Ernest Flammarion (p. 73-87).


VI

L’AMOUR ET LA MORT

I

Ce fut une des plus attractives physionomies du Compiègne royal et impérial. Je veux parler ici de madame la baronne d’Atrepigny. On la voyait passer comme une déesse dans les jardins du château, suivie de tout un monde d’adorateurs.

Son fils fut un de mes meilleurs camarades de collège. Il ne fut pas plus mauvais écolier que moi. Nous pensions bien plus à Saint-Cyr qu’à la Sorbonne. C’était à qui de nous deux serait le moins couronné à la distribution des prix ; mais, tout gamins encore, nous savions l’art de la guerre ; il ne nous manquait qu’une moustache et une épée. Nous avions beau mal faire, notre professeur, Paul Clippé, nous aimait bien et nous sauvegardait des foudres du proviseur. Ce fut, pour nous, un grand chagrin quand nous nous séparâmes. Je ne fus qu’un instant soldat, tandis que d’Atrepigny s’engagea dans les hussards pour y jouer sérieusement le soldat. À chacune de ses promotions, nous nous sommes revus gaiement au bruit des bouchons du vin de Champagne. D’Atrepigny avait été surnommé le Diable-à-Quatre, au collège. Il garda ce surnom. Mais ce fut surtout dans les joyeuses compagnies qu’il jouait le jeu du diable. Il fut brave en Algérie ; il fut brave à Sébastopol, où il mérita les galons de colonel. Il les mérita plutôt deux fois qu’une. Mais ce ne sont pas les hauts faits de son épée que je veux rappeler. C’est une histoire de sa vie intime.

Ah ! celui-là aurait pu dicter tous les jours quelques pages de romans après les manœuvres au polygone, ou plutôt la nuit quand il arrivait tout éveillé par le souvenir d’une aventure joyeuse. Ses camarades disaient qu’on aurait pu le nommer général pour ses hauts faits amoureux. C’est que monsieur le Diable-à-Quatre recommençait tous les jours la bataille dans chacune de ses garnisons.

Je vais conter une de ces histoires pendant son séjour à Lyon. Ce ne fut pas précisément à Notre-Dame-de-Fourvières que se passa la plus curieuse de ses aventures galantes. Ce fut dans une vieille maison du vieux Lyon. Il avait choisi là son pied-à-terre, parce que l’ameublement l’avait charmé. C’était du plus pur Louis XIII, grâce au goût artistique du propriétaire. Chaque étage de la maison mériterait une page, mais passons.

Le colonel d’Atrepigny, qui habitait le second étage, avait pour voisines, sur le même palier, deux jeunes filles qui travaillaient pour les fabriques de soie ; l’une était une réjouie, chantant toute la journée ; l’autre était une rêveuse et une pensive qui ne chantait jamais. Celle-ci ne courait pas les fêtes ; dès qu’elle avait une heure à perdre, c’était pour feuilleter les livres pieux, mais elle ne faisait pas étalage de ses aspirations religieuses. Tout attristée qu’elle fût, il y avait au coin de ses lèvres un vague sourire qui lui ouvrait tous les cœurs.

Camille était jolie dans son épanouissement ; Blanche était belle dans sa dignité presque glaciale. Camille s’empourprait et rayonnait dans ses robes, parce qu’elle aimait les couleurs voyantes ; Blanche aimait les couleurs éteintes comme si elle eût eu peur d’offenser sa vertu par des tons violents.

Dans la rue, tout le monde regardait la première, tandis que Blanche passait inaperçue, hormis pour les artistes et les rêveurs ; mais elle n’inspirait que le sentiment de l’idéal. Camille disait de sa sœur : « Voyez-vous, ma sœur, ce n’est pas une femme, c’est un revenant. Aussi va-t-elle souvent au cimetière, non seulement parce que ma mère est là, mais parce qu’elle se plaît dans le cimetière comme tant d’autres se plaisent dans un beau paysage. »

En effet, Blanche errait parmi les tombes, effeuillant des fleurs et disant une prière à Dieu pour le repos des âmes.


