Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 1/10

Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 1p. 171-190).


CHAPITRE VII.

La Musique de Louis XIV. — Dernières paroles de ce Prince. — La Bulle Unigenitus. — Le cardinal de Noailles et le Duc de Saint Simon. — Prévision des gens religieux. — Le vieux Duc de Lauzun. — Le Grand-Aumônier de France. — « Le Roi te touche, Dieu te guérisse. » — Louis XIV touche des malades à son lit de mort. — Saint-Simon n’en parle pas. — Motif de cette omission. — « Le Roi est mort !  » — Deuil général en Europe. — Divertissement chez la fille du Régent. — La duchesse de Berry. — M. et Mme Chapelle. — La Reine d’Espagne. — La Duchesse de Modène. — Leur frère le duc de Chartres. — Les paroles d’honneur de M. le Régent. — Funérailles de Louis XIV. — Le lit de Justice. — Lord et Lady Stairs. — Louis XV enfant. — La duchesse de Ventadour. — Les lisières du Roi. — L’Abbé Dubois. — Sa réputation, même avant que d’être Ministre. — La comtesse de Saulx-Tavannes. Sa disgrâce. — Personnages enterrés vivans. — L’exilé portugais. — Étrange autopsie.

Le Cardinal de Rohan[1] n’eut pas le courage de rester à Versailles, après la mort du Roi son maître, et dès qu’il eut rempli ses obligations d’office, il vint s’établir à Paris au Palais-Cardinal, où tout le monde afflua pour le complimenter. Il nous apprit que le courage du Roi n’avait jamais faibli jusqu’à la fin de sa vie. Les aubades de sa musique guerrière avaient continué par son ordre, sous les fenêtres et à l’heure habituelle du réveil de S. M. jusqu’à la vigile de sa mort ; tandis que les soixante musiciens de sa chambre étaient venus se concerter journellement dans la petite salle des gardes, à l’heure du dîner du Roi, comme de coutume. Il avait ordonné qu’on n’y changeât rien, jusqu’au moment où son Grand Aumônier prescrirait l’administration des derniers sacremens.

Tous les discours qu’il a proférés se trouvent partout, ce qui fait que je ne vous les répéterai point. Les dernières paroles du Roi furent celles-ci : « Je voudrais souffrir davantage !… agréez-moi dans mon repentir, ô grand Dieu ! » Le Cardinal de Rohan dit à mon oncle que le Roi avait témoigné la volonté de se réconcilier avec l’Archevêque de Paris (Cardinal de Noailles), à condition qu’il accepterait la bulle Unigenitus. On alla prévenir celui-ci que le Roi consentirait à le recevoir aussitôt qu’il aurait signé le formulaire ; mais on ne put rien obtenir de ce quasi-janséniste, à qui le Saint-Simon n’avait pas manqué d’aller porter des paroles d’encouragement pour la résistance. Comme ce Duc était l’âme damnée du Régent et des conciliabules du Palais-Royal, on augura sur-le-champ de la mauvaise direction qu’on allait donner aux affaires ecclésiastiques, immédiatement après la mort de Louis XIV. Ce grand prince n’avait pas voulu nommer aux sièges épiscopaux vacans depuis sa maladie, en disant que c’était une responsabilité majeure, et que son état lui permettant de ne pas en charger sa conscience, il abandonnait cette grande affaire au discernement et à la prudence des conseillers du Roi son petit-fils. Quand on apprit cette manœuvre du Palais-Royal en avancement d’hoirie, on ne manqua pas de s’effrayer sur la nature des choix épiscopaux qu’on avait à prévoir. — Dieu sait, disait le vieux Duc de Lauzun, s’ils n’iront pas jusqu’à donner une mitre à l’abbé Dubois ?…[2].

— Voilà, par exemple, une chose que vous ne verrez jamais, et ce serait une infamie dont M. le Duc d’Orléans est tout-à-fait incapable, lui répondait Mme de Saint-Simon, sa belle-sœur, qui trouvait toujours que toute chose allait pour le mieux quand son mari s’en mêlait. Vous rencontrerez plusieurs femmes comme cela.

