NRF (p. 53-60).
◄  IV
VI  ►

V


Encore un attentat à la pudeur ; le quatrième. Cette fois la victime n’a pas six ans ; c’est la fille de l’accusé…

Pour ce cas comme pour les autres, je voudrais savoir quelle est la part de l’occasion ; le crime eût-il été commis si l’accusé avait eu le choix… ? et faut-il y voir préférence, ou simplement facilité plus grande, trompeuse promesse d’impunité ?

Germain R. a souillé son enfant pendant que sa femme était à l’hôpital pour de nouvelles couches.

Il est petit, laid, de triste aspect ; sa tête est bestiale. Il porte, sur une vareuse de cotonnade noir-jaunâtre, un épais cache-nez bleu-violet. Il nie obstinément, avec un air buté, stupide. Les témoignages recueillis sur lui sont mauvais. “ Il pense à lui plutôt qu’à sa famille. ”

La Président. — Il était souvent ivre ?

Le témoin. — En grande partie tous les jours.

Et un autre témoin : — l’s’saoule et laisse ses enfants crever d’faim.

Ils couchent tous, le père, la mère et les deux petits de six et trois ans, dans la même pièce sans lit, sur la paille. On prétend que déjà précédemment il avait voulu toucher la petite. Une fois il la fît entrer avec lui dans un sac ; mais il avait coutume de coucher dans un sac, et comme on était en hiver, il peut dire que c’était pour se réchauffer. On ne sait. La petite ne veut ou ne peut rien dire. Sur la chaise où on la fait monter, pour être plus près de l’oreille du président, elle pleure silencieusement et par instant un gros sanglot la secoue. On n’obtient d’elle pas le moindre mot. On dirait qu’elle a peur d’être punie elle aussi. (Elle est à l’Assistance Publique. Un homme en livrée, à gros boutons de cuivre, l’avait amenée, qui reste assis sur un des bancs des témoins.)

Puis vient la femme R. épouse de l’accusé. Elle ne serait point trop laide si sa face n’était si terriblement boucanée. Elle a l’aspect d’une “ femme de journée ”. Ses cheveux sont tirés en arrière et lustrés ; un petit châle de laine noire tombe sur un tablier bleu.

Le Président. — Qu’est ce que vous avez fait pour obvier à cet inconvénient ?

Le témoin. — ???

Il arrive plus d’une fois que le Président pose une question en des termes complètement inintelligibles pour le témoin ou le prévenu. C’est le cas.

On procède à l’interrogatoire de l’unique témoin : la voisine :

Le Président. — Enfin vous n’avez rien vu !

Le témoin. — C’est que je suis entrée ou trop tôt, ou trop tard.

Et, comme après tout, l’on ne sait à quoi s’en tenir, si nous condamnons R., ce sera sur des présomptions (comme bien souvent) et non point tant pour l’acte reproché, si douteux, mais bien pour sa conduite générale ; et

aussi pour en débarrasser sa famille.

Je suis de nouveau chef du jury pour la dernière affaire de ce jour.

Joseph Galmier, âgé de vingt ans, fils d’Anaïse Albertine (quels noms on rencontre ! Samedi dernier, la pauvre femme X., dans l’affaire Z., où je n’ai trouvé rien de curieux à relever, répondait aux noms d’Adélaïde-Héloïse ! Est-ce un sentiment poétique qui pousse les miséreux à baptiser si étrangement leurs enfants ?) est accusé d’avoir commis deux vols, avec les circonstances aggravantes : de nuit ; dans une maison habitée ; avec effraction ; avec complices.

Galmier est journalier au Havre ; tête point laide, banale, rougeoyante ; nez un peu trop pointu ; cheveux ramenés sur le front ; moustache naissante ; l’air d’un guerrier normand de Cormon. Bien bâti et de formes assez élégantes ; porte un jersey sous une veste déteinte.

Condamné précédemment à six mois.

Arrêté la nuit, porteur d’un pince-monseigneur, en compagnie de rôdeurs munis de fausses clefs.

Dans une lettre au Procureur, il a fait des aveux complets ; mais il dit à présent que, cette lettre, un repris de justice l’a forcé à l’écrire. Et il nie tout.

Le Président. — Quel repris de justice ?

L’accusé. — Je n’ose pas le nommer. Il m’a menacé d’un mauvais coup en sortant, si je parlais.

Le président reste sceptique.

Je transcris mes notes telles quelles. Toutes ne s’appliquent peut-être pas à cette cause en particulier :

… L’accusé qui parle le plus vite possible, par grande peur que le Président ne lui coupe la parole (ce qu’il fait du reste constamment) et qui cesse d’être clair — et qui le sent… le malheureux qui défend sa vie.

L’innocent sera-t-il plus éloquent, moins troublé que le coupable ? Allons donc ! Dès qu’il sent qu’on ne le croit pas, il pourra se troubler d’autant plus qu’il est moins coupable. Il outrera ses affirmations ; ses protestations paraîtront de plus en plus déplaisantes ; il perdra pied.

Le côté chien du commissaire de police, dans ses dépositions ; son ton rogue. Et l’air gibier que prend aussitôt le prévenu. L’art de lui donner l’air coupable.

Le malheureux qui se rend compte, mais seulement au moment où il l’entreprend, que sa défense est insuffisante. Son effort maladroit pour la corser.

L’imprudence du malfaiteur et cette sorte de vertige qui l’amène à dépenser aussitôt la somme qu’il vient de voler. Galmier achète un pardessus, un complet, des chemises, bretelles, mouchoirs, cravates, etc. ; il donne un franc de pourboire au commis qui lui apporte le paquet (il loge à côté du magasin).

La joie des malfaiteurs professionnels, lorsqu’ils rencontrent un bleu, flottant et un peu niais, qui consentira à prendre le crime à sa charge. (On lui a promis de lui payer un avocat.)

La version la plus simple est celle qui toujours a le plus de chance de prévaloir ; c’est aussi celle qui a le

moins de chance d’être exacte.

L’affaire suivante en amène cinq devant nous. Elle devrait en amener six, mais l’un a pris la fuite. L’aîné n’a que vingt-deux ans. C’est une bande de chapardeurs. Huit vols sont relevés à leur charge. Ils avouent tout.

C’est Janvier qu’on a pincé d’abord ; le plus jeune ; il refusait de nommer ses complices. Sans domicile depuis huit jours, il couchait avec un autre de la même bande ; le 12 février dernier, il chipait une saucisse à un étalage ; coût : quinze jours, avec sursis.

Janvier sourit facilement, joliment ; il a du mal à ne pas sourire ; il est de belle humeur. Il ne plaisante pas, mais on sent encore frémir dans ses réponses un souvenir de l’amusement du vol, des parties de vol où l’on s’aventurait ensemble. On jouait à voler, à chaparder… Cette joie va recevoir tout à l’heure un fameux coup de trique sur la tête.

Peut-on jamais se relever d’une condamnation ? Peut-on s’en relever tout seul ?…

He can be saved now. Imprison him as a criminal, and I affirm to you that he will be lost. ”[1]

  1. Ce sont les paroles que John Galsworthy prête à l’avocat défenseur dans son drame : Justice.