Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 1/06

Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 1p. 89-106).


CHAPITRE III

Mort du Marquis de Montflaux, frère de l’auteur. — L’étiquette pour les deuils. — La Duchesse de Berry, fille du Régent. — Voyage à Paris. — Première entrevue de l’auteur avec le Comte de Froulay, son père. — L’hôtel de Breteuil. — La Marquise de Breteuil-Sainte-Croix. — Le Baron et la Baronne de Breteuil-Preuilly. — Le Commandeur et la Comtesse de Breteuil-Charmeaux. — La cassette du Commandeur. — Sa mort. — Émilie de Breteuil, depuis Marquise du Châtelet. — Lettre de Madame de Maintenon. — Ses armoiries. — Le Maréchal et la Maréchale de Thomond. — La cour d’Angleterre à Saint-Germain. — Première dispute avec Voltaire. — Pressentiment vérifié.


J’eus le malheur de perdre mon frère qui venait d’épouser la fille unique du Maréchal de la Mothe-Houdancour[1]. Ma belle-sœur n’avait pas eu d’enfant, et ceci devint un bonheur pour moi, parce qu’il en résulta que j’épousai M. de Créquy avec lequel j’ai passé trente années d’un bonheur sans nuages et sans pareil ! Si je n’étais pas devenue une riche héritière, mon mariage avec M. de Créquy n’aurait vraisemblablement pas eu lieu, parce que toutes vos terres de famille étaient accablées d’hypothèques : votre grand-père aurait été obligé de s’allier à quelque famille de finance, ce qui n’était jamais arrivé dans votre maison, et ce qui l’aurait tellement contrarié qu’il aurait bien pu ne s’y décider jamais et ne se pas marier du tout[2].

Pour en revenir à mon frère, il était mort de la petite vérole, qui était venue se compliquer avec les suites d’une affreuse blessure qu’il avait reçue à l’armée du Maréchal de Villars, où il commandait l’ancien régiment de mon père, Royal-Comtois, et c’était dans les premiers jours de l’année 1713. Ma tante de Montivilliers avait eu la précaution de me faire préparer à cette triste nouvelle, en conséquence de ma tendresse pour mon frère et par suite des ménagemens que demandait mon âge, ce qu’on fit durer de quatre à cinq mois, et ce qui fut pour moi comme si j’avais vu mon pauvre frère sè consumer progressivement et s’éteindre à la suite d’une maladie de langueur. J’en avais porté le grand deuil sans m’en douter, parce que l’époque de sa mort avait concordé avec celle de Madame la Maréchale de Tessé, dont il nous fallut porter le deuil de mère, attendu que son mari était le chef de notre maison. C’est un usage auquel on n’aurait pas manqué dans ce temps-là. Tous les gens de qualité prenaient le deuil de père, à la mort de l’aîné de leur famille dont ils n’étaient quelquefois cousins qu’au vingtième degré. C’était une sorte d’assujettissement qui témoignait noblement de la dignité des races, et c’était une manifestation de coutume salique que les parvenus n’osaient pas singer. Voilà surtout ce qui m’a fait regretter et désapprouver qu’on ne l’observât plus aussi généralement et rigoureusement qu’autrefois. Il est assez connu que ce fut la Duchesse de Berry, fille du Régent, qui fit diminuer de moitié la durée de tous les deuils possibles ; mais je vous puis assurer qu’à l’exception des courtisans du Palais-Royal et des familiers du Luxembourg, où logeait cette indigne princesse, personne ne voulut adopter une innovation qui sembla fort impertinente avant la majorité du Roi ; et encore, il est à remarquer que depuis son insertion dans les Colombats, la noblesse d’Artois, de Bretagne, de Bourgogne, de Languedoc et de Dauphiné, n’a jamais voulu se conformer, à ce programme de la Duchesse de Berry. J’ai, toujours remarqué que c’est dans les pays d’états qu’on tient le plus fortement aux anciennes coutumes ; et vous verrez que c’est dans les mêmes pays d’états que le gouvernement du Régent a trouvé le plus de sévérité. S’il avait succombé à la tentation d’hériter de la couronne de France, il était bien prévenu d’une opposition vigilante et formidable, à Grenoble, à Toulouse et principalement à Rennes, où le parlement aurait fait proclamer l’aîné des petits-fils de Louis XIV, en dépit des renonciations et au mépris des stipulations d’Utrecht, en vertu du droit de primogéniture et la loi salique à la main. La fidélité du Régent n’a pas été si généreuse et si méritoire que nous l’ont dit ses historiographes ; mais voilà que je fais de la politique, en oubliant que je ne suis qu’une pensionnaire ; et comme Louis XIV est encore vivant, ce n’est pas le moment de vous parler de la minorité de son petit-fils et de la régence de son neveu.

