est sans fortune, et je ne possède que du viager, car j’ai vendu toutes mes terres il y a long-temps, et cette maison-ci ne m’appartient plus. Toutefois, j’aurai soin qu’il ait une part de ma succession mobilière, et je lui destine ma vaisselle et mes bijoux, qui valent, pour le moins, septante mille écus ; mais, par un motif que je ne saurais vous faire connaître et sur lequel il me paraît inutile d’attirer votre attention, je voudrais bien que ce jeune homme ne fût pas connu pour avoir été dans mes relations intimes et pour être devenu mon légataire. Ainsi j’oserai vous prier d’accepter, en fidéi-commis, un legs de vingt mille pistoles que je voudrais lui faire, et pour lequel je vous demanderai la permission de vous nommer dans mon testament. Il ajouta que, depuis la mort du Comte de Gisors, ce jeune homme, appelé M. de Guys, se trouvait absolument délaissé par le Maréchal de Bellisle, dont on le croyait fils naturel ; qu’il en était tombé dans le désespoir le plus sombre, et qu’en dépit de tout ce que M. de Poitiers avait pu dire et faire pour le tranquilliser, il était allé s’engager dans les gardes-françaises, où, du reste, on était parfaitement satisfait de sa bonne conduite. — Il est censé le fils légitime d’un gentilhomme appelé le Chevalier de Guys, qui mourut l’année dernière, étant Capitaine des gardes-côtes à Bellisle-en-Mer, poursuivit le moribond : avec les septante mille écus que je vais lui laisser, il ne saurait être à charge à personne, et tout ce que je vous demande est l’honneur de votre protection pour lui. Il ne fut pas question de celle du Maréchal de Richelieu, que M. de Poitiers eut la discrétion de laisser dans les sous-entendus. Il ne dit rien qui pût faire entendre qu’ils se fussent connus autrefois.
Mme d’Egmont, qui jusque-là n’avait encore péché que par omission, et par pensée, peut-être ? éprouva l’inquiétude d’avoir à se reprocher une action que le monde pourrait blâmer. Elle éprouvait, à l’égard de la Comtesse de Gisors, un sentiment d’inquiétude respectueuse et de contrainte embarrassante[13] : elle avait à ménager la susceptibilité de son père et la méticulosité de son mari (c’est un mot du diable, et c’est pourquoi je l’emprunte à Voltaire) ; elle avait sur toute chose à laisser dormir en paix l’orgueil ombrageux et la vanité féroce du Maréchal de Bellisle, qui était ministre de la guerre, et de qui dépendait particulièrement la situation présente et l’avenir du jeune soldat ; aussi, tout en acceptant pour lui le fidéi-commis du Vidame, eut-elle attention de stipuler précisément :
1o Que le testament ne mentionnerait pas son nom de Comtesse d’Egmont comme étant légataire du testateur, mais celui du Curé de Saint-Jean-en-Grève qui était son confesseur, et qui lui remettrait la valeur des 200 mille livres en rentes sur l’Hôtel-de-Ville ou sur le clergé, comme on voudrait ;
2o Que le jeune homme en question n’aurait aucune connaissance de son entremise ou son intervention dans cette affaire du fidéi-commis, non plus que dans la délivrance du legs ;
3o Qu’elle consentait à lui remettre les titres de rente en main propre, après la mort de M. le Vidame et de sa part, ainsi qu’il le désirait, mais à condition que ce serait en présence du Curé, soit au presbytère de Saint-Jean soit dans tout autre lieu dont on conviendrait et où elle aurait soin de le faire mander, sans qu’il pût savoir qu’elle était Mme d’Egmont.
On voit que cette pauvre Comtesse ne négligea nulle précaution pour n’avoir aucunes relations superflues avec le jeune Séverin, et s’il en arriva tout autrement, on pourra dire au moins que ce ne fut pas de sa faute.
Le Vidame de Poitiers mourut cinq ou six jours après, et la Reine de Portugal était morte cinq à six semaines auparavant, ce qui fait qu’il y eut pour elle un catafalque à Notre-Dame. Je me trouvai dans l’obligation d’y fonctionner à la suite de Mesdames, Filles du Roi, bien qu’assurément je n’eusse aucune espèce de charge à la cour de Louis XV, et, soit dit sans trop de fierté, Dieu merci !
