Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 1/09
CHAPITRE VI.
Je fus admise une autre fois chez Madame de Maintenon, et c’était dans son appartement au château de Versailles. Elle me parla fort honorablement de la considération qu’elle avait pour ma famille, et lorsque l’heure dé l’arrivée du Roi fut prête à sonner, ma grand’mère se leva pour prendre congé de Madame (on ne lui parlait qu’à la troisième personne), et pour me conduire à la grande-écurie, où je devais aller collationner avec mes cousines de Lorraine.
— Restez donc, Marquise, lui dit Madame de Maintenon, tout aussi discrètement et sans aborder la question de me retenir dans une chambre où l’on attendait S. M. qui ne pouvait manquer d’y prendre garde à moi. Ce monarque arriva bientôt sans être annoncé nul-autrement que par l’ouverture des deux battans de toutes les portes, et par l’entrée d’un gentilhomme ordinaire qui précéda S. M. de deux à trois minutes, et qui vint faire une inclination profonde à Madame de Maintenon sans lui parler, comme on fait pour annoncer aux personnes royales que leur table est servie. Madame de Maintenon fut à cinq ou six pas au-devant de S. M. qui paraissait marcher péniblement, et qui pourtant salua Madame de Maintenon de fort bonne grâce.
— Voilà, dit-elle, une Demoiselle que j’ai pris la liberté de garder ici pour la présenter au Roi. Il n’est pas besoin de la lui nommer.
— Je dois penser, répondit le Roi, qu’elle est arrivée céans quant-et-ma filleule, il y a comme alliance ou parenté spirituelle entre Mademoiselle et moi, mais nous sommes pareils encore d’une autre façon, poursuivit-il en me regardant comme s’il avait dit et je l’en félicite !
— Je demande au Roi la permission que vous baisiez sa main, dit ma grand’mère, avec un air de sollicitude importante, mais qui n’avait pourtant rien de suppliant ni d’obséquieux.
Le Roi me tendit sa main, la paume en dessous, comme s’il me l’avait offerte pour la baiser ; mais ce fut pour la refermer prestement, en saisissant la mienne qu’il daigna porter jusqu’à ses lèvres, et qu’il eut ensuite la bonté, la politesse exquise, ou si vous voulez la galanterie (car je ne saurais comment appeler son procédé), d’abattre tout doucement et de maintenir baissée le long de ma jupe, sans parler, mais assez longtemps pour me faire comprendre sa volonté, qui fut d’en rester là[1].
Nanon, l’importante et célèbre Nanon, vint dire quelque chose à l’oreille de sa maîtresse, et là-dessus nous vîmes arriver Madame[2], veuve de Monsieur, frère du Roi, à qui Mme de Maintenon fit avancer un fauteuil (après s’être levée pour la saluer), mais qu’elle avait attendue de pied ferme, à sa place, qu’elle reçut avec un air froid et sec comme vent de Nord-Est, et qu’elle ne reconduisit en aucune façon.