Vers le mois de novembre 1715, ma tante me dit avec un air de précaution qui me donna matière à penser, que j’allais aller passer l’hiver à Paris, mais que je reviendrais à l’abbaye lorsque j’aurais fait connaissance avec ma grand’mère de Froulay. Je pleurai beaucoup en nous séparant, c’était bien la moindre chose ; et je partis en chaise de poste avec une femme de chambre et deux postillons que mon père avait envoyés de Paris pour m’escorter. Nous arrivâmes après six jours de voyage, et l’on me fit descendre à l’hôtel de Froulay, rue Saint-Dominique, où je trouvai mon père que je n’avais vu de ma vie et qui me reçut comme si nous nous étions quittés la veille. Mon père avait la figure la plus aimable, il était d’une aménité facile et d’une grace charmante. Il me dit qu’il allait me conduire et m’établir auprès de ma tante, la Baronne de Breteuil, parce que la Marquise de Froulay, ma grand’mère, passait sa vie sur la route de Paris à Versailles. Il ajouta qu’elle aurait pourtant la bonté de prendre son temps pour me présenter dans certaines maisons ; ensuite il me recommanda d’avoir à m’observer soigneusement devant MM. de Breteuil, parce que c’était une famille extrêmement susceptible sur tout ce qui pouvait être dit contre la noblesse de robe. Mon père me fit servir une panade aux confitures, et nous voilà partis pour l’hôtel de Breteuil, qui donnait et qui donne encore aujourd’hui sur le jardin des Tuileries ; situation qui me parut tellement ravissante que j’en éclatai de joie, ce qui fit dire que j’étais naturelle au possible. Cette jolie maison n’est composée, comme vous savez, que de huit à neuf pièces à chaque étage, mais toutes les chambres y sont décorées et dorées avec un luxe miraculeux, et voici comment les appartenons s’y trouvaient répartis entre les Breteuil. La Marquise de Breteuil-Sainte-Croix occupait le rez-de-chaussée dont elle avait réservé deux ou trois pièces pour sa mère, la Maréchale de Thomond, laquelle était Surintendante de la Reine d’Angleterre et sœur aînée de la Maréchale de Berwyck. La mère et la fille avaient un magnifique logement dans le château neuf de Saint-Germain, et celui qu’on leur donnait à l’hôtel de Breteuil n’était censé qu’un bâton de juchoir à Paris. Ma tante la Baronne (de Breteuil-Preuilly) habitait le premier étage de son hôtel avec son mari, dont la bibliothèque avait usurpé trois salles. Le second n’était occupé que par la Comtesse-Douairière de Breteuil-Charmeaux, mon autre tante, laquelle était la sœur aînée de la Baronne, et née de Froulay tout aussi bien que sa sœur et moi. Celle-ci ne partageait son bel appartement avec personne, et trouvait que les Breteuil n’en faisaient jamais assez pour elle. Les troisième étage était habité par le Commandeur de Breteuil-Chantecler, lequel donnait à loger à l’Évêque de Rennes (Messire Auguste de Breteuil-Fontenay), lorsque celui-ci croyait avoir affaire à Paris, ce qui ne manquait pas d’arriver souvent. Enfin les cinq enfans de ma tante la Baronne occupaient le quatrième étage ; et ma cousine Émilie, qui devint ensuite la Marquise du Châtelet, fut obligée de me céder son appartement qui donnait sur les Tuileries. On la relégua dans trois petites chambres qui s’ouvraient sur le cul-de-sac Dauphin, ce qu’elle ne m’a jamais pardonné, soit dit en passant. Vous voyez que je me trouvais transplantée tout au plein milieu de cette famille de Breteuil, et quand la recommandation de mon père me revenait à l’esprit, il me semblait que j’étais dans un buisson d’épines. Cependant je m’observai si bien sur le chapitre de la noblesse de robe, que j’en pris une sorte d’habitude inébranlable. C’est de là que m’est arrivée la bonne coutume de ne jamais rien dire sur ces familles du second ordre avant d’avoir eu la précaution de regarder autour de moi, comme on fait pour les cheveux roux et les bossus.

