Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 1/05

Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 1p. 60-88).


CHAPITRE II.

Suite de l’éducation de l’auteur. — Madame l’intendante. — Une mystification. — Ses suites funestes. — Une Princesse du sang. — Un pèlerinage. — Le mont Saint-Michel. — Les dames bretonnes.

Il arriva non loin de Montivilliers, à la même époque, un événement que je ne crois pas inutile à vous rapporter, ne fût-ce que pour vous prémunir contre certains passe-temps auxquels on se livre quelquefois à la campagne, entre personnes de mauvais goût. Je veux parler de ces espèces de divertissemens qui consistent à se jouer des tours, et se faire des farces.

Un jeune conseiller au parlement de Normandie, appelé M. de Martainville (et nouvellement marié), avait réuni dans son château une vingtaine de personnes qui devaient y passer les vacances, et dans le nombre il y avait plusieurs officiers des garnisons voisines[1].

On y perçait les murailles et les plafonds pour y faire jouer des ficelles qu’on avait attachées à vos rideaux et vos couvertures : on y creusait des trous cachés sous l’herbe, afin d’y faire tomber les cavaliers pêle-mêle avec leurs montures, ce qui devait être fort agréable pour les cavaliers ! On y mettait du sel dans votre café, du piment dans votre tabac, du jus de coloquinte aux bords de votre gobelet, de la poix de Bourgogne à vos chemises, et du crin haché dans vos draps de lit. Vous imaginez bien qu’il y avait des grenouilles et des écrevisses dans tous les lits du château ? C’est une idée fondamentale en fait de mystification provinciale, et c’est toujours, m’a-t-on dit, la première idée qui vient à l’esprit de ces charmans espiègles de campagne. Toujours est-il qu’on ne pouvait aller visiter les jeunes mariés sans se trouver assailli par cette joie grosse d’attrapes et de brutalités impertinentes, ce qui faisait de leur château comme une sorte d’écueil et de rescif malencontreux pour toute la noblesse du voisinage.

Le Martainville et sa conseillère attendaient chez eux la veuve de l’intendant d’Alençon, qui s’appelait Mme Hérault de Séchelles, qui s’en allait tout doucement aux eaux de Baréges, en vovageant à très-petites journées, et qu’ils avaient suppliée de venir se reposer pendant quelques jours à Martainville. Il est bon de vous dire qu’elle était en convalescence d’une fluxion de poitrine, qu’elle avait soixante mille livres de rente, et que les Martainville étaient ses principaux héritiers. C’était du reste une vieille femme de robe, infiniment douillette, exigeante et susceptible à l’excès. C’était une de ces véritables intendantes qui sont adulées par la société d’une ville de province, et qui ne prennent jamais la peine de relever leurs cartes au Reversis ; d’où vient que le Cardinal de Fleury disait toujours au jeune Roi qui jouait sans y penser : — Madame l’intendante, c’est à vous à relever les cartes[2]…,

— Ah çà, disaient les Martainville à toute cette volée de corneilles et d’étourneaux, n’allez pas faire des folies pendant la relâche et la station de notre tante de Séchelles ! Soyez bien sages et bien sérieux, Messieurs et Mesdames ! et n’oubliez pas que c’est une parente à succession !

On avait fait déménager je ne sais quelle Présidente, afin d’ajuster le plus bel appartement pour cette illustre valétudinaire. On avait placé dans la chambre qu’on lui destinait tous les petits meubles les plus commodes, ainsi que les chinoiseries les plus charmantes et les plus jolies porcelaines de Saxe de la maison. On avait soin de lui maintenir continuellement, bien cuite à point et bien chaude au bain-marie, une poularde au gros sel, avec des pigeons bouillis à l’orge mondée et des cailles aux laitues ; sans compter les œufs frais dans de l’eau froide, et du vin d’Alicante dans de l’eau tiède ; enfin la cuisine et la livrée des Martainville étaient restées sous les armes pendant plus de huit jours ; et Madame l’intendante n’arrivait pas !… On commençait à s’en inquiéter dans la famille, et le reste de la compagnie s’en impatientait. Il est à savoir aussi que le maître du château n’avait jamais vu cette tante de sa femme, et que celle-ci n’avait pas revu sa vieille parente depuis l’âge de cinq à six ans, ce qui fit naître l’envie d’organiser une attrape.

Il se trouvait dans la troupe facétieuse un petit M. de Clermont d’Amboise, lequel aurait bien voulu m’épouser quelques années après, soit dit en passant, mais la reconnaissance que je lui dois ne saurait m’empêcher de vous dire que c’était un vilain petit chafouin jaune[3]. On imagina de le déguiser en vieille dame ; un autre jeune officier devait s’habiller en femme de chambre, et sur toute chose, on avait eu grand soin de dissimuler les préparatifs de ces déguisemens, qui ne devaient être connus que de trois à quatre personnes, mais qui furent divulgués par une femme de chambre à un godelureau de la société. On organisa ruse contre ruse, et l’on s’arrangea pour mystifier les mystificateurs ; ainsi, tandis qu’on était aux aguets pour les accueillir en les houspillant et les bousculant de la plus belle manière, arriva la véritable Intendante, sur laquelle on se précipita comme une avalanche, à laquelle on arracha sa mantille à falbalas, son collet monté, sa cornette avec sa perruque, enfin qu’on maltraita si cruellement, que la chose en fait horreur à penser ! La malheureuse en était si mortellement saisie, qu’elle ne pouvait crier ni proférer une seule parole ; mais dans ce qu’elle entendit, il y eut des révélations perfides… — Vilaine autruche ! — Ennuyeuse Intendante ! — Vieille tante à succession !… — Ah ! tu veux aller aux eaux pour faire languir tes héritiers ! — En voilà des eaux minérales ! en voilà des douches !… Et c’étaient des taloches et des seaux d’eau de puits qui lui tombaient sur le corps au milieu d’un vacarme affreux. Après un quart d’heure de pareils sévices et des plus mauvais traitemens (elle était tombée sous les coups, et restait gisante sur le pavé du vestibule), on s’aperçut qu’elle ne donnait aucun signe de vie ; on approcha des lumières, on ne reconnut point le petit de Clermont, et ce qui résulta de l’investigation, c’est que la pauvre femme était presque morte…