Cette. Princesse était fagotée comme une sorte d’Amazone, avec un pourpoint d’homme en drap galonné sur toutes les coutures ; elle avait la jupe assortie, la perruque en trois écheveaus, comme celle de S. M., avec un chapeau tout-à-fait semblable à celui du Roi, lequel chapeau ne fut ni dérangé ni soulevé par elle pendant qu’elle nous fit ses révérences, dont elle se tira, du reste, avec assez d’aisance et de ponctualité. Il est bon d’ajouter que cette vilaine Altesse Royale avait les pieds dans des bottines et qu’elle avait un fouet à la main. Elle était mal taillée, mal tournée, mal disposée pour toute chose et contre tout le monde. C’était une figure de pomme de locart, courte, large et colorée ; peu de nez, point de menton, les pommettes rouges, les yeux noirs et animés sans aucun air d’esprit : on a vu cette figure-là partout. Mme de Froulay demanda au Roi la permission de me nommer à Madame qui me fit un salut à la cavalière et qui se mit à me questionner sur la santé, sur l’âge et sur les projets du Grand-Prieur de Froulay, dont je n’avais encore eu ni vent ni nouvelles ; de sorte que je restai muette comme une tanche, et que Madame a soutenu jusqu’à sa mort que j’étais plus bête qu’une carpe. Elle aura peut-être pris la peine de l’écrire à ses commères et ses cousines allemandes, et ce sera toujours moins faux que tout ce qu’elle osait leur mander contre Mme de Maintenon, contre Madame la Duchesse de Bourgogne, et de plus, contre ma bonne grand’mère qu’elle a fort mal traitée dans son ignoble correspondance avec ses belles-sœurs de Hesse et de Mecklembourg. Elle aurait voulu rabaisser la maison de France au niveau de ses Comtes-Palatins. Elle ne parlait et rêvait que du Saint-Empire Germanique, où plût à Dieu qu’elle fût restée toute sa vie ! Nous en aurions eu de moins la contrariété du Régent et de sa triste progéniture ! Il est à remarquer que dans toute la postérité de cette Bavaroise, il ne s’est pas trouvé une seule personne qui n’ait fait peine ou déshonneur à la maison royale de France. À partir de la Reine Isabeau, c’est une famille allemande avec qui les alliances de nos princes ont toujours été funestes à la monarchie française.
Je vous puis dire ensuite à propos de cette mère du Régent, qu’elle ne vivait que de soupe à la bière et de bœuf salé, et qu’elle usait notamment d’un certain ragoût de chou fermenté qu’elle se faisait envoyer du Palatinat, et qui, chaque fois qu’elle en faisait servir devant elle, exhalait la plus mauvaise odeur dans tout le quartier du château qu’elle habitait. Elle appelait ceci du Schaucraout, et comme elle en voulait faire goûter à tous ceux qui l’allaient voir dîner, c’était à qui s’enfuirait. Elle en faisait une sorte de persécution patriotique, en y mettant la vanité la plus inconcevable. Quoiqu’elle écrivît contre ma grand’mère, elle ne lui faisait pas moins des politesses et des amitiés dont celle-ci n’était pas dupe, et c’était au point de la retenir quelquefois, à souper. C’était avec des poires tapées et des pruneaux fricassés pêle-mêle avec du lard et des oignons, c’était des salades avec des tranches de harengs crus, de poireaux crus et de pommes crues, assaisonnés à l’huile et à la moutarde ; enfin c’était des galimafrées de colimaçons, qu’elle faisait venir de Bavière, et je vous puis affirmer qu’elle avait la coutume de saupoudrer les tranches de melon qu’elle mangeait avec du tabac d’Espagne. On lui faisait aussi des confitures de panais avec du vin rouge et du miel ; et si vous étiez malade après un tel souper, elle avait de la conserve de momie, toute prête. Rien n’était plus admirablement salutaire que l’usage de ma momie, elle ne tarissait pas sur les bons effets de la momie, et soit dit en passant, on en met beaucoup dans la thériaque, ainsi que mon père me l’a dit souvent. Pendant son ambassade à Venise, il avait demandé qu’on lui fabriquât de la thériaque en en retranchant ce vilain ingrédient-là ; mais on lui répliqua qu’il était indispensable, et que depuis la première formule de cette confection stomachique, inventée par Andromachus, médecin de Néron, on n’avait jamais omis d’y faire entrer une certaine dose de cette chair humaine embaumée.
En dédommagement des galimafrées de Madame et de ses ragoûts tudesques au tabac d’Espagne, auxquels je ne pouvais prétendre, j’allai manger de la crème et des fruits avec Mesdemoiselles de Lorraine, que le Grand-Écuyer, mon oncle (Louis de Lorraine, Prince d’Armagnac), avait réunies en famille, afin de leur donner un divertissement qui consistait à voir danser des chiens habillés en amours, en bergères et en procureurs.
