NRF (p. 61-66).
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VI


Nombre de jurés se font récuser ; aussi mon nom sort-il souvent de l’urne ; pour la neuvième fois, je fais donc partie du jury. Dans la salle de délibération, les jurés insistent pour que j’accepte la présidence que M. X. me prie de prendre à sa place ; il paraît qu’il en a le droit. Seul intellectuel, ou presque, parmi eux, je redoutais l’hostilité malgré les grands efforts que je faisais pour la prévenir. Aussi suis-je extrêmement sensible à ce témoignage de considération. Il est vrai de dire qu’à quelques-unes des affaires précédentes le chef des jurés s’était montré bien fâcheusement incapable et que, par suite de ses incompréhensions, de ses hésitations, de ses maladresses, la délibération et les votes avaient été d’une lenteur exaspérante.

L’affaire ne présente pas grand intérêt en elle-même. Elle nous revient de la correctionnelle dont elle ressortissait plutôt, mais où la cour s’est déclarée incompétente.

M. Granville, journalier, a été attaqué à une heure du matin, rue du Barbot, à Rouen, par un malandrin qui lui a pris les deux pièces de cent sous qu’il avait en poche. La victime se déclare incapable de reconnaître son agresseur ; mais, à ses cris, Mme  Ridel avait mis le nez à sa fenêtre et prétend avoir pu reconnaître en lui le sieur Valentin, journalier, qui comparaît à présent devant nous.

Valentin nie éperdument et prétend être resté couché chez lui toute la nuit. Et d’abord : comment Mme  Ridel aurait-elle pu le reconnaître ? la nuit était sans lune et la rue très mal éclairée.

Là-dessus proteste Mme  Ridel : l’agression a eu lieu tout près d’un bec de gaz.

On interroge le gendarme qui a aidé à instruire l’affaire ; on interroge d’autres témoins : L’un place le bec de gaz à cinq mètres ; l’autre à 25. Un dernier va jusqu’à soutenir qu’il n’y a pas de bec de gaz du tout à cet endroit de la rue.

Mais Valentin a un méchant passé, une réputation déplorable, et si le substitut du procureur, qui soutient l’accusation, ne parvient pas à nous prouver que Valentin est le coupable, l’avocat défenseur ne parvient pas à nous persuader qu’il est innocent. Dans le doute, que fera le juré ? Il votera la culpabilité — et du même coup les circonstances atténuantes, pour atténuer la responsabilité du jury. Combien de fois (et dans l’affaire Dreyfus même) ces “ circonstances atténuantes ” n’indiquent-elles que l’immense perplexité du jury ! Et dès qu’il y a indécision, fût-elle légère, le juré est enclin à les voter, et d’autant plus que le crime est plus grave. Cela veut dire : oui, le crime est très grave, mais nous ne sommes pas bien certains que ce soit celui-ci qui l’ait commis. Pourtant il faut un châtiment : à tout hasard châtions celui-ci, puisque c’est lui que vous nous offrez comme victime ; mais, dans le doute, ne le châtions tout de même pas par trop.

Dans plusieurs affaires que j’ai été appelé à juger, j’ai été gêné, et tous les jurés qui jugeaient avec moi parleraient de même, par la grande difficulté de se représenter le théâtre du crime, le lieu de la scène, sur les simples dépositions des témoins et l’interrogatoire de l’accusé. Dans certains cas, cela est de la plus haute importance. Il s’agit par exemple ici de savoir à quelle distance d’un bec de gaz une agression a été commise. Tel témoin, placé à tel endroit précis, a-t-il pu reconnaître l’agresseur ? Celui-ci était-il suffisamment éclairé ? — On sait la place exacte de l’agression. Sur la distance où l’agresseur se trouvait du bec de gaz, tous les témoignages diffèrent : l’un dit cinq mètres, l’autre vingt-cinq… Il était pourtant bien facile de faire relever par la gendarmerie un plan des lieux, dont au début de la séance on eût remis copie à chaque juré. Je crois que dans de nombreux cas ce plan lui serait d’une

aide sérieuse.

Ce même jour, une troisième affaire : Conrad, au cours d’une dispute avec X. lui a flanqué des coups qui ont entraîné la mort.

Je note, au cours de cette fin de séance, qui du reste n’offre pas grand intérêt :

Combien il est rare qu’une affaire se présente par la tête et simplement.

Combien il arrive que soit artificielle la simplification dans la représentation des faits du réquisitoire.

Combien il arrive facilement que l’accusé s’enferre sur une déclaration de par à côté, dont la gravité d’abord lui échappe.

— “ Alors, fou de colère… ” dit Conrad au cours de son récit (il s’agit du coup de couteau donné à sa maîtresse au moment que celle-ci voulait le tuer).

Et le Président tout aussitôt l’interrompant :

— Vous entendez, messieurs les jurés : fou de colère. Et le ministère public s’emparera triomphalement de cette phrase malencontreuse que le prévenu ne pourra plus rétracter — tandis qu’il appert que ce n’est là qu’une formule oratoire où Conrad, très soucieux du beau-parler, s’est laissé entraîner pour faire phrase.