Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 1/01

Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 1p. v-viii).

AVIS
DU LIBRAIRE-ÉDITEUR.


Depuis que les ouvrages biographiques ont obtenu une si large part de la curiosité et de l’attention publiques, il en est bien peu qui les aient excitées au même degré que les Souvenirs de la Marquise de Créquy.

C’est que personne, il faut le dire, n’avait été mieux servi par une heureuse réunion de circonstances pour observer et apprécier ce xviiie siècle, dont les révélations offriront long-temps encore un si vif attrait à ses successeurs. En effet, si (en exceptant ses dix dernières années) il a légué à l’histoire moins de faits éclatans ou remarquables que le siècle précédent, combien n’a-t-il pas fourni de riches matériaux aux mémoires particuliers, aux peintures de mœurs, aux chroniques et même aux recueils d’anecdotes, enfin à tout ce que l’on peut appeler l’histoire intime d’une nation.

Versailles et Paris formaient à cette époque deux mondes différens, et il était rare et difficile de se trouver également bien placé pour saisir la physionomie de la cour et de la ville. Tel fut le privilège de Mme de Créquy, dont le rang, la haute naissance et la noblesse de caractère lui donnaient accès dans les palais, en même temps qu’ils attiraient dans ses salons toutes les illustrations contemporaines. Tout venait poser devant elle ; il ne s’agissait plus que de savoir peindre, et comme la grande Dame était une femme judicieuse et spirituelle, la tâche se trouva facile pour son pinceau fidèle et brillant.

Quoique l’esprit fût pour Mme de Créquy une autre dignité, elle eut en outre l’avantage de ne point être comptée parmi les femmes-auteurs du dernier siècle, encore moins parmi les femmes-philosophes, double initiation aux cotteries du temps, qui eût pu compromettre son impartialité et influencer ses jugemens. Elle n’avait point ambitionné cette renommée factice, cette gloire sous conditions, qui souvent devient un joug pesant. Il lui fut permis d’écrire pour elle, et non dans l’intérêt d’un parti : c’est ainsi que l’on écrit pour l’avenir.

Ajoutons que dût-on admettre, ce que jusqu’ici l’on n’a fait que supposer, qu’il a fallu parfois compléter des récits, suppléer à des lacunes, développer quelques détails dans ces piquans Souvenirs, on reconnaîtrait sans doute que la plume qui s’en serait chargée était bien digne d’une pareille mission. C’eût été en quelque sorte écrire sous la dictée, sinon de la voix, du moins de l’esprit et des traditions de leur auteur.

Les Souvenirs de Mme de Créquy ont eu chez nous une de ces réussites bien rares ; où la vogue et l’estime réunissent, pour un même livre, leur faveur et leurs suffrages. Trois éditions de l’ouvrage, publiées en France dans l’espace de trois années, ont été rapidement enlevées. Pour constater cette fois un véritable succès européen, il en a paru deux versions en Angleterre, et une excellente traduction en Italie. Enfin, la contrefaçon Belge en a fait deux éditions, tirées chacune à cinq mille exemplaires, et, suivant son usage, en a inondé l’Allemagne aux dépens de la librairie française et de la correction du texte original. Jamais ces pirates de terre n’avaient tenté une spéculation plus lucrative.

Ce livre si curieux était devenu tout à fait introuvable dans les magasins de nos libraires. L’édition que nous faisons paraître va le reproduire avec de nombreuses améliorations ; l’écrivain spirituel et très-habile, auquel on en doit la première publication, a fait de celle-ci l’objet d’un travail nouveau, consciencieux et soigneusement approfondi. Quelques erreurs de l’ingénieuse Marquise ont été rectifiées ; les notes intéressantes jointes à sa narration ont été considérablement augmentées et ajouteront ainsi plus d’un trait piquant aux portraits ainsi qu’aux premiers tableaux que l’auteur avait tracés. Le texte de l’ouvrage a été soumis à une révision complète. Nous devons donc espérer que, sous tous les rapports, cette édition, d’un format élégant et commode, sera bien accueillie par les nombreux admirateurs de Mme de Créquy, c’est-à-dire par les lecteurs anciens et nouveaux de cette exhibition d’un siècle, ainsi que l’ont nommée les traducteurs anglais.