Le Grand Aumônier nous dit aussi qu’il avait pris sur lui de proposer au Roi mourant de toucher des malades qui s’étaient rendus à Versailles afin de se faire placer sur le passage de S. M. lorsqu’elle sortirait de la chapelle du château, après y avoir reçu l’Eucharistie. C’était pour qu’ils fussent touchés par le Roi, suivant la coutume qu’il en avait toujours suivie depuis son sacre, et pour tous ses jours de communion. Tout le monde savait que depuis un grand nombre d’années le Roi communiait exactement le samedi de la semaine sainte, à la messe de minuit, à la Toussaints, la veille de la Pentecôte et le jour de l’Assomption. Tous ces malades, qui pour la plupart étaient de pauvres enfans scrofuleux, accompagnés de quelque malheureux parent, étaient arrivés ponctuellement pour la fête du 15 août de cette année, au nombre de cinquante à soixante personnes. Mais il n’était plus question pour le Roi de pouvoir endosser le grand costume de l’ordre du Saint Esprit, ni de pouvoir descendre en cérémonie pour aller communier à la sainte table de sa chapelle : on touchait à la fin du mois, et comme on n’espérait plus que le Roi sortît de sa chambre avant sa mort, le Curé de Notre-Dame de Versailles avait recueilli toutes ces malheureuses gens dans son presbytère, et puis, il avait écrit au Grand Aumônier pour en obtenir les moyens de les renvoyer charitablement chacun chez eux. C’est ainsi que le Cardinal avait appris la chose, et tout aussitôt que le Roi fut averti de cette affluence, il ordonna qu’on introduisit le lendemain tous les malades auprès de son lit, à quatre heures du matin. L’Évêque de Chartres[3] conduisit tous ces enfans deux à deux jusqu’au milieu de la chambre, et c’était le Cardinal Grand Aumônier qui les soulevait sous le dais royal, afin que le Roi, défaillant et presque aveugle déjà, pût leur imposer les mains, « Le Roi te touche, Dieu te guérisse ! » C’est la formule que les deux Évêques répétèrent à chacun de ces petits malheureux qui venaient demander la santé à leur vieux Roi moribond, parce qu’il était l’oint du Seigneur et le fils aîné de l’Église. Le Roi se mourait, mais il n’en était pas moins le successeur de Clovis et le consacré de l’Ampoule de Reims. Il bénit tous ces pauvres enfans, et les toucha sur les joues avec une charité consciencieuse. Il avait demandé à recevoir le Saint Viatique immédiatement avant de procéder à l’attouchement des malades, afin de se trouver plus certainement en état de grâce, avait-il dit. Il ordonna qu’on eût à leur remettre à chacun cinq louis d’or à son effigie, ensuite il s’évanouit de fatigue et resta cinq heures évanoui, tellement qu’on le crut mort, et que Madame de Maintenon quitta le château pour se retirer à Saint-Cyr. Telle est la véritable cause de son premier départ, où le Duc de Saint-Simon n’a voulu voir que de la sécheresse et de la personnalité. Il n’a pas voulu dire un seul mot qui fût relatif à l’attouchement de ces enfans malades, ce qu’il ne pouvait ignorer néanmoins ; mais comme il ne pouvait en parler sans disculper Mme de Maintenon qu’il abhorrait, on voit qu’il usait également de la parole et du silence, en fait de perfidie. Quand on fut rechercher Mme de Maintenon à Saint-Cyr, parce que le Roi n’était pas mort, on l’y trouva dans la chapelle, où elle était entrée de prime-abord, et d’où elle n’était pas encore sortie depuis cinq à six heures. C’est une circonstance qui ne saurait non plus avoir été ignorée par le Duc de Saint-Simon, qui furetait sans relâche et sans mesure ; mais il s’est bien gardé d’en parler dans ses mémoires. Le bon Cardinal de Rohan nous racontait simplement et comme une chose toute naturelle cette circonstance de la vie de Louis XIV, où je trouve aujourd’hui le témoignage éclatant de cette confiance religieuse et de cette piété filiale dont tous les cœurs français étaient pénétrés pour nos Rois, dans ce temps-là.

