NRF (p. 43-52).
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IV

Jeudi

La fille Rachel est accusée d’infanticide.

Elle s’avance craintivement jusqu’à la barre ; elle porte sur son corsage noir un châle de laine blanche. De la place où je suis, je distingue mal son visage ; sa voix est douce. Elle est domestique à Saint Martin de B., dans la même maison depuis l’âge de treize ans ; elle en a dix-sept aujourd’hui.

Elle était parvenue à dissimuler sa grossesse ; les premières douleurs la saisirent comme elle était en train de traire les vaches. Elle rentra, coula le lait dans la laiterie, fît le ménage ; mais les douleurs devinrent si fortes qu’elle dut s’asseoir ; elle était affreusement pâle.

— Si tu es malade, monte te reposer dans ta chambre, dit sa maîtresse.

La chambre de Bertha Rachel était au premier, à côté de celle des maîtres. Sitôt étendue sur sa paillasse, elle accoucha d’une petite fille.

Elle avait “ peur d’être grondée ”, et comme la petite criait, par crainte que les patrons n’entendissent, Bertha mit la main sur la bouche de la petite et l’y maintint jusqu’à ce que les cris aient cessé. Quand Bertha vit que l’enfant ne respirait plus, elle prit une paire de ciseaux dans sa jupe et en porta un petit coup à la gorge de l’enfant.

Il ressort de l’instruction qu’elle n’a donné le coup de ciseaux qu’après que la petite était déjà morte étouffée. Le ministère public cherchera à établir que c’est pour constater que le sang avait cessé de couler. Je crois à plus d’inconscience. Le Président presse Bertha de questions, mais le rôle des ciseaux reste aussi peu clair.

Quand Bertha Rachel se fut assurée que son enfant avait cessé de vivre, elle cacha le petit cadavre provisoirement dans son seau de toilette, jeta le placenta par sa fenêtre qui donnait précisément sur la fumière, puis tout aussitôt redescendit pour reprendre son travail.

Le lendemain, avec un louchet elle creusa un trou derrière la grange, au bord du fossé ; un petit trou, car elle était sans forces ; où elle enterra l’enfant.

La gendarmerie fut avertie peu de jours après par une lettre anonyme ; et le cadavre de l’enfant fut retrouvé. Le Président ne croit pas devoir insister sur cette lettre anonyme, sur laquelle aucun renseignement n’est donné ; et comme je ne suis pas du jury pour cette affaire, aucune question n’est posée à ce sujet ; et l’on passe outre.

Le Président. — Votre patronne, durant le temps de votre grossesse, ne se doutait de rien ?

L’accusée. — On voyait bien que je grossissais, mais ma patronne ne voulait pas le dire. Elle ne m’en a pas parlé du tout.

Puis, à voix plus basse et un peu confusément, tout à coup :

— C’est l’fils du patron qui me l’a fait.

Le Président. — Vous n’avez pas dit cela d’abord. — Puis se tournant vers le jury : — A l’instruction elle s’est obstinément refusée à dire qui était le père de l’enfant.

La fille Rachel continuant sans écouter le Président :

— Il m’a conseillé de l’faire disparaître pour qu’on ne sache pas que c’était de lui.

Le Président. — Le faire disparaître comment ?

— En l’mettant dans la terre.

Cela est dit sans intonation aucune ; la pauvre fille paraît à peu près stupide.

Le Président. — Comme l’accusée n’a rien dit de tout cela à l’instruction, on n’a pu appeler en témoignage celui dont elle parle à présent. — A l’accusée : Vous pouvez vous asseoir.

A ce moment l’avocat défenseur se lève :

— Il est fâcheux que l’accusée ne nous ait pas parlé ici, ainsi qu’elle l’avait fait à l’instruction, des lectures du soir qu’on faisait, dans la ferme, en famille. On lisait les faits divers des journaux et les vieux parents qui faisaient la lecture s’appesantissaient de préférence, disait-elle, sur les infanticides.

Le Président. — Maître X, je ne vois pas trop l’intérêt que ça peut avoir.

Tant pis ! Heureusement les jurés, eux, le voient bien ; et tout le drame s’éclaire quand s’avance à la barre la patronne. C’est une vieille de plus de soixante ans, sèche et solide, comme momifiée, aux traits durs, aux yeux froids, aux lèvres serrées. Le visage est cerné par un bonnet de dentelle noire, et le ruban qui l’attache retombe sur un petit mantelet noir.

Le Président. — Vous aviez la fille Rachel à votre service ? Etiez-vous contente d’elle ?

La patronne. — Oh ! oui, j’étais bien contente. Pour sûr je n’ai jamais eu à me plaindre d’elle.

Le Président. — Vous ne vous êtes jamais aperçue de sa grossesse ?

La patronne. — Non, jamais. Si j’avais su son état, je ne l’aurais pas gardée, c’est sûr.

Le Président. — A l’instruction vous avez dit que vous voyiez bien qu’elle devenait fameuse, mais que vous croyiez que ça venait de l’estomac. La veille du jour de l’accouchement vous avez vu du sang et de l’eau dans la cuisine, à l’endroit où la fille s’était assise.

La patronne. — J’ai cru que c’était d’un poulet qu’on venait de vider.

Et l’on sent encore dans la voix nette et sèche de la vieille cette volonté de ne rien savoir, de ne rien avoir vu, de ne rien voir.

