Souvenirs de Bourgogne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 98 (p. 448-471).
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IMPRESSIONS
DE VOYAGE ET D’ART

II.
SOUVENIRS DE BOURGOGNE.[1]


I. — TONNERRE. — LA MAISON DU CHEVALIER D’ÉON.

Tonnerre est, comme Joigny, une petite ville escarpée et montueuse, mais c’est à ce caractère général que se borne la ressemblance. Il y a dans l’aspect de Joigny plus d’énergie et de roideur; il y a dans celui de Tonnerre plus de vivacité et de brusquerie. Il lui faut grimper comme Joigny pour atteindre à son sommet, qui est la terrasse de l’église de Saint-Pierre, bâtie sur un rocher; mais il y grimpe sans efforts, d’une allure leste, avec une pétulance hardie et une pointe de crânerie bourguignonne très marquée. Il y manque la paisible rivière de l’Yonne pour tempérer d’une nuance de repos cette pétulance : ici l’Yonne est remplacée par l’Armançon, petit cours d’eau qui enlace la ville avec taquinerie, comme s’il voulait la garrotter. Lié aux pieds par l’Armançon, sa tête qui se dresse fière et mutine n’est cependant pas libre de voir ni très loin ni très haut. De toutes parts, des collines et des monticules d’une verdure sombre et d’un aspect agréablement farouche lui font une sorte de prison naturelle. Ainsi doublement enserrée et par les plis humides de son Armançon et par la ceinture de ses collines, la vive petite ville ressemble à un jeune homme remuant, gêné dans la liberté de ses mouvemens par la tyrannie de ses précepteurs et la surveillance de ses amis, et l’on aurait envie, si les prosateurs jouissaient des privilèges des poètes, d’attribuer au dépit qu’elle ressent de cette gêne la brusquerie presque voisine d’une certaine violence qui se remarque dans l’ensemble de sa physionomie.

En contemplant le panorama de cette petite ville à la hardiesse charmante, à la fois libre et prisonnière, brusque et domptée, je ne pus m’empêcher de songer un peu tristement qu’elle était comme une sorte de miroir naturel où se lisaient assez nettement les destinées qui furent faites au plus excentrique et au plus équivoque de ses enfans. Tonnerre fut la patrie du fameux chevalier d’Éon, si célèbre au dernier siècle par le scandale de ses aventures, si recommandable, tout compte fait, par la réalité de ses services et l’énergie de sa conduite, auprès de tous ceux qui ne se paient pas de préjugés populaires, ou dont le jugement n’est pas effarouché par les quolibets des pamphlétaires. La maison où il naquit, où il vécut heureux pendant les années de l’éducation et de l’adolescence, se dresse encore entièrement intacte à l’entrée de la ville, tout contre le pont de l’Armancon, C’est une bonne petite maison du dernier siècle, sans aucune apparence extérieure de richesse et de faste ; trois marches de pierre, hautes à elles trois d’un pied et demi environ, forment l’entrée ; une petite cour qui ne fut jamais faite pour remiser de nombreux carrosses la précède. Une telle demeure, bien loin de parler d’aventures excentriques et d’existence équivoque, annonce au contraire chez ses habitans simplicité de vie et modestie d’habitudes. Et cependant, de même que les femmes de certaines classes savent rehausser par un ruban ou un nœud de tulle une toilette presque pauvre, cette maisonnette a dans son air un je ne sais quoi qui la tire du commun des habitations ordinaires. C’est bien la demeure d’un petit noble de province sous l’ancien régime, ou, pour parler avec plus de précision encore, d’un membre de cette sorte de gentry française si nombreuse autrefois, bourgeoisie titrée et noblesse bourgeoise, un peu hésitante sur les frontières de deux conditions, La maison est donc d’aspect fort honnête, mais, grands dieux, qu’elle est étroite ! Il semble que les habitans devaient s’y sentir singulièrement gênés par momens, et l’on conçoit aisément que, s’il y est né quelque oiseau naturellement emplumé pour voler, il a dû plus d’une fois la prendre pour une cage et ressentir le besoin de s’en échapper. C’est par ce caractère d’étroitesse, pas autrement, que la petite maison de Tonnerre fait penser aux bizarres destinées du chevalier d’Éon.

Montaigne parle dans un de ses essais d’un garçon de sa seigneurie qu’il avait connu fille jusqu’à l’âge de vingt ans passés, et que la nature créa soudainement du sexe mâle un jour qu’elle voulut faire acte d’adresse virile. Telle fut à peu près l’histoire du chevalier d’Éon. Homme pendant la plus grande partie de sa vie, il devint femme subitement à l’âge de près de cinquante ans, et le resta jusqu’à sa mort. Colonel de dragons et chevalière à la fois, il passa longtemps pour avoir été l’amant de l’impératrice Elisabeth de Russie, et eut le singulier honneur d’être demandé en mariage par Figaro-Beaumarchais. Ne cherchez cependant l’explication de ce mystère dans aucune de ces métamorphoses qui ont rendu célèbres les noms de Salmacis et de Narcisse, et qui furent chantées par Ovide. Une mascarade diplomatique jeta la semence de cette destinée baroque que les nécessités d’un secret royal développèrent et firent éclore vingt ans après.

Ce fut à la suite d’un bal masqué où d’Éon avait consenti avec une étourderie coupable à jouer le personnage principal dans une mystification qui pouvait le conduire à la Bastille pour le reste de ses jours que le roi Louis XV eut de son côté l’idée passablement audacieuse de le dépêcher sous un costume de femme à l’impératrice Elisabeth, afin de renouer sous main les relations diplomatiques rompues depuis les affaires de La Chétardie et de Lestocq, et de décider la souveraine à se joindre aux cours de Vienne et de Versailles contre Frédéric II. Certainement il faut renoncer à juger le XVIIIe siècle selon les règles de la morale ordinaire, car on ne sait dans cette première aventure ce que l’on doit le plus admirer de l’étourderie du sujet ou de la légèreté du monarque. La mystification dans laquelle d’Éon avait consenti à jouer un rôle consistait à le faire prendre pour une femme par le roi ; elle échoue heureusement, et Louis XV, qui n’en sait rien, s’avise subitement de jouer à une souveraine la même plaisanterie pour laquelle il eût envoyé dix minutes auparavant le mystificateur en exil ou en prison, s’il l’eût découverte ou mal prise. D’Éon consentit à cette nouvelle mascarade, plus dangereuse encore que la première, et, à peine échappé à la perspective de la Bastille, le voilà qui affronte la perspective des mines et de la Sibérie avec cette audace sanguine qui caractérisa tous les actes de sa vie, et le fit se charger de toutes les entreprises les plus téméraires, courage tout de tempérament, fait de chaleur physique et de confiance instinctive en sa force, qui le sacre vrai fils de la Bourgogne.