Chacun s’enfuit du château, à la réserve de ses parens qui s’arrachaient les cheveux, et qu’elle ne pouvait envisager sans éprouver un sentiment de terreur et d’horreur profondes ! Elle en mourut le troisième jour, et comme elle n’avait jamais fait aucunes dispositions testamentaires, il se trouva que son héritage était naturellement ouvert au profit des Martainville, ce qui les compromit dans l’opinion publique et pardevant leurs confrères du parlement, au point qu’on informa judiciairement sur cette abominable méprise, et que M. de Martainville se vit obligé de se défaire de sa charge. Comme il était rempli d’honneur, et que sa femme était la délicatesse même, ils ne voulurent toucher absolument rien de la succession de Mme de Séchelles, qu’ils abandonnèrent à leurs collatéraux. Ils vendirent quelque temps après leur beau manoir de Martainville, et même ils en quittèrent le nom pour celui de leur Baronnie de Francheville, que leur famille porte encore aujourd’hui. Mme de Maintenon a dit que le bon goût suppose toujours un grand sens ; et c’est la moralité de cette anecdote.

Ma tante reçut à peu près à la même époque une visite, honorable si l’on veut, mais dont elle se serait bien passée, vu le caractère épineux et la maussaderie coutumière de Madame la Princesse de Conty[4]. On avait envoyé son Altesse Sérénissime aux bains de mer, parce qu’elle avait été mordue par un de ses chats qui fut suspecté d’hydrophobie. En s’en retournant à Versailles, elle vint passer les fêtes de la Pentecôte à Montivilliers, et je me souviens qu’elle m’y baisa sur le front en me disant : — Bonjour, Cousine ; avec le même air et du même ton qu’un autre aurait dit : — Le diable t’emporte ! Je me rappelle aussi que pendant la grand’messe, elle y fit une scène à l’officiant qui venait lui présenter la patène à baiser. — Allons donc ! lui cria-t-elle avec une voix rude et en repoussant le vase sacré que le prêtre tenait à la main : — Allons donc ! Comme vous !… Comme vous ! poursuivit-elle aigrement ; ce dont notre malheureux chapelain resta tout abasourdi. L’Abbesse, qui siégeait en grande cérémonie sur son estrade, en souffrait tout aussi visiblement que ce pauvre prêtre, et comme la scène se passait au guichet de la communion, qui séparait le sanctuaire du chœur des religieuses, ce qui fait que la princesse était de notre côté de la grille, et l’officiant en dehors, ma tante me fit signe de venir m’agenouiller à ses pieds, et par suite de l’explication qu’elle m’y donna, le plus brièvement possible, je m’en fus dire au prêtre au travers de la grille, et en latin, ce qui m’avait été prescrit par ma tante, c’est-à-dire que les Princes et Princesses du sang royal de Saint-Louis ont le privilège de baiser la patène en dedans, comme les ecclésiastiques et non pas à l’envers, ainsi que le commun des fidèles. Notre pauvre Aumônier était demeuré tellement stupéfait de cette algarade qui lui survenait en habits sacerdotaux au milieu du saint sacrifice de la messe, qu’il ne pouvait comprendre ce que je venais de lui dire, ce qui m’obligea de le répéter en français. Alors il retourna sa patène, et quand elle eut été baisée brusquement par la vieille Princesse, elle se mit à crier en se retournant de mon côté : — Merci, ma petite chatte ! Si vous pouvez tirer quelque moralité de cette anecdote-ci, je ne demande pas mieux.

Ce serait peut-être ici l’occasion de vous parler d’une prérogative des Rois très-chrétiens, lorsqu’ils reçoivent la Sainte-Eucharistie. Le Roi choisit et désigne l’hostie qu’il doit consommer, ce qu’il fait en la touchant du bout du doigt, sur une large patène où le célébrant lui présente autant d’hosties consacrées, qu’il y a eu de Rois de France depuis Clovis. Un autre usage immémorial est aussi de ne rien faire brûler dans l’encensoir avec lequel on rend hommage au Roi de France, qu’on n’encense jamais qu’avec du feu, sans parfums ; mais on en met incontinent après pour l’hommage de l’encens qu’on rend à la Reine. Il paraît que la première de ces deux coutumes remonte au règne de Louis-le-Débonnaire, qu’on supposait devoir être empoisonné par une hostie ; et quant à l’autre coutume, on la rapporte assez généralement à l’aversion du Roi Philippe-le-Bel pour l’odeur et la fumée de l’encens, qui le faisaient tomber en défaillance.

Écoutez notre pèlerinage au Mont Saint-Michel.

L’Abbesse de Montivilliers avait une obligation conventuelle à remplir, en exécution d’un vœu qui datait d’une de ses devancières, Agnès de Normandie, tante de Guillaume-le-Conquérant, laquelle obligation consistait à visiter une fois l’église du Mont-Saint-Michel in periculo maris. Cette abbaye du Mont-Saint-Michel est du même ordre et de la même congrégation que celle de Montivilliers. Les deux monastères avaient été richement dotés par les ancêtres de cette Princesse Agnès, et notamment par le Duc de Normandie, Guillaume Longue-Épée. Ces deux églises royales avaient eu longtemps pour Vidames et pour Avoués-porte-glaive héréditaires, les Sires de Malemains, Grands Maréchaux de cette province ; de plus, l’Abbé du Mont-Saint-Michel et l’Abbesse de Montivilliers sont restés Proto-Custodes de l’ordre de Saint-Michel, dont ils possèdent encore aujourd’hui les mêmes colliers que leurs prédécesseurs avaient reçus du Roi Louis XI ; enfin, l’Abbé du Mont-Saint-Michel est conseiller-né de l’abbaye de Montivilliers, qui porte les armoiries de cette communauté masculine, accolées avec les siennes en signe d’alliance, ce qui donnait matière à d’innocentes et d’éternelles plaisanteries, et ce dont il résultait une sorte d’union fraternelle entre les deux abbayes, qui s’appelaient réciproquement insigne et vénérable Sœur.