Ces deux jeunes Princesses, les plus jolies du monde, étaient alors Mesdemoiselles de Joinville et de Guise, dont l’une est devenue Duchesse de Bouillon, et dont l’autre a été la seconde femme du Maréchal de Richelieu. Vous verrez plus tard qu’elle en avait eu pour unique enfant Mme d’Egmont, laquelle avait pleinement hérité des grâces de sa mère.
Au commencement de notre goûter, nous eûmes la surprise et la contrariété de voir tomber comme une bombe au milieu de la grande écurie, notre tante d’Elbœuf, qui était une grosse personne d’environ soixante ans, et qui venait pour se divertir avec nous, disait-elle[3]. Elle ne voulut manger autre chose que des rôties au vin d’Espagne, une jatte de caille-bottes au jasmin, trois ou quatre assiettes de compote, des massepains, des macarons, des jubas, des darioles, et pour couronner son œuvre de collation, cinq ou six grosses poires. Ensuite, elle ordonna qu’on fit défiler tous les chiens devant elle, en manière de revue. — Mon auguste Princesse, en voici un qui vous va compter le nombre de l’année, le quantième du mois et l’heure du jour, lui dit l’homme aux chiens. — C’est un miraculeux animal, et vous me le vendrez, par ma foi ! disait-elle, ou je vous ferai chasser de Versailles ! — Mon auguste Princesse, il dit aussi l’âge des femmes… — Ah ! la vilaine bête !… et ce disant, elle se mit à donner des coups de pied au chien savant, qui s’en alla se cacher derrière les autres, et ne voulut jamais reparaître. — Qu’on le chasse d’ici ! qu’on l’emmène et qu’on l’enferme !… c’est un saligot qui va faire des ordures sur les tapis du Roi !… Je ne l’ai revue de ma vie, la Duchesse d’Elbœuf. Toutes nos parentes de ce côté des Parabère étaient mal famées, ce qui faisait que mes tantes et ma grand’mère n’entretenaient aucune relation familière avec elles. Cette Mme d’Elbœuf est morte d’une indigestion de nèfles, à la fin de novembre 1716, et non pas au mois de juin 1717, ainsi que le dit Moréri. — Peu nous en chaut, direz-vous ; et peu m’importerait aussi, mon Enfant, si n’était la créance que vous pourriez donner aux articles biographiques et généalogiques de ce dictionnaire.
Ce fut quelques jours après mon retour de Versailles que nous apprîmes la mort de M. le Duc de Berry, dont nous portâmes le grand deuil avec plus de régularité que sa femme. Le Roi resta profondément abattu de cette horrible découverte, et tout donne à penser qu’elle ne fut pas étrangère à sa résolution d’éloigner le père de cette Princesse, ainsi que toute la famille d’Orléans, de la personne de son successeur, et du gouvernement de l’État pendant la minorité de M. le Dauphin qui n’était alors âgé que de quatre ans. Depuis cette funeste mort du dernier de ses petits-fils, la santé du Roi s’altéra visiblement. Il était devenu couleur de souci, disait-on ; il ne mangeait plus en public afin de ne pas laisser voir qu’il ne pouvait manger. Sa force déclina continuellement pendant sept à huit mois ; et le premier septembre de l’année suivante, il avait rendu sa grande âme, avec tous les sentimens d’espérance et de contrition dont il était animé depuis trente-cinq ans qu’il avait passés dans la piété la plus régulière et la pratique de toutes les vertus. Ô grand Roi ! l’honneur de la France et de la royauté ! la gloire d’un grand siècle et le modèle accompli des maîtres du monde ! Roi si naturellement Roi : le plus beau, le plus fier et le plus magnifique des Princes ! le plus clément dans le triomphe et le plus ferme dans l’adversité ! Si les sophistes qui vous outragent avaient ouï crier lugubrement dans tous les carrefours de Paris : Le Roi est mort, ils se souviendraient de la stupeur et de la désolation de votre peuple ; ils ne diraient pas, ils n’oseraient pas dire que votre auguste cercueil ait été profané par les éclats d’une insolente joie !