Souvenirs de jeunesse (Houssaye)/7
Pendant tout un siècle après sa mort, selon la volonté du marquis de Villette, l’appartement de Voltaire devait rester inhabité par respect pour le grand philosophe, mais on ne respecta pas la volonté du marquis de Villette, histoire éternelle de ceux qui ne sont plus là.
C’est pourquoi, en 1845, je devins locataire de l’appartement de Voltaire, quai de Voltaire, au coin de la rue de Beaune
Le Charivari jugea qu’il fallait que je fusse bien bête pour oser écrire une ligne dans le grand salon où l’on voyait encore le trône idéal de l’esprit humain.
Oui, j’osai être assez bête pour cela. J’osai même y écrire un livre qui fit du bruit : Le Roi Voltaire, et le succès du livre me donna raison.
Louis-Philippe, qui aimait beaucoup Voltaire, fut surpris, un soir, de voir en passant l’appartement de Voltaire tout illuminé comme pour une fête.
— Qui donc habite là ? demanda le roi-citoyen.
— Un chasseur de rimes, répondit Antoine de la Tour, secrétaire des commandements du duc de Montpensier.
Quelques jours après, je rencontrai Antoine de la Tour, ce poète de cour. Il me demanda si je serais content de voisiner avec le roi sans passer par la solennité des audiences.
— Je serai très heureux de saluer le roi-citoyen, répondis-je.
Je n’y songeais déjà plus, quand, un matin, Antoine de la Tour me fit signe. Une demi-heure après, il me présentait au roi.
Je n’ai jamais vu un homme plus simple et plus charmant que Louis-Philippe. Il commença par me dire qu’il aimerait bien mieux habiter l’appartement de son ami Voltaire que le grand palais des Tuileries, qui était à tout le monde, excepté à lui-même. Ensuite, il me fit l’éloge de mes Portraits du dix-huitième siècle, ce qui me renversa.
— Comment Votre Majesté a-t-elle pu trouver une heure pour feuilleter mon livre ?
— Monsieur, ce sont les bonnes fortunes du hasard. Votre livre m’est tombé sous la main. Je l’ai feuilleté plutôt que lu, mais j’ai senti que vous aviez vécu dans le temps passé. Quand M. de la Tour m’a dit votre nom, je croyais voir une barbe blanche. Je suis sûr que vous avez connu mon aïeul Philippe d’Orléans. Vous l’avez compris et vous l’avez apprécié.
— Oui, sire, ce fut un interrègne hardi et fécond que la régence de votre aïeul ; s’il eût vécu et s’il eût régné, il eût mis en œuvre pacifiquement toutes les idées qui ont éclaté comme la foudre dans la Révolution ; son histoire n’est pas encore faite, mais celui qui l’écrira fera un beau livre, où le monde nouveau se lèvera sur le monde ancien.
— Oui, oui, dit le roi, ç’a été un grand cri de joie en France quand le régent donna un coup de pied dans l’édifice de madame de Maintenon, du père Letellier et des bâtards. Il fallait que le testament de Louis XIV fût déchiré, il fallait que la France respirât. Par malheur, Philippe d’Orléans se heurta au cardinal Dubois et à Law.
— Law, sire, il n’en faut pas dire trop de mal, car sa ruine fut féconde.
— Oui, mais il eût mieux valu que le régent se fût appuyé sur un Sully.
— Ce Sully serait venu, sire, si le régent était devenu roi de France comme le voulait la France. Ce sont les bons rois qui font les bons ministres.
Le roi sourit :
— Ce sont peut-être les bons ministres qui font les bons rois.
Nous en étions là quand, par malheur, un personnage haut de taille vint pour parler à Louis-Philippe. C’était un important et un importun des Tuileries. D’un geste, le roi le cloua à distance. J’eus peur d’être indiscret, je me levai.
— Que puis-je faire pour vous être agréable ? me demanda le roi-citoyen.
— Rien du tout, sire.
— Comment, rien du tout ?
— Oui, mon ambition était de voir le roi.
— Ah ! le roi n’est plus le roi ! Auguste était maître de lui comme de l’univers ; je suis maître de moi parce que je suis un sage, mais c’est tout. Louis XIV disait : « L’État, c’est moi. » Je suis forcé de dire : « L’État, c’est tout le monde. » Au train dont vont les choses, la France n’aura plus dans cent ans, comme l’Égypte, que des momies de rois.