On fit rafistoler un vieux coche avec lequel la défunte Abbesse, Madame de Gonzague, avait fait le même pèlerinage, qui dura long-temps, parce qu’elle profita de l’occasion pour aller voir à Paris sa tante la Palatine[5], et pour aller faire une visite à son autre tante la Reine douairière de Pologne qui se tenait à Cracovie[6]. Elle avait imaginé que son voyage de Pologne ne serait qu’une promenade de douze à quinze jours ; mais comme elle ne voulait aller coucher que d’abbayes de bénédictines en abbayes de bénédictines, à partir de son ancien couvent de Notre-Dame de Montmartre, elle en eut pour quatre mois de route, avec autant pour le retour ; et ce qu’il y eut de charmant, c’est qu’elle ne voulut jamais rester plus de quarante-huit heures auprès de sa tante, en disant qu’elle avait absolument affaire à Montivilliers.

Toutes ces princesses de la maison de Nevers étaient d’étranges créatures !

Elle avait dit ensuite à ses Nonnes de Montivilliers qu’ayant été s’héberger dans un couvent des états d’Autriche, elle y trouva deux gaillardes de Princesses-Abbesses qui la menèrent à la comédie, ce qui ne fait pas la moindre difficulté dans ce pays-là. Il arriva que les deux religieuses normandes qui lui servaient d’acolytes, et qui n’avaient jamais rien vu de plus éclatant qu’un maître-autel au salut de la Fête-Dieu, furent tellement éblouies d’édification céleste, en apercevant la majesté de l’Opéra, qu’elles se mirent à genoux en entrant dans la loge. Une de ces bonnes vieilles Dames était encore vivante pendant mon séjour à Montivilliers. Je me souviens qu’elle était de la maison de Mathan, laquelle est une des plus anciennes et des notables familles de la duché de Normandie. Tout ce qui l’avait le plus frappée dans son voyage, c’est qu’elle avait vu, sur l’enseigne d’une hôtellerie, des armes qui ressemblaient aux siennes. Elle avait fini par s’y résigner, mais elle avait eu bien de la peine à mettre au pied du crucifix cette mortification-là.

Touchant l’interdiction des spectacles et des comédiens de Paris, si l’on en croyait les criailleries de Voltaire et les déclamations de M. Diderot ore rotundo[7], on croirait vraiment qu’ils sont excommuniés fulminentur ex cathedra, et que l’église de Paris les jette en pâture aux feux sataniques, avec des anathèmes et des éclats d’animadversion furibonde. Je suis étonnée qu’une erreur pareille ait pu s’accréditer parmi les gens du monde, et surtout parmi des gens d’église. Ce n’est pas seulement l’église de Paris qui sévit contre les comédiens, c’est le parlement de Paris qui les réprouve et les excommunie ! Ce parlement qui juge en pays de droit écrit, c’est-à-dire en nous appliquant les lois de l’ancienne Rome, a toujours traité les comédiens de sa juridiction d’après la loi romaine en vertu de laquelle les histrions sont tenus pour infâmes. Les cours souveraines du ressort et du diocèse de Paris ne reçoivent jamais le témoignage des comédiens, attendu que leur serment serait invalide ; ils ne sont pas habiles à devenir tuteurs, on ne leur accorde pas la faculté de recevoir un legs, on ne les admet pas à pouvoir tester, etc. Que voudrait-on qu’eussent fait les anciens Évêques de Paris, à côté d’une jurisprudence aussi dégradante, aussi périlleuse à la moralité des individus qui viennent en affronter de propos délibéré, de gaieté de cœur et gaillardement, les conséquences et la pénalité flétrissante ? Les anciens Évêques ont interdit à ces malheureux Parias du droit romain l’usage des sacremens de l’église romaine, et ceci par charité pour eux, dans un temps où la privation des sacremens pouvait imposer un frein puissant et salutaire ; mais la chose a toujours eu lieu sans aucune autre marque de réprobation que celle de la censure pastorale, et sans aucune fulmination d’anathême. La preuve en est qu’on leur administre l’absolution pénitencielle avec la communion, tout aussitôt qu’ils veulent rentrer dans la loi civile qui régit la totalité des autres justiciables du parlement de Paris. Les philosophes, amis et alliés naturels des comédiens, devraient bien nous dire pourquoi c’est toujours à M. l’Archevêque, et jamais au parlement de Paris, qu’ils s’en prennent ? Ils répondent à cela que l’église de Paris devrait changer sa coutume. Mais le premier devoir de l’église est d’éviter le scandale en ayant l’air d’encourager la corruption. Les comédiens sont devenus ou sont restés une sorte de gens la plus abjecte et la plus méprisable du monde. Que les demoiselles de la comédie commencent par réformer leurs habitudes vicieuses ; que les hommes de théâtre ne soient plus adonnés à la crapule, et puis qu’ils s’en aillent présenter une requête au Roi, séant en son conseil. C’est la marche que les encyclopédistes auraient dû leur indiquer, et c’est la seule marche qu’il y ait à suivre.

Jusqu’à la réformation des mœurs parmi les comédiens, je ne pense pas que les Archevêques de Paris doivent les traiter différemment qu’ils ne l’ont fait jusqu’ici.