M. de Breteuil était un vieux robin qui ne parlait jamais que de son père, le Contrôleur-Général, à qui l’on avait toujours dit — Monseigneur. — Mais, Monseigneur… — Comment se fait-il, Monseigneur ?… Vous étiez bien sûr de voir arriver un Monseigneur à la suite de toutes ses mémorations paternelles. Il avait la rage et la manie des fonctions et de la titulature au point de conserver des charges les plus minimes et les plus mal appliquées sur un homme tel que lui. Il avait ensuite le ridicule d’en faire mentionner les qualifications dans tous ses contrats. Par exemple, il avait reçu en paiement d’un de ses créanciers la finance d’un brevet de secrétaire du Roi qu’il aurait dû revendre, et il avait reçu en paiement d’une autre dette une charge de lecteur de la chambre de S. M., qu’il avait eu soin de garder pour lui, de sorte qu’il était qualifié tout à la fois dans un même acte, Baron de Breteuil et de Preuilly, Premier Baron de Touraine et secrétaire du Roi ; d’ancien Ministre plénipotentiaire de S. M. et de Lecteur de sa chambre ; de Conseiller du Roi en tous ses conseils et d’introducteur des Princes étrangers auprès de S. M. Ce qui composait un salmigondis risible et dont sa famille était au désespoir. Il aimait beaucoup la littérature et les gens de lettres, et du reste il était bon moliniste. C’était là son beau côté.

L’aînée de mes tantes, Marie-Thérèse de Froulay (la Comtesse du second), était une douairière assez pimpante, vaniteuse, exigeante et personnelle à l’excès. Elle affichait un souverain mépris pour la magnificence qui nous entourait à l’hôtel de Breteuil, ce qui ne l’empêchait pas de n’en jamais sortir qu’en carrosse à six chevaux, avec un piqueur en flèche et quatre laquais en grande livrée. Le Baron, dont la vanité ne s’étalait que sur des grosses de notariat, disait toujours que l’équipage de sa belle-sœur avait l’air d’une fête de Pâques, et du reste il ajoutait régulièrement 24 mille francs d’étrennes aux 56 mille francs qu’il avait à lui payer pour son douaire et son préciput. Elle avait sept femmes de chambre, dont une ou deux la veillaient toujours pendant la nuit, afin de la préserver des apparitions et de la défendre contre les revenans. De toutes les peureuses que j’ai connues, c’était certainement la plus susceptible d’effroi. On ne l’aurait pas fait rester toute seule dans la garderobe de sa sœur, parce qu’il y avait sur le parquet une peau de tigre dont elle avait une frayeur mortelle. Ladite Comtesse de Breteuil ne mangeait pour tout potage à son déjeûner et son dîner qu’une panade à l’orgeat, et jamais elle ne soupait chez elle, ce qui fait qu’elle avait plus de fortune à dépenser qu’il ne lui fallait raisonnablement. Mais ceci ne la consolait point de ne pouvoir aller faire sa cour à Versailles ; aussi finit-elle à quarante-sept ans par épouser le vieux Marquis de la Vieuville, attendu qu’elle en devait obtenir les entrées du cabinet, parce qu’il avait été Chevalier d’Honneur de la feue Reine Marie-Thérèse ; voilà ce qui la décidait, nous disait-elle, et j’imaginai que les soixante mille écus de rente du vieux Marquis n’y gâtaient rien. C’était un des cœurs de femme les plus secs, une des cervelles les plus arides et des têtes les plus vides dont j’aie entendu résonner le creux.

