Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 1/04

Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 1p. 19-59).


CHAPITRE PREMIER.

Naissance de l’auteur. — Son éducation. — Sa famille paternelle. — Une abbaye royale. — Une Abbesse bénédictine. — Les paysans de Normandie. — Le suicide au couvent. — L’assassin cul-de-jatte. — Le pâtre sorcier. — Mademoiselle des Houlières. — La bête du Gévaudan.

Si je ne craignais de commencer les mémoires d’une vie sérieuse et qui n’a pas été sans dignité, par une sorte de déclaration grotesque, je vous dirais que je suis née je ne sais quand, ce qui pourra sembler incroyable et qui n’en est pas moins l’exacte vérité.

Ma mère était morte une heure avant ma naissance, tandis que mon père était sur la frontière d’Allemagne, à la tête de son régiment Royal-Comtois, et vous pouvez bien imaginer qu’au milieu du trouble qui s’ensuivit au château de Montflaux, on eut autre chose à penser qu’à me faire enregistrer à la sacristie de la paroisse, où, du reste, quarante ans plus tard, il n’y avait encore aucune espèce de registre pour tenir l’état civil[1]. Le vicaire inscrivait le nom du baptisé sur une feuille volante, et quand on venait lui demander un acte de naissance, il en donnait quelquefois l’original, afin d’économiser son écriture et le papier marqué. Je suppose que le chapelain de ma mère avait eu la précaution de m’ondoyer : mais comme il était mort l’année suivante, on n’en savait rien du tout ; ce qui fit que la Coadjutrice de Cordylon, ma tante, eut soin de me faire baptiser, sous condition, lorsqu’on m’envoya près d’elle à l’âge de sept à neuf ans. Il avait été convenu que ce serait notre cousine, la Princesse des Ursins, qui serait ma marraine, et je n’en ai jamais su davantage au sujet de cette affinité sacramentelle.

Il faut vous dire aussi que l’ancien intendant de nos terres du Maine avait été frappé de paralysie quelques jours avant celui de ma naissance, et que mon père étant resté prisonnier pendant dix-sept mois, sans recevoir aucune nouvelle de sa famille, de ses amis, ni de ses gens d’affaires, il n’avait appris la mort de ma pauvre mère qu’en débarquant au château de Versailles, où le Maréchal de Tessé, son oncle, lui conseilla discrètement de s’aller mettre en deuil. On a calculé par après, mais à peu près, que ma naissance devait avoir eu lieu dans les derniers jours de l’an 1699, ou dans le courant de l’année suivante, ou dans les premiers jours de 1701 ; mais c’était une supputation qui n’importait guère à mon père, attendu que la notoriété publique et la possession d’état suffisaient toujours, me disait-il ; et du reste, il ne s’agissait que d’une fille !…

Tout ce que je me rappelle de ma première enfance, c’est qu’on m’avait logée dans une tourelle du château de Montflaux, où j’avais grand froid l’hiver et grand chaud l’été. On m’avait donné pour me soigner et me servir, deux femmes avec un vieux laquais borgne, et j’avais une telle frayeur de cet homme-là, qu’on l’empêchait d’entrer dans mon appartement. L’intendant de mon père imagina de le remplacer par un mulâtre, et je crois véritablement qu’il avait médité de me donner des convulsions et qu’il avait entrepris de me faire mourir au profit de mon frère. Au lieu de cela, c’est moi qui suis devenue son héritière, et c’est le cas d’observer que l’homme propose et Dieu dispose.

Ma famille se composait alors d’une religieuse, sœur unique de mon père, et de ses frères, au nombre de quatre. C’est à savoir de M. l’Évêque du Mans, qui était un digne et saint Prélat (il avait refusé d’abandonner son siége du Mans, pour devenir Archevêque et Archicomte de Lyon, ce qui comporte la dignité Primatiale des Gaules, avec cent mille écus de rente). Venait ensuite le Commandeur, depuis Bailly de Froulay, lequel était un habile et valeureux officier de marine[2]. On disait, de mon oncle, qu’il ne pouvait plus retourner à Malte, sous peine d’y être décapité, pour avoir insulté le Grand-Maître, Don Raymond de Pérellos, auquel il avait arraché les clés du Saint-Sépulcre, que cette Altesse éminentissime portait suspendues, suivant la coutume, à sa ceinture magistrale. Le successeur de Don Raymond, qui fut un autre Castillan, Don Manuel de Vilhéna, poursuivit longtemps la vengeance d’un pareil outrage auprès de la cour de France, et ce fut avec acharnement ; mais le Roi Très-Chrétien laissa les Chevaliers Maltais se débattre là-dessus, à l’écart de son gouvernement, et ne voulut jamais sévir contre le Commandeur de Froulay, qui n’en parvint pas moins à l’un des premiers bénéfices de son ordre, et des plus riches de sa langue. Arrivait après mon oncle le Bailly, un Abbé-Commandataire de Notre-Dame de Vallemonts, lequel était Aumônier du Roi, mais voilà tout. Ensuite un autre Abbé de Froulay, Chanoine et Comte de Lyon, qui mourut jeune, et dont je ne saurais vous dire autre chose, sinon qu’il n’aimait pas les limandes. Il disait un jour à ma grand’mère, avec l’accent d’une aversion méprisante : — Vous pouvez être assurée que s’il n’y avait au monde qu’une limande et moi, le monde finirait bientôt ! C’était ma tante la Coadjutrice, qui était la plus jeune de la famille, et c’était la meilleure et la plus spirituelle personne du monde, aussi bien que la plus régulière et la plus aimable professe de l’ordre de Saint-Benoît. J’avais, en outre, mon père qui ne songeait qu’à mon frère le Marquis de Montflaux, ce qui ne veut pas dire qu’il y songeât continuellement. Enfin, nous avions eu le bonheur de conserver Madame la Marquise Douairière de Froulay qui était la seconde femme de mon grand-père et dont j’aurai l’occasion de vous parler souvent. Celle-ci demeurait à Paris, et je ne l’ai connue qu’à l’époque de mon mariage.

Je ne vous parlerai pas ici de la branche aînée de notre maison, parce que le Maréchal de Tessé, la Maréchale et MM. leurs fils, ne quittaient presque jamais Versailles, à moins que ce ne fût pour aller à Marly, Fontainebleau, Compiègne ou Choisy-le-Roi, pendant les voyages, à dessein d’y faire leur cour[3].

Sans compter deux Demoiselles de Froulay, mes tantes à la mode de Bretagne, qui avaient épousé (je n’ai jamais su pourquoi), deux Messieurs de Breteuil, et dont j’aurai l’occasion de vous parler plus tard, nous avions aussi deux arrière-grands-oncles, qui étaient hauts dignitaires de la religion de Malte, et qui ne sortaient guère de leurs seigneuries bénéficiales. Un d’eux, qui était Grand-Prieur de l’ordre, est pourtant venu mourir à Paris, à l’âge de cent deux ou trois ans, si ce n’est de cent quatre ; car il n’avait pas non plus d’acte baptistaire, et même on ne se souvenait pas s’il était né à Marseille où à Montgeron près Paris ; c’était l’un ou l’autre, mais il ne savait lequel des deux, et n’en avait jamais eu le moindre souci[4].

Le comte de Tessé, père de mes grands-oncles, avait été Chevalier d’honneur de la Reine Marie de Médicis, et peu s’en fallut que le Cardinal de Richelieu ne lui fît trancher la tête à cause de sa partialité pour cette princesse ; c’est l’expression dont se servait le G. Prieur ; car avant toute chose, il avait à ménager le respect de la couronne, et ne paraître pas désapprouver la conduite du Roi Louis XIII à l’égard de la Reine sa mère. Il était curieux à écouter sur les derniers Valois, dont il savait des histoires incomparables, et notamment sur le compte de la Reine Marguerite. Il paraît que le Comte de Tessé avait été le serviteur passionné de cette reine des fleurs d’automne, laquelle avait au moins vingt ans de plus que lui, ce que son fils nous expliquait galamment et discrètement à la manière de Brantôme et du Décaméron de l’autre Marguerite, en nous enjoignant de n’en jamais parler qu’entre nous, afin de ne pas obscurcir la gloire et compromettre la réputation de la première femme d’Henri IV[5].