Le cri de nos hérauts-d’armes avait eu dans toute l’Europe un retentissement général et magnifique. — Le Roi est mort ! et tous les souverains étrangers en étaient restés saisis… L’Empereur Charles VI en prit le grand deuil impérial de treize mois, comme il aurait fait pour son père, et toute espèce de spectacles ou d’autres divertissemens furent sévèrement interdits dans tous ses états pendant la durée de ce long deuil, où le carnaval de 1715 à 1716 se trouva circompris. Il en fut ainsi dans toute l’Italie, tandis qu’on jouait des parades et qu’on dansait au violon chez la fille du Régent, au Luxembourg, nonobstant qu’elle fût en deuil de veuve, et bien que le mari qu’elle avait eu l’honneur d’épouser fût le petit-fils du Roi défunt. À tout considérer, je crois pourtant que la Duchesse de Berry valait encore mieux que ses sœurs la Reine d’Espagne et la Duchesse de Modène. L’Abbesse de Chelles était une autre folle qu’il avait paru nécessaire de placer derrière une grille. Leur aimable frère le Duc de Chartres, était l’homme du monde le plus insipide et le plus taquin, tout à la fois : car il avait trouvé moyen de réunir ces deux qualités disparates. Il avait commencé par faire le bigot, en esprit de contradiction ; il ne voulait dire ses prières qu’en hébreu ; il jeûnait et faisait maigre le jour de Pâques, et quand il allait sermonner la Duchesse de Berry, sa sœur, elle ne manquait pas de lui donner des soufflets, ce qui divertissait beaucoup M. leur père. On n’avait jamais rien vu de pareil à toute cette famille d’Orléans ; mais je ne vous dirai pas la moitié du mal qu’on en rapportait.

Dans une de ces affreuses disputes entre Mme Chapelle et la Duchesse de Berry, qui lui avait fait enlever son jeune mari, qu’elle était accusée de retenir en charte privée dans un cabinet du Luxembourg, celle-ci dit à Mme Chapelle qu’elle était bien effrontée !

— Allons donc, Madame, est-ce à vous qu’il appartient de parler ainsi ? lui répliqua Mme Chapelle. Je rougirais d’avoir rêvé ce que vous avez fait !

Le lieu de la scène était, comme à l’ordinaire, un corridor de théâtre, où Mme Chapelle avait été guetter sa rivale.

Aussitôt que M. le Duc d’Orléans eut réussi à faire annuler, par le parlement de Paris, le testament du Roi son oncle, son bienfaiteur et son beau-père, il s’empressa d’en aller porter la nouvelle à Madame sa mère, qui n’avait pas voulu désemparer du château de Versailles. Il est à savoir que Mme de Froulay, d’Estaing, de Comminges et de Boufflers, s’étaient arrangées pour aller de compagnie rendre leurs devoirs à S. A. R.., et voici mot à mot ce que leur dit cette princesse :

« Ceux qui font semblant de méconnaître la clairvoyance, la prudence et le caractère honorable de mon fils, n’avaient pas manqué de montrer une inquiétude impertinente à l’égard du pouvoir que l’abbé Dubois pourrait usurper sur son esprit et dans les affaires publiques. On allait jusqu’à dire que si mon fils avait la faiblesse de lui donner crédit, il en userait inévitablement pour vendre les secrets de l’état aux ennemis du Roi, comme aussi pour trafiquer de l’honneur et de la prospérité du Royaume avec les étrangers. C’est bien là ce que j’avais toujours pensé de cet abominable homme, et mon fils en est convenu sans nulle difficulté : Aussi bien, m’a-t-il fait serment de n’employer jamais ce Dubois en aucune affaire. Je vous demanderai d’en faire part à tous vos parens, amis et connaissances, et vous pouvez dire à chacun que j’en ai reçu la parole d’honneur de mon fils[4]. »

Les quatre vieilles Dames en question ne manquèrent pas de faire circuler cette déclaration rassurante ; ce qui leur a valu de belles moqueries qui n’ont pas duré moins de cinq à six ans, car on y revenait à chaque nouveau tour du bâton de M. le Cardinal Dubois. Quand cet abominable homme est devenu premier Ministre, je ne sais pas ce que la douairière d’Orléans a dû penser du caractère honorable de son fils et de ses paroles d’honneur ?