Don Luc d’Achéry rapporte qu’au xie siècle les moines de Ferrières, au diocèse de Sens, ne savaient comment s’y prendre pour arriver jusque dans une ville de Flandre appelée Tournay ? Les moines de Saint-Martin de Tournay, qui étaient des plus doctes, savaient très-bien qu’il existait une abbaye de leur ordre, appelée Ferrières, mais ils ne savaient non plus où la trouver ? Une affaire qui leur était commune les obligea de se rechercher pour communiquer ensemble : les deux abbayes se mirent en quête l’une de l’autre, et ce fut après deux années de recherches et d’informations que les moines de Ferrières finirent par découvrir le moyen de s’orienter de manière à parvenir jusqu’au domicile de leurs confrères de Tournay. La présente citation vous arrive à propos d’un Magnat de Hongrie qui s’appelait le Comte-Suprême d’Esterhazy, et dont nous rencontrâmes la femme à l’abbaye de Saint-Étienne de Caen. Elle arrivait d’Angleterre où son mari l’avait déposée pour y prendre les eaux minérales de Bath, tandis qu’il était allé poursuivre le cours de ses voyages. Elle nous dit, en fort bons termes, du reste, que son mari, qui parlait très-bien plusieurs langues, ne savait écrire ni en hongrois, ni en allemand, ni en français, ni dans aucune autre langue qu’en latin, ce qui l’embarrassait assez pour le moment (la Comtesse-Suprême), attendu qu’elle venait de recevoir une lettre dans laquelle son mari lui mandait d’aller le rejoindre à Lugdunum, où il resterait à l’attendre jusqu’à la fin de l’été. Ma tante osa lui faire espérer qu’en s’adressant à M. le Gouverneur ou M. l’intendant de Lyon, elle était bien sûre de s’y procurer l’adresse et d’y trouver la résidence de M le Comte-Suprême ; mais la Hongroise, qu’elle était, se mit à nous énumérer tous les Ludgunum de la Carte de Peuttingher et de l’itinéraire d’Antonin : c’était Leyde (Ludgunum Batavorum), Lansber, Lens, Langres, Laon, Lans-le-Bourg et jusqu’à Lons-le-Saulnier, sans préjudice du Lugdunum Rhodanusium, prima sedes Galliœ, dont lui parlait ma tante ; de sorte qu’elle y renonçait, et qu’elle allait s’en retourner tout droit en Hongrie. Je n’ai pas dit toute seule, par la raison que le Marquis d’Hautefeuille corculum erat prœdictæ Comitissœ, et que c’était lui qui la déroutait en lui signalant avec tant d’érudition tous les Lugdunum dont les anciennes Gaules étaient parsemées. Il en avait découvert de trente à quarante, et c’était le cas d’appliquer à la géographie ce que le père Cotton disait à du Plessis-Mornay sur la Théologie : « qui n’est point science bonne à toute sorte de gents, pour ce que les sots s’en embestent et les méchants s’en empirent[8] ». En arrivant sur les terres de la Baronie de Genest, qui appartiennent aux moines de Saint-Michel, nous y trouvâmes un envoyé de ces révérends pères qui attendait leur insigne et vénérable sœur de Montivilliers, à laquelle il ne manqua pas d’indiquer certaines choses indispensables pour la régularité de son pèlerinage. À partir de là, Madame l’Abbesse et ses deux assistantes devaient garder le silence le plus absolu (ce qui ne m’en plaisait pas mieux) ; lorsque nous fûmes arrivées sur le bord de la Grève, ma tante descendit de son grand coche pour faire à pied le reste du trajet. C’était, à ce qu’il me semble, au delà d’une petite ville appelée Pontorson, et c’était à l’endroit de la côte qui se trouve le plus rapproché du Mont-Saint-Michel. Si l’on descendait sur la grève au-dessous d’Avranches, aussitôt qu’on aperçoit le Mont, la traversée serait de beaucoup plus longue ; cette route est souvent impraticable à cause des fondrières et des sables mouvans ; et, du reste, elle est toujours très-dangereuse.

Il me semble que nous marchâmes environ pendant une heure sur une plage sablonneuse et ferme, toute parsemée de coquillages, ayant à droite les côtes vertes et boisées de la basse Normandie, à notre gauche, l’Océan breton qui n’était pas moins paisible et moins bleu que le ciel ; et, en face de nous, un immense rocher pyramidal, dont la base est entourée de hautes murailles crénelées, avec des tours en saillie. Les flancs du rocher sont incrustés de petits édifices gothiques, entremêlés avec des pins, des figuiers, des lierres et des chênes-verts ; et la montagne est couronnée par une masse de bâtiments de la construction la plus mâle, au-dessus desquels on voit dominer une basilique imposante avec son campanile et ses beffrois aigus. Le pinacle de l’édifice est d’un travail si riche, et néanmoins si léger, qu’on n’a jamais rien vu de pareil, à moins que ce ne soit dans ces gravures anglaises qu’on pourrait appeler de belles infidèles, ainsi que les traductions de Perrot d’Ablancourt. On voyait reluire au sommet de ce pinacle une grande statue dorée qui représente l’Archange Saint-Michel, et qui tournait sur un pivot d’après la direction des vents. On nous dit que le mouvement et l’agitation de cette image, dont l’épée flamboyante a l’air de défier et d’écarter la foudre, avait quelque chose de prodigieux pendant les orages et dans cette région, des tempêtes. On nous a montré le manuscrit d’une prophétie de l’Abbé Richard de Toustain, qui prédisait la ruine de son abbaye lorsque la même statue serait renversée[9].