En dehors de ce qui s’était passé dans sa famille, mon oncle ne savait aucune chose et ne se souvenait de rien qui fût arrivé depuis l’année 1690 ; de sorte qu’il ordonnait qu’on alla demander, par exemple, des nouvelles de M. de Louvois, dont il attendait toujours la grand’croix de Saint-Louis, ou bien de Mademoiselle de Lenclos, qu’il avait beaucoup aimée. Le Président d’Ormesson, qui était un subtil et pointilleux personnage, avait essayé de lui faire entendre que le Marquis de Louvois, l’ancien ministre, ne vivait plus depuis l’année 1691, et que la célèbre Ninon devait être morte en 1706, je crois. Mais ils se brouillèrent dans la discussion qui s’ensuivit, et c’est un résultat dont nous fûmes charmés, attendu que ce vieux d’Ormesson nous avait toujours semblé le plus ennuyeux des parlementaires. Le Grand Prieur envoyait aussi quelquefois chercher M. Fagon pour le consulter sur son manque de forces ou son défaut d’appétit. On lui répondait toujours qu’il était mort la veille, et il recommençait le lendemain. Il ne manquait jamais d’écrire au Révérend Père Le Tellier, pour le complimenter sur la nouvelle année, et ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’il lui demandait encore l’assistance de ses conseils et de ses prières, contre des tentations qui n’étaient pas du tout celles de son âge… Ce n’était pas une affaire de rabacherie décrépite ; car il entrait dans les détails les plus juvéniles et les plus résolument exprimés ; mais comme ces lettres confidentielles avaient une sorte de caractère sacramentel, il avait été convenu qu’on les brûlerait dorénavant sans les ouvrir, et c’est une décision qui me fit de la peine. Sur toute autre chose antérieure à ladite année 1690, il était resté d’une raison parfaite et parlait toujours comme un bon livre. Il a fini sans aucunes souffrances, en nous disant de le recommander aux prières de son ami, le grand Bossuet, lequel était enseveli dans les caveaux de sa cathédrale de Meaux, il y avait déjà treize ou quatorze ans lorsque mon oncle mourut, en 1719. J’étais âgée, pour lors, de seize à dix-huit ans. Nous allons rétrograder de quelques années.

Entre sept et neuf ans, on m’avait conduite en litière à l’abbaye de ma tante, où je me trouvai d’abord un peu dépaysée, parce que je n’entendais et ne parlais que le patois manceau. Je n’avais jamais vu mon père, et la première fois que j’ai vu mon frère, il avait au moins dix-huit ans. Je n’ai jamais pu savoir depuis, ni qui l’avait élevé, ni ce qu’il était devenu pendant tout ce temps-là. Mon père me disait en riant que j’étais bien curieuse, et que c’était L’affaire de l’Evêque du Mans, qui s’était chargé de pourvoir à la bonne éducation de son neveu, dont il avait fait un jeune seigneur accompli. Enfin, mon frère se fît annoncer à l’abbaye de Montivilliers, où je le vis arriver en grand équipage avec une suite nombreuse et dans une parure éblouissante. C’était un garçon bien fait avec l’air assuré, qui ressemblait, trait pour trait, à cette belle figure du pasteur de Coustou, qui se trouve au coin de la terrasse de la Seine, auprès de la grille d’entrée sur le parterre des Tuileries. On aurait dit que c’était là son portrait, en antécédence et par prévision du sculpteur. J’avais donc un frère ! un frère aimable et charmant ! j’avais enfin le bonheur de le voir ; je le dévorais des yeux que j’avais remplis de larmes ; et lorsqu’il m’embrassa tendrement, j’étais bien heureuse en vérité ! Je me souviens qu’il me demanda quel était mon âge ; et quand je lui répondis naturellement que je n’en savais rien, il me dit avec un grand sérieux qu’il ne fallait jamais, se moquer de son frère aîné. Le Marquis resta huit jours à l’abbaye pour assister au sacre de ma tante, qui venait de quitter son monastère de Cordylon, diocèse de Bayeux, pour venir succéder à la Princesse Marie de Gonzague au gouvernement de cette noble et puissante église de Montivilliers, qui ne compte pas moins de cent vingt-huit clochers seigneuriaux, soumis à sa crosse et relevant de sa tour suzeraine. Après la Princesse de Guémenée, la Marquise de Nesle, et l’Abbesse de Fontevrault, l’Abbesse de Montivillîers est assurément la plus grande dame de France !

C’était notre oncle du Mans qui vint consacrer sa sœur, et je fonctionnai d’office à la cérémonie, en y portant, sur un carreau de satin violet, le Missel de Madame. Mon frère me donna la preuve de son excellent cœur, en m’assurant, avec un air de bonté naïve et de résolution déterminée, pourtant, que si je ne voulais pas être Bénédictine, il ne souffrirait jamais qu’on m’y forçat. — Hélas ! répondis-je, est-ce qu’on pourrait vouloir que je fusse Bernardine ? il me semble que j’en mourrais de chagrin ! Il n’est rien de tel que l’ordre de Saint Benoît, et je ne veux jamais entrer dans aucune autre congrégation que celle de Cîteaux ! — Mais ce n’est pas de cela qu’il est question, répliqua-t-il, et je pensais que vous aimeriez peut-être autant vous marier ?… C’est une supposition qui me parut assez déraisonnable, et qui pourtant me revint souvent à l’esprit, à cause de cela, peut-être ?

Je crois bien que dans une portion de ma famille, et du vivant de mon frère, on n’aurait pas mieux demandé que de me voir prendre le voile ; mais on avait, dans ma tante l’Abbesse et mon oncle l’Évêque, affaire à deux personnages qui n’entendaient pas composition sur les obligations de conscience et sur le chapitre de la vocation religieuse. M. du Mans avait toujours un œil ouvert sur toutes les professions qui devaient survenir dans les couvens de son diocèse, afin d’en écarter les pauvres filles intimidées par leurs familles, ou circonvenues par la captation des béguines, et ma tante avait fait sortir de son cloître une jolie novice qu’elle avait dotée pour aller épouser un Chevau-léger, parce qu’ils se mouraient d’amour. C’était une de nos parentes appelée Mademoiselle de Charette. Le jeune officier et sa novice étaient le neveu et la nièce de la Baronne de Montmorency, qui voulait absolument encloîtrer cette pauvre fille, et qui l’a déshéritée pour la punir d’avoir épousé son cousin, parce que celui-ci n’était qu’un Cadet de la maison de Clisson ! Cette raisonnable et charitable Baronne était janséniste, convulsionnaire, et l’amie intime du fameux Diacre Pâris, qu’elle assistait dans ses œuvres pies, et près duquel elle allait travailler continuellement à tisser de la grosse toile, et garnir des sabots avec de la peau de mouton ; tellement qu’elle en avait la peau des mains racornie, rougeâtre et durillonnée comme celle d’un manouvrier[6].

Madame de Montivilliers avait à s’occuper du régime ecclésiastique et de la direction temporelle de cette maison, qui avait été privée d’Abbesse pendant plusieurs années, à cause du refus d’admission d’une Dame Hornet de Boisville, que les religieuses ne voulurent jamais recevoir en cette qualité : ceci pour plusieurs motifs, et notamment parce que l’anoblissement de la famille de cette Demoiselle de Boisville était par trop récent. La Cour ne voulut pas opposer la puissance à la résistance en matière de discipline conventuelle, et surtout contre des filles de qualité dont on avait violé les privilèges ; on suivit les voies judiciaires, et la Couronne perdit son procès contre ces Bénédictines, pardevant le Parlement de Rouen qui débouta le Seigneur-Roi. Ma tante avait encore à maintenir la répression de quelques abus à l’intérieur ; et de plus, elle avait à défendre au dehors l’indépendance de sa juridiction monastique, ainsi que les droits féodaux de son siège ; ce dont elle s’acquittait avec conscience et vigilamment. Enfin, comme elle ne voulait pas avoir la fatigue et la responsabilité de faire surveiller des pensionnaires, elle n’admettait dans son abbaye que ses parentes, et je n’avais pour compagnes que les deux sœurs du Duc d’Harcourt, dont l’une a épousé le Comte de Créquy-Cléry, et dont l’autre est devenue Visitandine à Caen. L’aînée, Mademoiselle de Beuvron, était une aimable et jolie personne, à qui j’espère que son mari n’aura pas rendu justice, en la faisant emprisonner par lettre de cachet. La cadette, qu’on appelait Mademoiselle de Châtellerault, n’était pas à beaucoup près aussi gracieuse que sa sœur. Lorsque j’appris long-temps après qu’elle venait de mourir en odeur de sainteté, j’en fus surprise et je n’ai pas demandé de ses reliques. Il y avait, en outre, à l’abbaye, une couvée de Demoiselles d’Houdetot, qui étaient toujours habillées en même étoffe de serge de la même couleur, et qui se tenaient toujours disposées comme les tuyaux d’un buffet d’orgues, en rang d’âge et par étage de taille ; mais comme elles étaient des orgueilleuses qu’on élevait par charité, et surtout comme elles étaient des sottes, on ne les admettait presque jamais dans la petite cour de Madame, et je n’avais aucune relation familière avec elles. Mademoiselle de Châtellerault disait que c’étaient les œuvres de la mère Gigogne, en sept volumes, et l’Abbesse avait appris qu’elles passaient régulièrement deux ou trois heures par jour à compter réciproquement leurs taches de rousseur.