L’instruction a établi que, dans cette ferme isolée, ne venait jamais aucun homme et que la fille n’a pu voir que le mari de la patronne, âgé de 75 ans, ou que le fils, âgé de trente-deux ans, à l’une de ses rares et rapides apparitions. La vieille nous apprend également qu’il fallait passer par sa chambre pour entrer dans celle de la servante, — ceci dit comme pour bien montrer que ça ne peut pas être son fils qui… etc…

Et le Président visiblement désireux de ne pas laisser dévier l’affaire et de limiter l’accusation, passe outre.

La déposition du docteur ne nous apprend rien de nouveau ; il explique très longuement que l’enfant a vécu, de sorte qu’on se trouve en présence d’un cas, non d’avortement, mais d’infanticide ; pourtant le coup de ciseaux, légèrement donné et comme avec précaution, était plutôt pour s’assurer que l’enfant était mort ; mais il a respiré car, dans la cuvette d’eau où il l’a mise, la masse pulmonaire flottait.

Tandis que le jury délibère, une rumeur circule dans la salle : le fils de la patronne est dans la salle ; on se le montre, assis à côté d’elle. Gêné par les regards hostiles, il tient la tête basse, appuyée contre le pommeau de sa canne et je ne parviens pas à le voir.

La fille Rachel, reconnue coupable mais comme ayant

agi sans discernement, est acquittée et rendue à ses parents.

On amène devant nous Prosper, surnommé Bouboulc, tailleur d’habits ; né à X… en 86.

Extraordinaire tête de plumitif (il ressemble à s’y méprendre, à Z…) vaste front bombé, longs cheveux plats partagés sur le milieu de la tête ; épaisseur générale du torse et des membres, petites mains larges et courtes ; doigts auxquels semble manquer une phalange ; le vêtement de prison qu’il a gardé l’engonce et le grossit encore. Le juré, mon voisin de droite, se penchant vers moi :

— Il n’a pas l’air intelligent !

Mon voisin de gauche, à demi-voix :

— Il n’a pas l’air bête !

De dix à quatorze ans, il s’était fait condamner quatre fois pour vol ; trois fois remis à ses parents, on l’envoyait enfin à la maison de correction où il resta jusqu’à sa majorité, soumis à une surveillance spéciale.

Depuis sa première libération il a été poursuivi cinq fois. De vingt à vingt-quatre ans il travaille à D. où il retrouve Bègue, un ancien camarade de la colonie pénitentiaire ; c’est ensemble, toujours ensemble qu’ils vont opérer. A chaque fois qu’ils cambriolent, on retrouve dans la cuisine les restes d’un festin impromptu ; sur la table, des bouteilles vides et deux verres ; et des étrons sur le tapis du salon. A chaque fois, ils ne se contentent pas de voler, mais font toujours le plus de dégâts possible ; dans telle villa où ils n’ont pu trouver d’argent, ils laissent en évidence un couvercle de boîte d’amidon, où ces mots, de l’écriture du Bègue : “ Bande de cochons, fallait laisser de l’argent.”

Ce Bègue, six mois précisément avant le jour où nous sommes, a été condamné aux travaux forcés à perpétuité, pour avoir dévalisé plusieurs villas à N. et à P. “ avec des circonstances de violence donnant à l’affaire une tournure particulièrement grave ”, dirent les journaux. A ce moment un des accusés faisait défaut : c’est Prosper qu’on arrêta trois mois après à Y. où il s’était réfugié après de nombreuses pérégrinations en Espagne.

Bègue avouait tout, paraît-il. Prosper nie tout, au contraire ; il se prétend victime d’une méprise, victime de sa ressemblance avec Bouboule ; car Bouboule, dit-il, ce n’est pas lui. Cette déclaration soulève un grand rire dans la salle.

Encore qu’elle ne me persuade pas, je voudrais pouvoir suivre un peu mieux sa défense ; mais le Président la bouscule et ne laisse pas Bouboule ou Prosper s’expliquer.

A quel point il appartient au Président de gêner ou de faciliter une déposition (fut-ce inconsciemment), c’est ce que je sens de nouveau, non sans angoisse, et combien il est malaisé pour le juré de se faire une opinion propre, de ne pas épouser celle du Président.[1]

Prosper parle d’une voix sourde, qu’on a quelque mal à entendre, et il semble avoir grande peine à s’exprimer. Au cours de son interrogatoire, sentant les mailles du filet, autour de lui, qui se resserrent, il dit que la fatalité s’acharne contre lui, parle de “ coalition… ” ; il devient livide et de grosses gouttes de sueur commencent de rouler de son front.

Le gardien d’une des villas cambriolées, M. X., appelé à témoigner, fait une déposition très émouvante et très belle. Son sang-froid, son courage, semblent avoir été admirables ; admirable aussi la modestie de son attitude, de son récit, que les journaux ont reproduit. Inutile d’y revenir.

Je note ce curieux trait, au cours de l’interrogatoire : Immédiatement après le cambriolage à N., Bouboule s’en revenant vers D., à minuit, rencontre sur la route un ouvrier qu’il connaissait. Quel étrange besoin eut-il de l’arrêter, quand il était si simple de passer outre ; de lui demander une cigarette (a-t-il cru peut-être que cela paraîtrait à l’autre plus naturel) et, après quelques minutes de conversation, peut-être subitement pris de peur, de dire à l’autre :

— Surtout ne dis pas tu m’as rencontré cette nuit.

Les jurés furent d’accord pour répondre affirmativement à toutes les questions posées, et la Cour condamna Prosper aux travaux forcés à perpétuité.

  1. Je crois volontiers que cette dernière remarque ne s’appliquerait pas également à tous les jurys — à celui de la Seine en particulier.