Ce qu’il y a de fort singulier dans cette première aventure, c’est que, lorsqu’il y consentit, d’Éon n’était déjà plus dans cet âge où l’on peut jouer de tels rôles sans péril, car il avait près de trente ans; mais sa beauté d’une gentillesse féminine et son visage, qu’il semble avoir conservé vierge de toute pilosité pendant toute sa vie, gardèrent gracieusement son secret, et partout où il passa il fut accepté sans soupçon comme Mlle de Beaumont, jeune Française noble, se rendant pour affaires en Russie sous la conduite d’un Écossais, le chevalier Douglas. Adroitement informée du travestissement de d’Éon et du projet qu’il recouvrait, Elisabeth, qui, malgré la longue rupture des relations diplomatiques avec la France, avait conservé une tendre admiration pour le joli visage de Louis XV, consentit à prendre en riant cette plaisanterie royale, et installa le chevalier dans ses appartemens les plus intimes en qualité de lectrice : périlleux honneur, si l’on songe aux mœurs terribles de la souveraine que Frédéric qualifiait si durement dans ses accès de colère, et au scandale toujours possible d’une révélation. Par quels moyens ingénieux et quels subtils manèges d’Éon parvînt-il à surmonter ces périls? Ce fut son secret, et nous tenons peu à le connaître; ce qui nous importe davantage, c’est que sa mission clandestine réussit absolument, et qu’au bout de quelques mois il revenait à Versailles en rapporter les résultats, à savoir la reprise des relations diplomatiques officielles entre les deux cours et la promesse de participation de la Russie à la guerre de sept ans, qui commençait alors. Nous sommes encore redevables à cet aventureux voyage de d’Éon d’un troisième service plus important peut-être que les deux premiers, dont les événemens se chargèrent trop vite de réduire la valeur. Ce fameux testament de Pierre le Grand, dont il a été si souvent parlé depuis un siècle, et dont les journaux français et étrangers donnèrent tant d’analyses et de copies il y a quelque vingt ans, lors de la guerre de Crimée, c’est par d’Éon, qui profita pour le transcrire des facilités de son séjour dans les appartemens impériaux, qu’il a été révélé à l’origine. Certes ce n’est pas un médiocre service que la révélation d’un document d’un si durable intérêt, et il doit nous apprendre bien décidément qu’il ne faut en ce monde jamais trop mépriser personne, pas même un équivoque chevalier d’Éon. Les ruses de la Providence pour amener le triomphe de la vérité sont aussi singulières qu’insondables; laissons donc les pharisiens s’étonner de la bizarrerie de ses choix, et, quand il nous semblera trop difficile de les comprendre, pensons à cette sainte devise gravée sur une tasse d’argent qui avait appartenu à un tsar et qui figurait dans l’exposition russe de 1867 : « ne cherche jamais la sagesse, mais cherche l’humilité, car c’est l’humilité qui est la voie du salut. »

Le malheureux roi Louis XV a été jusqu’à nos jours impitoyablement sacrifié par la Némésis de l’histoire; il serait temps, ce nous semble, de mettre un peu de mesure dans ces jugemens à outrance, et de jeter quelques gouttes d’eau froide sur ces effervescences d’indignation qui, dans beaucoup de cas, sont fort mal inspirées. L’histoire du XVIIIe siècle nous est encore imparfaitement connue, et certaines de ses parties sont comme scellées d’un cachet occulte qui ne sera jamais bien levé. Nous en avons cité un exemple à propos du monument du dauphin à Sens, en voici un second non moins singulier. Que n’a-t-on pas dit et écrit sur la coupable indifférence de Louis XV, sur son oubli complet de ses devoirs de roi, sa légèreté égoïste, etc.! Quoi cependant, si l’on prenait souvent pour de l’indifférence le calme désespoir d’un souverain qui, se sentant sombrer, s’arrange pour mourir sans prononcer un seul mot? Quoi, si cette légèreté égoïste n’était autre chose que l’aveu amer de l’impuissance et de l’isolement? Ses bons mots sont cités d’ordinaire comme des exemples de frivolité cynique et d’apathie; pour nous, nous y avons toujours vu percer le découragement le plus profond et le dégoût le plus complet. Dirai-je toute ma pensée? Louis XV me paraît à son époque le type le plus parfait du misanthrope; personne ne le fut à ce degré au dernier siècle, pas même Jean-Jacques Rousseau; seulement, au lieu d’être misanthrope avec des brusqueries plébéiennes, il le fut avec des formes de gentilhomme et de roi qui, donnant le change sur le mal dont il était atteint, firent nommer ce mal d’un nom qui n’était pas le sien. Tous les caractères de la misanthropie la plus accentuée sont là : la taciturnité morose, l’hébétement hypochondriaque, l’abandon de soi, les lubies sépulcrales et les manies lugubres, indice certain que la tristesse est logée à demeure fixe au fond de l’âme, l’incurable défiance et la préférence pour les voies secrètes. Toute sa vie, Louis XV agit comme s’il se sentait enveloppé par des ennemis invisibles, et qu’il fût obligé de se défendre contre eux avec des armes invisibles aussi, à la manière de ces Touaregs d’Afrique qui combattent voilés. Il n’était pas aussi indifférent qu’on l’a dit à ses devoirs de roi, mais il se cachait pour les remplir, comme s’il eût été persuadé qu’il en serait empêché, s’il s’avisait de s’en acquitter ouvertement. « Soyons roi sans qu’on en sache rien, » telle fut la devise de sa vie à partir de la mort de son ancien précepteur, le cardinal Fleury, le seul de ses ministres qui ait possédé sa confiance authentiquement et devant les yeux du public. Nous connaissons aujourd’hui la nature et la composition de ce ministère occulte, présidé par le roi et inconnu du cabinet officiel de Versailles, qui voyait souvent échouer ses combinaisons les mieux ourdies sans qu’il pût soupçonner où était caché le banc de sable qui faisait sombrer sa politique. Y avait-il donc un danger pour que le roi crût nécessaire de se cacher ainsi? et, s’il y avait un danger, quelle en était la nature? Nous ne nous chargeons pas de le deviner, mais en tout cas il ressort de l’existence de ce ministère occulte ce fait d’une importance capitale, c’est qu’en pleine monarchie absolue, il y eut un moment où le chef de cette monarchie ne se crut pas suffisamment libre pour jouer ouvertement son rôle de souverain absolu, et la constatation de cette singularité nous dispense de chercher davantage.