Ma tante me fit très-bien instruire de ma religion, et me fit soigneusement étudier l’Histoire sacrée et profane, la théologie usuelle, ce qui n’était pas alors sans utilité pour se prémunir contre les nouveautés du jansénisme ; la géographie, ce qui va sans dire, ainsi que la mythologie ; les généalogies françaises et autres ; enfin le blason, la langue italienne et la meilleure littérature de notre temps. J’avais une mémoire parfaite, et j’étais d’une application satisfaisante. Je voulus absolument apprendre le latin, à l’exemple de ma tante, qui le comprenait suffisamment, ainsi que presque toutes les dignitaires de sa congrégation ; mais bien qu’on m’ait voulu donner la réputation d’une femme savante, je vous dirai que je n’ai jamais été meilleure latiniste qu’un écolier de troisième, à ce qu’il m’a semblé. Et quant à la science du grec, dont on m’a bien voulu faire honneur, je vous dirai que je n’en ai jamais possédé que ce qu’on en peut acquérir toute seule, en lisant et en apprenant par cœur le Jardin des Racines grecques. C’est tout ce qu’il en faut pour comprendre les nouvelles nomenclatures qui sont forgées par les pédans, et je vous conseille bien de ne pas perdre votre temps à faire l’analyse et la synthèse de cette langue morte. Je voulus encore apprendre à lire les vieilles écritures ; je passais tous les jours une heure ou deux dans une grande salle de l’abbaye, ou l’on conservait les anciens contrats, et j’y déchiffrai deux vieilles chartes qui firent gagner un procès à Mesdames de Montivilliers, contre l’évêque de Coutances, lequel procès durait depuis 130 ans. Enfin, j’avais toujours le nez dans les vieux livres, dans les gros livres, et je lisais des dictionnaires et des antiphonaires quand je n’avais pas autre chose à ma portée.

Je me souviens qu’il y avait dans la chapelle où les Abbesses étaient inhumées, deux superbes lampes, dont l’une était d’un beau travail, l’orfèvrerie gothique, enrichi de pierreries sur un fond d’or : celle-ci brûlait continuellement, tandis que l’autre, qui était en argent ciselé, n’était allumée presque jamais. Comme je voulais toujours me rendre compte de toute chose, et que j’allais toujours questionnant chacun, j’appris que la lampe gothique avait été fondée vers l’an 1200, et qu’elle avait été dotée en bled, ce qui pouvait fournir à son entretien pendant toute l’année ; tandis que l’autre, qui n’avait été fondée qu’en 1550, ne pouvait plus être allumée que pendant quatre mois sur douze, attendu qu’elle avait été dotée en numéraire. Voilà de quoi faire un beau chapitre d’économie politique : j’ai toujours oublié d’en parler à M. Turgot.

J’allais souvent prier et méditer dans cette chapelle sépulcrale, au milieu des tombes, des épitaphes et des effigies de ces pieuses et nobles filles, à qui ma tante avait succédé. J’y restais souvent des heures entières au déclin du jour, et c’était sans éprouver jamais aucun sentiment de frayeur ou d’inquiétude. Il me semblait que j’étais en famille avec toutes ces Abbesses de Montivilliers, et, soit dit en passant, je n’ai jamais eu peur des morts, à moins qu’ils ne fussent du sexe masculin, ou que je pusse les soupçonner d’avoir manqué de dévotion pendant leur vie.

L’apparition visuelle ou la communication auriculaire d’un mort, à qui Dieu permettrait de se manifester à nous, pour demander des prières, est une persuasion qui n’a rien de déraisonnable de la part des catholiques, attendu que nous croyons au purgatoire ainsi qu’à l’application des indulgences puisées dans les mérites surérogatoires de J.-C. et des saints, et les suffrages de l’Église universelle. Mais, dans l’opinion des protestans, qui croient à la prédestination pour le salut ou pour les peines de l’enfer, indépendamment des prières et des bonnes œuvres, la croyance aux Revenans devrait paraître une illusion mensongère, une extravagance, et j’ai pourtant remarqué que les protestans sont toujours préoccupés de visions, de révélations, de revenans et d’apparitions beaucoup plus que nous. Puisque les protestans décédés ne sauraient profiter des prières de leurs co-sectaires, pourquoi les protestans vivans voudraient-ils que Dieu permit à leurs défunts de se manifester à des personnes qui ne prient jamais pour les morts ? Dieu ne saurait suspendre l’ordre des choses établies par lui-même, à moins que ce ne soit dans une intention de miséricorde pour ses élus ; ainsi les huguenots qui se croient visionnaires, ont un tort de plus que certains catholiques qui sont trop crédules, c’est-à-dire qu’ils osent attribuer à Dieu des actes d’inconséquence et de puérilité tortionnaire, ainsi qu’on dirait en termes de pratique. Dieu nous avait créés à son image, mais nous le lui rendons bien, disait Fontenelle.

Il est quelques traits particuliers aux protestans d’Allemagne, que je ne saurais passer sous silence, et qui vous les feront distinguer au premier coup d’œil. C’est un mélange inouï de vide et d’informe ; de mielleux, d’arrogant et de niais ; de mystique et d’érotique et de germanique enfin, qu’on trouve inconcevable et qui ne saurait s’exprimer. Ces hommes qui rejettent les dogmes du catholicisme, admettent toutes les superstitions connues. Dans une même tête, on trouve amassées les opinions de Pythagore et la philosophie de Kant ; le pyrrhonisme de Voltaire et la croyance aux enchantemens ; la plus ridicule exaltation pour les temps gothiques et pour la chevalerie, avec une âpreté révolutionnaire et toute la sécheresse du philosophisme ; ils sont impies, si vous leur demandez les œuvres du chrétien ; mais vous les trouvez toujours catholiques dans tous leurs poèmes et dans toutes leurs compositions littéraires. La morale de Lycurgue y paraît à côté de celle d’Épicure. Ils ne veulent pas croire aux miracles de Saint Jean-Népomucène, mais ils ne doutent pas que les magnétiseurs ne chassent les démons, et qu’un sorcier de Marbourg ne fasse danser les morts. Erasme disait : « Il y aura toujours quelque chose de niais dans tout ce qui viendra des protestans ! »

Il est à considérer pourtant qu’en Allemagne, on voit présentement des ministres protestans, des princes philanthropes, et des savans renommés, qui professent ouvertement la magie ; et ce n’est pas seulement l’Allemagne protestante qui nous présente aujourd’hui ce phénomène de l’impiété. Dans les temps extraordinaires, l’extraordinaire soulève ses voiles, et l’un des secrets du jugement de Dieu contre ceux rejettent le royaume du ciel, consiste peut-être à les laisser pénétrer dans les secrets du royaume des ténèbres.

— Vous me semblez une étrange fille, me disait l’Abbesse, et comment se fait-il que vous restiez si tard et si tranquillement dans nos caveaux ?

— Mais, ma Tante, comment pourrait-on s’effrayer de saintes âmes ! et que voudriez-vous que me fissent des Abbesses, si ce n’est de me donner leur bénédiction ? Oh ! si c’était des Chevaliers, des Écuyers ou des Moines que je n’aurais jamais ni vus ni connus, j’en aurais certainement des frayeurs extrêmes ! Mais je n’ai pas voulu prendre au sérieux l’histoire de la grande d’Houdetôt, qui m’a dit avoir reçu un fameux coup de crosse…

— Et de qui donc ?

— Mais… de Madame de Gonzague un jour qu’elle avait approché de sa tombe…

— Voilà encore une belle ânerie de Mademoiselle d’Houdetôt, répondit ma tante, et c’est précisément une statue qui n’a pas la crosse à la main ! Je ne dis pas si c’était son bréviaire, qu’elle aurait bien dû lui jeter à la tête ! Mais voyez donc l’irrévérence et la maladresse de cette invention, et voyez un peu la belle menteuse !….. Je vous défends d’écouter ses histoires et d’aller jamais causer avec elle !