Je laissai nos bonnes religieuses réciter leurs litanies des SS. Anges, tandis que je ramassais des coquilles et des petits cailloux roulés de mille couleurs les plus éclatantes. J’ai reconnu longtemps après que ces matériaux étaient des fragmens de porphyre, de jaspe rubané, de serpentin d’Égypte, d’agate, et d’autres matières orientales, qui doivent avoir été chariées sur les côtes de l’Armorique par les courans diluviaux. Je crois qu’on n’en trouve jamais dans la Manche, ni dans les autres Méditerranées. En arrivant aux pieds des remparts, on nous y montra, sur le sable, deux gros canons formés avec des barres de fer assujetties par des cercles, en nous disant que les Anglais avaient honteusement abandonné ces deux pièces d’ancienne artillerie, dans leur dernière entreprise contre le Mont-Saint-Michel. Il est à remarquer honorablement pour l’ordre de Saint-Benoît que ces ennemis de la France ont toujours échoué dans la même tentative, ce qui s’explique aisément par le courage et la fidélité des assiégés lorsque la plage est à sec ; car il est absolument impossible d’approcher du Mont lorsque la mer est revenue sur la grève. Le plan du sol de l’anse n’est pas incliné du côté de la pleine mer, d’où vient que la barre du flux arrive sur cette grève toute plate, non pas en roulant, s’avançant et s’élevant insensiblement comme une grève inclinée, mais par une irruption terrible et par une barre de vagues écumantes qui renversent, bouleversent, et qui détruiraient en dix minutes une armée du roi Pharaon. Quand la mer est haute, elle se brise toujours avec tant de furie contre la base du Mont, qu’il ne faut pas songer à s’y pouvoir servir d’une embarcation quelconque, et c’est au point qu’il ne se trouve pas même un seul bateau pêcheur dans le petit havre du Mont-Saint-Michel. Il en résulte que les habitans de l’abbaye et ceux de leurs vassaux qu’on appelle les Montois, ne sauraient communiquer avec la terre ferme que pendant la moitié de leur vie, et qu’ils se trouvent le reste du temps en état de réclusion forcée, ce qui se reproduit infailliblement lorsque la nuit arrive, ou pour peu qu’il y ait du brouillard.

La petite ville du Mont-Saint-Michel ne se compose que d’une seule rue qui gravit en serpentant sur le flanc méridional de la montagne, et qui conduit par des marches entaillées dans le roc, jusqu’au portique de l’Abbaye, d’où l’on aperçoit une seconde ligne de fortifications supérieures, admirablement édifiées en grands blocs de granit. Nous y fûmes reçues par le Prieur conventuel, à défaut d’Abbé régulier, parce que le siège de cette abbaye royale était ce qu’on appelle en commande. Énorme abus, qui consiste à disposer de ce qui n’est pas à soi ! L’Abbé-Commandataire du Mont-Saint-Michel était alors je ne sais quel Aumônier du Roi, qui touchait sine cura les 28 000 livres de rente appartenant à la Manse abbatiale ; aussi la conversation roula-t-elle presque toujours sur le même sujet pendant les 72 heures de notre hébergement à l’hospice des pèlerins, et ce ne fut pas sans gémissemens réciproques entre l’Abbesse de Montivilliers et ses congréganistes.

Non loin de l’hospice où nous étions logés, se trouvait la prison d’État, qui ne renfermait que deux prisonniers ; savoir : un vieux Chevalier d’O, qu’on soupçonnait d’avoir tué sa nièce à coups d’épée[10], (quand on disait qu’il était à moitié fou, le Prieur ajoutait charitablement qu’on lui faisait tort de l’autre moitié). Je crois me souvenir que l’autre captif était un chanoine de Bayeux qui ne pouvait s’empêcher de faire de la fausse monnaie : c’était une idée fixe, une sorte de rage, une maladie véritable. Je me souviens très bien aussi du local où l’on avait tenu renfermé le gazetier hollandais ; mais je n’ai jamais compris comment Madame de Sillery[11] avait osé publier (quarante ans après) que c’était une cage de fer, et qu’elle avait été démolie par son élève, le Duc de Chartres[12]. C’était une grande chambre dont le plancher supérieur était soutenu par des poteaux, et je ne vois pas ce que M. le Duc de Chartres y pouvait démolir sans y faire tomber le plancher sur sa tête. C’est assurément une bonne œuvre que de chercher à faire valoir un prince français, mais encore faudrait-il s’astreindre à ne dire que la vérité. Mme de Sillery n’y faisait pas tant de façons, parce qu’elle avait affaire à des lecteurs qui n’avaient rien à lui répondre, et parce qu’on n’avait encore entendu parler d’aucune personne qui fût allée visiter l’abbaye du Mont-Saint-Michel, pas plus que l’église de Brou-lez-Bourg en Bresse, ou le château royal de Chambord, que je ne vous en recommande pas moins comme étant les trois choses les plus curieuses du royaume.

J’ai toujours mieux aimé les vieilleries que les antiquités, et j’ai toujours aimé l’architecture gothique avec prédilection, mais comme l’intérieur de la clôture nous était interdit à cause de notre sexe, je ne pus voir que l’église, la salle des chevaliers de l’ordre de Saint-Michel, et l’entrée du cloître de l’abbaye, dont on nous entr’ouvrit la porte afin que nous y pussions jeter un coup d’œil indiscret. — La curiosité tempérée n’est qu’un péché véniel, et vous pourrez l’effacer en mangeant une bouchée de pain bénit, nous disait gaîment le Père hospitalier, Dom Charles de Courcy, lequel était le caractère enjoué, l’Amilcar de sa communauté ; savant personnage, au reste, et grand chartrier, s’il en fut jamais !

Le Mont-Saint-Michel est un lieu qui défie la description. J’y suis retournée vingt ans plus tard avec M. de Créquy, votre grand-père, pendant son inspection générale sur les côtes de Bretagne et de Normandie, mais à cause de ce même empêchement qui tenait à la clôture, tout ce que je pourrai vous en dire ne sera qu’à titre d’indication préparatoire et d’encouragement.

L’église abbatiale est un bel édifice du douzième siècle, avec des groupes de colonnes élancées et des roses de vitraux bien épanouies. Le maître-autel, qui recouvre la châsse de Saint-Paterde, Évêque d’Avranches, est entièrement revêtu d’argent massif, ainsi que le tabernacle et ses gradins, qui supportent une belle figure émaillée de l’ange exterminateur. Benvenuto Cellini n’a jamais rien produit de plus éclatant, de plus poétiquement chimérique et de plus finement ciselé que la figure du dragon qui s’enroule et se débat sous les pieds de l’Archange. On voit à la naissance de la voûte, autour du chœur et de l’abside, les armoiries coloriées avec les noms de tous les gentilshommes de Normandie qui militèrent avec Guillaume-le-Conquérant pendant les années 1066 et 1067. Il est aisé, d’y vérifier qu’il ne reste guère de ces anciennes familles en Angleterre. On nous y parla mystérieusement d’une singulière entreprise de corruption, tentée par un duc de Sommerset, à dessein de faire ajouter à ces inscriptions-là, celle du nom de Seymour ou Saint-Maur, qui, faisait-il dire, avait été primitivement celui de sa famille, et qu’il aurait désiré voir figurer parmi les compagnons de Guillaume-le-Conquérant, afin d’autoriser la prétention qu’il en avait. Cette injurieuse proposition fut accueillie comme elle méritait de l’être, et vous pensez bien que les Seymour en ont été pour leurs frais d’ambassade au Mont-Saint-Michel. Il fallait bien être le petit-fils d’un pédant parvenu, tel que le tuteur d’Edouard VI, pour imaginer qu’on pourrait faire inscrire un faux, à prix d’argent, par des religieux catholiques et par des gentilshommes français, dans une église de France, dans le sanctuaire d’une abbaye royale !…