Comme il était question de fiancer Madame Adélaïde avec le Prince du Brésil, héritier de la petite couronne de Portugal, ce qui ne plaisait guère à cette fille de France, on avait trouvé convenable que Mesdames assistassent aux obsèques de la Reine Très-Fidèle, et comme leurs maisons n’avaient pas encore été formées, on avait choisi plusieurs femmes de qualité pour leur faire cortége, et c’est moi qui fus désignée par le Roi pour remplir l’office de Dame d’honneur auprès de Madame Louise de France, laquelle est aujourd’hui Carmélite au couvent de Saint-Denis[14]. C’était donc moi qui portais la queue de la mante ou plutôt la pointe du voile de cette Princesse, qui la couvrait de la tête aux pieds, et qui traîna de quatorze aunes lorsque j’en laissai tomber la pointe en entrant dans le sanctuaire, ainsi qu’il m’avait été prescrit. C’était ma tante de Parabère qui portait la queue du mien, mais celui-ci n’avait en longueur que trente-six pieds-de-roi, ni plus ni moins et bien exactement, suivant l’aunage et le compas de l’étiquette du Louvre.
La Marquise de Parabère était une assez grande Dame, et certes ! elle était fille de qualité ; mais il paraît qu’on avait pourtant combiné la chose à dessein de maintenir et manifester la différence qui se trouvait entre les deux noms que nous avions l’honneur de porter (soit dit poliment pour elle). Le degré d’ascendance en parenté n’a rien à faire en ces choses-là ; c’est le rang qui décide, et j’ai vu, dans une autre cérémonie, la Marquise douairière d’Hautefort porter la robe de la femme de son petit-fils, parce que cette dernière était née Grande d’Espagne, et qu’elle avait droit aux honneurs du Louvre, en vertu du pacte de famille. Peut-être aussi m’avait-on jointe à Mme de Parabère afin d’être bien assuré qu’elle ne recevrait de son acolyte et sa parente aucune marque d’inconsidération fâcheuse et désagréable pour elle. Il y avait long-temps que personne ne la voyait plus, à cause de ses vilaines histoires du temps de la régence ; mais je ne saurais dire que personne ait pu la voir ou l’entrevoir ce jour-là, à cause de toutes les étamines et tous les crêpes noirs dont nous étions affublées.
Pendant que les femmes des Atours de Mesdames étaient à nous ajuster nos voiles, à l’Archevêché, lieu du rendez-vous pour le départ du cortége, nous y vimes arriver Mme de Parabère, toute voilée, et je suppose que c’était par embarras de s’y montrer différemment. Les jeunes Princesses la reçurent avec une indulgence parfaite, une bonté charmante, et cette malheureuse femme en fut tellement émue que la voix lui manqua pour répondre à Mesdames. Quant à moi (la phrase est ici pour le mieux), je lui fis une salutation cérémonieuse, sans aucune autre sorte de politesse ; je m’en serais fait un cas de conscience, et, du reste, la chose avait été réglée par M. de Créquy, lequel avait gardé pour cette indigne parente un dégoût rhubarbatif.
Les honnêtes fermes de mon temps se seraient fait scrupule d’encourager une autre femme dans la mauvaise conduite et le scandale, en usant d’un faux semblant de considération pour elle, et en simulant une apparence d’égards ou d’empressement qu’on aurait pu traduire en faux air d’approbation. Quoi qu’il en fût de ce procédé général, on nous dit au château que c’était le Roi qui lui avait voulu donner cette marque de bienveillance ou de commisération, qu’elle ne méritait guère ; on disait aussi que c’était par la raison que le Roi se rappelait toujours avec bonté que Mme de Parabère lui donnait à manger, pendant sa minorité, des gaufrelettes et des grimblettes à Bichon qu’il allait grignoter en arrière de l’Évêque de Fréjus, et surtout bien en cachette du Maréchal de Villeroy, qui disait continuellement que les familiers du Régent voulaient empoisonner Sa Majesté. Il ne serait pas impossible que ce fussent les criailleries du vieux Gouverneur qui eussent garanti la vie du jeune Roi. La Providence emploie tout le monde à ses fins, jusqu’aux imbéciles, et le Maréchal en avait tant et tant dit que, si le Roi fût mort, on n’aurait pas douté que ce ne fût par le poison. On aurait infailliblement lapidé Maître Dubois et consorts ; les parlemens auraient instrumenté, les provinces se seraient mises en révolte, et le Roi d’Espagne aurait trouvé bien des auxiliaires au cœur de la France. On a toujours pensé que la vie de cet enfant royal n’avait tenu qu’à ces craintes-là, et c’était l’opinion du Cardinal de Fleury, du moins[15].