J’éprouvais dans cette imposante chapelle un sentiment de rêverie mélancolique, avec des momens d’un attendrissement ineffable et comme une sorte de saisissement respectueux et doux, en pensant que c’était dans cette enceinte si paisible, si noblement décorée, et si bien à l’abri de toute profanation, que reposeraient les restes chéris et vénérés de ma tante, ma bonne et chère tante ! Beatam Resurrectionem expectans. — Ah oui ! m’écriais-je, en laissant tomber des flots de larmes, que j’essuyais bientôt, avec des élans de joie céleste et de félicité radieuse ; ah oui ! la résurrection réunira tous ceux qui se seront endormis dans la même foi, dans la même espérance et dans le culte sacré du même tombeau ! le seul tombeau qui n’aura rien à rendre à la résurrection[7] !

Il y avait sur un sarcophage de marbre noir, isolé sur le pavé de la chapelle et placé sur une estrade de trois marches, à la hauteur d’un cercueil, il y avait une belle figure couchée, qu’on attribuait, dans l’obituaire du couvent, à Jean Goujon, le fameux statuaire, et qui représentait une jeune Abbesse de Montivilliers, de la famille de Montgommery. Elle était morte à 19 ans, portait son épitaphe, où l’on voyait aussi qu’elle avait été malheureuse et persécutée par ceux qui connurent la bonté de son cœur et qu’elle avait comblés de ses bienfaits. PRIEZ POUR SES ENNEMIS, disait-on pour elle, à la dernière ligne de cette inscription.

Le sculpteur avait introduit autour du doigt annulaire de la main droite, qui retombait et se détachait sur la moulure du sarcophage, il avait introduit, par une incision dans le marbre, l’insigne abbatial, c’est-à-dire l’anneau que cette jeune religieuse avait porté de son vivant, et qui, suivant la prescription du rituel, était orné d’une pierre violette. Il en était ainsi de sa croix pectorale, qui paraissait tomber d’un ruban violet, au moyen d’une incrustation en lames de feldspath, admirablement bien appliquées. Sa véritable crosse d’or était portée par une figure de génie voilé, qui la tenait haute et à deux mains, derrière et au-dessus de la tête de la figure principale, à qui tous ces enroulemens de feuilles d’acanthe, de découpures fleuronnées, et de perles d’or formaient comme une sorte de couronnement du style le plus noble et le plus gracieux. Il n’y avait en marbre blanc que le visage, les mains, les avant-bras et les pieds mis de la statue, dont le grand voile et la robe de chœur à vastes manches étaient en beau marbre noir. Je n’ai jamais vu de draperies si légères et si largement exécutées. Je me rappelle aussi qu’elle avait sous la tête un coussin de porphyre impérial (c’est-à-dire du plus beau violet), lequel était encadré d’un riche ornement en vermeil ciselé, pour imiter un galon d’arabesques avec ses glands d’or. Ce beau monument du siècle des Valois ne laisse rien à désirer pour la conception ni pour l’exécution. J’ai toujours aimé pardessus tout les compositions du temps de la renaissance, à qui je ne trouve ni la froideur de l’antique, ni la gaucherie du gothique, ni l’afféterie grimacière et tourmentée des monumens d’aujourd’hui. Celui dont je vous parle est un des plus anciens, et peut-être le premier ouvrage de ce grand sculpteur. J’ai vu long-temps après, dans la Romagne, et surtout dans la Toscane, plusieurs tombeaux dont les dispositions et rajustement avaient quelque chose d’analogue à celui-ci.

J’avais conçu pour cette image et pour la personne qu’elle représentait, un sentiment de prédilection singulière entre toutes ses sœurs de la tombe ; et, lorsque j’étais sans témoins, je ne sortais jamais de la chapelle sans avoir été lui baiser la main. J’y mettais toutefois de la nuance et du scrupule avec une grande délicatesse de conscience ; car, lorsque je ne me croyais pas, à ce qu’il me semblait, en état de grâce, quoique assurément, et grâce à Dieu ! mes péchés de ce temps-là ne fussent que des fautes purement vénielles, je n’osais pas appliquer ma bouche sur la belle main de marbre, et je me bornais à baiser l’anneau de Madame, à l’exemple des sœurs converses et des clercs-minorés.

Un soir, je crus sentir qu’elle avait remué sous mes lèvres (la bague et non pas la main, Dieu merci !), je pensai qu’elle n’était pas assez solidement scellée, et pour m’en assurer, je la saisis par son chaton d’améthyste qui donnait prise, attendu que la pierre en était grande et saillante… ; la bague se détacha brusquement et me resta dans la main ! Jugez de ce que j’éprouvai lorsque j’entendis subitement un bruit de sandales qui se dirigeaient du même côté de la chapelle !…

C’était une vieille religieuse qui venait à pas lents, pour s’agenouiller et faire sa prière auprès du tombeau d’une autre Abbesse, qui était morte en odeur de sainteté, et qui s’appelait Madame d’Hautemer (grande maison normande qui n’existe plus) ; mais pour ne pas m’embarrasser dans une explication qui l’aurait peut-être scandalisée, j’emportai l’anneau que je n’ai jamais rendu. Ma tante à qui je ne manquai pas d’en faire ma coulpe et de confier les pratiques de mon culte pour la défunte, avait commencé par exiger la restitution de cet insigne, en me disant que ce serait une sorte de larcin ; mais j’en fus si désespérée, et je lui trouvai de si bonnes raisons, par analogie avec le culte des reliques, qu’on se distribue par fragmens sans s’embarrasser d’autre chose, ce qui est, bien autrement personnel aux saints du Paradis qu’un morceau de pierre ou de métal… enfin, je procédai si logiquement, et surtout si tendrement, que Madame de Froulay finit par consentir à me laisser la bague de Madame de Montgommery, en exigeant seulement qu’elle fût remplacée par une autre absolument semblable, et que j’eusse à la payer de mes propres deniers, afin d’en agir avec le plus d’équité possible. À la vérité, cette indulgente et parfaite personne eut la bonté d’augmenter ma petite pension, de manière à ce que je n’en souffrisse pas et que mes pauvres ne s’en ressentissent point. Lorsque la bague de remplacement fut arrivée de Rouen, où Madame de Montivilliers n’avait pas manqué de la faire bénir par son Archevêque, afin d’y faire appliquer les indulgences, elle eut grand soin de la faire sceller devant elle, {’sc|à perpétuité}}, pour cette fois-ci, croyait-elle et nous pareillement. On ferma les grilles de la chapelle, et sans entrer dans aucune explication imprudente ou superflue, ma tante me signifia que je n’y retournerais plus, de peur de m’enrhumer.

Il y avait dans le trésor et la sacristie de cette grande abbaye, des vases sacrés et des reliquaires, des dyptiques et des manuscrits du moyen âge, ainsi que des joyaux gothiques et des paremens d’autel d’une richesse et d’une curiosité merveilleuses. En m’informant, ou pour mieux dire, en m’affligeant de ce qu’on les eût anéantis pendant la révolution, j’appris avec étonnement que les gens du pays s’étaient bien gardés d’en détruire la moindre chose. Ils s’étaient partagé toutes ces richesses après les avoir soustraites aux autorités révolutionnaires, ensuite ils en firent une pacotille qu’ils expédièrent aux colonies espagnoles et portugaises, où toute la cargaison s’est très-bien vendue. Dans aucune autre province de France, on ne se serait avisé d’une combinaison pareille ; et presque partout ailleurs, on a tout brisé sans aucun profit pour les propriétaires ou les spoliateurs. Au reste, Messieurs les Anglais avaient fait absolument la même chose à l’époque de leur prétendue réformation religieuse ; ils ne détruisirent, en fait d’images et d’objets de notre culte, que ce qu’ils ne pouvaient transporter en France, en Espagne, en Italie et dans tous les autres pays catholiques, où ils établirent des bazars de crucifix et de toutes sortes d’ornemens d’église. Ils avaient même eu la précaution de conserver et de nous apporter les Dateries-bullaires et les Authentiques de Rome, qui s’appliquaient aux reliques qu’ils nous vendirent dans le diocèse du Mans. (On ne leur permettait pas d’exposer en vente les calices ni les ostensoirs, non plus que les patènes et les saints-ciboires, à ce que j’ai vu dans mon vieux Corroset.) Les Normands sont toujours animés d’un esprit de calcul et d’un amour du profit, qui me les rend insupportables ! Les Normands sont aux autres Français ce que les Anglais sont au reste des Européens. On me dira tout ce qu’on voudra sur les bienfaits du négoce et le génie du commerce, c’est tout ce que j’éprouve de plus antipathique et tout ce que je connais de plus bas. J’aime cent fois mieux le pillage et la destruction par la violence et l’aveuglement, que le sacrilège et la conservation par un calcul de trafic et d’industrie mercantile. Aussi bien, disais-je toujours à ce bon M. Turgot que Joseph vendu par ses Frères avait été le premier exemple et le modèle de toutes les transactions commerciales.