… Au reste, les ennemis du christianisme ont toujours agi dans le même esprit. Vir primo imperii optimis principibus, el ullimo mediis comparandus. Les sophistes païens n’ont blâmé Constantin que depuis sa conversion : les sophistes modernes ont dénigré Louis XIV à cause de sa dévotion.Il y a eu certainement plus d’erreurs mises en circulation par les philosophes que par les poètes, et même par les dictionnaires généalogiques. Ce n’est pas sans raison que les Scaliger et les Gronovius ont reproché rudement à la poésie d’avoir altéré l’histoire en consacrant des fictions. Didon, comme on sait, était morte environ trois siècles après Énée, qui s’était noyé dans la Numique avant d’avoir pu fonder l’empire romain. Suivant PoLydore-Virgile, Emilius Portus et tant d’autres, la chaste Pénélope avait été répudiée par Ulysse, à cause de ses galanteries pendant l’absence de son mari. Sextus Empiricus a calculé que la belle Hélène devait avoir au moins cent soixante ans à l’époque de la guerre de Troie ; Pic de la Mirandole a soutenu qu’elle n’était jamais sortie des murs de Sparte ; enfin, j’ai vu des savans qui croyaient pouvoir affirmer sur l’autorité de Polybe et d’Acidalius Valens que les trois enfans de Médée ont paisiblement régné dans l’Hellespont.
« E se tu vuoi che’l ver non ti sia ascoso,
» Tutta al contrario l’istoria converti,
» Che i Greci rotti, e che Troia vittrice,
» E che Penelopea fu meretrice[4]. »
Si les philosophes modernes ont obscurci certaines vérités historiques, ce n’est pas avec la même simplicité d’intention que les anciens poètes, et les erreurs qu’ils ont propagées n’ont pas été l’effet de leur crédulité. L’Empereur Julien, par exemple, et sans contredit, est une des personnes les moins recommandables de l’histoire. On l’y voit figurer d’abord comme un grammairien sale et pédant, bouffi d’orgueil scholastique et toujours préoccupé du syllogisme, du paralogisme et de l’antistrophe. On l’y voit toujours extasié d’admiration pour de misérables rhéteurs, le rebut des écoles d’Athènes ; pour des astrologues et d’insolens académiciens dont il endurait les familiarités par hypocrisie de philosophisme ; et si Julien n’avait pas fini par apostasier le christianisme, Voltaire aurait certainement dit de Julien qu’il était un cuistre, un piqueur de diphtongues et le plus crasseux des péripatéticiens ! En outre, comment Voltaire et Dalembert, Diderot, Condorcet et tous ces encyclopédistes, pouvaient-ils ignorer que ce Prince philosophe et tolérant, la gloire de l’empire, du sacerdoce et de l’humanité, pratiquait ouvertement l’anthropomancie à l’exemple d’Héliogabale, et que, pendant la guerre des Perses, il avait fait déchirer les entrailles d’une femme vivante afin d’y consulter les dieux ? Voilà ce qui n’importe guère à nos philosophes : Julien était l’ennemi du christianisme, et chacun de ces philosophes a dû faire un panégyrique de Julien. On voit toujours avec un sentiment d’amertume et d’irritation, avec le sentiment d’un souverain mépris pour le dix-huitième siècle, surtout ! que de pareils outrages à la vérité de l’histoire, à la morale publique, à la religion d’un grand peuple, ont été proférés devant l’académie française avec impunité ! Il est à considérer que