Pour en revenir aux obsèques de la Reine de Portugal, qui venait de mourir empoisonnée véritablement et bien évidemment, je vous dirai que j’avais eu chez moi, la veille, une furieuse dispute avec Voltaire, à propos du luthéranisme, et parce qu’il avait entrepris de me soutenir qu’on pouvait être parfaitement bon chrétien tout en restant hors de l’unité catholique. Tout en portant le manteau de Madame Louise de France, qui devait mourir sous le manteau de sainte Thérèse et sous la bure du Carmel, et malgré les crêpes qui m’aveuglaient, j’aperçus Mons de Voltaire qui se trouvait au premier rang sur notre passage, et qui babillait avec une espèce d’évêque anglican nomme Davidson, en s’appuyant sur son épaule. — Monsieur, lui dis-je en passant, vous ne nierez plus que l’hérésie soutienne l’impiété ! Il a toujours cité cela comme un à-propos miraculeux.
La Comtesse d’Egmont m’avait dit qu’elle était obligée, pour complaire à son mari, d’assister à ce beau catafalque, où sa dignité de Grande d’Espagne lui donnait le droit de prendre séance au premier rang avec nous autres et les femmes de nos Ducs et Pairs, mais le banc réservé pour les Duchesses était presque vide ; il ne s’y trouvait qu’un gros paquet informe et mal assujetti qu’on supposa devoir contenir Mme de Mazarin, ensuite une manière de grand piquet raide et immobile, qui devait être la Duchesse de Brissac, et de plus une petite chauve-souris qui s’agitait continuellement et trépigna pendant tout l’office, ce qui nous fit juger que c’était la Comtesse de Tessé. Rien dans tout cela ne ressemblait à Mme d’Egmont que j’avais annoncée d’avance à ma princesse, en lui disant qu’elle ne pourrait s’y tromper en la voyant faire ses gracieuses et nobles salutations au milieu de la nef et du chœur de Notre-Dame. Ce fut une véritable contrariété pour Madame Louise et pour nous. Mme d’Egmont, faisant la révérence en grand habit, était une sorte de curiosité merveilleuse : j’aurais voulu qu’on pût faire son portrait dans l’action de saluer l’autel ou la tribune royale à la chapelle de Versailles, et je n’ai jamais vu que deux femmes qui saluassent à la Fontanges aussi bien qu’elle. C’était la Reine Marie-Antoinette, et (sauf le respect qu’on doit porter à la Reine de France) Mlle Clairon de la Comédie-Franchise. Bien entendu que je n’ai jamais vu celle-ci faire la révérence à la cour ou dans une chapelle ; c’était seulement chez le Maréchal de Richelieu, qui la traitait favorablement et qui la faisait venir deux ou trois fois l’an pour déclamer devant sa fille. On lui donnait vingt-cinq louis pour sa peine, et jamais elle ne manquait de donner dix louis de pour-boire au cocher qui la ramenait dans un équipage du Maréchal[16].
Après tes cérémonies de l’absoute, où les Princesses et les femmes titrées n’assistent jamais, on nous apprit en rentrant à l’archevêché que Mme d’Egmont s’était trouvée mal en arrivant au milieu de l’église, et qu’elle avait fait un cri terrible en s’évanouissant.
Je la trouvai chez moi qui m’attendait. Elle était pâle comme un suaire et n’était pas encore débarrassée de son attirail funéraire. Elle ne pouvait parler qu’à peine, et tout ce que j’en pus tirer, c’est qu’en approchant du catafalque pour le saluer avant d’aller s’asseoir au chœur, elle avait cru voir le Comte de Gisors en habit d’uniforme et sous les armes. — On m’a porté sans connaissance à la sacristie, me dit-elle, on m’a fait revenir en m’aspergeant d’eau bénite, et me voilà. Ne vous moquez pas de moi je l’ai vu, j’en suis certaine, et j’en suis plus morte que vive !