Ma cousine Émilie, qu’on appelait alors Mademoiselle de Preuilly, et non pas Mademoiselle de Breteuil, afin de la distinguer de sa cousine, qui est devenue Madame de Clermont-Tonnerre[3], ma cousine Émilie avait trois ou quatre ans de moins que moi, mais elle avait cinq à six pouces de plus. Son ami Voltaire a fait imprimer qu’elle était née en 1706, à dessein de la rajeunir de quatre ans, mais elle était née le 17 décembre 1702, ce qu’il est aisé de vérifier à la sacristie de Saint-Roch. C’était un colosse en toutes proportions. C’était une merveille de force ainsi qu’un prodige de gaucherie ; elle avait des pieds terribles et des mains formidables : elle avait déjà la peau comme une râpe à muscade ; enfin la belle Émilie n’était qu’un vilain cent-suisse, et pour avoir souffert que Voltaire osât parler de sa beauté, il fallait assurément que l’algèbre et la géométrie l’eussent fait devenir folle. Ce qu’elle avait toujours eu d’insupportable, c’est qu’elle avait toujours été pédante et visant à la transcendance en fait de compréhension, tandis qu’elle embrouillait tout ce qu’on lui mettait en mémoire et qu’elle en faisait une manière d’hochepot indigestible. Par exemple, elle nous demandait un soir avec un air moitié distrait et moitié préoccupé, ce qui était sa mine habituelle, et en rejetant son régime et son nominatif à la fin de ses phrases, ce qui était sa manière de procéder grammaticalement, elle nous demanda lequel des deux il fallait tenir pour assuré, ou que Nabuchodonosor avait été changé en bœuf, ou que le Prince Chéri avait été métamorphosé en oiseau ? — Mais, ni l’un ni l’autre, lui dit sa mère. — J’ai pourtant vu dans la Bible…. — Vous n’avez rien vu de pareil à cela dans la Bible, lui dit ma tante qui n’omettait jamais de la chapitrer et de la tancer vertement. Allez me chercher la Bible où vous avez trouvé de si belles choses. « La raison du roi s’aliéna, il s’enfuit dans les champs où il paissait l’herbe à la manière des brutes : ses cheveux s’alongèrent comme des plumes d’aigle, et ses ongles devinrent crochus comme ceux des vautours !… » Où donc voyez-vous là que le roi Nabuchodonosor ait été changé en bête ? Je vois bien qu’il était devenu fou, mais il n’est pas question qu’il fût devenu bœuf. Souvenez-vous que c’est une imagination de sœur tourière ou de femme de chambre.

Voilà comme elle avait étudié, la docte Émilie, et c’est ainsi qu’elle avait retenu toutes choses. Je comprends bien que M. de Voltaire ait eu la fantaisie de la faire passer pour une savante ; mais je n’ai pu m’expliquer comment M. Clairaut, qui était rude et sévère, avait eu cette complaisance-là. Nous disions toujours qu’elle avait dû lui donner de l’argent, et nous n’avons jamais ouï parler du génie sublime et du profond savoir de Madame du Châtelet sans éclater de rire. Voltaire était cruellement tourmenté de mon expérience et de mon incrédulité sur ce chapitre…

 
« Écoutez-moi, respectable Émilie ;
« Vous êtes belle ; ainsi donc la moitié
« Du genre humain sera votre ennemie.
« Vous êtes bonne, et vous serez trahie !

— Vous voyez bien, mon cher Voltaire, que vous dites que notre cousine est devenue bonne et belle à l’âge de 48 ans, et c’est une supercherie qui saute aux yeux ! Comment voulez-vous qu’on puisse vous croire, lorsque vous dites qu’elle est devenue savante ?…

— Mais, Madame, elle m’avait mis le pied sur la gorge pour me faire parler de sa beauté. Elle aurait fini par m’étrangler, on voit bien que vous ne la connaissez pas…

— Allons, M. de Voltaire, ne tombons pas dans les familiarités : tout ce que je puis vous accorder sur la Marquise du Châtelet, c’est qu’elle est plus habile et plus exigeante que vous.

J’aurai souvent l’occasion de vous reparler de la divine Émilie, de ses bons amis Voltaire et Saint-Lambert ; et surtout de mon neveu, le Duc du Châtelet, qui, grâce à Dieu, n’aurait jamais été d’un naturel aussi confiant et aussi patient que son bonhomme de père[4].

Ce que je vous dirai du Commandeur de Breteuil, et de l’Évêque de Rennes, grand-maître de l’Oratoire et de la chapelle royale, c’est que ce dernier était une véritable linotte mitrée. L’autre avait dans l’humeur une habitude de tristesse mâle et profonde. Il était sobre de paroles, indulgent pour ses domestiques, et d’une sévérité prodigieuse à l’égard de son aumônier. Il était pour sa famille et pour ses amis comme une espèce d’énigme, et lorsqu’il sortait à pied de l’hôtel de Breteuil, enveloppé dans sa cape et la tête couverte de sa carapousse, on s’y mettait aux fenêtres pour le voir passer en le suivant des yeux, et puis chacun se regardait avec un air de curiosité craintive et sombre. Je n’ai jamais su comment expliquer la singulière impression qu’il nous faisait éprouver. Le Commandeur avait une cassette remplie de papiers qu’il adressa le 18 avril 1714 au Roi Louis XIV. Il accompagna le valet de chambre qui la portait jusqu’à Versailles, il revint tout seul à Paris et fut trouvé mort dans son lit, le 20 avril suivant. Il avait brûlé la veille une grande quantité de lettres, ainsi qu’un portrait de Monsieur, frère du Roi, dont on trouva les débris dans l’âtre de sa cheminée.