Le Roi Louis XIII avait ordonné dans son testament que ses obsèques auraient lieu sans appareil et sans autres cérémonies que le plus absolu nécessaire. Voilà ce que la Reine-Régente ne voulut pas exécuter, mais elle eut soin de payer tous les frais des obsèques avec l’argent de sa propre cassette.

Le Roi Louis XIV n’avait rien prescrit à l’égard de ses funérailles ; ainsi les choses auraient dû s’y passer conformément au cérémonial de France. Au lieu de cela, M. le Régent fit appliquer cette disposition du testament de Louis XIII, aux obsèques de Louis XIV, qui n’avait rien dit de pareil à cela dans son testament. Ce prince avait ordonné que ses entrailles lussent déposées dans l’église des Carmélites de Saint-Denis ; mais le Cardinal de Noailles les fit réclamer pour son église de Notre-Dame, en disant que c’était un privilège de cette métropole, ce qui n’avait pourtant jamais eu lieu que pour les entrailles de Louis XIII et celles de Henri IV, et ce qui n’empêcha pas M. le Régent d’accéder à la demande de l’Archevêque de Paris, malgré la volonté du Roi défunt. Le cœur de S. M. fut porté, suivant l’usage, aux Grands-Jésuites de la rue Saint-Antoine, où j’ai vu pour la première et dernière fois toute la vieille cour. M. de Saint-Simon s’est avisé d’écrire qu’il ne s’y trouva pas six personnes de qualité, ce qui n’empêcha pas que je ne m’y trouvasse avec toute ma famille, ainsi qu’avec toutes les Princesses de Lorraine, et tous leurs cousins de Rohan, de la Tour-d’Auvergne et de la Trémoille. Je ne parle pas des grands-officiers de la couronne, des premiers officiers de la cour, ni des simples officiers de la maison du feu Roi, qui remplissaient toute l’église, et c’était au point que la Duchesse d’Albret ne put jamais arriver jusqu’à la grille du sanctuaire, où sa belle-sœur avait ménagé pour elle une place entre nous deux.

La seule chose qu’on pût remarquer aux funérailles du Roi à Saint-Denys, c’est que les Pairs de France ne voulurent pas recevoir et refusèrent de rendre le salut au Grand-Maître des cérémonies, M. de Dreux, parce qu’il avait salué Messieurs du Parlement avant Nosseigneurs les Ducs, ce qui fit entrer toute la haute noblesse en frénésie.

Une autre bonne parole d’honneur avait été donnée par M. le Régent contre une usurpation des Présidens-à-Mortier, qui ne voulaient plus se découvrir en prenant l’avis des Pairs de France en Parlement. C’était une contestation qui durait depuis longues années, et qui s’était mortellement envenimée de part et d’autre. Le Cardinal de Mailly, Archevêque de Reims, et, en cette qualité, premier Pair de France, avait obtenu du Régent la promesse formelle de sa protection pour la Pairie, et de plus S. A. R. avait pris le même engagement avec le Duc de la Trémoille, premier Duc de France (attendu qu’il est plus ancien Duc que celui d’Uzès, qui n’est que le doyen des pairs laïcs). M. le Régent n’en tint pas plus de compte que de ses paroles d’honneur à Madame sa mère ; il alla jusqu’à déclarer, qu’il avait besoin de ménager le Parlement pour faire casser le testament du feu Roi. Les Pairs de France éclatèrent et protestèrent ; le Parlement foula sous ses pieds les dernières volontés de Louis XIV, et la grande affaire du Bonnet pour opiner fut renvoyée par le Régent jusqu’à la majorité du Roi, qui n’a jamais voulu s’en mêler.

