Ernest Flammarion (p. 63-71).


V

MADAME ÉMILE DE GIRARDIN

PREMIÈRE DU NOM

I

Émile de Girardin a eu deux femmes légitimes. La première n’a enfanté que des œuvres littéraires. La seconde a mis au monde plusieurs enfants.

En ce temps-là, trois femmes dominaient Paris : la princesse Belgiojoso, George Sand, madame Delphine de Girardin. Plus d’une fois, je les ai vues toutes les trois se disputant les hommes de génie, les deux premières voulant réformer le monde, la troisième ne voulant dominer que l’esprit français.

Le premier ami de madame de Girardin fut Lamartine ; mais elle n’aima qu’Apollon.


Vous avez la splendeur des astres et des roses ;
Ce que dit votre bouche étincelle en vos yeux,



ainsi lui parlait Victor Hugo ; mais tous les poètes contemporains ne lui ont-ils pas ainsi parlé : Lamartine, Méry et Théo ? C’est qu’elle avait la beauté et le charme. C’est qu’elle était la poésie en action. Mais tout mourut avec elle quand Émile de Girardin eut mis une pierre sur son tombeau. Ce fut le ci-gît de la femme et de l’œuvre ; c’est vainement qu’on a tenté de faire survivre tout ce qu’elle a écrit en prose et en vers : temps perdu, esprit perdu, poésie perdue. Pourquoi ? C’est qu’on ne tient pas compte aux femmes de bien faire. C’est qu’on a beau s’appeler la dixième Muse, c’est qu’on a beau écrire des tragédies et des comédies, des romans et des chroniques, on est emporté par le flot du Léthé, comme dirait un mythologue.

Il faut plus de génie à une femme qu’à un homme pour conquérir la renommée. Quand Sapho, Sévigné et Sand ont marqué leur place dans la poésie, dans l’esprit, dans le roman, l’opinion fut rebelle. C’est que l’opinion a toujours peur, comme Molière — ce maître de l’opinion — des précieuses ridicules et des femmes savantes.

Certes, madame de Girardin n’avait rien des figures fouettées de roses et d’épines par Molière ; mais, si elle se fût contentée d’ouvrir, dans le Paris politique qu’elle a traversé, le plus beau des salons littéraires, elle qui était l’amie de Lamartine, de Victor Hugo, de Balzac et de toute la glorieuse pléiade, elle aurait à cette heure tout autant de renommée, sans qu’on lui reprochât ses taches d’encre et ses bas bleus. La beauté est faite pour sourire et non pour froncer le sourcil.

Avouons pourtant que Cléopâtre, Lady Tartufe et La joie fait peur sont des œuvres hors ligne, qu’il faut placer presque à la hauteur des meilleures choses du temps de madame de Girardin.

Madame de Girardin a connu l’amour, mais n’a pas connu la passion. Elle a recherché les aurores, elle a eu peur des coups de soleil. Un jour, un grand bruit a traversé le Paris mondain : on raconta un horrible drame. Que s’était-il passé ? Un homme à la mode, on disait un dandy dans ce temps-là, s’était jeté aux pieds de la dixième Muse. Elle avait ri, mais l’amoureux ne riait pas. Elle se laissa prendre par le cœur, mais elle n’ouvrit point ses bras. Il se désespéra et se jeta dans toutes les folies : il courut les filles et le jeu : les filles pour qu’elle fût jalouse ; le jeu, croyant triompher par l’argent. Il perdit des deux côtés ; que dis-je ? il perdit la tête. Il alla à Versailles chez madame Sophie Gay, il lui dit qu’il allait mourir pour sa fille. Dans son égarement il parla d’une dette d’honneur qu’il fallait payer le jour même. Madame Sophie Gay, qui avait passé par tous les drames de la passion, prit en pitié ce désespoir, parce que ce désespoir n’était pas joué. Elle envoya, le dirai-je ? son dernier adorateur à sa fille en la priant d’accourir pour sauver un homme à la mer.

Madame de Girardin accourut sans bien savoir ce qu’elle faisait. On la supplia, on lui baisa les mains, mais elle ne pouvait sauver ni l’honneur ni la raison ; l’amoureux voulait fuir avec elle, elle voulut rester madame de Girardin.

Quand il vit que toutes ses prières étaient vaines, il se donna le luxe de se tuer sous ses yeux. Cet homme se fit justice par un coup de pistolet au cœur.

Madame de Girardin tomba agenouillée et souleva cette tête qui demeura belle et amoureuse jusque dans l’agonie. Ce fut alors que la porte s’ouvrit bruyamment ; un homme apparut, M. de Girardin :

— Vous l’aimez donc bien ? cria-t-il à sa femme.

Elle se releva, digne, fière, superbe :

— Oui, monsieur, j’aime cet homme ; mais je ne l’aime que depuis qu’il est mort.

On eut toutes les peines du monde à prouver à Émile de Girardin que l’amoureux de sa femme n’avait jamais été pour elle qu’un amoureux.

Ils se séparèrent tout en demeurant porte à porte dans la même maison.

Émile de Girardin, qui a couru les steeple-chases, commença de courir les fêtes galantes.

Le ménage était resté sans enfant. Il fallut donc que Delphine pour se distraire eût un cercle de beaux esprits. Du reste, la déesse ne me semblait pas plus destinée à être mère qu’à être femme, excepté femme comme il faut, — et mère de ses œuvres. — Ah ! comme elle les aimait, ces enfants jaillis de son cerveau ! Elle les a nourris du lait idéal jusqu’à ce qu’elle en mourût.

Et ils ne lui ont pas survécu longtemps, les ingrats ! On a accusé madame Émile de Girardin de s’être vengée de son mari. C’est une calomnie : elle m’a fait sa confession. Elle a flirté avec des gens de lettres à la mode, surtout avec Lamartine, Eugène Sue, Théophile Gautier, mais tout finissait par des strophes, tout n’était que chansons. Une seule fois, elle a égaré son cœur parmi les mondains.

On s’est tué pour elle, mais le sang n’a pas taché le marbre de la déesse. Quand elle m’a conté toutes ces histoires, elle était à deux pas de la mort ; j’ai senti qu’elle me disait toute la vérité. Il ne faut donc pas confondre madame de Girardin première du nom avec madame de Girardin seconde du nom ; la première ne fut pas femme, la seconde le fut trop. À chacun selon ses œuvres.


II

Quand madame de Girardin sentit l’heure fatale, elle se jeta éperdument dans le spiritisme, qui devint la politique de la maison ; elle fit tourner les tables et les têtes. Quoique je n’eusse point la foi, j’étais souvent assis à côté d’elle, donnant mon coup de pouce ; mais quelques-uns de ses amis avaient subi ses croyances : on vit des miracles. On évoqua Balzac, qui venait de mourir. Il daigna venir au milieu de ses anciens amis dire des choses de l’autre monde. Madame de Girardin était au septième ciel.

Le prince Napoléon dit tout à coup : « Puisque M. de Balzac conte de si belles choses, priez-le de compter mon argent. » Et il jeta sa bourse sur la table. Il se passa alors une chose extraordinaire : la table frappa autant de coups qu’il y avait de napoléons dans la bourse du prince.

Madame de Girardin était au huitième ciel : « Eh bien, sceptique, dit-elle au prince, dites encore qu’il n’y a ni Dieu ni miracles ! Si, après cela, vous doutez du spiritisme, je prends les vingt et un louis qui sont dans votre bourse pour les donner aux pauvres. — Eh bien, dit le prince Napoléon, donnez-les aux pauvres, avec le billet de mille francs. »