Je lui répondis que M. de Nivernais m’avait déjà parlé d’un jeune soldat aux gardes qui ressemblait à feu M. de Gisors à s’y tromper, et que c’était sans doute le même soldat qui se trouvait en sentinelle auprès du catafalque ? — Hélas ! dit-elle en étouffant de sanglots, ne voyez-vous pas que ce sera le jeune Séverin son frère, auquel il faudra que je remette ce legs de M. de Poitiers ! Je l’ai promis : il faudra que je le revoie encore une fois ; je m’en effraie, et je suis bien malheureuse. Nous pleurâmes ensemble avec amertume, ce qui ne manquait jamais d’arriver quand je la voyais en affliction ; mais voilà qu’on vint m’annoncer la Maréchale de Maillebois, avec la Comtesse de Gisors Duc de Nivernais, son père… Nous eumes à peine le temps d’essuyer nos yeux, et nous dévorâmes nos larmes du mieux qu’il nous fut possible. Heureusement que nous n’avions pas mis de rouge, à cause de la cérémonie du matin car nous en aurions été risiblement barbouillées, comme il arrive aux jeunes mariées qu’on mène à la tragédie.
Il fallait choisir son heure et les momens pour s’attendrir sans qu’il y parût, dans ce temps-là. Les galans soupçonneux et les maris jaloux ne savaient pas toutes les graces qu’ils avaient à rendre à l’usage du rouge, à la poudre, à la coiffure étagée de leurs belles et surtout à leurs paniers de quatre aunes et demie d’envergure ! Quand une femme de bonne compagnie n’était pas vieille et qu’elle recevait la visite d’un homme, on ne fermait jamais la porte de la chambre où ils se trouvaient. Aucun visiteur ne s’asseyait devant nous qu’à distance respectueuse (l’idiotisme en est dérivé de l’usage), et jamais on n’aurait vu des hommes aller s’installer et s’étaler à côté d’une femme sur un canapé. Pour qu’une femme de qualité se conduisit mal, il fallait absolument qu’elle en eût la décision bien prise, et c’était l’occasion qui manquait si l’herbe tendre ne manquait pas. Mais il est temps d’en revenir à cette pauvre Septimanie, qui était dans une agitation cruelle, et dont la charmante figure avait pris, en voyant entrer Mme de Gisors, quelque chose de sinistre et de calamiteux. Nous nous séparâmes bien tristement, et je reçus le lendemain la visite du Curé de Saint-Jean-en-Grève qui demandait à me parler pour une affaire indispensable. J’étais en colloque avec tous les Sully, les Charost et les Montmorency du pays, pour un conseil de famille, et j’ordonnai qu’on le fît entrer dans mon oratoire, où je le trouvai qui disait l’office du Saint-Esprit dans un bréviaire de l’ordre, qu’il avait découvert sur mon prie-Dieu. Il me fit signe de ne pas l’interrompre… J’ai su depuis que cette pratique, dont il était venu s’acquitter dans mon oratoire, était la suite d’un arrangement qu’il avait fait avec le frère de Mme de Maintenon, le vieux Comte d’Aubigné, qu’il assistait à la mort et qui se tourmentait beaucoup de n’avoir pas dit son office du Saint-Esprit depuis je ne sais combien d’années, quoiqu’il eût fait le serment de le réciter chaque jour, en exécution des statuts de l’ordre, et quand il avait reçu le collier, à la fameuse promotion de 1688. C’était donc pour le soulagement de sa conscience et la paix de ses derniers momens que le bon Curé lui avait promis de dire à son intention l’office du Saint-Esprit jusqu’à la fin de ses jours ; et vous voyez qu’il y procédait charitablement sitôt qu’il en trouvait l’occasion. Les curés et les notaires de Paris sont, comme chacun sait, les deux corporations les plus estimables du royaume ; mais ce Curé de Saint-Jean, qui s’appelait l’Abbé Duhesme, était la fleur des saints. La quantité des aumônes et des restitutions qu’il faisait opérer et qui lui passaient par les mains était prodigieuse. Je ne doutais pas qu’il ne voulût me parler du fidéi-commis de sa pénitente et du légataire de M. de Poitiers ; mais il se trouva qu’il avait tout simplement à me faire une restitution de cinquante-quatre livres, avec une serviette ouvrée des armes de Créquy, ce dont il me laissa toute désorientée.
- ↑ … « Elle n’a été grande que pour servir Dieu plus humblement ; riche, que pour assister plus libéralement les pauvres de Jésus-Christ ; vivante, que pour se disposer continuellement à bien mourir. Seigneur ! posez sur mes lèvres cette garde de circonspection et de prudence que vous demandait autrefois le Roi-Prophète, et ne permettez pas qu’il se glisse aucun sentiment profane dans un éloge que je vais prononcer en face de vos autels, et que je dois régler sur la vérité de la parole évangélique !