Vous savez déjà que je voyais souvent Mesdemoiselles de Lorraine. Nous voulûmes absolument aller au Parlement pour la séance royale, et le Premier Président s’y employa de son mieux sans pouvoir y parvenir, parce que M. le Régent avait fait réserver deux places dans la tribune pour Milord et Miladi Stairs ( l’ambassadeur et l’ambassadrice d’Angleterre), et que nous étions Jacobites au point de ne les pouvoir envisager de sang-froid. Nous refusâmes de nous trouver en compagnie de ces orangistes, et l’on nous plaça de plain-pied dans une embrasure de fenêtre auprès du lit de justice, sous la garde de deux huissiers du Parlement, qui nous couvaient des yeux comme auraient fait des duègnes de Caldéron ou de Lope de Véga.

Tout ce que j’ai vu de cette première séance de la cour des Pairs sous le nouveau règne, m’a souvent donné à penser.

Le jeune Monarque fut apporté par le Grand Écuyer depuis son carrosse jusqu’à la porte de la grand’chambre du Parlement, où le Duc de Tresme, faisant l’office de Grand Chambellan, reçut le Roi dans ses bras et fut le porter sur son trône, au pied duquel était assise une de nos tantes, c’est-à-dire la Duchesse douairière de Ventadour, Gouvernante de S. M., personne admirablement bien appropriée pour la circonstance, en ce qu’elle était prodigieusement formaliste, étonnamment sérieuse, et parfaitement absolue, de son naturel. Nous l’appelions la mère aux adverbes[5].

Le costume du Roi consistait dans une petite jaquette à plis et à manches pendantes en drap violet[6] ; il était coiffé d’un simple béguin de crêpe violet qui paraissait doublé de drap d’or. Il avait des lisières qui tombaient par derrière jusqu’au bas de sa robe. Mais ceci n’était que pour marquer son âge, car on savait très-bien qu’il marchait tout seul et qu’il aurait pu courir comme un Basque. Je vous dirai que les lisières de S. M., qui se croisaient sur ses épaules, étaient en drap d’or, au lieu d’être en étoffe pareille à la robe ; et je pense que Madame de Ventadour avait calculé que des lisières devaient toujours paraître en hors-d’œuvre dans le costume d’un Roi. Son cordon bleu suspendait la croix de Saint-Louis avec celle du Saint-Esprit, et ses beaux cheveux bruns, naturellement frisés, tombaient sur ses épaules en boucles flottantes. Il était d’une beauté radieuse, et vous pourrez savoir de tous ceux qui l’ont connu qu’on n’a jamais pu le flatter dans ses portraits.

Cet enfant royal avait commencé par écouter paisiblement, si ce n’est attentivement, toutes les harangues et tous les discours d’apparat, toutes les prestations de serment et tout ce qui s’ensuivait ; mais on s’aperçut qu’il tournait toujours la tête et regardait continuellement du côté gauche, afin de considérer la figure du Cardinal de Noailles, et sans avoir aucunement jeté les yeux sur toute cette foule de Présidens et de Conseillers en robe rouge, qu’il ne connaissait pas plus que cet Archevêque de Paris. (Le Roi ne l’avait jamais vu, par suite de sa disgrâce à cause du formulaire.) Cependant le vieux Maréchal de Villeroy se mit à lui faire (au petit Roi) de petits signes avec sa grosse tête et ses gros yeux, pour qu’il eût à regarder soit d’un autre côté, soit en face de lui ; mais S. M. n’en tint compte, et finit par s’en impatienter. — Laissez-moi donc ! Laissez-moi ! Voilà les premières paroles que le Roi Louis XV ait proférées sur son lit de justice. Ce n’était pas seulement la petite personne du Roi qu’on y voyait ; c’était notre grande loi fondamentale et la haute maxime de l’hérédité monarchique !

Il est temps de sortir du palais de justice et de rentrer dans les salons de Paris. Écoutez le récit d’un événement incompréhensible.

La Comtesse de Saulx, Tavannes et Busançais, avait toujours passé pour un personnage étrange[7].