D’Éon fut affilié par le roi Louis XV à ce ministère occulte dont faisaient partie le prince de Conti, le comte et le maréchal de Broglie, d’autres personnages encore. Il répondit dignement à cette marque de désagréable confiance dont se serait passé volontiers tout homme d’une conscience scrupuleuse, car, pour nommer les choses par leur nom, si d’Éon fit partie de ce ministère occulte, ce fut non comme conseil, mais comme agent diplomatique secret, rôle équivoque, hybride, qui, sans être l’espionnage, y confine cependant par quelques points. Espionnage ou non, c’est à ces fonctions que d’Éon dut la page la plus honorable de sa vie, la seule vraiment honorable. La guerre de sept ans avait pris fin, et Louis XV, trop légitimement mécontent de la paix de 1763, qui donnait à l’Angleterre nos possessions du Canada et de l’Acadie, méditant déjà sur les conditions possibles d’une revanche, conçut le projet d’attaquer l’Angleterre dans son île même. On ne s’attendrait guère à voir les projets de Napoléon, qui ont été jugés comme les plus téméraires, devancés par le roi Louis XV; cependant il en fut ainsi. Louis XV chargea d’Éon d’aller étudier en Angleterre les moyens les plus efficaces d’opérer une descente dans l’île, et, pour qu’il fût couvert contre tout soupçon, on arrêta qu’il ferait partie, comme secrétaire, de l’ambassade du duc de Nivernais. Tout alla bien pendant le temps que dura l’ambassade de cet aimable seigneur, qui, lassé pour un rien, se reposait volontiers des fatigues de son ministère sur d’Éon, qu’il aimait d’ailleurs beaucoup. Les choses changèrent singulièrement avec son successeur, le comte de Guerchy, qui, n’ayant ni la haute position, ni l’indépendance de caractère du duc de Nivernais, était tout autrement soumis aux volontés du cabinet de Versailles. Le comte de Guerchy ne tarda pas à s’apercevoir que son secrétaire, qui avait un moment exercé l’intérim d’ambassadeur, poursuivait quelque but secret et remplissait d’autres fonctions que celles de son titre officiel. Les deux diplomaties, marchant côte à côte dans l’ombre, se rencontrèrent, et une explosion s’ensuivit. Il serait fastidieux de compter tous les fils de cette ténébreuse intrigue, dont l’origine, selon quelques-uns, doit être cherchée dans la haine de Mme de Pompadour pour le comte de Broglie et dans le refus de d’Éon de trahir au profit de la favorite la confiance du roi; mais, bien qu’aucun fait authentique n’appuie cette hypothèse, ne serait-il pas possible que la police diplomatique de Londres, ayant eu soupçon de l’ambassade en partie double de d’Éon, et ennuyée d’ailleurs de ses relations passablement ténébreuses avec la princesse Sophie-Charlotte, l’épouse de George III, ait profité de l’ignorance du comte de Guerchy pour soulever sous main cette affaire? Quoi qu’il en soit, Guerchy adressa au cabinet de Versailles la prière de rappeler d’Éon, et en même temps somma ce dernier de rendre ses papiers. Grand fut l’embarras de Louis XV lorsqu’arriva la demande de Guerchy. S’il ne cédait pas, il lui fallait avouer le plan secret dont d’Éon était chargé et révéler à son ministère l’existence du fameux cabinet occulte; s’il cédait, il lui fallait sacrifier un serviteur dévoué qui n’avait agi que par ses ordres. Il crut se tirer d’embarras en ne choisissant pas entre ces deux partis, mais en les acceptant tous les deux, à la fois. De. la même plume dont il signait au conseil le rappel de d’Éon, il lui écrivait : Je suis content de vos services, restez à Londres, mettez les papiers en sûreté, et ne rendez rien. Fort de cet appui, d’Éon, bravant les foudres de Versailles et les injonctions de l’ambassadeur, refusa de céder aux ordres qui lui étaient donnés. Alors commença entre Guerchy et d’Éon une lutte atroce, implacable, sanguinaire même, où fut épuisé tout ce que la haine a de noires ressources pour le mal, et cette lutte dura des années. Du côté de d’Eon, la résistance fut véritablement héroïque; rien ne put l’ébranler, ni lui faire lâcher son poste, ni la calomnie et les outrages jetés à pleines mains, ni le besoin d’argent, ni les espionnages multipliés, ni les menaces d’assassinat. Il sut éventer toutes les ruses et déjouer toutes les machinations. Ne pouvant réussir à le faire partir pour la France, Guerchy semble avoir voulu l’y faire transporter de force; telle nous paraît du moins l’explication naturelle d’une certaine histoire de vin de Tonnerre à l’opium que d’Éon traita nettement de tentative d’empoisonnement, et qui ne fut probablement qu’un stratagème pour l’enlever pendant son sommeil et confisquer ses papiers. Ce qu’il y a de certain, c’est que d’Éon fit partager son opinion à la magistrature anglaise, car il fit condamner comme coupable de tentative d’homicide Guerchy, qui ne dut qu’à son immunité d’ambassadeur d’échapper aux suites de la sentence prononcée contre lui. Il mourut peu de temps après, et il est permis de croire que le dépit et la douleur hâtèrent sa fin. D’Éon triompha donc, mais dans quel état le laissait ce triomphe! Meurtri de la lutte, souillé de la boue qu’il avait reçue et de celle qu’il avait lancée, il avait acheté sa victoire à un prix qui rend presque toujours inévitable une future défaite, si les circonstances de la vie veulent que la guerre recommence sur un autre terrain. La défaite arriva, lamentable, navrante, hideuse. Bien qu’on n’aperçoive aucun rapport direct entre cette longue lutte avec Guerchy et l’ordre bizarrement cruel qu’il reçut plus tard du cabinet de Versailles de reconnaître qu’il appartenait au sexe féminin et de revêtir des habits de femme, il n’est cependant pas impossible que certains fils secrets unissent ces deux affaires. Voici comment la légende raconte cette aventure, la plus triste que je connaisse dans la collection de douleurs infiniment variées que nous présente le répertoire historique de la comédie que l’humanité se joue à elle-même depuis six mille ans. Lorsque naguère il avait traversé l’Allemagne sous des habits de femme pour se rendre en Russie, il avait inspiré à une jeune duchesse de Mecklembourg-Strélitz une amitié féminine des plus vives. Quelques mois après, elle le revit sous le costume de son véritable sexe, mais son erreur en s’évanouissant n’emporta rien des sentimens de son cœur. Or il advint que les nécessités de la politique appelèrent cette jeune duchesse, qui se nommait Sophie-Charlotte, à l’honneur de porter le titre de princesse de Galles, comme femme du futur George III, et à ce même moment le hasard voulut que d’Eon fût envoyé en Angleterre avec la mission dont nous avons parlé. La légende dit que la grandeur souveraine ne changea rien à la tendre amitié de la princesse, et que d’Éon trouva conseil, appui et protection dans cette amitié pendant ses longues luttes avec Guerchy. Un jour, il aurait été surpris par George III chez la reine auprès du lit où reposait le jeune prince de Galles (le futur George IV), et se serait excusé avec des prétextes de remèdes secrets et de pilules souveraines dont il avait la recette, et dont Madame Victoire, une des filles de Louis XV, aurait éprouvé l’efficacité. Le roi crut ou feignit de croire; mais le serviteur de la reine qui avait introduit d’Eon, craignant les suites de cette aventure et cherchant le moyen de les prévenir, alla se rappeler la vieille histoire de l’ambassade de Russie, et souffla adroitement à l’oreille de George III que le chevalier d’Eon était une femme. George saisit avec empressement cette fable absurde, et bientôt le malheureux d’Éon se vit empêtré dans une sorte de marnière gluante dont il ne put sortir. Le bruit se répand en Angleterre que d’Éon est une femme; des paris s’engagent sur son sexe dans Londres, on demande des renseignemens à Versailles, et Versailles n’ose démentir la version fabuleuse. — Mais alors, s’il est femme, pourquoi ne porte-t-il pas les habits de son sexe ? demande George. — C’est juste, — répond Versailles, et ordre est expédié à Mlle d’Éon d’avoir à prendre des habits de femme, avec permission d’y joindre la croix de Saint-Louis, comme récompense de ses services en qualité de colonel de dragons. D’Éon lutta vainement ; il lui fallut accepter cette décision bizarrement cruelle. Un instant après la mort de Louis XV, il eut l’espoir que le changement de règne ferait cesser cette destinée ridicule; Louis XVI confirma les ordres de son grand-père, et tint à ce qu’ils fussent exécutés avec la plus impitoyable sévérité. Toute la dernière partie de la vie de d’Éon ne fut qu’une longue série de déboires où la tristesse se mêle à l’indécence, et qui atteignirent plus d’une fois les dernières limites de l’humiliation. Nous ne nous amuserons pas à remuer ce chaos d’anecdotes, un des marais les plus impurs du XVIIIe siècle expirant, et nous aimons mieux terminer cette esquisse rapide de la vie du pauvre papillon, — un papillon d’une espèce singulièrement robuste, quelque chose comme le sphinx à tête de mort ou le fulgore porte-lanterne, — par un fait qui l’honore singulièrement. Il lutta longtemps, avons-nous dit, pour obtenir qu’on lui laissât porter ses habits d’homme; quand il eut pris l’engagement de porter le costume féminin, il l’exécuta avec une loyauté admirable. La révolution, qui emportait tant d’autres vœux d’un caractère plus sacré, emportait à plus forte raison les vœux féminins faits par d’Éon sous l’ancienne société. Il se trouvait naturellement délivré; cependant il ne profita jamais des facilités que lui donnait l’écroulement de l’ancien ordre de choses, et, respectant jusqu’à la fin l’engagement qu’il avait pris et le secret qui l’y avait contraint, il mourut sous ses habits de femme en plein régna de Napoléon.