Néron, Caracalla, Commode et tous ces tigres couronnés étaient les élèves du philosophisme : le dernier de ces monstres était le fils bien-aimé du philosophe Marc-Aurèle, tandis que cet honnête Vespasien, qui fit chasser d’Italie tous les philosophes, a été le père de Titus. Les deux derniers siècles ont assez retenti d’imprécations contre, Philippe-le-Bel et le Pape Clément V, j’espère ? Mais sans parler ici d’interrogatoires et d’aveux, de témoignages, de confrontations et d’une multitude de documens considérables, plusieurs antiquaires avaient pourtant rassemblé des idoles monstrueuses et des armes perfides, des instrumens inconnus, des objets occultes chargés d’inscriptions infâmes On avait découvert à Palerme un livre mystérieux, qui suffisait pour éclairer cette grande tragédie du quatorzième siècle, ce combat formidable et cette guerre à mort entre les princes chrétiens et les templiers. Eh bien ! Il a fallu qu’un antiquaire anglais, qu’on n’accusera certainement pas de partialité pour le Saint-Siége et pour les Rois très-chrétiens, soit venu démontrer que les Chevaliers du Temple étaient devenus des sectaires abominables ; qu’ils avaient médité la destruction des lois, des mœurs et de la religion de l’Europe chrétienne ; qu’ils avaient comploté, pour arriver à la domination, le meurtre des Rois, la chute des trônes et la corruption des peuples ; enfin que la condamnation des templiers avait été politique, indispensable, et que leur supplice avait été juste et mérité.
Soit qu’on soutienne les doctrines philosophiques ou qu’on les combatte, on ne saurait contester qu’elles ne soient la conséquence des erreurs, le développement du système et le produit de la rébellion de Luther. Il est aussi facile de prouver que la plupart des erreurs de fait, depuis la réforme, ont été l’ouvrage des protestans ; ils ont mutilé la bible dont ils ont retranché cent-soixante-neuf chapitres qui condamnent leurs doctrines ; ils ont falsifié ceux des livres saints dont ils font usage ; Bossuet leur a prouvé qu’ils dénaturaient l’histoire ecclésiastique ; ils ont altéré l’histoire profane avec les mêmes intentions ; et je vais me borner à vous citer une de leurs supercheries les plus innocentes.
Aucun ancien manuscrit du Sire de Joinville ne porte assurément que la sage et pieuse Reine Blanche de Castille fût jalouse de sa belle-fille Marguerite de Provence, ni surtout qu’elle fit aboyer des chiens pour troubler la douceur de ses tête-à-tête avec Saint Louis. Aussi bien, est-ce une invention des protestans : c’est un trait d’imagination qui se trouvait noté sur la marge d’un manuscrit de la bibliothèque du Duc de la Vallière, et qui fut publié pour la première fois, m’a-t-il dit, dans une édition de Joinville, à Poitiers, par un éditeur, un imprimeur et un libraire calvinistes.
C’est un ministre protestant qui nous a révélé la catastrophe de l’infant Don Carlos, et si vous le croyez aujourd’hui, c’est principalement sur sa garantie. La plupart des auteurs contemporains, et Cabrera par exemple, nous certifient que le Prince des Asturies mourut après une maladie de plusieurs jours, à la suite d’un flux de sang. Mais une scène de meurtre où pouvait figurer un fils de Charles-Quint, Philippe second surtout, le plus inflexible des Rois Catholiques, était un sujet trop fertile en déclamations pour ne pas en profiter, et les écrivains calvinistes ont si bien manœuvré pendant trois cents ans, qu’un fait historique aussi facile à bien éclaircir a fini par être enveloppé dans l’obscurité.