La salle des chevaliers de l’ordre est une immense et superbe galerie, à quatre rangs de piliers gothiques, et dont la voûte est richement ornée de rosaces tombantes. On y voit les trophées héraldiques de tous les Chevaliers de l’ordre du Roi, depuis sa création par Louis XI, jusqu’à l’institution de celui du Saint-Esprit, par Henri III. Les casques et les cimiers des Chevaliers sont placés sur la sommité de leurs stalles, dont ils forment les couronnemens, et tout cela produit, de chaque côté de la galerie, une longue file de bannières, d’écus blasonnés, de casques, voiles de casques flottans, pennons, cimiers et lambrequins découpés, qui brillent de dorure, et de toutes couleurs, et qui produisent un effet admirablement noble et pittoresque. On dirait que toute la pompe féodale de la vieille France s’est réfugiée dans cette belle galerie du Mont-Saint-Michel.

Le cloître est formé par des colonnettes en granitelle variée, qui sont ajustées vers la pointe des ogives avec des sculptures en marbre imitant parfaitement des nœuds de cordage ; et je crois me rappeler que la partie centrale du cloître est formée par une large citerne où viennent aboutir toutes les eaux pluviales du monastère. On les conserve avec sollicitude, attendu qu’il n’existe pas une seule goutte d’eau potable, à une distance plus rapprochée, que celle de deux à trois lieues. Tous les fardeaux pesans, tels que les sommes de grains, les barriques pleines et les charges de combustibles, sont introduits dans l’intérieur de l’abbaye par une machine à roue qui les fait monter et glisser péniblement sur une fraction de rocher poli ; mais la pente en est tellement raide, et cette ouverture aux murs du couvent se trouve à une telle hauteur, qu’on y reste en pleine sécurité sur les introductions ou les évasions, ce qui fait que l’arcade en reste ouverte, indifféremment et continuellement pendant le jour et pendant la nuit. On a conservé la mémoire d’un prisonnier… (Il se trouve ici plusieurs lignes qui sont devenues indéchiffrables.) On voit de l’autre côté du nord, cette prodigieuse muraille appelée la merveille (Lacune d’une page)… et l’on rejetait au Comte de Montgommery qui vigilait au pied du mur, et qui attendait impatiemment son tour pour être hissé le dernier de sa troupe, ainsi qu’il est du devoir d’un chef prudent ; on lui rejeta par les mâchicoulis, vous disais-je, une trentaine de cadavres affublés chacun d’une robe de bénédictin, ce qu’il prenait pour des moines, tandis que c’étaient ses propres soldats à qui l’on avait tranché la tête. Quand son tour de monter fut arrivé, il se trouva prisonnier du Père Abbé, qui le retint en captivité jusqu’après l’abjuration d’Henri IV.

Un effort de construction qui n’est pas moins merveilleux que cette muraille, est une réunion de quatre immenses piliers gothiques, qui supportent une voûte sur laquelle ont été bâtis le rond-point du sanctuaire et la base du grand clocher ; lesquels ne portent point d’aplomb sur le rocher principal, et sont édifiés en dehors de son plateau. Il n’y a que des Moines et des Bénédictins qui puissent avoir entrepris et fait exécuter une conception si savante, et si grandiose ! On parle toujours de la Dyplomatique des bénédictins français, de l’Art de vérifier les dates, etc., mais il m’a toujours semblé que le grand œuvre des Bénédictins était leur abbaye du Mont-Saint-Michel !…[13].

À quelques centaines de toises du Mont, on aperçoit une sorte d’îlot sablonneux qui reste à fleur d’eau, et qui s’appelle Tombelène. On y voit les débris d’une construction gigantesque en quartiers de roches brutes, et la tradition rapporte que c’était un sépulcre pour les Druides. C’est là que se trouve aujourd’hui le cimetière des religieux et des Montois.

Au pied de la montagne et du côté de l’occident, il y a sur la pointe d’un roc une petite chapelle de la Sainte Vierge, où les navigans affluent toujours en arrivant de leurs voyages au long-cours. La chapelle est bâtie de cailloux roulés par l’Océan ; les parois et la voûte, à l’intérieur, sont toutes couvertes de branches de corail, de mamelons d’ambre, de prismes d’algue-marine et de coquillages éclatans recueillis sur tous les rivages connus et rapportés par de pieux matelots. L’autel est un quartier de roche à qui l’on a laissé les aspérités d’un écueil, et dans le pourtour, on voit suspendus, comme ex-voto, des ancres de sauvetage et des chaînes de captif.

Nous y vîmes arriver une longue file de marins Bretons échappés d’un naufrage ; ils marchaient deux à deux, le capitaine à leur tête, avec les pieds nus, en chemise et la corde au cou. Le Père hospitalier fut les recevoir sur la grève, et les conduisit silencieusement à la chapelle. Des mères et des épouses de matelots absens suivaient le cortège avec un air de tristesse et de dévotion. On s’agenouilla devant l’image de la bonne Vierge, on y chanta l’Ave maris dtella, et puis l’équipage s’en vint déjeûner à l’abbaye, après avoir raconté le danger qu’il avait couru sur des côtes lointaines, et le vœu qu’il avait fait à Notre-Dame de Bon-Secours.