Elle avait des habitudes farouches, des passe-temps occultes et des allures ténébreuses ; aucune liaison suspecte, à la vérité, mais nulle amitié connue, et non plus de relations avec ses propres parens qu’avec la famille de son mari. Elle habitait presque toujours un vieux, et sombre château nommé Lux, et qui n’est guère éloigné de Saulx-le-Duc en Bourgogne, et lequel château de Lux est le chef-lieu d’une baronnie qui provenait de son chef. Mme de Saulx disparaissait quelquefois de chez elle à l’insu de toute sa maison, sans que personne l’eût vue sortir, et sans qu’on put s’imaginer ce qu’elle était devenue. Ensuite on entendait sonner de sa chambre au bout de sept à huit jours d’absence et de profond silence, on la retrouvait dans son appartement comme si de rien n’était, et toujours avec les mêmes habits dont elle était vêtue le jour de sa disparition. M. le Prince de Condé, Gouverneur de la province, et M. Bouchut, l’intendant de Bourgogne, nous ont toujours dit que les plus fins matois du pays n’y pouvaient rien voir et n’y comprenaient rien.

La Comtesse de Saulx se retire dans sa chambre un samedi soir ; elle envoie coucher ses femmes en leur disant qu’elle ne veut pas se déshabiller encore et qu’elle y pourvoira toute seule. On l’entend fermer aux verroux la porte de sa chambre, et ces deux filles en causèrent en s’en allant, parce que leur maîtresse ne lisait et n’écrivait presque jamais, et surtout parce qu’il ne se trouvait dans sa chambre à coucher ni aucun livre, ni rien de ce qu’il aurait fallu pour écrire.

— Madame ne pourra jamais se délacer de son corps-piqué, et comprenez-vous ce que Madame va faire toute seule enfermée dans sa vieille tour ? — Dieu le sait, et Dieu veuille !…

Il est bon de vous dire que c’était une tourelle du château qui formait les parois de cette chambre. Elle était éclairée par une seule croisée garnie de barreaux très-solides et très-serrés. La cheminée, suivant l’ancien usage, était barrée dans le tuyau par une double croix en fer. Cette même chambre était sans cabinets, sans issue et sans aucune autre ouverture que la fenêtre grillée, la cheminée barrée et la porte d’entrée dont cette étrange personne avait eu soin de pousser les verroux. Enfin ladite chambre était précédée par une grande pièce où couchait une vieille Demoiselle d’Aguesseau que sa nièce avait recueillie chez elle, parce que c’était une espèce d’idiote, et peut-être aussi parce qu’elle pouvait payer une forte pension. Voilà l’état des lieux, et voici l’état des faits.

On était entré le lendemain comme à l’ordinaire à sept heures du matin, dans cette grande pièce qui servait de passage ou d’antichambre, et où l’on faisait coucher Mlle d’Aguesseau. On l’avait trouvée sans connaissance, étendue sur le parquet, en camisole de lit, coiffée de nuit, avec les jambes nues et tenant fortement serré dans sa main droite un cordon de sonnette qu’elle avait arraché. Tout ce qu’on put tirer d’elle après qu’elle eut repris ses sens, mais non son bon sens qui ne lui revint jamais, c’est qu’elle avait eu grand’peur ! et qu’elle ne pouvait, se rappeler nulle autre chose. On commença par gratter poliment, ensuite on frappa rudement et longtemps à la porte de sa nièce qui n’avait garde de répondre. On envoya chercher le Curé, le Bailly seigneurial et tous les notables du pays qui s’encouragèrent et finirent par se décider à enfoncer la porte ; mais ce fut après avoir constaté juridiquement que la dite porte était verrouillée à l’intérieur, tandis que sa clé se trouvait dans la serrure en dehors de la chambre et du même côté que les signataires du procès-verbal. On n’a jamais revu la Comtesse de Saulx. Rien n’était dérangé dans son appartement, où son lit n’avait pas même été défait. Deux bougies que ses femmes avaient apportées la veille et qu’elles avaient placées sur une petite table auprès d’un grand fauteuil, avaient été soufflées au milieu de la nuit, car on calcula qu’elles n’avaient pas dû brûler pendant plus de deux heures et demie. Une de ses pantoufles que j’ai vue chez son fils (c’était une mule de velours vert à talon rouge), était restée sur le parquet à côté de ce même fauteuil, et c’est tout ce qu’on a jamais retrouvé d’elle. On savait que son fils, le Cardinal de Tavannes, était accouru sur les lieux pour y diriger une information judiciaire ; mais on croyait savoir que le Procureur-Général de Bourgogne avait parlé de manière à lui faire comprendre que l’honneur de sa maison pouvait s’en trouver compromis, et toujours est-il que le Cardinal abandonna subitement son projet d’enquête, et qu’il s’en retourna précipitamment dans son diocèse de Châlons (il n’était pas encore Archevêque de Rouen). Les uns parlaient de sortilèges et d’affinité suspecte avec les Bohémiens ; les uns parlaient du Diacre Pâris ou du Chevalier de Folard, et les autres discouraient sur le Vampirisme, ce qui, du reste, n’aurait jamais expliqué comment une grande femme de cinq pieds quatre pouces aurait pu s’évaporer sans qu’il en restât rien ! Tout le monde en parlait, et l’on en parla pendant long-temps, par la bonne raison qu’on ne savait qu’en dire. Le Chancelier d’Aguesseau m’a dit cent fois qu’il n’en savait pas plus que nous, et que c’était une chose incompréhensible.