On avait déjà supposé bien des choses à l’époque de la mort de Madame, Henriette d’Angleterre. On parla beaucoup de la mort du Commandeur de Breteuil et des dispositions qui l’avaient précédée, mais il est vraisemblable qu’il avait fini naturellement. Ses funérailles eurent lieu dans la chapelle de l’ordre de Malte au Temple avec une grande solennité, et ce fut M. de Belsunce, Évêque de Marseille, qui prononça son oraison funèbre, en présence de tous les princes du sang, à qui le Roi avait fait ordonner de s’y trouver.

Je me souviens que Madame de Maintenon écrivit à ma tante un billet fort aimable à cette occasion-là. Il n’était signé que de ce nom de domaine, sans aucun titré et sans prédécession de son nom d’Aubigné ; je me souviens aussi qu’il était cacheté aux armes d’Aubigné sans couronne de Marquise et sans accollement des armes de MM. Scarron qu’elle aurait dû porter en communauté, ce qui témoignait assez combien son état civil et nobiliaire était dans l’exception. La famille de son premier mari, Paul Scarron, n’avait pourtant rien d’ignoble : son origine remontait par titres vérifiés à l’année 1585, et ce fut seulement au milieu du xvie siècle qu’elle avait abandonné la profession des armes pour entrer dans la magistrature. Mon père avait connu plusieurs personnages de cette famille qu’il estimait considérable, et c’était notamment Pierre-Paul Scarron, Évêque et Prince de Grenoble en 1666 ; Jean-Marie Scarron, Marquis de Vaures et doyen des Conseillers de grand’chambre à la même époque ; enfin Catherine Scarron de Vaures, laquelle était femme du Maréchal-Duc d’Aumont, Gouverneur de Paris Chevalier des ordres et Capitaine des gardes-du-corps de Louis XIV. C’est à raison du roman comique et des facéties de Paul Scarron que son nom vous apparaît aujourd’hui sous un faux jour burlesque, mais vous pouvez compter qu’au XVIIe siècle il ne pouvait et ne devait produire aucune impression de la même nature. Ce que je me rappelle aussi, c’est qu’à la même époque toutes les personnes qui reçurent la Gazette de Leyde y trouvèrent imprimée sur un petit papier l’épigramme suivante, qu’on avait eu soin de leur envoyer de Hollande avec ce journal.

« Cette fameuse banqueroute
« Que fait Louis en sa déroute
« Remplit bien la barque à Caron !
« Il est si pauvre en son vieux âge,
« Qu’on craint que la veuve Scarron
« N’ait fait un mauvais mariage. »

Cette brutalité de quelque mauvais Français, protestant réfugié, fut accueillie par des éclats d’animadversion patriotique et d’indignation filiale, on pourrait dire ; car jamais le grand Roi n’avait paru si grand et ne fut si profondément vénéré qu’au milieu de ses douleurs de famille et du malheur de ses armes.