Tous les Ducs de Normandie, et nous nos Rois, leurs suzerains, n’avaient jamais manqué, depuis Philippe-Auguste, à visiter la sainte montagne in periculo maris ; et Louis XV est le premier Roi de France à qui l’on n’ait pas fait accomplir ce pélerinage. La prophétie de l’Abbé Richard paraît annoncer les plus grands malheurs à la postérité du Roi, qui non rogaret et honoraret B. Archangelum Patronum Regni Franciœ, in tabernaculo suo, et ceci jusqu’à la troisième génération. Nous verrons si l’abbé Richard de Toustain n’est pas un faux prophète ? Mais sa malheureuse prévision n’a rien d’incroyable, en voyant l’audacieuse insolence de nos écrivains et la tolérance de notre Garde-des-sceaux[14] !

J’allais oublier de vous dire que, pendant notre séjour à l’hospice du Mont-Saint-Michel, il y vint deux filles de qualité, qui nous arrivaient à pied du fond de leur Quimper-Corentinois. C’est ainsi qu’on entreprend et qu’on exécute les pélerinages dans ce pays-là. L’une était Mademoiselle de Querohent de Coëtanfao de Locmaria, dont la mère était l’héritière du Connétable de Clisson, et l’autre Mademoiselle de Kervenozaël de Lanfoydras, qui jouait du tympanon comme une fée Janvrile, et qui savait son nobiliaire sur le bout du doigt. Ces deux jeunes personnes étaient en possession (comme toutes les femmes de leur pays) d’un esprit inconcevablement vif et piquant, judicieux, délibéré, naturel et pleinement débarrassé de toute ligature conventionnelle. Une politesse exacte ; mais de phrases à compliment pas un mot, ce qui n’en valait que mieux. C’était justement le contrepied de la noblesse de Normandie qui se recherche et s’écoute parler en voulant toujours singer le bel air de Paris. Mademoiselle de Querohent nous dit que la noblesse de Basse-Bretagne ne voulait jamais porter les deuils de cour à moins que ce ne fût pour un prince de la maison de Bourbon, ce qui me parut assez raisonnable. Elle avait un neveu de son nom qui fut créé Duc héréditaire en 1730, mais il fut arrêté pour prêter son serment, par je ne sais quel scrupule et quelle formalité qui se rattachait aux franchises de sa province, dont il exigeait le maintien, d’où vint qu’il en resta simple Marquis. On ne concevait pas chose pareille, à Versailles ; et quand il y vint ensuite pour monter dans les carrosses en vertu de ses preuves de 1399, qui n’étaient pas difficiles à faire pour lui, on apprit qu’il avait été chargé d’y solliciter l’exécution du contrat de mariage de Louis XII avec la Duchesse Anne de Bretagne. Je vous assure que les Bretons sont de singuliers personnages et d’aimables gens ! Mesdemoiselles de Querohent et de Kervenozaël avaient pour escorte un Écuyer, et de plus deux filles de chambre et de condition, suivant la coutume de Basse-Bretagne. Elles s’asseyaient devant leurs maîtresses qui les faisaient manger avec elles, tout comme au bon vieux temps de leurs Ducs Judicaël et Nominoé. Les deux suivantes avaient nom Mesdemoiselles de Louisgrif et de Kercorngru. Quant à l’Écuyer, véritable cruche à cidre, il était Fouesnel, s’il vous plaît ! Fouesnel de nom et d’armes, et Fouesnel dans l’âme ! Il était sorti d’une de ces carrossées de Fouesnels qui venaient toujours s’échouer aux Rochers pendant la tenue des états. Il était le propre neveu de cette vilaine du Plessix-d’Argentré, à qui Madame de Grignan ne pouvait s’empêcher d’appliquer des soufflets, ce qui faisait dire à la mère du Plessis par votre grand’mère de Sévigné. — Voyez donc ces petites comme elle se jouent !… Il avait vu Madame de Sévigné souventes fois, mais on n’en pouvait rien tirer ni rien apprendre ; il en parlait absolument comme il aurait pu faire de Mme des Nétumières ou de Mme de la Botardais, lesquelles étaient les deux principalités de son canton. Il paraît même que la Seigneurie de la paroisse de la Botardais mouvait directement de la Duché de Penthièvre, et qu’elle avait droit de moyenne-justice. Je n’ai jamais su d’où relevait la Tour de Sévigné, ni votre Châtellenie du Bûron ; mais vous serez toujours à lieu de vous le faire dire par vos procureurs fiscaux, à l’âge et à l’époque où vous en devrez prêter foi et hommage. Je désire que votre Marquisat de Sévigné ne relève que de la Tour du Louvre, et j’espère que vous n’aurez jamais que le Roi pour suzerain[15].

