Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 1/02
AVIS DE L’ÉDITEUR.
Renée-Charlotte-Victoire de Froullay de Tessé, Marquise de Créquy, de Heymont, de Canaples et d’Ambrières, était une des femmes de son temps les plus renommées pour la supériorité, les grâces naturelles et l’originalité de son esprit. Il est aisé d’en juger par les mémoires où ses contemporains nous ont parlé d’elle.
Madame de Créquy est morte à peu près centenaire, à Paris, où elle avait eu le courage de braver les dangers de la révolution et les exigences du parti de l’émigration. Elle habitait un hôtel de la rue de Grenelle-Saint-Germain, qu’elle avait acheté à vie du Marquis de Feuquières, il y avait de cela soixante et dix ans lorsqu’elle est morte. On voit dans ses manuscrits qu’elle était, surtout depuis quarante ans, dans un état de santé déplorable, et c’est à ceci qu’elle attribue le bon marché de cette acquisition, dont elle avait la malice de s’applaudir, et dont elle a profité jusqu’à sa mort.
La fameuse princesse des Ursins écrivait de Rome, en 1722, à la Duchesse de la Trémouille, sa nièce : « La jeune Marquise de Créquy m’a semblé principalement à distinguer, en ce qu’elle est ici véritablement Grande-Dame, honnête femme d’esprit, fort originale en ses propos, et régulière personne en toute sa conduite. »
Jean-Jacques Rousseau disait d’elle que c’était le catholicisme en cornette et la haute noblesse en déshabillé.
Parmi les autorités plus rapprochées de notre âge, nous pourrions parler de la curiosité que la réputation de Madame de Créquy inspirait à Napoléon, et de sa considération pour elle ; mais nous nous bornerons à citer ici l’autorité du chantre des Jardins et de l’Imagination. On sait combien M. Delille était bon juge en matière d’esprit, de bon goût et d’amabilité sociale. La lettre suivante de l’abbé Delille au vicomte de Vintimille est datée de 1788, et fait partie de la riche collection d’autographes de M. l’abbé de Tressan.
« Je vous rends mille grâces, Monsieur le vicomte, pour la manière toute aimable avec laquelle Madame la marquise de Créquy vient de me recevoir, ou de m’accueillir, pour mieux dire. J’ai trouvé cette femme célèbre entourée de si grands personnages que je n’ai pu trouver le moment de lui présenter ma requête ; mais elle a bien voulu me faire inviter à dîner pour jeudi prochain, et vous imaginez bien que je ne l’oublierai pas. J’ai trouvé à l’hôtel de Créquy Monseigneur le duc de Penthièvre et Madame la princesse de Conti, ce qui m’a prodigieusement embarrassé, parce que j’ignorais tout-à-fait comment il fallait se comporter à côté des princes et princesses du sang. La maîtresse de la maison s’est peut-être aperçue de mon inquiétude ; et, quoiqu’il en soit, elle m’a tout de suite tiré d’embarras, en disant à son valet de chambre, à haute voix, mais sans aucun air d’intention marquée : Donnez un fauteuil à M. l’abbé Delille. Vous avez la bonté de trouver que j’entends les choses à demi-mot, et j’espère que je n’aurai fait aucune gaucherie ; je suis véritablement émerveillé de Madame de Créquy. Elle est douée d’un esprit si vif et si piquant que je n’avais rien vu ni rêvé de semblable. Son jugement est solide et consciencieux sur tous les sujets. Elle est pourvue d’une faculté d’observation qui doit avoir été redoutable aux gens ridicules ainsi qu’aux malhonnêtes gens, et c’est ainsi que je m’explique sa réputation de sévérité malicieuse. Enfin, elle me paraît avoir au suprême degré le talent de bien raconter sans longueurs et sans précipitation : talent qui se perd et qui semble avoir été le privilége du siècle passé. »
Un jugement si favorable ne sera pas démenti par les mémoires de cette dame, où l’on trouvera notamment une curieuse correspondance de Voltaire avec Madame de Créquy, relativement au cordon noir de Saint-Michel et à l’érection de sa terre de Ferney en marquisat, qui auraient fait, dit l’auteur d’Œdipe et du Dictionnaire philosophique, la gloire et la joie de sa triste vie ! Les lettres originales de Voltaire doivent avoir été délivrées au feu baron de Breteuil, héritier de Madame de Créquy, et elles doivent appartenir aujourd’hui à Madame la duchesse de Montmorency, petite-fille de M. de Breteuil. Quelque temps avant sa mort, la marquise de Créquy avait disposé du manuscrit de ses Souvenirs, qui forment treize cahiers assez volumineux, en faveur d’un parent de son fils, lequel était mort de vieillesse plusieurs années avant sa mère.