De la vie de d’Éon, il ressort avec la plus extrême évidence que toute chose occulte est mauvaise en soi, et ne peut mener qu’à des résultats lamentables. Rien n’est innocent de ce qui est clandestin, même lorsqu’on poursuit un but honnête ; comme l’abîme appelle l’abîme, ainsi les ténèbres appellent les ténèbres, et celui qui entre dans cette voie marche fatalement soit au malheur, soit au crime. Sa main frappera sans reconnaître ce qu’il frappe, ou bien lui-même tombera frappé par une main invisible qu’il ne pourra saisir, heureux encore s’il ne lui arrive pas quelque aventure pareille à celle de ce capitaine anglais qui, se trouvant engagé au milieu d’une armée de crabes, fut dévoré vif. Toute la lamentable destinée de d’Éon est contenue dans le fait de cette première mascarade diplomatique de Russie. Pour avoir porté un certain jour un certain travestissement, il fut obligé de le porter toute sa vie; ce costume de bal masqué se colle à sa chair comme une autre tunique de Déjanire et fait désormais partie de son être. Plus d’un jeune lecteur peut tirer de cette étrange histoire un double avertissement qu’on peut formuler en ces termes : ne jouez jamais avec les frivolités sous prétexte que ce ne sont que des frivolités, car les choses sérieuses dépendent des choses légères; ne jouez pas davantage avec les absurdités en donnant pour excuse qu’elles sont des absurdités, car les choses absurdes sont précisément les seules contre lesquelles vous vous trouverez désarmés et sans défense.

Tonnerre a trois églises, qui se réduisent en réalité à une seule. L’église de Saint-Pierre, perchée au sommet de la ville sur la pointe d’un rocher escarpé, n’a rien de particulièrement intéressant, en dehors de sa situation pittoresque et de sa terrasse, d’où l’on domine le paysage de la campagne environnante. Il m’a paru qu’elle était laissée dans une demi-solitude, au moins pour la plus grande partie des offices, que les fidèles de Tonnerre entendent plus volontiers dans l’église de l’hôpital. Quant à la seconde église, celle de Notre-Dame, il ne s’y célèbre d’office d’aucune espèce, par la raison qu’elle est fermée depuis de nombreuses années, attendant soit des réparations, qui ont maintenant trop tardé, soit une démolition, qui serait le parti le plus sage à prendre, si l’on ne veut pas que les voisins soient écrasés quelque jour sous une avalanche de pierres, car un effondrement est singulièrement à craindre. Il est regrettable cependant qu’on ne puisse la réparer en considération de son clocher, énorme tour carrée d’un effet très original. En contemplant cette tour, qui pourrait servir de forteresse aussi bien que de clocher, on pense à ces évêques du moyen âge marchant au combat sous leurs armures d’acier, ou à ces géans barbares de l’invasion germanique saisis tout vifs par le christianisme, recevant le baptême framée en main et sans quitter leur harnais de guerre. Je n’ai rien vu qui m’ait présenté un symbole plus parlant et plus précis de la double vie batailleuse et chrétienne du moyen âge que cette tour carrée, qui exprime si bien la domination, et par sa masse redoutable, et par sa robuste architecture, et par son aspect pesamment impérieux.

Reste enfin l’église attenante à l’hôpital, lequel, pour le dire par parenthèse, ne peut être bien caractérisé que par l’épithète de cossu, qui s’applique rarement à ces demeures de la misère et de la maladie, et qui donne plutôt l’impression d’une préfecture ou d’une riche maison d’éducation religieuse que d’une maison des pauvres. L’architecture de cette église de l’hôpital ne se recommande à l’extérieur par rien de remarquable; mais entrez, et vous ne pourrez manquer de ressentir une émotion que j’oserai qualifier de sublime Nous connaissons mal toutes les merveilles que nous possédons en France, et cette église de Tonnerre, dont la réputation est loin d’égaler la beauté, en est une véritable. Peu de choses donnent à ce point le sentiment de la grandeur, et l’on est comme glacé de saisissement lorsque, pénétrant à l’improviste dans l’intérieur de l’édifice, on se voit perdu dans l’énorme vaisseau de ce long carré. Certes il y a bien d’autres temples remarquables par l’impression de grandeur qu’ils laissent; mais cette grandeur, ils la doivent à telle ou telle disposition architecturale : ici l’impression de grandeur résulte simplement des dimensions géométriques de l’édifice. Pas de piliers massifs et colossaux, ou de colonnettes au vol rapide, pas de voûte hardie ou robuste, pas de chœur exhaussé au-dessus du parvis, pas de chapelles latérales; une surface également plane et quatre murailles nues, voilà tout. J’y pénètre à l’heure de la célébration des vêpres ; les officians et les fidèles qui sont à l’extrémité me font penser à ces épis restés debout dans les sillons lorsque la moisson a passé sur un champ, tant ils me paraissent clair-semés et comme égarés dans cet espace, qui pourrait contenir toute la population de Tonnerre, y compris celle de quelques communes voisines. Ce temple répond bien à sa destination, et porte bien le cachet de son origine; nu et imposant à la fois, c’est un temple des pauvres élevé par la main de la grandeur. C’est le temple des pauvres, c’en pourrait être aussi le palais, car on ne peut concevoir aucun lieu mieux approprié pour quelques-unes de ces fêtes populaires familières à l’ancienne église du moyen âge. Quelle belle salle par exemple pour un de ces festins de pauvres qui se célébraient autrefois ! On pourrait y réunir aisément tous les indigens du département de l’Yonne, et y inviter une partie de ceux de la Côte-d’Or par-dessus le marché. On n’a pas essayé d’orner cette église; qu’on ne l’essaie jamais, sa nudité lui va bien, et toute richesse trop apparente la déparerait. Je n’en veux d’autre preuve que cette statue de Marguerite de Bourgogne, sa noble fondatrice, qu’on a eu l’idée de placer à l’entrée du chœur, et qui y est comme égarée et dépaysée. Elle est vraiment de trop en ce lieu, et aurait dû être réservée pour quelque autre place, pour quelqu’une de ces belles pelouses vertes par exemple qui s’étendent autour de l’hôpital; ici il suffisait du tombeau de cette princesse, qui, placé à peu de distance contre une des murailles, rappelle son souvenir d’une manière bien plus chrétienne et plus conforme à la sainteté du lieu. Une leçon d’humilité sort du tombeau de cette princesse, ensevelie parmi les pauvres, qu’elle dota et nourrit; une impression de faste et d’orgueil humain s’échappe au contraire de l’effigie de sa personne vivante. Tout contre la muraille qui fait face au tombeau de Marguerite s’élève un autre monument, celui de Louvois, qui porta le titre de seigneur de Tonnerre pendant les huit dernières années de sa vie. Ce tombeau, qui au point de vue de l’art n’a rien d’ailleurs de bien remarquable, produit encore ici une impression des plus désagréables, et on le souhaiterait volontiers en tout autre lieu. Qu’a donc à faire dans la demeure des pauvres, des faibles, des infirmes, la dépouille mortelle de ce grand serviteur de la France, dont l’âme, qui fut la dureté même, n’entendit jamais une plainte, et ne laissa jamais échapper un accent d’humanité ? On ne serait point choqué de rencontrer en tel lieu le monument d’un Vauban, d’un Catinat, ou de tout autre héros de guerre ayant tempéré son énergie d’un peu de bonté ; mais on y est mal à l’aise au contraire pour repasser en mémoire les services de Louvois, et l’on y songe trop aux méthodes par lesquelles il les rendit. Il n’y a qu’un hôpital où Louvois pouvait être convenablement et dignement enterré ; c’est cet hôtel des Invalides qu’il fonda, et qui résume d’une manière grandiose tout ce qu’il eut jamais de pensées d’humanité. Grand homme cependant en dépit de ses vices d’âme, celui dont la sépulture appelle légitimement une telle place[2] !

