Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 1/03

Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 1p. 9-18).

à mon petit-fils

TANCRÈDE RAOUL DE CRÉQUY,

prince de montlaur.



Mon cher Enfant, c’est à vous que je destine et que j’ai légué tous les papiers qui se trouveront chez moi, après moi, et qui finiront, si je continue d’écrire ainsi que je l’ai fait jusqu’à présent, par former plusieurs volumes de mémoires.

Vous les publierez si vous le voulez, et ceci me paraît sans inconvéniens, parce que je suis bien assurée de n’avoir dit que la vérité, et que la vérité me paraît toujours bonne à faire connaître. Vous êtes le dernier de votre maison, mon Enfant ; ainsi vous êtes un enfant doublement précieux pour nous. Votre père est continuellement occupé de son regiment, de ses gouvernemens et de ses devoirs de grand officier de Madame. Mme  votre mère est dans un état de santé si déplorable, qu’il est à craindre qu’elle ne puisse travailler à votre instruction avec autant de suite et d’utilité qu’elle voudrait sûrement pouvoir le faire, et que je l’aurais désiré pour vous. Je suis déjà bien vieille, et je ne me porte pas beaucoup mieux que ma belle-fille ; ainsi pourrai-je vous manquer d’un moment à l’autre, et c’est pourquoi j’ai voulu vous faire profiter de mon expérience du monde en rédigeant et réunissant pour vous quelques observations sur les choses et les personnes de mon temps ; ce que j’ai fait équitablement et consciencieusement, restez-en bien assuré.

Je crois inutile de vous recommander la fidélité pour le Roi ; c’est une obligation dont vous aurez le sentiment et que vous aurez dans le sang, pour ainsi dire, mais ce que je vous recommande, c’est la soumission pour vos souverains ; car alors vous ne courrez aucun risque de leur avoir manqué de fidélité ; ce qui pourrait arriver, sans cela, dans les troubles politiques qui sont à prévoir, et où je crains, malheureusement, que vous soyez appelé à figurer. Je vous recommande le respect envers les Princes du Sang Royal, à moins pourtant que leur conduite ne soit coupable et scandaleuse ; car alors c’est principalement à la Haute Noblesse qu’il appartient de leur infliger la punition du mépris qu’ils ont mérité.

Ce que je vous recommande par-dessus toute autre chose, mon cher petit-fils, c’est de vous maintenir inébranlablement dans la foi chrétienne et catholique. Soyez assuré que tous les incrédules ne sont que des ignorans, et que tous les impies sont des gens vicieux. On a toujours une mauvaise raison pour ne pas croire à la religion catholique, ce qu’il ne faut pas confondre avec le tort de ne pas la pratiquer exactement. S’il arrivait que les préoccupations du jeune âge ou l’enivrement des passions vous éloignassent des pratiques religieuses, ne laissez pas le philosophisme vous aveugler, fermez-lui l’entrée de votre ame ; ne laissez pas s’introduire un filou dans le sanctuaire de votre conscience, dans le trésor de votre foi, de votre jugement et de votre raison, à la faveur des ténèbres et pendant un moment de trouble…

Il est assez connu que les Français sont un peuple vaniteux, mais j’ai remarqué que la plupart d’entre eux mettent leur vanité à n’avoir jamais agi d’une manière inconséquente ; et chez nous, tout aussitôt qu’on a fait une mauvaise action, on ne manque jamais de se faire une mauvaise maxime. Aussitôt qu’un écolier a des amourettes, il ne veut plus dire ses prières, et quand une femme a des torts envers son mari, elle tâche de ne plus croire en Dieu. En Italie, en Espagne, on pèche autant qu’en France, et pour le moins, à ce qu’il m’a semblé ; mais on y sait ce qu’on fait, du moins ; et comme on y garde la foi, il y a toujours du remède ; les orages des passions bouleversent les cœurs, mais ils n’atteignent jamais les croyances ; les opérations du jugement n’en souffrent point ; l’expiation succède à l’erreur, et la moralité du reste de la vie n’en est pas détruite. Le feu des mêmes passions s’éteint bientôt dans le vide et le néant du cœur humain, qu’un amour infini, l’amour de Dieu, peut seul remplir et satisfaire, ainsi que vous l’éprouverez certainement. Pourvu qu’on n’ait pas le jugement faussé par une incrédulité systématique, on acquiert inévitablement l’expérience et le dégoût des affections passionnées, on se laisse attirer par l’action de Dieu : et dans ces autres pays où les passions ne s’attaquent pas aux croyances, on n’entend jamais parler ni d’un vieillard dissolu, ni d’une vieille femme irréligieuse, ce qui m’a toujours paru les deux choses du monde les plus odieuses et les plus misérables de la société française.

Dans tous les dangers de mort que vous pourrez courir, et dont je me sens déjà navrée d’avance et par une juste prévision, mon pauvre Enfant ! réclamez toujours la protection paternelle et céleste de votre auguste aïeul, le Roi Saint Louis, de qui vous avez l’insigne honneur d’être issu directement par votre octaïeule, Anne de Bourbon-Vendôme. Je vous exhorte encore à réclamer souvent les suffrages et l’intercession de cette Bienheureuse grand’mère[1], à qui vous devez une partie si notable de votre grande fortune, et surtout à qui vous devrez, comme nous, un si riche trésor de bons exemples et d’édification. Vous n’êtes pas encore dans l’âge où vous pourrez profiter de mes observations, cher Prince ; mais vous y trouverez plus tard un témoignage assuré de la tendre affection de votre bonne aïeule.