À propos des anciens Comtes, aujourd’hui Ducs de Saulx, et surtout à propos d’histoires de portes, je vous dirai qu’une cousine à moi, qui s’appelait Marie-Casimire de Froulay-Tessé, avait épousé Charles-Gaspard de Saulx-Tavannes, lequel était le petit-fils de cette mystérieuse. Marie-Casimire fut inhumée dans les caveaux de la Sainte-Chapelle de Saulx-le-Duc le 18 août de l’année 1752, deux ou trois fois vingt-quatre heures après la déclaration de son décès. Il arriva dix-huit mois après, qu’on eut besoin de rouvrir ces mêmes caveaux pour y déposer le cercueil du Chevalier de Tavannes, oncle de son mari. On fut surpris d’abord, ensuite on fut épouvanté d’éprouver pour en ouvrir la porte une résistance inexplicable. À force de résolution laborieuse, on vint à bout de la faire tourner sur ses gonds de pierre, et l’on entendit pour lors un sinistre bruit d’ossemens qui roulèrent sur les degrés depuis la porte qu’on ouvrait jusqu’au fond du souterrain. Ceux qui se hasardèrent à descendre les premiers s’embarrassèrent les pieds dans un suaire, et quand on voulut placer le corps de M. de Tavannes à côté de celui de sa nièce, on trouva que la bière de cette malheureuse jeune femme était tombée par terre et qu’elle avait été brisée. On découvrit avec horreur qu’on l’avait enterrée vivante, qu’elle avait eu la force de rompre son double cercueil, et qu’elle était venue mourir de faim à l’entrée du sépulcre, d’où sa lamentable voix n’avait pu se faire entendre de ceux qui la pleuraient ; car elle était adorée de son mari, de leurs enfans, de ses frères, et notamment de la Maréchale de Luxembourg qui m’en a parlé cent fois les larmes aux yeux.

On ne sait pas assez combien il y a de pauvres gens qu’on fait ensevelir et qui se trouvent enterrés avant d’être morts. Le fameux Boerhaave a dit à mon père qu’il avait tenu tête à toute la régence de la Haye, au sujet d’un Grand-Pensionnaire, appelé M. Van Nollier, qu’on voulait porter en terre, et qui vécut, grâce à lui Boerhaave, environ treize ou quatorze ans après la même entreprise. Vous en avez un exemple dans votre maison. La Connétable de Lesdiguières avait fait un cri terrible, et s’était soulevée quand on s’était mis à l’ouvrir pour l’embaumer. Elle avait porté ses mains sur le scalpel, dont elle s’était blessée les doigts jusqu’au sang. Mais la pauvre femme retomba sans connaissance et mourut effectivement le surlendemain. Quand on exhuma la femme de ce damné Baron de Lohesme, qu’il avait fait enterrer deux jours avant dans le cimetière de Saint-Médard, on trouva qu’elle s’était écorché les coudes et les genoux dans sa bière. Enfin les inhumations et l’ouverture des corps est une suite d’affaire où l’on se néglige, el où l’on ne saurait apporter assez de précaution, vous en conviendrez.