Les huissières et leurs valets de porte, qui demeuraient en dehors de la clôture, avaient permis à un pauvre mendiant de se retirer toutes les nuits dans une espèce de casemate qui se trouvait sous la haute et large voûte par où l’on entrait dans la première cour de l’abbaye. C’était un malheureux homme qui n’avait ni bras ni jambes : une pauvre femme inconnue, jeune et presque jolie, disait-on, venait le chercher tous les matins sur une espèce de brouette, et puis on l’établissait sur le bord du grand chemin pour y solliciter la charité des passans. On leur donnait le pain, la soupe et du cidre de l’abbaye, mais le plus souvent ils ne les consommaient point.

Il avait été commis deux assassinats sur la même grande route ; le tribunal de l’Abbesse avait instrumenté sans rien découvrir, et la terreur en était répandue dans tout le pays. On proclama des monitoires, on fit des processions générales, on vint demander des prières publiques à l’abbaye : il n’est rien de tel que les paysans normands pour avoir peur des voleurs et pour ne vouloir jamais s’exposer à leur poursuite et à leur ressentiment — y sont comme une légion d’Saatans ! y sont anescouâdés ; j’nôsrions point les asticoter ; nos pon-miers sont en pleine terre et nos mésons coucheue d’hors ! voilà ce qu’ils chantaient pour répondre aux sommations du Sénéchal de Montivilliers, et l’on n’en trouva pas un qu’on pût décider à faire le guet ou la patrouille pendant la nuit. En attendant, ma tante reçut une lettre du Procureur-général de Normandie, qui la prévenait de se tenir en garde, et qui lui parlait de la découverte d’un projet de complot dirigé contre la caisse ou la sacristie du couvent. L’intendant de Rouen nous envoya une brigade de maréchaussée pour nous garantir des voleurs, ce qui fut bien malheureux pour Mademoiselle d’Houdetôt qui s’était éprise d’une tendre passion pour le brigadier, car on la renvoya chez ses parens, où elle reçut, nous dit-on, de fameux coups de crosse.

L’esprit contumacier, cauteleux, la finesse entortillée de ces paysans de Normandie ne me sont jamais sortis de l’esprit : avec leur accent traînant et sournois, on dirait toujours qu’ils dissimulent et qu’ils ergotent : il me semble encore les entendre parler de surgits, de cauquets, d’exploits signifiés et de témoins-gnages. Ils sont régis par d’étranges coutumes, à la vérité ! Quand un paysan du voisinage a l’envie de vous escamoter une haie, par exemple, il arrive de nuit avec deux témoins, ce qui n’est pas difficile à trouver en Normandie ; il y coupe un arbre, sur votre fossé ; on l’enterre ou on l’emporte, afin qu’il n’y paraisse pas ; ensuite il vous attaque en justice, en disant que la haie n’est pas à vous, par la raison qu’elle est à lui. Ses témoins sont tous prêts à déposer qu’il y a fait ou fait faire une coupe de bois à telle époque, et si, par ignorance ou par négligence, vous ne l’avez pas fait poursuivre avant l’expiration de l’année pour le bois qu’il vous a volé, vous pouvez être assuré que vous perdez votre procès et que la haie lui reste en propriété. Comment voudriez-vous qu’avec de pareilles lois dans un pays si fertile et si plantureux, les malheureux paysans ne devinssent pas des fripons, ou tout au moins des chicaneurs ?

Je me souviens que dans une de mes promenades champêtres avec Mesdemoiselles d’Harcourt, je dis à une petite Normande de six à sept ans d’aller me chercher un mouchoir que j’avais oublié dans la cabane de son père, qui était un nourrisseux de bestiaux, et chez qui nous étions entrées pour boire du lait. Elle me répondit : — Mam’zelle, vous seriez p’têtre ben en peineue de l’prouvée — J’ai des témoins, lui dis-je, avec l’air triomphant, mais la petite Pimbêche sut bien nous faire entendre comme quoi le témoignage de Mesdemoiselles d’Harcourt ne me servirait peut-être pas en justice, attendu qu’elles n’avaient pas l’air d’être filles majeures.

Une autre fois, ma tante avait fait amener devant elle un vieux pâtre que tout le monde accusait de maléfices, et notamment d’avoir ensorcelé tous les moutons d’un vassal de l’abbaye. — Malheureux, lui dit ma tante, est-il possible que tu sois assez abandonné de Dieu, des Anges et des Saints, pour avoir envie de faire des sortilèges ? — Ma fine, Madameue, j’m’en aideue quand j’peue ! — Alors, répliqua l’Abbesse, je vois que si tu n’es pas véritablement sorcier, ce n’est pas faute de malenvie : ainsi-je vais te faire condamner par mes justiciers à passer huit jours en prison, et si tu continues, je t’enverrai pardevant le parlement de Rouen, qui condamne au feu les maléficiers, et les fait brûler tout vifs, écoute bien ceci ! — Vous n’aurez point cette peine-là, dit-il, j’ai fini mon temps. On apprit le lendemain matin qu’il s’était étranglé dans son cachot. Il fallut instruire ce procès criminel, et laisser pendant cinq jours et cinq nuits cet odieux cadavre dans les prisons de l’abbaye, ce qui nous faisait une horreur abominable ! On n’évoqua pas son affaire au parlement, ce qui va sans dire, et en exécution de la sentence de la cour abbatiale, on le fit enlever sur une espèce de claie, faite avec des branchages dépouillés de leurs feuilles, couché sur le ventre et côte à côte avec un chien mort ; ensuite on le fit traîner sur cette claie, par un âne (en ayant soin que les pieds de l’homme fussent attachés à la queue de la bête), jusqu’au gibet seigneurial de l’abbaye, où les valets du bourreau l’enfouirent sous la potence avec le corps du chien. Voilà comme on procédait alors contre les suicides, mais comme il y avait déjà quelques germes d’hostilité contre les autorités ecclésiastiques, les frondeurs et les esprits forts du Cotentin prétendirent que le sorcier de Montivilliers n’aurait pas dû être traîné sur la claie comme un suicide, et que c’était lui avoir fait injure et injustice, attendu, certainement, que c’était le diable qui lui avait tordu le col[8].

Un soir d’automne, après dix heures sonnées, ce mendiant, qui n’avait ni bras ni jambes et dont je vous ai parlé, n’était pas rentré dans sa casemate : on supposa que la femme qui prenait soin de lui avait négligé de le ramener à son gîte. Les huissières attendirent charitablement jusqu’à dix heures et demie, ce que voyant la Sœur-Cellerière, elle envoya demander les clés pour les porter, suivant l’usage, à la Mère Prieure, qui les déposait scrupuleusement sous son oreiller, et qui était une Demoiselle de Toustain (J’ouvre une parenthèse à propos de celle-ci, pour vous dire qu’elle avait fait émailler sur la boule dorée de son bâton Priorissal, la devise héraldique de sa famille : tous-teints-de-sang, ce que ma tante avait trouvé déplacé sur un pareil insigne de profession religieuse et de fonction pastorale. — Ma chère fille, avait-elle dit à la Mère Prieure, un cri-de-guerre est toujours malséant pour une épouse de Jésus-Christ ! ce dont la Mère Prieure ne lui savait pas bon gré, et ce dont il résulta qu’elles n’étaient pas trop bien ensemble). Au lieu des clés de l’abbaye, qu’elle attendait, on rapporta d’étranges nouvelles à Mme de Toustain. Un riche et vigoureux fermier venait d’être attaqué sur la grande route ; il avait assommé de sa marotte un des assassins que les cavaliers de maréchaussée venaient d’amener avec son complice à la porte de la voûte ; ils demandaient qu’on leur ouvrit celles de la prison pour y déposer les deux coupables, et, finalement, on sollicitait pour le fermier la permission de passer le reste de la nuit dans la première cour d’enceinte, afin de ne pas l’exposer à retomber entre les mains d’autres voleurs. Mme la Prieure avait fait répondre qu’il était trop tard. On fut réveiller Mme l’Abbesse, qui fit ordonner d’ouvrir toutes les portes qui pourraient être désignées par le brigadier, en dehors des limites claustrales ; mais la vieille Bénédictine s’opiniâtra si fortement dans sa règle, et se retrancha si bien dans ses constitutions, que ma tante se vit obligée de se lever pour aller lui prendre les clés dont elle ne voulait pas se dessaisir. Comme une Abbesse de Montivilliers n’est pas rigoureusement astreinte à la clôture, ma tante, qui était parfaitement charitable et courageuse, crut devoir sortir jusque dans la première cour, et ce fut avec un cortège convenable à sa dignité, toutefois. Elle avait un porte-croix qui la précédait entre deux acolytes qui tenaient des cierges ; elle était suivie par une douzaine d’Assistantes, en voile abattu et les mains croisées sur la poitrine ; enfin toutes les sœurs converses du monastère étaient rangées autour de leurs Dames, avec leurs grandes chapes grises et portant de longues torches allumées, dans ces belles verrines gothiques qui représentent les armoiries des abbayes royales en vitraux de couleur, et qui servent pour les processions nocturnes autour du cloître. Je n’ai rien vu dans les nouveaux romans qui fût aussi romantique que cette scène nocturne, et qui fût aussi pittoresque, surtout.