  1. David-Etienne le Veneur de Martainville, Chevalier, Seigneur et Patron dudit lieu, Baron de Francheville, Conseiller du Roi en sa Cour de Parlement de Normandie, etc. ; mort e, 1777, étant veuf d’Angélique-Émiliane Turgot, Dame du Quesnov, de Malipierre, de Rouville, d’Orville et autres lieux.
    (Note de l’Auteur.)
  2. Anne Turgot, Dame de la Chesnaye, veuve de César-Auguste Hérault, Chevalier, Seigneur de Séchelles et du vicomté de Saint-Marc, Conseiller du Roi Louis XIV en son Conseil d’État, et son Intendant de justice, police et finances en la généralité d’Alençon. Le fameux révolutionnaire Hérault de Séchelles était l’arrière-neveu de ce magistrat.
    (Note de l’Aut.)
  3. Jean-Baptiste-Louis de Clermont d’Amboise, Marquis de Resnel et de Montglas, Comte de Chéverny, etc. Il épousa, en 1722, Henriette de Fitz-James, fille ainée du Maréchal-Duc de Berwick, et Dame du Palais de la Reine.
    (Note de l’Auteur.)
  4. Marie-Thérèse-Agnès de Bourbon-Condé, morte en 1752, étant veuve de François-Louis de Bourbon, Prince de Conty et de la Roche-sur-Yon, Duc de Mercœur, Comte de la Marche et Prince du sang royal de France, lequel était mort en 1709.
    (Note de l’Auteur.)
  5. Anne de Gonzague de Mantoue de Montferrat de Clèves et de Nevers, femme d’Edouard de Bavière, Prince palatin du Rhin, morte en 1684. Elle est assez renommée pour son esprit, par ses intrigues du temps de la Fronde, et surtout par la beauté de son oraison funèbre.
    (Note de l’Auteur.)
  6. Louise-Marie de Gonzague, fille de Charles de Gonzague, duc de Nevers et puis duc de Mantoue. Elle avait épousé, en 1645, Ladislas Jagellon, Roi de Pologne, et se remaria, en 1649, avec le Roi Jean-Casimir Jagellon, frère de son premier mari. Elle était sœur de la Princesse Palatine, et mourut en 1667.
    (Note de l’Éditeur.)
  7. Fréron disait un jour de Diderot que c’était un chien de plomb qui avait une mâchoire de pierre de taille
    (Note de l’Auteur.)
  8. Je n’ai jamais pu concevoir ce que ce pouvait être que des Comtes-Suprêmes qui sont vassaux d’un Roi de Hongrie, et qui sont arrière-vassaux de l’Empereur, qui n’est lui-même qu’un monarque électif ? Il n’est pas à supposer que ce soit à raison d’une grande illustration d’origine, car on sait que la maison d’Esterhasy n’est pas originairement illustre.

    Une autre qualification germanique qui m’a paru singulière, est celle de l’aîné des Rhyngraves. Son appellation d’Altgrave a peut-être quelque chose d’imposant au delà du pont de Kelh ; mais la traduction ne lui profite pas. J’ai rencontré dans mon voyage en Italie ce Vieux-Comte de Salm avec sa Vieille-Comtesse, qui n’étaient pourtant pas trop âgés l’un portant l’autre, car ils n’avaient que trente-sept ans à partager entre eux deux.

    Tous les souverains germaniques et toutes les chancelleries allemandes font encore une étrange bévue lorsqu’ils emploient en français le mot actuel au lieu d’actif. On s’est moqué, (pendant tout un hiver, à Paris, des cartes de visite de M. le Comte de Beus, Chambellan actuel du feu Roi de Pologne, Electeur de Saxe.

    (Note de l’Auteur).
  9. Cette image, qui datait du douzième siècle et qui avait été érigée par l’abbé Rainulfe de Villedieu, a été pulvérisée par un coup de tonnerre en l’année 1788.
    (Note de l’Éditeur)
  10. Nicolas-Brandelis-Joseph de Bailleul d’O, Chevalier des ordres de Saint-Lazarre et du Mont-Carmel, mort au Mont-Saint-Michel, le 4 janvier 1729, ainsi qu’il appert du nécrologe de ce monastère
    (Note de l’Auteur.)
  11. La Comtesse de Genlis, alors Marquise de Sillery.
  12. L.-Philippe d’Orléans, 11e du nom, alors Duc de Chartres, successeur et fils aîné de Louis-Philippe Égalité.
    (Note de l’Éditeur).
  13. Depuis le départ des religieux, en 1792, l’abbaye du Mont-Saint-Michel a subi des dégradations les plus affligeantes. L’hospice des pèlerins et l’hôtel abbatial ont fini par s’écrouler. On a cru devoir utiliser l’église, en la distribuant en ateliers, qui sont construits à plusieurs étages dans toute la hauteur de ce noble édifice. On n’a voulu réserver pour l’usage du culte que le chevet du chœur, où l’on est assourdi par le bruit des limes et celui des coups de marteau. Le cloître est également utilisé par d’infâmes constructions qui le divisent en grandes salles de travail et en petites cellules. La plupart de ces belles arcades ont été bouchées et maçonnées jusqu’à la clé de l’ogive. On a rempli de gravois cimenté les mâchicoulis des remparts. On a rasé les créneaux pour élever de petites murailles exhaussées et destinées à masquer la vue des prisonniers. Enfin, on a fait abattre le grand clocher pour utiliser la plate-forme de la tour majeure, et la statue dorée du protecteur archangélique s’y trouve remplacée par un télégraphe.
    (Note de l’Éditeur.)
  14. M. de Malesherbes avec toujours dit qu’il fallait laisser imprimer en France les mauvais livres, parce que, sans cela, ils nous viendraient de l’étranger, et que le commerce de la librairie pourrait en souffrir. M. de Malesherbes avait fait des plaies mortelles à la religion, à la dignité de la couronne, à la paix de l’État : s’il a beaucoup souffert, il avait grandement à réparer, soit dit sans rancune.
    (Note de l’Auteur, 1795.)
  15. Tancrède-Adrien-Raoul de Créquy, Prince de Montlaur et petit-fils de l’auteur, qui lui adresse toujours la parole dans la première partie de ces Mémoires, était, comme on l’a vu par le tableau généalogique qui se trouve au commencement de cet ouvrage, l’héritier de la maison du Muy, et par là de celles de Simiane, de Grignan, de Sévigné et de Rabutin-Chantal. On y voit que Marie-Anne-Thérèse de Félix du Muy, mère du jeune Tancrède, était devenue Comtesse de Grignan, Marquise de Sévigné, Baronne de Chantal, etc., du chef de son aïeule Pauline Adhémar de Monteil de Grignan, Comtesse de Simiane, laquelle était la fille et l’unique héritière de Françoise de Sévigné, Comtesse de Grignan, l’héritière et la fille unique de Marie de Rabutin-Chantal, Marquise de Sévigné. (Voyez les Mémoires et Consultations pour la Citoyenne Decréquy, née Defélix-Dumuy, contre le Citoyen Jean-Baptiste-Louis-Joseph Defélix-Dollières-Desaintmesme, aujourd’hui le Général Dumuy. Paris, vendémiaire, an 11 de la république.) C’est au Général du Muy que les tribunaux révolutionnaires avaient adjugé la terre de Grignan, dont il a fait abattre le château.
    (Note de l’Éditeur.)