« La noble maison de Wignerod originaire d’Angleterre, établie en France sous le règne de Charles VII, s’est élevée au rang qu’elle y tient par une succession de vertus, et a mérité, par de signalées victoires remportées sur terre et sur mer, un perpétuel accroissement d’honneur et de gloire, etc. »
(ORAISON FUNÈBRE de Très Haute et Très Puissante Dame, Madame Marie-Madeleine de Wignerod de Pont-de-Courlay, Duchesse d’Aiguillon Comtesse D’Agénois et de Condomois, Pair de France, et Dame d’atours de la Reine-Mère, veuve de Haut et Puissant Seigneur, Messire Anthoine de Beauvoir de Grimoard du Roure, Chevalier, Marquis de Comballet, etc. par Illustrissime et Révérendissime Seigneur, Messire Esprit Fléchier, Évesque et Comte de Nismes, Abbé commandataire et Seigneur de Saint-Savarin, Prieur et Châtelain de Saint-Jean de Villemort, Conseiller du Roi en tous ses conseils et l’un des Quarante de l’Académie française). Opuscule du temps, en cinquante-trois pages d’impression, avec les armes de Vignerot-d’Aiguillon sur le titre.
- ↑ La Comtesse d’Esclots.
- ↑ Casimir-Auguste d’Egmont-Pignatelli, mort en 1786. Il avait eu pour première femme Blanche-Alphonsine de Saint-Séverin d’Aragon-Borgia-Guzman-Tolède et Cordoue, dont il n’avait eu que trois filles, mortes en bas âge. Ensuite il épousa Sophie-Louise-Armande-Septimanie de Vignerot du Plessis Richelieu, dont il n’a jamais eu d’enfans. C’était assurément le plus révérencieux, le plus silencieux et le plus ennuyeux mari de la terre.(Note de l’auteur.)
- ↑ Charles-Louis-Auguste Fouquet de Bellisle, Duc de Gisors, Marquis de Bellisle-en-Mer, Comte des Andelys et de Vernon, Vicomte de Melun, Baron de Vaux, etc., lequel était en outre Pair et Maréchal de France, Prince du Saint-Empire, Chevalier des ordres, et l’un des quarante de l’Académie française. Il est mort en 1761, âgé de 77 ans. De sa seconde femme, Marie-Casimire de Bethune, il avait eu pour unique enfant Louis-Marie, Comte de Gisors, qui fut tué en 1758 à l’armée du Rhin, à l’âge de 26 ans, et qui n’a pas laissé d’enfans de son mariage avec Hélène-Julie-Diane de Mancini-Mazarini, ce qui fait que la postérité du surintendant Fouquet se trouve éteinte.(Note de l’auteur.)
- ↑ Marie-Joséphine de Saxe, femme du Dauphin, père et mère des Rois Louis XVI, Louis XVIII et Charles X.
- ↑ Armand-Emmanuel-Sophie-Septimanie de Vignerot du Plessis, alors Comte de Chinon et de Pontcourlay, depuis Duc de Richelieu et de Fronsac, Pair et grand-Veneur de France, ex-Président du conseil des Ministres, etc., mort en 1822. La date de cette anecdote, qui n’est pas précisément indiquée, paraît être de 1785 à 1786.
- ↑ Claude-Henry-Carloman de Rhullières, auteur de l’histoire de l’Anarchie de Pologne, etc., né en 1733, mort 1791.
- ↑ Mère de Louis-Philippe-Égalité.
- ↑ Henri-Léon de Lusignan des Rois de Jérusalem, de Chypre et d’Arménie, Comte de Mauvillars Vidame et Vicomte de Poitiers, Brigadier des armées du Roi, Chevalier de l’ordre royal de l’Aigle blanc de Pologne, etc., mort à Paris le 22 avril 1770. Sa branche était l’aînée de celle du Marquis de Lusignan d’aujourd’hui. (Note de l’Auteur.)
- ↑ Je ne sais pourquoi les médecins ne conseillent plus aux personnes qui souffrent de la poitrine de séjourner dans une étable, et surtout d’y coucher aussitôt que la température est devenue rigoureuse. C’était une prescription très salutaire, et dont j’ai vu des effets miraculeux. (Note de l’Auteur.)
- ↑ Le pressentiment dont il est question s’est pleinement réalisé. Mme la Duchesse de Bourbon est tombée morte en faisant sa prière dans l’église et auprès des reliques de sainte Geneviève, en 1822.