L’auteur avait destiné ces mémoires à l’instruction du jeune Tancrède-Adrien-Raoul de Créquy, son petit-fils, qui mourut long-temps avant son aïeule. C’est à lui qu’elle adressait la parole en les écrivant. Madame de Créquy revient souvent sur les erreurs biographiques ou généalogiques qu’elle a remarquées dans le Dictionnaire de Moréri, par exemple, au sujet de l’âge de son père et relativement à l’époque de sa première ambassade à Venise, au sujet du nom de famille et des prénoms de sa mère, au sujet de la date de son mariage avec M. de Créquy, etc. Elle se plaint aussi de ce que l’auteur ou compilateur d’un autre dictionnaire généalogique, appelé La Chesnaye-des-Bois, a copié mot pour mot cet article de Moréri, qui, dit-elle, avait été fait par un manœuvre, et ne mérite aucune sorte de créance. Elle a observé que, dans l’édition de 1759, il est question de plusieurs actes qu’on y voit datés de 1762 et 1763 ; et si plusieurs dates indiquées par Moréri étaient exactes, il s’ensuivrait que Madame de Créquy n’aurait eu que huit à neuf ans de plus que son fils. Au reste, la fausseté de ces dates se trouve pleinement démontrée dans le factum du marquis de Créquy, fils de l’auteur, contre la famille Lejeune de la Furjonière, laquelle avait pris subitement le nom et les armes de Créquy, qu’elle fut obligée de quitter à la suite d’un long procès et par arrêt du parlement de Paris. Madame de Créquy rapporte que cette famille avait fondé sa prétention sur ce que ses armes étaient un Créquier, pièce d’armoiries parlantes qui constitue les armes de la maison, de la ville et du duché de Créquy. Les Lejeune avaient avancé qu’ils tiraient leur origine de Raoul, sire de Créquy, IIIe du nom, et surnommé le Jeune ; mais il fut prouvé que ce héros de la croisade était mort en Palestine sans avoir été marié. Madame de Créquy ajoute qu’il fut également démontré, par son fils, que les Lejeune étaient provenus d’un valet-de-chambre-tapissier du roi Louis XII, qui leur avait conféré la noblesse : ce qui lui fait dire assez plaisamment que le seul rapport qu’on ait jamais pu trouver entre les Créquy et leurs adversaires, c’est que les uns gagnaient des batailles, tandis que les autres faisaient des siéges. Elle dit également que la protectrice de MM. Lejeune était la comtesse de Soucy, née Lenoir, et que, suivant l’usage du temps, elle avait signé ses lettres de recommandation pour eux Lenoir Soucy. Enfin, ce procès généalogique est pour l’auteur un intarissable sujet de plaisanteries nobiliaires, d’épigrammes héraldiques et de sarcasmes aristocratiques. En entrant ici dans un pareil détail, on ne saurait avoir l’intention de raviver des contestations surannées contre une famille qui subsiste encore et qui survit à la maison de Créquy, dont il paraît qu’elle persiste à garder le nom ; on a voulu seulement avertir que certaines dates indiquées par Moréri et reproduites par La Chesnaye-des-Bois étaient non seulement inexactes, mais complètement erronées.
L’éditeur de cet ouvrage est trop désintéressé dans cette publication pour avoir pris la peine d’y faire un discours préliminaire ; il se contentera de reproduire ici une observation qu’on vient d’adresser à l’auteur de Jacques II à Saint-Germain, et qui provient d’un littérateur aussi distingué pour la solidité de son jugement que pour l’agrément de son esprit. « Toutes les femmes âgées sont, aux yeux de M. Capefigue, comme des meubles absolument hors de service. Il en parle comme on ferait d’une tapisserie déchirée ou d’une porcelaine écornée, avec mépris, presque avec colère, ne concevant pas qu’elles puissent conserver la moindre importance sociale. M. Capefigue n’a-t-il donc jamais rencontré de ces douairières qui, devenues par leur esprit et leur expérience du monde, la puissance des salons, font autorité en matière de goût, d’usage et de convenance, et forcent ceux qui les écoutent à oublier le temps qui semblerait les avoir elles-mêmes oubliées ?
« Jamais les grâces qui caractérisent la femme vraiment femme ne passent, seulement elles changent de place. À mesure qu’elle avance dans la vie, cet agrément des formes qui nous enchante, ces lignes si légères, ces teintes si douces et si suaves, toutes les grâces de la femme enfin émigrent du corps à l’esprit. Jeunes, c’est par les yeux ; âgées, c’est par les oreilles qu’elles nous captivent, et l’on ne cesse de les regarder avec plaisir que pour les écouter avec un intérêt mêlé de respect. »