Louis-Philippe eut un accent de tristesse :
— Dieu sait si je suis un homme de bonne volonté ; vous voyez comme les journaux m’accusent. Si mes ministres font bien, ils ne sont inspirés que par eux-mêmes ; s’ils font mal, c’est moi qui les inspire.
— Sire, ne vous inquiétez pas des clameurs politiques, ce sont les vagues de la mer ; mais ceux qui écrivent l’histoire vous rendront justice.
— Jamais ! Ceux qui écrivent l’histoire aujourd’hui, c’est M. Thiers, c’est M. Lamartine : ils ne m’aiment pas. Ils font cause commune avec les brouillons et les rêveurs. Enfin, quand les beaux parleurs de la tribune assemblent trop de nuages autour de moi, je vais me consoler au musée de Versailles avec mes amis de tous les siècles.
Je ne perdis pas l’occasion de louer le roi sur la création de ce musée.
— Voilà, sire, lui dis-je, la meilleure bibliothèque pour les historiens.
— C’est mon opinion, monsieur, toute l’histoire de France est là.
— Eh bien ! sire, on y trouve quelques belles pages sur vous signées Ingres, Delacroix, Horace Vernet, Ary Scheffer.
La figure du roi s’éclaira.
— Adieu, mon cher voisin, me dit-il.
Et il ajouta :
— Bien des choses à M. de Voltaire.
Et me donnant la main :
— Quand vous voudrez, nous continuerons cette leçon d’histoire.
— Sire, je serai trop heureux de retrouver un maître tel que vous.
Je m’en allai très content de n’avoir rien demandé à un si brave homme. Le soir, je dînais au Café de Paris avec Malitourne, Véron et Roqueplan. Véron qui savait tout, grâce à son journal, dit tout haut : « Les blonds sont des ambitieux. Houssaye va nous dire ce qu’il est allé demander au roi ce matin. » Je répondis que j’étais allé demander un bureau de tabac. « Comme il cache son jeu ! » s’écria Malitourne. On ne voulut jamais croire que j’étais allé voir le roi pour voir le roi.
Naturellement, je n’allais pas crier par-dessus les toits des Tuileries que le roi-citoyen avait eu la parfaite bonne grâce de me recevoir en voisin. Ce fut Louis-Philippe lui-même qui parla de ma visite, disant à qui voulait l’entendre que j’étais le premier qui ne lui eût rien demandé, malgré ses avances.
— Comment ! me dit Roqueplan, tu as vu le roi qui a été bon diable pour toi, et tu ne lui as rien demandé ?
— C’est vrai, j’ai été par trop bête, car je pouvais lui demander la croix pour toi.
J’avais eu la bonne fortune d’être compris parmi les convives des déjeuners du dimanche que le duc de Montpensier donnait au château de Vincennes. M. de Salvandy était alors ministre de l’instruction publique. Dans sa bonne grâce, toujours en éveil, il dit au jeune duc, en me souriant, qu’il lui avait donné un très gentil voisin de table. Le ministre voulut bien souligner un mot de moi. Ce mot vaut-il la peine d’être rappelé ? M. de Salvandy se plaignait tout haut d’être surmené dans son ministère :
— Des audiences, encore des audiences, toujours des audiences, c’est à en perdre la tête, et je ne dors plus.
— Heureusement pour vous, lui dis-je, vous présidez souvent le conseil de l’Université.
Le ministre sourit.
À la chute du ministère dont était M. de Salvandy, je le rencontrai dans l’escalier des Tuileries où j’allais voir le duc de Montpensier. Salvandy me tendit la main et je lui dis :
— Bonjour, mon cher ministre.
— À la bonne heure, me répondit-il, vous faites comme le roi, vous me dites : mon cher ministre, bien que je ne le sois plus depuis un mois.
— C’est peut-être pour vous refaire ministre que le roi vous a appelé ?
— Pas le moins du monde, mais Sa Majesté veut bien me demander mes idées chaque fois qu’il y a conseil de ministres.
Salvandy me parlait ainsi parce qu’il savait bien que j’étais son ami.