Tonnerre possède encore un souvenir d’un autre grand homme de guerre, un portrait de Davout, prince d’Eckmühl, qui fait l’unique curiosité du petit hôtel de ville. Je n’ai point été surpris de rencontrer à Tonnerre le portrait du prince d’Eckmühl, puisqu’il était Bourguignon, et, qui plus est, du département de l’Yonne ; mais je n’ai pu trouver personne qui ait pu me dire d’où venait ce portrait, qui l’avait donné à l’hôtel de ville de Tonnerre, quel en était l’auteur, et à quelle période de la vie militaire du maréchal il se rapportait. La peinture, sans être bonne, offre cependant un réel intérêt. Le maréchal est debout, présenté de face, la tête nue ; derrière lui s’étend une longue plaine grise comme une des steppes de cette Pologne dont il faillit être roi. Quoique ce portrait soit sensiblement différent de tous ceux que j’ai vus, il a dû être fort ressemblant à une certaine heure. Il a été peint visiblement non dans une période de repos, mais au milieu même d’une campagne, car les veilles, les fatigues, les soucis, ont amaigri et pâli les joues, étiré les traits, creusé les yeux de ce visage que le génie de la guerre a marqué d’une empreinte de mâle stoïcisme, de résolution calme et, nuance que je n’ai remarqué que dans ce portrait, un peu triste.

II. — MONTBARD. — BUFFON.

A Montbard, j’ai pu constater une fois de plus combien nous sommes inférieurs à l’ancienne société dans l’art d’honorer nos grands hommes. Rien de moins ingénieux et de plus monotone que le culte que nous leur rendons. Pour tous également, qu’ils aient sauvé la patrie, écrit des romans, rédigé des lois ou interrogé la nature, nous n’avons qu’un même mode de reconnaissance uniforme comme la taxe des lettres; c’est le triomphe le plus complet du niveau égalitaire. De même que la décoration de la Légion d’honneur récompense indifféremment tous les genres de mérite pour les vivans, ainsi la statue monumentale récompense également tous les genres de gloire pour les morts. De là cette abondance de bronzes ennuyeux et la plupart du temps sans caractère qui s’est abattue sur les places, les promenades, les marchés de nos villes, et qui, gagnant comme une épidémie, atteint jusqu’à nos villages, dont elle dépare la physionomie rustique et offense presque la simplicité. Rien de plus sec, de plus aride que l’éternel produit de cette contagion de la mode, ce lourd bonhomme de bronze toujours perché sur son socle de pierre dans la même invariable attitude, et qui d’ordinaire ne s’harmonise en rien avec le cadre d’édifices ou de constructions qui l’entoure. Si cette mode se bornait à être la stérilité même, le mal serait encore supportable; mais, non contente de laisser l’art infécond, elle le dénature encore très souvent, et sans mauvaises intentions d’ailleurs commet les contre-sens les plus variés contre les règles les plus élémentaires du goût. Je prends un exemple. Le bon sens de l’imagination, car l’imagination a son bon sens qui lui est propre, indique tout de suite que tous ces morts illustres ne devraient pas être honorés de la même manière, non-seulement à cause de la diversité de leurs mérites et de leurs services, mais à cause même des différences de leurs personnes physiques. Il se peut très bien faire en effet que la personne physique du grand homme dont il s’agit de reproduire l’image ne réponde en rien aux conditions de la sculpture monumentale; or, dans ces cas-là, n’est-il pas à craindre que la récompense tourne involontairement à l’épigramme? La ville d’Étampes a élevé une statue à Geoffroy Saint-Hilaire, le célèbre rival de Cuvier, et certes il faut convenir que, si la statue monumentale doit être uniformément la récompense de tous les genres de gloire, peu d’hommes méritaient mieux un tel honneur. Cependant, si l’on eût interrogé auparavant la personne physique de Geoffroy Saint-Hilaire, peut-être se serait-on abstenu. Le sculpteur, M. Elias Robert, s’est tiré de son sujet en homme d’esprit, et a réussi à faire sortir une sculpture originale et qui plaît de son bizarre modèle; mais c’est un tour de force qu’il a accompli là, car il avait dix raisons d’échouer contre une de réussir. On ne saurait imaginer une personne qui se prête moins que Geoffroy Saint-Hilaire aux conditions de la sculpture; la taille est courte, la stature petite, les traits sans beauté, le visage sans harmonie; seul le crâne, d’une dimension à réjouir un phrénologue et à donner raison aux opinions que professa dans ses dernières années David d’Angers, marque une vie intellectuelle d’une intensité extraordinaire. Il est évident qu’une telle personne physique appellerait tout autre mode de représentation de préférence à la sculpture monumentale. Encore une fois, pourquoi donc cette invariable statue en pied, qui ne convient d’ailleurs bien réellement qu’aux militaires et aux hommes ayant exercé un commandement, parce que leur gloire répond à quelque chose de clair et de précis dans l’opinion populaire, et ne se présente pas devant les foules à l’état d’énigme obscure? Est-ce que selon la nature des services, de la profession, de la célébrité, nos grands hommes ne seraient pas mieux honorés, tantôt par un simple buste placé dans un foyer de théâtre ou une salle d’hôtel de ville, tantôt par un portrait suspendu dans une salle d’université, tantôt par un médaillon gravé sur la muraille d’une cathédrale ? Nos pères faisaient ainsi, et en cela ils montraient plus d’intelligence de la célébrité, plus de délicatesse de respect, plus de bon goût reconnaissant que nous n’en montrons et n’en montrerons jamais avec cet éternel bronze par lequel nous nous débarrassons de tous nos tributs d’admiration et de gratitude.