Milady Laure de Breteuil, autrement dite la Marquise de Sainte-Croix, était une Pairesse britannique infiniment polie, quoiqu’elle fût de grande naissance, ce qui n’est pas plus commun l’un que l’autre dans ce pays-là ; mais elle avait toujours un air mal à son aise et guindé, parce qu’elle se voulait toujours maintenir à califourchon sur les prétentions celtiques de la tribu royale des O’Bryen et des Princes de Thomond dont elle était l’héritière. Son père, qui devint Maréchal de France, et sa mère, qui était Surintendante de la cour d’Angleterre à Saint-Germain, étaient deux fervens jacobiles et deux émigrés de mauvaise humeur. La Maréchale de Thomond m’a pourtant dit une jolie chose, une fois dans sa vie, et c’était qu’au moment de s’embarquer à la suite de cette malheureuse Reine d’Angleterre, Marie de Modène, elle avait promis à une vieille tante qu’elle laissait en Irlande, et qui s’appelait Milady Stuart, de lui donner des nouvelles de leur cousin le Roi Jacques, et de lui bien détailler de quelle manière on allait recevoir les Stuart à la cour de Versailles. Elle se contenta d’envoyer à sa tante un feuillet de ses heures, où se trouvait le commencement du psaume ; « Dixit Dominus Domino meo : sede à dextris meis, doneo ponam inimicos tuos scabellum pedum tuorum. » Rien n’était plus exactement bien appliqué que ce premier verset de nos vêpres. Plût à Dieu que l’application du deuxième verset se fût réalisée contre cet abominable Guillaume de Nassau, à qui j’ai gardé depuis mon enfance un sentiment d’exécration méprisante et d’horreur patriotique qui ne s’est jamais affaibli ! Il me semblerait, et je ne sais plus si j’ai rêvé que le Maréchal et la Maréchale de Thomohd, qu’on appelait alors Milord et Milady O’Bryen deClare, avaient encore une autre fille qui aurait épousé le Duc de Praslin.

Avant d’en finir avec les Breteuil et leurs alliés, il me reste à vous parler de la personne la plus judicieuse, la mieux instruite et la plus affectueuse de la famille ; c’était une des femmes les plus attachantes et les plus intéressantes à bien observer que j’aie jamais connues. Voilà pourquoi j’ai voulu vous la garder, connue on dit vulgairement, pour la bonne bouche.

Gabrielle-Anne de Froulay, Baronne de Breteuil et de Preuilly, était renommée pour sa beauté. Sa figure était de celles qui vous frappent, qu’on n’a vues qu’une fois, et qu’on prévoit ne retrouver jamais. Son teint était une véritable merveille d’éclat naturel et de fraîcheur. Elle avait les cheveux absolument de couleur cendrée, les sourcils noirs, les yeux gris d’un aigle, l’air doux, spirituel et singulièrement imposant. Elle était naturellement sérieuse, et je ne crois pas qu’on l’ait jamais vue sourire, autrement que par condescendance, ou par un mouvement de tendresse en regardant ses enfans, qui étaient les plus charmantes créatures du monde, à l’exception de la gauche Émilie, bien entendu. Elle était prodigieusement instruite, et les deux parties du savoir où ma tante excellait, étaient surtout la théologie et l’astronomie. Elle se raillait souvent de son goût pour les deux sciences les plus masculines, disait-elle, puisqu’elles étaient les plus élevées. Je crois bien que Madame du Châtelet n’a jamais su d’astronomie que ce que sa mère en avait laissé tomber dans la conversation devant elle. Ma tante était passionnée dans ses affections, incapable d’éprouver la haine, impuissante pour la moquerie, inaccessible à la vanité. Sa prévoyance et sa clairvoyance étaient admirables. Son caractère était solide et calme. Enfin, pour qui la retrouvait à 33 ans après l’avoir vue à 15, elle ne paraissait ni beaucoup plus sensée, ni beaucoup moins jolie. Avec de si hautes et si charmantes qualités, ma tante avait néanmoins des imperfections singulières. C’était d’abord une espèce de culte de latrie sans pratiques et sans dévotion pour les volontés de son mari, qui consistait à faire obéir scrupuleusement ses enfans et ses domestiques à toutes les ordonnances du Baron de Breteuil, lesquelles étaient toujours contradictoires et le plus souvent inexécutables. C’était ensuite un orgueil maternel établi principalement sur ce que ses enfans avaient l’avantage d’appartenir à notre maison, honneur dont elle ne songeait aucunement à se faire la moindre part, non plus qu’à tirer le moindre parti de vanité pour son propre compte, ayant épousé tous les Tonnellier possibles en prenant le nom de son mari. — Comment voudrait-on, me disait-elle un jour, que je ne fusse pas restée bienveillante et reconnaissante pour M. de Breteuil, qui m’a préservée de la guimpe en m’empêchant de sécher d’ennui derrière les grilles d’un cloître ? C’est à lui que je dois le bonheur d’être mère. Il a parfois des volontés singulières et j’en conviens ; mais il est de mon devoir de m’y conformer sans murmurer et d’y faire obéir les autres autant que je le puis. Ma très bonne et bien aimable tante avait en outre une croyance superstitieuse à certains pressentimens ; et quand ces pressentimens avaient ses enfans pour objet, et qu’on entreprenait de la contrarier dans les résolutions qui s’ensuivaient, cette femme, ordinairement si paisible et si soumise, lançait alors un coup d’œil à son mari, comme un éclair de détermination despotique, en lui disant : — Pensez-vous donc, Monsieur, que la mère de vos enfans ne puisse pas avoir autant d’instinct naturel et de prévision que la mère de vos poulets ? Est-ce que vos poules ont eu besoin que vous ayez aperçu le milan pour s’inquiéter et s’agiter sur leur couvée ?… La puissance du regard, si ce n’est la justesse de la comparaison, produisait un effet magnétique ; et son mari lui répondait avec un air de résignation : — Allez, Madame, allez vous établir dans une auberge auprès du collège de la Flèche, parce que vous avez rêvé que votre fils allait avoir des convulsions. Pour cette fois-là, ma tante avait deviné bien juste, et nous la vîmes revenir huit à dix jours après avec son second fils, qu’elle avait arraché du collège et des portes de la mort en lui faisant avaler des flots de suc de laitue, ce dont personne ne s’était encore avisé contre les convulsions. Le petit cousin dont je vous parle était le père du Baron de Breteuil, lequel est aujourd’hui Ministre de la maison du Roi. Vous ne sauriez ignorer qu’il a marié sa fille unique au Comte de Goyon-Matignon, ce dont il n’est provenu qu’une fille qui vient d’épouser le fils aîné du Duc de Montmorency. Si nous avions le malheur de vous perdre, ce serait Mme de Montmorency qui deviendrait ma principale héritière, et c’est une sorte de profit que je ne lui désire en aucune façon[5] !