Madame de Montivilliers fit d’abord ouvrir les portes de la prison, ce que toute autre personne n’aurait osé faire en dépit de la Prieure. Elle fit donner un asile et des cordiaux à ce brave métayer. Elle fit examiner, par son chirurgien, l’individu blessé qui était un homme habillé en femme, et l’on apprit alors du fermier que l’autre criminel était cet infernal mendiant qu’on abritait sous le porche de l’abbaye, et qui se trouvait là, devant nous, sur une civière, en attendant qu’on le jetât dans un cachot, comme il l’avait si bien mérité. C’était le torse d’un géant dont on aurait coupé les quatre membres, à la réserve d’une espèce de moignon qui ressemblait à un restant de bras. Sa tête me parut d’une grosseur démesurée. Il avait des plaies et des plaques de fange sur toute la peau ; il en avait dans sa crinière et dans sa barbe revêche. Les haillons dont il était couvert étaient profondément souillés d’une boue fétide et sanglante, et l’on voyait flamboyer au milieu de toutes ces Nonnes, de ces torches bénites et ces transparens féodaux, les yeux de ce meurtrier, les deux yeux verdâtres les plus sinistres et les plus scélérats qu’on ait jamais rêvés dans le cauchemar le plus affreux… Quand elle eut tout disposé pour la sûreté générale avec méthode et discernement, prudence et présence d’esprit, Madame de Montivilliers leva son voile, et tout le monde se mit à genoux pour recevoir sa bénédiction.

Comme je m’étais introduite en fraude avec les Assistantes de Madame, je fus mise en pénitence pour trois jours, c’est-à-dire exilée de l’Abbatial et dans une cellule éloignée, où l’on ne me donna pour toute compagnie qu’une Sœur-Économe qui était sourde comme un tapis, et qui parlait toujours sans discontinuer sur les différentes manières de conserver les œufs et de faire sécher les haricots. On n’a jamais imposé de pénitence aussi bien calculée pour la punition d’une petite fille impatiente et curieuse ! Je restai trois fois vingt-quatre heures sans apprendre aucune nouvelle de nos voleurs. Ma tante se divertissait beaucoup d’avoir imaginé cette punition-là.

On avait trouvé dans cette cave, où couchait l’estropié, plusieurs lames de grands couteaux ou de poignards, ainsi qu’un rouleau de 60 louis d’or, qu’il avait caché sous des fagots. On trouva parmi ses guenilles un reliquaire en filigrane, appartenant à Mademoiselle de Beuvron, un Agnus-Dei, deux hosties et des ciseaux d’or, avec une grande quantité de cheveux de toutes les nuances de couleur, ce qui fit supposer qu’il aurait eu des intelligences avec quelque personne à l’intérieur du couvent, où, depuis l’arrivée de ma tante, on avait mis toutes les religieuses, les novices et les pensionnaires, en coupe réglée. On n’a jamais découvert comment il avait fait pour se procurer de nos cheveux, que nos sœurs converses faisaient toujours vendre à la foire de Guibray, au profit de la confrérie du Saint Rosaire ; mais tout donne à penser qu’il voulait s’en servir pour nous faire quelques maléfices. On fit brûler sur-le-champ les deux hosties, dans la frayeur qu’elles ne fussent consacrées et pour les mettre à l’abri de toute profanation.

Il est résulté de ce long procès qu’à dix heures du soir, le 4 novembre 1712, cet homme, étant placé sous un arbre et sur le bord du grand chemin, avait demandé l’aumône, avec une voix piteuse et suppliante, à ce même fermier qui revenait de la foire de Caen, et qu’il lui avait demandé notamment de vouloir bien s’approcher tout contre, afin de pouvoir laisser tomber dans un chapeau que le mendiant avait à terre et devant lui, la petite pièce ou les petites pièces de monnaie qu’il pourrait lui destiner. On y voyait à peine, mais on découvrit après coup qu’au moyen de ce qui lui restait de son avant-bras, le mendiant avait fait manœuvrer une longue perche qu’il tenait le long de son corps, et qui aboutissait, par en haut, à une espèce de bascule ou d’assommoir en planches, qui était caché dans les branches de l’arbre et qu’il avait fait s’abattre et tomber rudement sur la tête du métayer. C’est alors que parut le jeune homme habillé en femme, qui commença par donner deux coups de couteau au cheval du fermier, mais à qui celui-ci, paya si bien son compte qu’il était déjà mort avant d’arriver à l’abbaye. Le métayer était accouru à toute bride à Montivilliers pour y chercher la maréchaussée qui chargea les deux assassins sur la même brouette, et qui nous ramena cette belle capture au milieu de la nuit. Comme on publia des monitoires ecclésiastiques, les enfans du pays furent déposer qu’ils avaient eu connaissance de plusieurs turpitudes exécrables entre ces deux scélérats, dont il a paru que l’un devait être le père de l’autre, qui avait une figure de femme. Le parlement ne manqua pas d’évoquer son procès, qui se termina par la découverte de plusieurs vols accompagnés de meurtre, et qui finit par le supplice de la roue. On avait remarqué que cet homme avait un accent et des locutions particuliers aux Lorains ; mais comme on ne put jamais s’assurer quel était son nom, ni le lieu de sa naissance, on le fit exécuter sur le théâtre de ses derniers crimes, c’est-à-dire à Montivilliers, où il mordit le bourreau auquel il emporta les deux premières phalanges d’un doigt qu’il broya de ses dents comme une hyène, et qu’il avala. On nous dit qu’il était si fortement charpenté que le bourreau avait eu de la peine à lui briser la poitrine. Il injuria jusqu’à son dernier moment ce même exécuteur qu’il avait mordu, en lui reprochant son inexpérience et sa maladresse, et disant que ce n’était pas la première fois qu’il avait été roué vif. Pendant ce temps-là, tout le monde était en prières à l’abbaye pour obtenir que le bon Dieu lui fit miséricorde. On n’en a jamais su davantage au sujet de ces deux criminels.

Nous fûmes agréablement distraites de toutes ces tristes impressions de crimes et de supplice, dont nos pauvres cœurs étaient flétris, par l’arrivée de Mademoiselle des Houlières, à qui ma tante avait offert un asile, et fait ajuster un appartement commode à l’abbaye[9].

— Ma toute aimable, lui dit Mme l’Abbesse en l’embrassant.

« J’ai fait, pour vous rendre
« Le destin plus doux,
« Ce qu’on peut attendre
« D’une amitié tendre… »

Ce qui parut une heureuse application de cette charmante idylle où feue Mme des Houlières avait imploré pour ses enfans et ses agneaux la protection du Roi Louis-le-Grand. Je me souviens qu’elle était restée sous le coup d’un attendrissement et d’une admiration sans bornes pour Madame de Montespan, qu’elle avait vue mourir naguère avec les sentimens du repentir et de la dévotion la plus édifiante[10]. J’ignorais absolument que Mme de Montespan, notre parente, eût aucun scandale à réparer ; mais, comme il résultait de la conversation de Mlle des Houlières avec ma tante que notre cousine était la mère d’un fils du Roi qui s’appelait M. le Duc du Maine, j’avais de la peine à m’expliquer pareille chose. Je sentais bien qu’il ne fallait demander aucun éclaircissement à ce sujet ; car on avait l’air de passer là-dessus comme sur des charbons ardens, et toute mon inquiétude était de ne pouvoir jamais découvrir le mot de cette énigme.