La statue de Buffon, œuvre estimable de M. Dumont, s’élève en haut de Montbard sur une petite place formant terrasse à côté de l’église et en face du parc du grand naturaliste. Appliquant à Buffon une partie des observations qui précèdent, je demande si cette statue monumentale, qui se dresse solitaire sur cette terrasse où les habitans de Montbard ne la voient jamais que les dimanches et jours de fête, était bien la meilleure manière d’honorer cette illustre mémoire. Certes on ne peut pas adresser à la personne physique de Buffon les mêmes critiques que nous adressions tout à l’heure à la personne physique de Geoffroy Saint-Hilaire. Haute stature, force du corps, mâle beauté du visage, élégance des habitudes, Buffon eut tout cela en partage; sa personne se prête donc parfaitement aux conditions de la sculpture. Et pourtant que me dit cet homme de bronze et en quoi me parle-t-il de l’auteur de la Théorie de la terre et des Sept époques de la nature? Cet homme de bronze est un naturaliste, il pourrait tout aussi bien être un orateur, un intendant de province, un politique. Où y a-t-il dans cette image un signe, une marque qui indique la nature des occupations intellectuelles, des services rendus, de la gloire acquise? Le véritable monument qui convient à un grand homme est celui qui peut le mieux rappeler le caractère de son génie à ceux qui savent et le faire comprendre à ceux qui ignorent. Ce principe posé, il n’y avait qu’un seul monument qui convenait à la gloire de Buffon, une fontaine colossale. Une fontaine monumentale présente en effet tous les moyens de multiplier les figures capables d’exprimer son génie et de représenter ses conceptions. Tout au bas du monument, les eaux qui se seraient échappées de cette fontaine auraient été recueillies dans un immense bassin de pierre où l’on aurait abreuvé les grands bœufs blancs aux formes pleines et majestueuses que je vois rentrer le soir à Montbard. Au-dessus de ce bassin se serait élevé le premier étage de la fontaine, un carré robuste soutenu par quatre grandes figures d’animaux, et orné sur chacun des côtés de quatre bas-reliefs représentant quelques-unes des grandes scènes de la nature judicieusement choisies parmi celles des découvertes et des descriptions de Buffon qui se prêtent le mieux à la représentation par les arts plastiques. Au-dessus de cet étage, un second plus étroit aurait été flanqué soit de deux, soit de quatre figures allégoriques représentant la Science et la Nature, la Vie et la Mort, ou d’autres emblèmes correspondant aux caractères du génie de Buffon. Enfin tout en haut, sous un dais de pierre, se serait élevée la statue du naturaliste. Voilà le monument véritable qui aurait parlé à l’imagination du dernier paysan, qui lui aurait pour ainsi dire imposé l’intelligence de cette gloire qui pour lui est lettre close, et le respect de cette grandeur qui pour lui est chimère vague; mais que peut lui rappeler la figure aride de cette statue solitaire, puisqu’elle ne dit déjà rien au lettré?

A l’époque où je me suis arrêté à Montbard, c’est-à-dire durant l’automne dernier, un sentiment de récente reconnaissance augmentait encore le plaisir que j’aurais éprouvé en tout temps à visiter la retraite studieuse et élégamment austère où ce grand homme a vécu et pensé loin des pauvres agitations de la stérile politique du XVIIIe siècle. Et à moi aussi, grâce à son œuvre immortelle, il m’a été donné d’échapper aux affreuses préoccupations de la plus misérable période de notre récente histoire. J’ai passé les longs mois de la mortelle commune plongé dans la lecture de l’Histoire naturelle, et jamais temps plus douloureux n’a passé aussi vite. Ce beau livre, le plus complètement beau qui ait été écrit au dernier siècle, m’a donc conféré le privilège de ne rien apprendre des exploits qui rendaient alors célèbres les noms de tant d’hommes obscurs. Il m’enlevait si loin de la conception politique du Paris ville libre de Vallès te proudhonien et de la religion du fusionisme du mystique Babick! Une seule fois cette lecture m’a reporté vers la pensée des tristes événemens qui se déroulaient alors à l’indignation et à la stupeur générales. Lorsque j’arrivai au long chapitre qui traite des rongeurs et de leurs innombrables variétés, je ne pus point ne pas remarquer qu’il y avait une ressemblance plus que frappante entre les mœurs de ces bestioles et les passions qui s’agitaient alors dans la capitale de la France. Jusqu’alors j’avais pensé que l’animal le plus féroce de la création était le tigre; Buffon et l’anarchie parisienne m’apprenaient au même moment que c’était le rat. Quel tableau effrayant le grand naturaliste a tracé de leurs passions belliqueuses, de leurs rivalités, de leurs luttes, de leurs convoitises ! Si l’on suppose les rats atteignant à la dimension du chat, ils dépeupleraient le monde. Heureusement c’est contre eux-mêmes qu’ils tournent leur propre férocité; lorsqu’ils entrent en guerre ou qu’ils sont poussés par la faim, ils se précipitent sur leurs frères rats, coupent leurs têtes et les mangent; quand leur faim est satisfaite, leur férocité mise en mouvement ne se ralentit pas toujours pour cela, et ils continuent à scalper leurs ennemis à la façon des Peaux-Rouges. Non-seulement ils dépeupleraient le monde, si leur force égalait leur férocité, mais ils l’affameraient. Rien n’égale leur énergie de rapine; il y a telle espèce, le hamster par exemple, qui se creuse des logemens presque impossibles à découvrir à plusieurs pieds sous terre, et qui entasse dans ses vastes magasins jusqu’à cent livres de blé par individu. Mais le fait le plus nouveau pour moi dans cette série de monographies des rongeurs, c’est que l’énorme rat parisien de nos égouts et de nos caves, que je croyais une race autochthone, appartenait au contraire à un peuple d’envahisseurs dont l’apparition est de date toute récente. C’est au XVIIIe siècle même et une vingtaine d’années seulement avant la publication des premiers volumes de l’Histoire naturelle que ces hordes de Huns et de Tartares rongeurs se présentèrent dans Paris et ses environs, où jamais on ne les avait vus auparavant. De quelle contrée prochaine ou lointaine sortaient-ils, on ne l’a jamais su, au dire de Buffon, et comme ils n’avaient pas de nom, le grand naturaliste leur donna celui de surmulots qu’ils ont conservé, parce qu’il avait remarqué qu’ils présentaient une assez grande ressemblance avec la race de rats rustiques connus sous le nom de mulots. Au moment même où je lisais ce fait singulier, Paris aussi était envahi par des légions de rats humains d’une espèce jusqu’alors inconnue malgré les nombreuses ressemblances qu’elle présente avec l’ancienne race des anarchistes parisiens. Cette partie de l’histoire naturelle est la seule, dis-je, qui m’ait replacé par analogie dans le milieu des événemens contemporains; mais dans toutes les autres parties quel trésor de paix profonde, de calme enthousiasme, de rêveries sérieuses, m’ouvrait ce beau livre ! Quels trésors aussi d’indifférence morale et de désintéressement dédaigneux ! car que sont toutes nos pauvres révolutions du temps et du lieu à côté de ces révolutions de l’éternité et de l’infini dont le philosophe déroulait le tableau devant mon esprit?