J’ai rencontré parfois un certain Marquis de Gomès de Perès de Cortès, y otros, y otros, y olros, avec quarante noms de ses grand’mères et quatre pages de ces otros qui représentent nos et cœtera, lequel allait toujours assister à l’autopsie de ses parens (quand il était en Portugal), et lequel Marquis avait fait continuer ladite opération d’autopsie sur un de ses oncles, en dépit des lamentations et des réclamations du ressuscité. À la vérité, disait-il pour ses raisons, c’est qu’il était question pour lui d’hériter du Comté d’Abrantès ; ce qui n’empêcha pas qu’il ne fût exilé en France, afin de le faire repentir de son impatience et de son opiniâtreté dans la poursuite de ses Condégos-solariégos. Le Maréchal de Tessé nous disait, que pendant son ambassade à Madrid, ce Marquis portugais avait assassiné cinq ou six personnes, mais qu’il se trouvait (le Maréchal) obligé de le recevoir à Versailles, et de l’y traiter honorablement, attendu que le Roi de Portugal avait pris la peine de le lui recommander de sa propre main, parce qu’il était son Condé-Parienté[8].

Mon oncle de Tessé disait toujours que tous ces Portugais, mais surtout les nobles, étaient des créatures d’un autre monde, et qu’en les comparant aux. Espagnols, on trouvait ceux ci des modèles de modestie et de perfection.

  1. Armand-Gaston Prince de Rohan-Soubise, Cardinal de la Sainte Église Romaine, Évêque et Prince de Strasbourg, Grand-Aumônier de France, etc. Il est mort en 1749. Il ne faudra pas le confondre avec ses deux neveux, Cardinaux, Évêques de Strasbourg et Grands-Aumôniers de France, ainsi que le Prince Armand-Gaston.
    (Note de l’Auteur.)
  2. Antoine-Henry Nompar de Caumont, Duc de Lauzun, Marquis de Puyguilhem, etc. Après la mort de Mademoiselle, il avait épousé Geneviève de Durfort de Lorges. Il n’est mort qu’en 1725. Il devait avoir au moins 90 ans, mais il n’a jamais dit son âge, et peut-être ne le savait-il pas. (Note de l’Auteur.)
  3. L’Évêque de Chartres était alors Messire Charles-François des Montiers de Mérinville Abbé-Commandataire et Seigneur-Châtelain du Mont-Saint-Michel, Prieur et Seigneur de Beaugency, Commandeur de l’ordre de Saint-Lazare, etc. Il n’est mort qu’en 1746.
    (Note de l’Auteur.)
  4. Le même fait de cette promesse du Duc d’Orléans à sa mère est également rapporté par le Duc de Saint-Simon, l’ami du Régent, pages 229 et 250 du XIIIe volume de ses mémoires, édition de 1829.
    (Note de l’Éditeur.)
  5. Charlotte-Angélique de la Mothe-Houdancour, veuve de Louis de Lévis-Lautrec, Duc de Ventadour. Elle était la tante de ma belle-sœur et la sœur de ma tante de la Ferté. Elle mourut en 1754, par un coup d’apoplexie qui lui provint d’une piqûre de guêpe à la tempe.
    (Note de l’Auteur.)
  6. Il est assez connu que les Rois de France portent le deuil en violet, il en est ainsi des Cardinaux : perche sono porporati, disent les Italiens, parce qu’ils sont empourprés comme les Rois.
    (Note de l’Auteur.)
  7. Marie-Catherine d’Aguesseau, sœur du Chancelier de ce nom. Son mari, Lieutenant-général au Gouvernement de Bourgogne et grand Bailly d’épée, était mort en 1703.
    (Note de l’Auteur.)
  8. Condé-Parienté del Rey Fedelissimo, Comte-Parent du Roi Très-Fidèle. C’est la première classe des grands seigneurs du Portugal. Plusieurs familles étrangères sont en possession de ce titre, à raison de leurs alliances.
    Note de l’Édit.)