Vous aurez souvent l’occasion de voir cité l’Amiral de Coligny, mon grand-oncle, pour sa loyauté, sa franchise et l’austérité de ses vertus. Les philosophes et les protestans leurs compères n’ont jamais eu l’air de soupçonner qu’il fût un traître, un parjure, un hypocrite ; mais on n’en voit pas moins, dans une lettre qu’il écrivit au Prince d’Orange et qu’on a conservée dans les archives de la Haye, qu’il avait comploté de faire égorger le Roi, la Reine-mère et toute la famille royale, avec le Président Lhuillier, le Maréchal de Tavannes et tout le clergé de l’église de Paris. On doit observer aussi que, par un échange de bons procédés réciproques, les déistes et les encyclopédistes ne veulent jamais convenir de la brutalité de Luther et de la férocité de Calvin ; ils vont jusqu’à décerner les qualifications de vénérable docteur et d’homme vertueux à tous les chefs de la réforme, pendant qu’à la réserve de Mélancthon, peut-être, il n’en est pas un autre en qui l’on puisse entrevoir une apparence de vertu, ni un peu de bonne foi. Walpole m’a parlé d’un ouvrage philosophique où l’on n’a pas trouvé d’autre reproche à faire à Henri VIII, que celui de n’avoir pas toujours assez respecté les franchises de la pairie et les immunités de la chambre des communes.
Le motif qui peut dicter de pareils jugemens n’est pas difficile à surprendre, et voici quel en est toujours le régulateur. Un sujet, un homme privé, n’est jamais digne d’éloges à moins d’avoir été l’ennemi du christianisme ou du moins de l’autorité royale. Un souverain n’aura jamais eu de qualité louable s’il n’a pas été l’ennemi du christianisme ou tout au moins de l’autorité catholique. Au moyen d’un calcul systématique aussi facile à bien établir, on peut distribuer la louange ou le blâme, avec injustice, à la vérité, mais avec un discernement facile, au moins. Aussi l’on voit accabler de malédictions la Sanglante Marie, c’est-à-dire la sage et vertueuse Marie de Lancastre, pour avoir approuvé la condamnation de son persécuteur Cranmer, qui, du reste, était un fourbe, un sacrilège, un sujet rebelle, un archevêque apostat, tandis qu’on voit tolérer dans la protestante Élisabeth le martyre d’une Reine sa captive, sa parente et son héritière. En nous soutenant que le Roi Don Philippe a fait massacrer son fils, on nous assure qu’il est très-douteux que le Czar Pierre ait fait mourir le sien ? Enfin, si l’on fait des reproches assez mérités au dernier des Valois, c’est en exaltant sans restriction les vertus philosophiques de Frédéric le Grand… Au reste, mon Enfant, il y a comme qui dirait deux mille ans qu’Hérodote a fait le récit de la bataille de Salamine, et si je ne me trompe, il a dit que l’Amiral Adimanthius avait pris la fuite avec la flotte de Corinthe avant le combat, par la raison que les Corinthiens n’avaient pas voulu lui donner de l’argent pour qu’il écrivît la vérité. Vous voyez que ces tactiques-là ne sont pas nouvelles.
- ↑ Aujourd’hui septidi de la troisième décade du mois de vendémiaire, an ix de la république française, j’ajoute ici ces lignes en arrivant des Tuileries, où le général Bonaparte m’a baisé la main. Il m’avait envoyé dire qu’il voulait me voir ; et il vient de me promettre la restitution de nos bois séquestrés. Je suis accablée de fatigue et d’affaiblissement ; mais j’écrirai, ou plutôt je dicterai les détails de cette singulière entrevue, si j’en ai la force et s’il m’en reste le temps. Je n’ai pu m’empêcher de songer que j’avais reçu précisément la même politesse du Roi Louis-le-Grand et de ce premier consul de la république, à quatre-vingt-cinq ans de distance. (Note de l’Auteur.)
- ↑ Charlotte de Bavière, mère du régent, morte en 1722.
- ↑ Françoise de Montaut de Bénac de Navailles, veuve de Charles de Lorraine, Duc d’Elbœuf. Sa mère, la sévère et célèbre Maréchale de Navailles, était la tante de mon père, et s’appelait Suzanne de Maumaz-Baudéan-l’arabère et Neuillant. La fille était à peu près aussi laide et aussi ridicule qu’il est possible de l’être. (Note de l’Auteur.)
- ↑ Ariosto, cant. xxxv.