  1. Jeanne-Gabrielle-Euphémie-Constance de la Mothe-Houdancour, Marquise de la Mothe en Valois et d’Houdancour en Brie, Duchesse de Cardone en Catalogne et Grande d’Espagne de la première classe. Étant veuve de mon frère, Charles-Eléazar de Froulay, cette grande héritière avait épousé Charles de Ronault, Marquis de Gamaches, de Cayeux, de Pomponne et de Saint-Vallery. Elle est morte en 1787, et c’est aujourd’hui le Duc de Médina-Cœli qui est en possession de son Duché de Cardonne et de ce majorât catalan.
    (Note de l’Auteur.)
  2. Voici les titres domaniaux et féodaux que Madame de Créquy portait de son chef et qu’elle prenait dans ses actes juridiques : Marquise d’Ambrières et Comtesse de Montflaux, Baronne de Gastines-les-sept-Tours, Dame Haute-Justiçière, Châtelaine et Patronne de Saint-Denys-lez-Gastines, de Vignaulx-le-Froullay, de Marottes, de Montchéorier, du Tremblay, Launay-sur-Sarthe, Avrigny, Jossigny, Saint-Solaine et autres lieux ; Grand’Croix de l’Ordre de Malte ; et puis, suivaient les qualifications qui lui provenaient, en communauté, du chef de M. de Créquy.
    (Note de l’Éditeur.)
  3. Marie-Aline-Julie Le Tonnelier de Breteuil de Trésigny, femme de Charles-Henry, Comte de Clermont en Viennois et Connétable héréditaire du Dauphiné, Duc de Tonnerre, Marquis d’Espinac, etc. Elle est morte eu couches, en 1767, âgée de 56 ans.
    (Note de l’Auteur.)
  4. Florent-Louis-Marie du Châtelet-Lorraine, Sire et Comte, Marquis et Duc du Châtelet, Prince de Vauvillars et du Saint-Empire-Romain, Marquis de Trichasteau, Comte de Lomont, etc. Il avait eu un frère qui mourut dans son enfance. Leur sœur, Marie-Gabrielle du Châtelet a épousé Don Alfonse Caraffa, neveu du Pape Paul IV et Duc de Montanégro. Le quatrième et dernier enfant de leur mère a très-bien fait de ne pas venir à bon terme, attendu que M. du Châtelet ne l’aurait pas reconnu.
    (Note de l’Auteur.)
  5. Le petit-fils et le fils de l’auteur étaient morts avant le Baron de Breteuil, grand père de Madame la duchesse de Montmorency, laquelle a recueilli l’héritage de Madame de Créquy, en 1833, époque de la mort de Madame de Matignon, sa mère.
    (Note de l’Éditeur.)