À propos de Mlle des Houlières, je vous dirai que cette illustre et vertueuse personne était le modèle achevé de la véritable et parfaite civilité gentilhomière. Elle était prévenante avec discrétion, naturelle avec réserve, respectueuse avec dignité, familière avec une mesure exacte. On entrevoyait qu’elle avait dû souffrir de la mauvaise fortune ; mais ce qui vous apparaissait visiblement à son air de sécurité douce et fière, c’est qu’elle ne s’était jamais trouvée dans aucun rapport d’assistance ou de protection qu’avec les gens les plus nobles et les plus délicats. Cette réunion de simplicité courageuse et de résignation modeste ne se retrouve plus dans les caractères. Les nobles qui deviennent pauvres, aujourd’hui, sont en révolte contre leur pauvreté et dans un état d’irritation haineuse contre les grands seigneurs ; ce qui fait, par un mouvement équitable et d’instinct naturel, que les riches sont dans un état permanent de contrainte, de défiance et de répulsion contre les pauvres, à moins qu’ils ne soient des mendians résignés à leur malheureux sort. C’est en effet de l’orgueil philosophique et de l’irréligion qui nous submergent et finiront par nous abîmer dans un océan d’amertume. On nous dit à cela : — Tant pis pour les pauvres ! — Hélas ! tant pis pour les riches, et surtout pour les plus riches et les plus nobles, ainsi qu’il est aisé de le prévoir ! À tout prendre, c’est aussi la faute des grands seigneurs qui protègent le philosophisme, qui s’isolent du reste de la noblesse, et qui se contractent dans leurs intérêts personnels. On n’aurait jamais pu trouver jadis un pauvre gentilhomme ou une seule fille de condition, que les princes et la haute noblesse eussent eu la barbarie, l’impolitique ou la négligence d’abandonner à l’humiliation, aux souffrances et aux tentations de la pauvreté.

Mlle des Houlières arrivait de votre province où elle était allée passer quelque temps auprès de la malheureuse châtelaine de Canaples[11], et comme elle avait été témoin de toutes les extravagances de votre pauvre oncle, elle avait peine à s’en taire devant nous. (On était loin de savoir alors que j’épouserais un Seigneur de la maison de Créquy.)

Imaginez qu’au château de Canaples il était interdit de servir à manger aux heures habituelles des repas, de sorte qu’on allait déjeûner, goûter ou collationner, comme on voulait, pourvu qu’on n’appelât pas cela dîner ou souper, dans une espèce de réfectoire où le buffet se trouvait garni, tant bien que mal, avec des pâtés de loutre qu’on fabriquait à Wrolland, et des jambons d’ours que M. de Canaples faisait venir de ses plantations du Canada. Il ne pouvait endurer les tourne-broches, qu’il appelait une invention des bourgeois et des financiers. Le rôti se fabriquait chez lui comme au xiiie siècle, au moyen d’une roue tournante et à claire-voie, dans laquelle on enfermait un gros chien qui s’y démenait comme un diable, et qui finissait toujours par en enrager. Vous n’avez pas d’idée de la consommation de caniches et de mâtins qu’on faisait dans cette cuisine. La Comtesse était obligée de se faire servir par un heiduque ou par des laquais, ce qui fait qu’elle s’habillait et se déshabillait toute seule. Il avait chassé toutes ses femmes, en disant que c’étaient les femmes de chambre qui donnaient des puces aux chiens. Mlle des Houlières ne tarissait pas sur toutes les folies de ce pauvre Comte.

C’était pendant son séjour à Canaples que la bête du Gévaudan, qu’on suivait à la trace du sang depuis son passage à Marjevols, et qu’on poursuivait inutilement depuis quatre mois, vint s’établir et se terrer dans le vieux cimetière du Freschin, où elle faisait des dévastations les plus dégoûtantes (M. de Buffon avait arrangé, long-temps après, que ce devait être une hyène d’Afrique, échappée d’une ménagerie ambulante qui se trouvait pour lors à Montpellier ; mais, d’après la description que nous en fit Mlle des Houlières, qui l’avait vue, je suis persuadée que ce devait être un loup-cervier). Cette horrible bête avait dévoré les deux enfans du capitaine des chasses de votre oncle, lorsque celui-ci prit la détermination d’aller se poster à l’affût dans le cimetière du Freschin, où cette bête immonde allait se réfugier toutes les nuits, en s’élançant pardessus les murailles. Il est assez connu que ce fut le même Comte de Canaples qui la tua d’un coup d’espingole.

M. de Canaples aurait bien voulu que Mlle des Houlières, qui était la dixième Muse de son temps, lui fit quelque pastorale sur ce sujet-là, — et je voudrais aussi, disait-il, que ce fût sur l’air.

« Mon aimable boscagère,
« Que fais-tu dans ces vallons ? »

C’est alors que Mlle des Houlières se mit à l’œuvre pour lui composer cette fameuse chanson qui consiste en deux vers de huit syllabes. — Quand on les a répétés jusqu’au bout de la mesure, nous disait-elle avec enjouement, on n’est pas moins satisfaite et moins avancée que si la strophe avait été complètement et régulièrement finie ; écoutez plutôt, mes Révérendes Mères :

« Elle a tant mangé de monde,
« La bête du Gévaudan !
« Elle a tant mangé de monde,
« La bête du Gévaudan !
« Elle a tant mangé de monde[12] !…

Ce qu’elle recommençait je ne sais combien de fois, tout en poursuivant son air de l’Aimable boscagère, jusqu’à la chute et la fin de sa période musicale. (Vous vous rappellerez peut-être, en lisant ceci, que Mlle Dupont, votre berceuse, vous chantait précisément la même complainte, et qu’elle en usait toujours de la sorte, en guise de somnifère et pour le service de votre clinique.) Apprenez, donc, mon Enfant, que cette chanson populaire est la sœur des Nymphes de Thrace et l’œuvre d’une Fille de Mémoire !

Mademoiselle des Houlières avait la bonne grâce et la sincérité de nous faire observer que ces deux méchans vers de complainte avaient obtenu beaucoup plus de faveur publique et de succès que non pas ses autres poésies les plus ingénieuses et les plus soigneusement élaborées.

  1. Le château de Montflaux, chef-lieu du comté de ce nom, érigé en 1649, en faveur de Charles de Froulay de Tessé, Grand Maréchal des logis de la maison du Roi Louis XIV, et Chevalier de ses ordres, est situé dans la paroisse et châtellenie de Saint-Denys-les-Gâtines, au diocèse du Mans.
    (Note de l’Éditeur.)
  2. Mme de Créquy signait toujours Froullay, mais il est à remarquer qu’elle n’employait jamais que pour sa signature l’ancienne orthographe de son nom de famille. L’éditeur de ses mémoires est en possession d’une lettre du Duc de Croüy d’Havré, contemporain de Mme de Créquy, lequel y parle de la maison de Croüy et de son château d’Havré, tandis que sa lettre est signée Croy de Havrech. Il en est ainsi dans les lettres du Prince et du Comte de Horn : lorsqu’ils parlent de leur famille, ils écrivent son nom à la mode française, et n’en signent pas moins Hoorne, comme on écrit le nom de cette ville en dialecte Wallon. Sans parler ici des Princes de Brunswyck, qui signent toujours Braounschweich, il y aurait à citer mille autres exemples de la même coutume. (Note de l’Éditeur.)
  3. René III, Sire de Froulay, Comte de Tessé, Marquis de Châteauneuf, de Beaumanoir et de Lavardin, Vicomte de Beaumont, de Trans et de Nogent, Châtelain de Varnye, Baron d’Aulnay, Lessart, Fresnoy-sur-Sarthe et autres lieux, Grand d’Espagne de la première classe, Duc Romain, Noble Génois et premier Baron du Maine, Maréchal et Grand-Fauconnier de France, Colonel-Général des Dragons, Général des Galères de France et Chevalier des ordres du Roi, Chevalier de l’ordre insigne de la Toison d’Or et de l’ordre royal de Saint-Jacques-porte-Glaive, Grand’Croix de l’ordre militaire et hospitalier de Saint-Jean Jérusalem de Malte, Conseiller du Roi en tous ses conseils, son ancien Ambassadeur auprès du Saint-Siège Apostolique, Gouverneur du Maine et Grand-Écuyer de la Reine.

    Sa mère était l’héritière de cette ancienne et chevaleresque maison de Beaumanoir bois-ton-sang, qui descendait du fameux héros breton de la bataille des Trente. La grand’mère du Maréchal était la belle et fameuse Marie d’Escoubleau de Montluc, laquelle était fille du Marquis d’Alluye et de Jeanne de Foix, Princesse de Chabannais et de Carmaing. Excusez-nous du peu, s’il vous plaît, comme aurait dit Mme de Luxembourg.