VICTOIRE DE FROULLAY.

Il est superflu que je parle ici de la maison de Créquy, puisque sa généalogie se trouve partout, et notamment dans l’Histoire des grands-officiers de la couronne de France ; mais voici le tableau filiatif de la descendance de la B. de Chantal, pour mon petit-fils le Prince de Montlaur.


I. La Bienheureuse Jeanne-Françoise Frémiot, qui fut l’amie de Saint François de Sales, et qui fonda l’ordre de la Visitation, avait épousé Christophe de Rabutin, Baron de Chantal et de Pleumeray, dont elle eut pour fils,

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II. Celse-Bénigne de Rabutin, Baron de Chantal, etc. ; lequel épousa Marie de Coulange, dont il eut pour fille unique,

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III. Marie de Rabutin, Baronne de Chantal et de Pleumeray, Dame Haute Justicière, Châtelaine et Patronne de Bourbilly, Suilly, Trans et autres lieux ; laquelle épousa Henry, Marquis de Sévigné, Maréchal des camps et armées, Gouverneur de Fougères ; etc. ; de qui fut issue,

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IV. Françoise-Marguerite de Sévigné, mariée à François-Jules Adhémar de Monteil, Comte de Grignan, Lieutenant-Général en Provence et Chevalier des ordres du Roi ; lesquels ont laissé pour fille et pour unique héritière, V. Pauline-Adélaïde Adhémar de Monteil de Grignan, Marquise de Sévigné, Comtesse de Grignan, Baronne de Chantal et de Pleumeray, Dame de Montélimart en Provence, de Bourbilly en Charollais, du Buron, de Saint-Pœer en Bretagne, etc. ; laquelle avait épousé Louis-Charles, Marquis de Simiane et d’Esparron, dont elle a eu pour fille,

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VI. Françoise de Chantal-Pauline-Delphine de Simiane, Marquise de Sévigné, Comtesse de Grignan, Baronne de Chantal et autres lieux ; laquelle étant veuve de Jean-Baptiste, Marquis de Castellane, opéra le retrait féodal et linéager du Comté de Grignan, et laquelle épousa Joseph-Gabriel-Tancrède de Félix, Marquis du Muy, Premier maître-d’hôtel de Madame la Dauphine (lequel était frère aîné de feu le Maréchal du Muy, Ministre de la guerre, et l’intime ami du Dauphin Louis IX). Il est provenu de leur mariage et pour fille unique,

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VII. Marie-Anne-Thérèse de Félix du Muy, Marquise du Muy et de Sévigné, Comtesse de Grignan, Baronne de Chantal et de Pleumeray, de la Raynarde et autres lieux, femme de Charles-Marie, Sire et Marquis de Créquy, Heymont, Blanchefort, Canaples, etc. ; lesquels ont eu pour unique héritier,

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VIII. Tancrède-Adrien-Raoul-Joseph-Marie de Créquy, Prince de Montlaur, Marquis du Muy et de Sévigné, Comte de Grignan, Baron de Chantal, à qui je dédie ces mémoires.

« Vous auriez bien dû penser que dans ces cahiers que j’ai donnés à lire à Mme de Tessé, parce qu’elle m’en avait priée cent fois, il ne pouvait se trouver une seule ligne ni un seul mot qui pût scandaliser, je ne dirai pas seulement une honnête jeune femme, mais même une jeune demoiselle ! Ne me connaissez-vous donc pas, mon pauvre cousin ?… »
(Lettre de la Marquise de Créquy au Comte de Tessé.)


NÉCROLOGIE.

(Journal des Débats.)

26 pluviôse an XI. Mardi 15 février 1803.


« Madame Renée-Caroline de Froullay, veuve de Louis-Marie de Créqui, vient de mourir à Paris, âgée de 98 ans. Sa piété édifia les disciples de l’Évangile ; sa charité nourrit les pauvres ; et, jusqu’à la fin de sa vie, elle a conservé, par une espèce de prodige, cette chaleur féconde d’imagination, cette étendue, cette jeunesse de mémoire, cet éclat d’esprit et cette profondeur de pensée qui l’ont toujours rendue l’admiration et les délices des hommes les plus distingués, en tout genre, de la capitale et des pays étrangers. Ses amis les plus assidus et les plus intimes, dont elle n’a cessé de pleurer la perte, furent M. le Bailly de Froullay, son oncle, et M. de Penthièvre. Ces noms réveillent le souvenir de toutes les vertus, et viennent nous avertir qu’il est inutile de continuer l’éloge de leur illustre amie. Pleine de jours, de bonnes œuvres et de gloire, Madame de Créqui a terminé une carrière bien longue aux yeux du monde, bien courte aux yeux de ses fidèles amis, qui tous auraient voulu pouvoir lui faire part de leurs années, et reculer pour elle les bornes de la vie humaine. »


AVIS DE L’ÉDITEUR.


M. l’Abbé de Boulogne, depuis Évêque de Troyes, s’était empressé d’envoyer à son journal cet article nécrologique, qui ne renferme, rien d’inexact, excepté sur l’un des prénoms, l’âge de Mme de Créquy, et l’orthographe des noms propres. Du reste l’Évêque de Troyes nous a dit que ces légères imperfections n’existaient pas sur tous les exemplaires du même journal, dont il n’avait pu revoir et corriger l’épreuve avant la fin du premier tirage.

  1. Sainte Jeanne de Chantal.