Les dispositions générales de l’habitation de Montbard n’ont pas changé depuis Buffon. Le modeste parterre qui l’accompagne est encore à peu près tel qu’il existait au xviii-siècle. Rien non plus n’a été changé dans le parc, cadeau de Louis XV, qui fait suite à ce parterre. Vu de la grille extérieure, ce parc paraît immense, et cependant il est vraiment petit; il a cela de particulier qu’on peut s’y égarer et s’y perdre en tournant pour ainsi dire sur place, tant l’espace a été bien ménagé, et les allées disposées avec intelligence. Sans s’éloigner de plus de dix pas de son cabinet de travail, Buffon pouvait s’y créer une promenade aussi solitaire que s’il était allé la chercher à un kilomètre. Ceux qui m’ont précédé à Montbard et qui prétendent avoir trouvé le cabinet de travail dans l’état où il était du temps de Buffon ont été plus favorisés que moi; je n’y ai trouvé que les quatre murs nus. Ce cabinet est placé dans le parc même, et domine une campagne d’une assez imposante étendue. Des peupliers plantés au-dessous, dans une propriété limitrophe, élèvent jusqu’à la hauteur de la fenêtre leur cime d’un vert tendre; mais ces peupliers ne gênaient pas la vue du philosophe et ne troublaient pas de leur frémissement le cours de ses méditations, car ils ne furent plantés que dans les dernières années de sa vie. A l’extrémité du parc s’élève encore la tour, débris du château de Montbard acheté par Buffon et démoli pour l’agrandissement de son parc; cette tour fut conservée par lui comme une manière d’observatoire et de belvédère. En contemplant de son sommet le paysage agréablement austère qu’elle domine, je me suis pris à penser qu’il y avait une analogie vraiment étroite entre le caractère général du paysage bourguignon et le caractère du génie descriptif de Buffon. Il n’est pas impossible que la contemplation assidue de la nature bourguignonne ait fini par lui donner les deux qualités dominantes de sa forme, la constante élévation et l’ampleur. Il y a en effet dans le spectacle de la campagne onduleuse et régulièrement accidentée de la Bourgogne une sorte de vertu d’exhaussement qui porte l’âme jusqu’à une noble moyenne d’élévation dont elle ne la force jamais à descendre par des brusqueries, des défaillances, ou de soudains changemens à vue. Comme ces collines sont sans caprice, l’élévation qu’elles créent dans l’âme est calme et sereine plutôt qu’enthousiaste. En même temps que l’âme s’exhausse par la vue prolongée de ces collines, elle se dilate par le spectacle des plaines larges plutôt que vastes qui s’étendent à leurs pieds, et se développe pour ainsi dire en ampleur dans la même mesure qu’elle se développe en hauteur; le résultat de cette ampleur et de cette élévation constantes réunies est cette majesté aisée qui distingue non-seulement le style, mais la forme du génie même de Buffon. En écrivant ces mots d’ampleur, d’élévation, de majesté, comment ne pas penser à cet autre illustre enfant de la Bourgogne, à cet incomparable maître de la parole, Bossuet? Toutes ces qualités sout aussi les siennes, et elles sont chez lui souveraines; mais le génie de Bossuet n’a pour ainsi dire que son point de départ en Bourgogne : l’envergure et le vol de son âme ont une tout autre ampleur et une tout autre sublimité que celles que nous venons de décrire. Il n’en est pas ainsi de Buffon, qui ne s’élève jamais plus haut que nous ne l’avons dit, et qui n’atteint jamais le sublime de l’expression, même lorsqu’il raconte ou explique des choses qui l’appelleraient naturellement. Aussi peut-il être présenté comme le miroir même de la nature de Bourgogne et comme le modèle accompli du génie propre à cette riche province.

Une autre réflexion me frappe encore du haut de cette tour de Montbard qui domine tout le paysage des environs : c’est que c’est à la configuration des collines et mamelons de Bourgogne que Buffon a dû cette observation pénétrante sur la correspondance des angles des montagnes qui joue un si grand rôle dans la Théorie de la terre et dans les magnifiques tableaux des Epoques de la nature. Nulle observation n’a eu pour son génie des résultats plus féconds, et on peut dire qu’elle est le point de départ de toutes les inductions qui composent son système géologique. Il remarqua que d’ordinaire les angles des montagnes se correspondaient, c’est-à-dire que, si l’une des montagnes présentait un angle saillant, celle qui lui était opposée présentait invariablement un angle rentrant, absolument comme il arrive aux bords d’un fleuve lorsque ses eaux ne coulent pas en ligne droite. Il n’est personne en effet qui n’ait constaté que, lorsque l’eau d’un fleuve ronge à un certain endroit une de ses rives en forme de golfe, invariablement le point correspondant de la rive opposée s’avance en saillie. De la ressemblance de ces deux faits, Buffon tira la conclusion qu’ils avaient évidemment la même cause, l’action des eaux. Cette observation, jointe à l’analyse des substances, à l’examen des coquillages et empreintes pétrifiées qui se rencontrent à l’intérieur et au sommet des élévations terrestres, lui fit rapporter à deux causes et à deux époques diamétralement différentes l’origine des montagnes, qu’il divisa en deux classes : les unes, qui, produit du feu, furent l’effet du premier refroidissement de la surface terrestre après la période d’incandescence, absolument comme nous voyons des boursouflures et des tumeurs se former à la surface du verre en fusion lorsqu’il se refroidit; les autres, qui ne sont que les amas des dépouilles des légions de mollusques et de poissons engendrés dans les eaux, mêlées aux cendres putréfiées et aux scories dénaturées de la matière vitreuse primitive roulés ensemble par l’action des eaux. Ces montagnes de seconde formation avaient donc été non pas le produit d’un soulèvement subit et d’une révolution de la nature, mais le résultat d’une cause agissant avec lenteur pendant une longue période de temps; elles avaient été formées non-seulement des substances fournies par les eaux, mais sous les eaux mêmes, à une époque où nos continens n’étaient que le lit d’une ancienne mer. Puis, lorsque ces eaux s’étaient retirées, mettant peu à peu à découvert ces amas informes, leurs courans avaient mordu leurs crêtes et leurs flancs, ou s’étaient ouvert un passage à travers leur épaisseur, et leur avaient donné la forme que nous leur voyons. Or ce phénomène de la correspondance des angles des montagnes est très frappant dans toutes les chaînes des mamelons de Bourgogne, et très particulièrement entre Montbard et Tonnerre. Ainsi Buffon doit à sa province natale non-seulement la forme, mais la substance même de ses pensées. De même que les hommes des anciens temps furent instruits des secrets des choses non par les divinités olympiennes elles-mêmes, mais par les dieux inférieurs des campagnes, ainsi c’est par le génie d’une divinité d’ordre secondaire, et dans le sanctuaire tout rustique du temple de la Bourgogne, que Buffon a reçu la révélation des secrets de la cause universelle des choses.