II

Le colonel dressa bien vite ses batteries vers Camille. Elle ne fit pas beaucoup de façons pour battre la campagne avec lui. Ils goûtèrent un amour rapide sans songer à faire des phrases. Après quoi d’Atrepigny se tourna de l’autre côté. Il comprenait qu’il y avait là plus qu’une femme. Il pénétrait dans l’âme de Blanche tout en admirant sa pâle beauté. Blanche ne put combattre ces premières escarmouches de l’amour que lui inspira le colonel. C’est qu’il était fort séduisant, ce coureur de femmes. Il savait comment on fait le siège d’une femme aimée, ou qu’on fait semblant d’aimer. Pour lui, il ne fit pas semblant d’aimer Blanche, il s’était pris soudainement à sa beauté poétique. Blanche prenait de plus en plus plaisir à causer avec lui. Elle avait beaucoup lu et elle pouvait suivre d’Atrepigny, quel que fût l’horizon. Tous les deux aimaient les arts, ils s’entendaient bien sur la beauté des chefs-d’œuvre. Blanche ne faisait pas de façons pour accompagner le colonel au musée de Lyon où ils étudiaient le sentiment des diverses écoles de peinture. Quand ils avaient passé deux heures au musée, la jeune fille disait toujours : « Je n’ai pas perdu ma journée. »

Elle avait raison, c’est par le sentiment de l’art que l’âme s’élève dans les régions surhumaines. L’admiration des chefs-d’œuvre ouvre toutes les fenêtres de l’âme.

Le colonel et Camille avaient si bien caché leur aventure amoureuse que Blanche, en véritable ingénue, croyait qu’il n’y avait là qu’une question de compliments ; d’ailleurs, Camille disait sans cesse : « Il sera malin celui qui aura raison de moi. » Ce qui achevait de tromper Blanche.

Mais, après avoir eu raison de Camille, il mit en œuvre toutes les ressources don-juanesques pour avoir raison de Blanche ; mais il se heurtait à une statue de marbre. Peut-être eût-il été plus écouté s’il se fût présenté comme un fiancé ; mais Blanche persistait à ne voir en lui qu’un camarade d’art et de littérature. Il lui était doux d’être avec lui dans quelques promenades ou dans quelques causeries au coin du feu, mais pas une seule fois il ne lui vint l’idée de voir en ce beau colonel un Don Juan.

L’illusion s’évanouit pourtant bien vite. Un matin que Jules d’Atrepigny la rencontra dans l’escalier, il la prit dans ses bras et l’embrassa sur les cheveux ; jusque-là il ne lui avait touché que la main. Elle s’échappa de ses bras toute rougissante et courut s’enfermer chez elle.

Il lui sembla que son âme venait de s’envoler. Le démon, à ses yeux, ne l’eût pas plus profanée. Elle crut en se regardant dans la glace que l’auréole virginale venait de tomber de son front. Avant ce baiser, elle s’était sentie dans une atmosphère de vertu et de candeur ; maintenant, elle sentait le souffle démoniaque.

Le colonel vint la surprendre dans ses tristesses. Elle aurait voulu lui fermer la porte, mais il était trop tard. Il la supplia de lui pardonner ce qu’il appelait un enfantillage.

La pauvre Blanche pardonna, croyant que Jules d’Atrepigny ne se risquerait plus, puisqu’il paraissait désolé de ses larmes.

Cependant le mal était fait. Cette pauvre fille, qui avait bravé l’amour, était presque déjà dominée par la passion. Le colonel jura qu’il ne l’offenserait plus. Et il était de bonne foi.

Ce serait pour lui une amie charmante, rien de plus. Ils continueraient leurs causeries plus ou moins savantes comme deux bons amis et non comme un homme et une femme. Ainsi vont les passions. Ce fut Blanche qui attisa le feu. Elle mourait d’ennui quand elle était deux jours sans voir le colonel. Il devina pourtant qu’il était aimé. Un jour, il se hasarda à baiser encore les beaux cheveux de Blanche. Elle jugea que c’était un frère qui embrassait sa sœur. Peu à peu, l’intimité s’imposa. Jules d’Atrepigny voulut faire comprendre à Blanche que le ciel sur la terre, c’était l’amour de deux amants, et que Dieu lui-même, par toutes les forces de la nature, voulait qu’il en soit ainsi. Blanche parla d’un mariage possible. Jules d’Atrepigny dit que l’heure n’était pas venue de parler de ces choses-là ; que, pour lui, d’ailleurs, il voulait tout avant le mariage. On se fâcha un peu. Pendant huit jours, on ne se revit pas. Blanche pleurait.

Le colonel s’attardait ailleurs, ne voulant pas perdre son temps. Quand on se revit, Blanche avoua qu’elle n’avait jamais tant souffert que pendant cette absence.

— Vous êtes ma vie, dit-elle à son amoureux.