    Mon oncle est mort en 1725, au couvent des Camaldules, où il s’était retiré depuis plusieurs années. Il avait le Régent, la régence et surtout la cour du Régent en abomination. Il ne sortit de sa retraite que pour assister au sacre du Roi Louis XV, où il eut l’honneur de porter sa main de justice. Il est fort inutile de réfuter ici plusieurs mensonges dont cet envieux et venimeux Duc de Saint-Simon s’est rendu coupable envers le Maréchal de Tessé, qui n’en était pas moins un grand capitaine, ainsi qu’un des plus vertueux et des plus illustres personnages de leur temps. Je n’ai pas besoin de vous dire, et vous verrez partout combien il était renommé pour la délicatesse et l’agrément de son esprit.

    (Note de l’Auteur.)
  4. La notoriété publique et la possession d’état ! disaient toujours mes grands parens. — Qu’est-ce que nous avons à faire de leurs extraits de baptême ? Est-ce qu’ils nous prennent pour des paysans ?… Les auteurs de Dictionnaires généalogiques me font toujours rire avec leurs airs d’assurance pour l’exactitude des dates et prénoms ! Je vous assure et vous préviens qu’à l’exception de l’excellent ouvrage du Père Anselme, il n’en est pas un autre en France à qui l’on puisse s’en rapporter et se confier sur la généalogie d’aucune famille française ; mais aussi celui-là fait-il le plus grand honneur à l’exactitude ainsi qu’à l’intégrité de ce savant personnage. (Note de l’Aut.)
  5. Voici des vers élégiaques qui sont peu connus, et que La Monnoye s’est avisé d’attribuer au Père Desportes, Aumônier de la Reine Marguerite ; mais je tiens du Duc de la Vallière et du Marquis de Paulmy qu’ils ont été composés par elle-même, ainsi qu’il appert d’un manuscrit de la bibliothèque de Paulmy, où l’on voit des ratures avec plusieurs variantes et des corrections, écrites de la propre main de cette aimable et spirituelle Princesse.

    Cette brillante fleur de l’arbre des Valloys.
    En quy mourut le nom de tant de puissans Roys !
    Marguerite, pour qui tant de lauriers fleurisrent,
    Pour qui tant de bouquets chez les Muses se fisrent,
    A veu fleurs et lauriers sur sa teste seicher,
    Et par un coup fatal les Lys s’en destacher.
    Las ! le cercle royal dont l’avoist couronnée,
    En tumulte et sans ordre, un trop prompt hymenée,
    Rompu du mesme coup, devant ses pieds tombant,
    L’a layssée comme un arbre écymé par les vents.
    Espouse sans espoux, et royne sans royaulme,
    Vaine ombre du passé, triste et noble fantosme.
    Elle a traisné depuis les restes de son sort,
    Et veu jusqu’à son nom périr advant sa mort.

    (Note de l’Auteur.)
  6. Marie-Madeleine-Gabrielle de Charette, Marquise de Monthebert, de Charette et de Saint-Soliac, femme d’Anne-Léon, Baron de Montmorency, Chevalier des ordres du Roi, lequel était chef de cette famille, et le grand-père de M. de Montmorency qu’on vient de créer Duc-nompair. Elle était veuve en premières noces de Henry-François de Bretagne et d’Avaugour, Comte de Vertus, Pair de France et premier Baron de Bretagne.
    (Note de Mme de Créquy. 1759.)

    Mme de Montmorency avait encore eu pour mari le père du Duc de Sérant d’aujourd’hui. Elle était de la même maison que le Chevalier de Charette de la Contrie, officier de la marine royale et Chevalier de Malte, lequel est à la tête des armées royales en Bretagne. C’est une famille d’ancienne chevalerie, et qui n’est point sans illustration ; car on voit que la dignité de Grand-Sénéchal-d’Épée du Comté de Nantes a été possédée par MM. de Charette à titre héréditaire, et pendant plusieurs générations. Leur nom s’écrivait anciennement Chareste, et c’est celui d’une vieille Châtellenie du Diocèse de Tréguier, de laquelle ils sont provenus. (Note de Mme de Créquy. 1704.)

  7. St. Grégoire-le-Grand.
  8. Il paraît que, depuis la révolution, le suicide est considéré dans un certain monde comme un exploit honorable et mémorable ! Quelque temps après le retour du Baron de Breteuil à Paris, lequel arrivait d’émigration, j’eus la contrariété de me rencontrer chez lui avec cette ingrate et indigne Mme Campan, qui avait eu la témérité, pour ne pas dire l’insolence, de se présenter chez cet ancien Ministre du Roi Louis XVI. Je la retrouvai là telle qu’elle avait toujours été dans son poste de femme de chambre de la Reine, c’est-à-dire, effarée, bourgeoise affectée, comédienne ignoble et maladroite. Elle se mit à raconter sensiblement la glorieuse et généreuse fin d’une de ses sœurs, qui s’était jetée par sa fenêtre afin de ne pas être condamnée par les tribunaux révolutionnaires, et pour empêcher son bien d’être confisqué : ce qui aurait occasionné la ruine de ses chers enfans, disait l’autre, avec un air de suffisance et d’admiration qui me parut d’un ridicule intolérable. — Mme Campan, lui dis-je, votre sœur aurait dû laisser à sa famille l’exemple d’une autre conduite et d’une résignation plus chrétienne. Je trouve que son affection pour ses enfans ne s’est manifestée que par une sorte de prévoyance bien matérielle, et si ses filles avaient toute autre envie que celle de se tuer par amour pour l’argent, qu’est-ce qu’elle aurait à leur faire dire, et qu’est-ce que vous leur pourriez dire en son nom ? Si vous parlez d’une action pareille avec approbation devant vos pensionnaires, cela doit faire de petites filles joliment élevées !… Elle me regarda, me reconnut et n’osa pas me répliquer.
    (Note de l’Auteur.)

    Sans vouloir établir et formuler une opinion sur la sévérité du jugement porté par l’auteur, on trouve effectivement dans les Mémoires de Mme Campan, qui n’ont été publiés qu’après la mort de Mme de Créquy, le même récit, avec les mêmes circonstances relatives à la mort de Mme Augué. On est obligé de convenir qu’elle y parle du suicide de sa sœur avec un ton de sensiblerie factice et d’admiration scandaleuse.

    (Note de l’Éditeur.)
  9. Antoinette de Lafon de Boisguérin des Houlières. Elle est qualifiée dans un de ses brevets de pension dont j’ai conservé le titre orignal : « Fille de Messire Guillaume de Lafon de Boiguérin, Écuyer, Seigneur des Houlières et du Valclos, Lieutenant du Roi ès ville et citadelle de Dourlens, et de Noble Dame Antoinette du Lyger de Lagarde, son épouse. »

    Mlle des Houlières avait remporté le grand prix de poésie à l’Académie française, en l’année 1687, et n’est morte qu’en 1718. Sa pension fut supprimée après la mort du Roi Louis XIV, et l’on ne put jamais obtenir pour elle aucun bienfait de M. le Régent, qui ne s’embarrassait guère des honnêtes filles. Elle a conservé jusqu’à sa mort une rente de 400 livres sur la manse abbatiale de Montivilliers, comme aussi deux autres pensions de 500 livres chacune, que lui faisaient M. l’Evêque du Mans et Mme|a Marquise de Froulay, notre grand’mère.

    (Note de l’Aut.)
  10. Françoise-Athénaïs de Rochechouart-Mortemart, Surintendante de la maison de la Reine, laquelle avait épousé, en 1665, Louis-Henry de Pardaillan de Goudrin de Saint-Lary de Bellegarde d’Antin de Nogaret de la Valette de Foix d’Astarac et d’Épernon, Marquis de Montespan, etc., et laquelle était morte, aux eaux de Bourbon, en 1709, âgée de 66 ans.
    (Note de l’Auteur.)
  11. Julie de Commerfort, femme d’Adrieu-Hugues de Créquy, Comte de Canaples et Vidame de Tournay. Il était veuf en premières noces de Charlotte de Rohan-Guéménée, sœur du Cardinal Armand-Jules et de la Comtesse de Brionne dont il est souvent parlé dans la suite de ces Mémoires.
    (Note de l’Éditeur.)
  12. Ne confondez pas cette bête avec un autre monstre affamé qui parut long-temps après, et à qui on donna le même nom de bête du Gévaudan, quoiqu’il arrivât des montagnes de Navarre. La même chanson recommença son tour de France, et M. Grimm écrivit à ses illustres correspondans que l’auteur de celtte complainte était M. Mettra, le fameux nouvelliste de la Petite-Provence. Vous pouvez juger par ceci des renseignemens qu’il prenait et du mérite des observations qu’il adressait à ses cours du Nord.
    (Note de l’Auteur.)