Le roi ne pouvait trouver un meilleur conseiller en toutes choses. Son prédécesseur, M. Villemain, avait horreur des gens de lettres. Quand M. de Salvandy lui succéda, il les décora par dizaines, lui qui les aimait. Il avait fallu que ce galant homme passât au ministère pour que Balzac, Eugène Sue, Alfred de Musset, Léon Gozlan, Alphonse Karr, Jules Sandeau, Jules Simon et quelques autres, devinssent chevaliers de la Légion d’honneur. J’eus moi-même la bonne fortune d’être sur cette première liste.
Cette confraternité du ministre n’empêcha pas les petits journaux d’aboyer après lui sous prétexte qu’il était pompeux et qu’il avait écrit un roman quelconque sous ce titre : Don Alonzo. Au lieu de dire : « Allons-y gaiement », les plumitifs ne manquaient pas de dire : « Alonzo gaiement. » Et ils y allaient dans le plus beau des charivaris.
M. de Salvandy avait déjà donné ses preuves comme homme politique ; le Palais-Bourbon saluait en lui, depuis longtemps, un orateur de plus. À la Chambre des députés, comme à la Chambre des pairs, la supériorité des hommes de lettres sur les avocats frappait tout le monde. MM. Guizot, Lamartine, Thiers, Salvandy n’avaient pas besoin de parler haut pour parler avec éclat. Le discours de M. de Salvandy à la Chambre des pairs sur l’Université est un des plus beaux de ce temps-là.
Voici maintenant comment je fus promu officier de la Légion d’honneur.
Quatre ans après ma croix de chevalier, je fus proposé par M. de Persigny, ministre de l’Intérieur, pour la croix d’officier. Je suppliai Persigny de n’en rien faire alors, parce que c’était le lendemain de la grande soirée de la Comédie-Française et de l’Opéra en l’honneur du Président de la République. J’avais, pour cette fête, écrit une ode au futur empereur, que mademoiselle Rachel déclama avec son incomparable génie.
— Je ne veux pas que ma croix d’officier ait un caractère politique, dis-je à Persigny ; je veux être promu officier pour mes œuvres littéraires ; j’attendrai.
J’attendis quatre années sans impatience. Ce fut le prince Napoléon qui me fit cette surprise. J’étais alors inspecteur général des Beaux-Arts.
On a beaucoup parlé sur les croix d’honneur ; on n’a pas dit un mot des croix de tous les pays qui, sous l’Empire, étoilaient les revers d’habit d’un grand nombre d’artistes, de poètes et de journalistes. J’ai été créé trois ou quatre fois commandeur : Russie, Espagne, Italie. Je ne parle pas des croix de chevalier. Entre autres, l’empereur du Brésil, à qui je ressemblais à s’y méprendre, surtout quand il fut découronné, et qui, dans un dîner, dit un soir, en souriant : « Quand j’ai donné la croix à Arsène Houssaye, j’ai cru me décorer moi-même. »
En ce temps-là, la mode fut pour les croix, à ce point que Mirès eut l’idée fort ingénieuse de vouloir acheter l’île de Chypre et d’y créer une royauté : roi de Chypre et de Jérusalem, afin de pouvoir y instituer la Bourse des Croix, c’est-à-dire d’ouvrir boutique de croix de Chypre et de Jérusalem.
En pleine rue Richelieu, le célèbre financier me parlait un jour avec beaucoup de feu de cette idée, irréalisable d’ailleurs, quand une femme, bien connue alors, qui passait et écoutait aux portes, dit à Mirès : « Bravo ! Après cela, on n’a plus qu’à faire le signe de la croix. »
En 1869, le maréchal Vaillant, alors ministre des Beaux-Arts, me montra une liste qu’il allait présenter à l’empereur et où mon nom se trouvait parmi d’autres pour le grade de commandeur. Je lui serrai la main, mais il me dit d’un air attristé : « Sur cette liste, trois noms riment ensemble, Doucet, Houssaye, Rousset ; lequel sera sacrifié ? Car je ne veux pas qu’on fasse une chanson là-dessus. »
Oh ! la destinée des noms ! Si je m’étais appelé Tartempion, je serais commandeur !
L’année suivante, je fus inscrit sur la nouvelle liste ; mais M. de Bismarck brouilla les cartes et je m’engageai comme un simple mortel dans la garde nationale, pendant que mon fils, Henry Houssaye, gagnait sur le champ de bataille la croix de chevalier.