— Eh bien ! répondit-il, soyez la mienne.

Il lui reprocha de n’être pas une femme comme les autres.

— Comment sont-elles, les autres ?

— Oh ! c’est bien simple. Je vais vous raconter ce qui m’est arrivé, hier.

Et le colonel, encore grisé par le souvenir de la veille, osa dire ceci :


III

— Nous dînions en gaie compagnie. On m’avait placé auprès d’une belle créature très évaporée, mais très montante. J’avoue que, pendant une heure, elle me fit oublier cette angélique figure qui est la vôtre et qui me passionne jusqu’au septième ciel. La dame jouait de toutes ses coquetteries. Je lui dis :

— Je vous connais, vous autres, les belles de jour, et sans doute les belles de nuit. Vous promettez par vos yeux, par vos paroles, par toutes vos séductions, de faire le bonheur de vos amoureux ; mais vos promesses ne sont que des chimères.

— Moi, me répondit-elle, je ne promets jamais rien, mais ceux qui se laissent prendre par mon magnétisme ou mon attraction ne perdent pas leur temps, s’ils sont vaillants comme vous et s’ils prennent la citadelle tout d’un coup au lieu de faire un siège en règle, car je n’aime que l’imprévu et l’impossible.

— Eh bien ! Madame, donnez-moi des gages.

— Mon cher voisin de table, venez me voir demain chez moi, entre onze heures et minuit.

Je croyais que la belle se moquait de moi. Quelle que fût ma passion pour vous qui m’avez cloué à vos pieds, j’allai le lendemain voir la dame entre onze heures et minuit. J’avoue que je ne revins pas de ma surprise quand une femme de chambre me fit entrer tout simplement dans la chambre à coucher de la dame. Vous devinez ?

Blanche se cacha la figure dans les mains.

— Vous le dirai-je ? continua le colonel, elle m’attendait dans son lit comme une jeune mariée. Voilà ce que j’appelle une vraie femme !

Blanche murmura d’une voix éteinte :

— Vous appelez cela une vraie femme !

Blanche fit comprendre au colonel par son haut dédain qu’il l’avait blessée dans sa dignité virginale. Un éclair traversa son front, et elle prit une attitude plus vaillante pour lui dire :

— Moi aussi je suis une vraie femme ; vous me trouverez à minuit dans mon lit, comme une jeune mariée.

Blanche prit la main du colonel et le conduisit à la porte de sa chambre. Tout en se défendant de ses caresses, elle lui remit la clé.

— Eh bien ! dit-il en partant, à minuit !

— Oui, à minuit.

En descendant l’escalier, il pensa que, décidément, toutes les femmes étaient la même. Il fallait savoir frapper à l’heure psychologique.

Certes, il ne fut pas en retard. Bien avant minuit, il entr’ouvrit la porte. La chambre était éclairée par quatre bougies. Son premier mot, en s’approchant du lit, fut celui-ci :

— Ma chère Blanche, comme vous êtes pâle !

Il fit un pas de plus et poussa un cri d’épouvante.

Celle qui était dans le lit était une morte.

Cette Blanche adorée, déjà toute en Dieu depuis longtemps, avait voulu prouver à celui qu’elle aimait du plus divin amour que toutes les femmes ne sont pas la même.


IV

Longtemps après, au Château des Fleurs, j’ai revu Jules d’Atrepigny. Ce fut là qu’il me rappela cette tragique aventure dont le souvenir lui donnait encore la fièvre, car en ce Don Juan de garnison un vrai cœur battait.

Ce soir-là, après avoir brûlé quelques cigarettes, il fit signe à la célèbre Louise la Blanchisseuse, qui venait de valser. Elle vint et embrassa d’Atrepigny.

— Voilà un homme, dit-elle avec admiration.

— Tu vois, me dit-il, je ne m’endors pas longtemps sur le même sujet. J’aime à me distraire ; un clou chasse l’autre.

La vérité, c’est qu’il cherchait toujours à oublier. Voilà pourquoi il fut pour huit jours le « Monsieur » de cette créature qui eut son heure de célébrité par sa beauté et sa verve endiablée.

— J’ai toujours étudié les femmes les plus opposées, reprit le colonel.

— Ce n’est pas vrai, lui dis-je, tu les as trop aimées pour les étudier.

— Oui, trop aimées, hormis cette adorable Blanche que je n’ai pas comprise. Après tout, les femmes valent mieux que les hommes.