- ↑ Louis-Philippe-Égalité.
- ↑ Cette jeune femme était la douceur et la vertu mêmes, et la mort de son mari, qu’elle avait à peine connu, l’avait fait entrer dans une telle dévotion qu’elle passait toute sa vie dans les couvens, les oratoires et les hôpitaux. Elle était remplie d’intelligence et d’esprit, ce dont elle ne montrait presque rien dans la conversation, par excès d’humilité chrétienne. C’était une véritable sainte et nous l’appelions Sœur Gisors. (Note de l’Auteur.)
- ↑ Louise-Marie de France, Duchesse de Vendôme et Comtesse de Blois, fille de Louis XV et de la Reine Marie de Pologne, née à Versailles le 15 juillet 1757, Religieuse Carmélite au couvent de Saint-Denys en France, en 1771, élue Prieure de ce monastère en 1773, et morte à Saint-Denys le 25 décembre 1787. Elle était sœur puînée de Marie-Adélaïde de France, Princesse de Béarn et Duchesse de Foix, née le 22 mars 1752. Madame Adélaïde est morte à Trieste pendant son émigration, ainsi que sa malheureuse sœur, Madame Victoire de France, Comtesse de Nantes. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ À propos de ce bon Cardinal et du Maréchal de Villeroy, lequel était devenu tout-à-fait insupportable et qu’on avait fini par exiler honorablement dans son gouvernement du Lyonnais, je vous dirai, de peur de l’oublier qu’un jour ledit Maréchal s’avisa de griffonner, suivant son usage, et d’adresser de Lyon à l’ancien Évêque de Fréjus, ci-devant précepteur du Roi, devenu son premier Ministre et Cardinal de la Sainte Église Romaine, une lettre des plus altières et des plus impertinentes, au sujet de je ne sais quelle recommandation qu’il avait faite en pure perte à son Éminence ; et voici comment lui répondit le Cardinal :
« J’ai reçu Monsieur le Maréchal, une lettre que je n’ai pu lire et que je n’ai pu me faire déchiffrer, mais dont la signature m’a paru ressembler à la vôtre. Si vous prenez la peine de m’écrire une autre fois, et si vous désirez que j’aie l’honneur de vous répondre, ayez soin de vous y prendre différemment. Il ne faut pas qu’on puisse dire que le roi avait un gouverneur qui ne savait pas écrire et un précepteur qui ne savait pas lire. Recevez avec bonté l’assurance des sentimens que je vous conserve et qui sont bien particuliers, étant et voulant rester à jamais, Monsieur le Maréchal, votre affectionné serviteur.
Le Cardinal de Fleury. »
La copie de cette lettre, que vous trouverez dans mes papiers est de la propre main du Cardinal, à l’âge de 89 ans. Il me l’a copiée et donnée lui-même à Issy, le 28 décembre 1742. un mois avant sa mort.
(Note de l’Auteur.) - ↑ À propos des salutations d’étiquette je n’ai pas besoin de vous avertir de ne jamais traverser la salle du Trône sans vous incliner devant le Trône de France ; mais je vous dirai qu’on ne passe jamais devant le Cadenat du Roi sans saluer ce Cadenat. En voyant le Cardinal de la Rochefoucauld se conformer à cette ancienne coutume, l’innocent et célèbre M. Francklin demanda si ce grand vaisseau doré contenait des reliques ? On lui répondit que c’était des ustensiles de table, et il s’écria : — Prodigious ! … Je me souviens aussi qu’un certain dimanche de Pâques, la Maréchale de Noailles avait rencontré ce vieux appareil qu’on apportait solennellement pour le diner du Roi ; mais elle avait oublié de s’acquitter de cette obligation d’étiquette et la voilà qui (de l’autre bout du château) revient sur ses pas, entre dans la salle du couvert, et fait une révérence profonde et consciencieuse à tous ces couteaux d’or et toutes ces fourchettes qu’on avait retirés du Cadenat. — « C’était pour l’édification des officiers de la Bouche et du Gobelet, me dit Louis XV ; il n’y avait encore à mon couvert que mes gens de service. Vous voyez qu’il n’est plus question de voler des reliques et de faire des profanations ; il paraît que depuis votre affaire avec l’officialité de Paris, la Maréchale est devenue joliment scrupuleuse ! » (Note de l’Auteur.)