Buffon est peu lu aujourd’hui, sauf dans la partie du public éclairé qui s’occupe d’études scientifiques; ce qu’en connaissent la plupart des lettrés, ce sont quelques grands morceaux descriptifs célèbres comme modèles de pompe et de rhétorique noble, quelques monographies d’animaux, telles que celles du cheval, de l’âne, du cerf, quelques fragmens des oiseaux; joignez-y pour un petit nombre ces admirables tableaux des Epoques de la nature, où Buffon a résumé avec tant d’éloquence sa Théorie de la terre, et c’est tout. Il est rare que le lecteur moderne pousse plus loin la fréquentation de ce livre, qui eut au siècle dernier un si prodigieux succès; c’est un tort, car je n’en connais pas qui récompense plus pleinement les peines de son lecteur et dont l’étude soit plus féconde. Nul livre n’est aussi rempli que celui-là de faits curieux, d’observations ingénieuses, de vues fécondes, d’hypothèses de tout genre; c’est une véritable forêt vierge d’idées et de conjectures aussi variées que hardies; seulement j’ai remarqué que, faute de l’attention et de la patience suffisantes, la plupart des lecteurs ne savaient pas s’orienter dans cette forêt vierge de manière à rencontrer les districts les plus intéressans sans s’égarer trop longuement. Pour lire Buffon avec plaisir, il faut préalablement apprendre à le lire, et pour cela une première lecture rapide est au moins nécessaire. Ce n’est pas précisément aux monographies d’animaux qu’il faut s’adresser pour se faire une idée exacte du génie de Buffon : celles des animaux qu’il avait vus plus particulièrement sont admirables ; mais en somme il n’en avait étudié directement et minutieusement qu’un très petit nombre, et il en est une foule dont les descriptions sont fondées sur des documens incertains, incomplets ou insuffisans; très souvent il s’est contenté d’une peau empaillée, quelquefois d’un squelette, quelquefois d’un simple dessin représentant la figure de l’animal, ou même tout simplement de la comparaison des diverses descriptions données par les différens voyageurs. Buffon n’avait pas fait de très longs voyages, et il n’avait guère interrogé directement la nature qu’à ses côtés; ce qu’il savait, il l’avait appris, pour ainsi dire, sans presque sortir de Montbard et du Jardin du Roi. Aussi les plus intéressantes et les seules vraiment complètes de ces monographies sont-elles celles des animaux qu’il connaissait, comme nous tous, depuis l’enfance, les animaux domestiques, le bœuf, le mouton, l’âne, le cochon, le cheval, le chien, ou des bêtes fauves familières à nos forêts, à nos parcs et à nos campagnes, le cerf, le chevreuil, le daim, le loup. Deux de ces monographies, celle du cheval et celle du cerf, ont été écrites visiblement avec une prédilection particulière, où le gentilhomme avec ses goûts pour les nobles exercices de l’équitation et de la chasse perce sous le savant naturaliste, caractère qui donne à ces monographies une valeur presque morale, singulièrement intéressante pour le simple littérateur. A part ces exceptions, du reste fort considérables, ce n’est pas aux descriptions mêmes des animaux qu’il faut s’adresser, dis-je, pour prendre une idée exacte du génie de Buffon, c’est aux petites dissertations qui les précèdent et aux observations qui les accompagnent. Ouvrez par exemple la dissertation sur les animaux carnassiers, et vous allez vous heurter contre cette idée qui ne pourra manquer d’intéresser votre réflexion, quel que soit le jugement que vous finissiez par porter sur elle. Réfutant comme une erreur l’opinion cartésienne, qui essayait de localiser l’âme, Buffon émet le doute que le cerveau soit plus que toute autre partie du corps le siège de la substance pensante. Quel est en ce cas le rôle du cerveau? Le savant décrit alors le système nerveux, et le montre comme un arbre renversé dont les racines seraient en haut, et ce qui prouve qu’il y a là plus qu’une comparaison, fait-il remarquer, c’est que la substance des nerfs devient plus délicate, plus molle et sensible dans les parties qui se relient au cerveau; ce sont donc de vraies racines, et le cerveau n’est autre chose que leur humus, la terre où elles plongent pour y puiser avec la nourriture la sève vitale qu’elles renvoient à toutes les parties du corps. Qu’en pensez-vous? Que l’hypothèse vous paraisse ou non entachée de matérialisme, avouez qu’elle est singulièrement ingénieuse et faite pour arrêter la pensée. Ouvrez encore la petite dissertation qui précède la description des singes, Buffon vous y montrera qu’on donne le nom général de singe à des animaux qui, loin d’être semblables, n’ont réellement aucun rapport ensemble. Les uns sont de vrais bimanes, les autres sont quadrumanes; ceux-ci ont une queue, ceux-là n’en ont pas; chez les uns, cette queue est un appendice inutile; chez les autres, c’est un véritable instrument d’appréhension. Ce sont donc des animaux très différens, dit Buffon, et alors il pose ce principe qui fait une des bases de l’histoire des animaux, et dont la portée n’a pas été peut-être assez comprise : c’est pour les besoins de la nomenclature que nous établissons des groupes et séries d’animaux que nous nommons genres et familles, rien de pareil n’existe dans la réalité. Nous prêtons à la nature des plans d’académicien et de savant qu’elle n’eut jamais ; la nature n’a pas de plan, elle n’a qu’un but qui est de créer, et elle crée non des espèces et des genres, mais des individus, et rien que des individus. Je laisse aux savans à juger la valeur de ce principe; pour moi qui ne suis pas savant, il me parait la vérité même, vrai ailleurs encore que dans son application à la nature animale. Mais passons vite : incedo per ignes.

On le sait, il y a une imagination scientifique particulière qui fait les grands philosophes de la nature, et cette imagination n’est pas moins variée que celle qui fait les poètes. Pour prendre les deux grands exemples modernes, Buffon lui-même et Cuvier ont tous deux l’imagination scientifique; mais quelle différence! L’imagination de Cuvier procède surtout par l’analogie, celle de Buffon par l’hypothèse. Personne parmi les savans n’a eu la poésie des hypothèses au même degré que Buffon; il les multiplie, il les entasse, il les porte dans tous les ordres de la nature, il en a de toutes les sortes, de gigantesques et de puissantes, d’infiniment délicates et gracieuses. Il ne saurait y avoir d’hypothèse plus grandiose que celle par laquelle il explique la formation de notre planète; quelle imagination, si lourde qu’on la suppose, n’en serait frappée? Une comète dans sa course rencontre le soleil, frappe sur cette masse enflammée un coup oblique et renvoie dans l’espace une partie de la matière qui le compose. Cette matière s’arrête et s’échelonne selon les divers degrés de pesanteur et de densité des parties qui la composent; les plus fines et les plus légères sont celles qui sont poussées le plus loin, les plus pesantes, en vertu de la toute-puissance de l’attraction, sont retenues plus près du soleil; de là le système planétaire auquel nous appartenons et la place que nous occupons dans cette hiérarchie d’astres. Voulez-vous un exemple d’hypothèse qui vous fasse remonter au-delà des âges historiques, jusqu’à cette époque où les animaux étaient les seuls maîtres de l’univers, et qui s’accorde avec les récits légendaires des antiques poèmes de l’Inde, — les combats de Rama contre le roi des singes, et les exploits divins ou mal faisans des animaux, vaches célestes, tigres géans, oiseaux prophétiques, — prenez l’hypothèse qu’il a développée dans son chapitre du cerf, dans son chapitre du castor, dans d’autres encore. Nous ne savons pas et nous ne saurons jamais plus quel degré de sociabilité la nature a donné aux animaux, et jusqu’à quel point ils ne sont pas capables de former des sociétés véritables. Nous ne le saurons jamais parce que notre présence les a rendus sauvages, et que leur instinct, une fois dénaturé par la crainte et en quelque sorte oblitéré par le prolongement du danger, a fini par changer entièrement leur nature. Nous voyons que les sociétés d’animaux ont subsisté pour quelques espèces jusqu’à nos jours dans tous les lieux où ils n’ont pas été troublés par le voisinage de l’homme; l’exemple des castors prouve jusqu’à l’évidence que notre présence, après avoir d’abord gêné leur instinct, finit par le détruire. Ils ne vivent plus en société que dans quelques districts du Canada; dans tout le nord de l’Europe, où ils étaient si nombreux jadis, et où ils étonnaient par leur habileté d’architectes, ils ont délaissé les lacs qui leur étaient chers, ont oublié leurs arts, et vivent dans des terriers où ils rampent tristement comme des brutes qu’ils sont devenus. Nous avons compté dans l’état actuel du monde un petit nombre d’espèces susceptibles de se former en sociétés; mais sommes-nous bien sûrs que ce compte soit aussi restreint, sommes-nous aujourd’hui fondés à déclarer que la nature n’avait créé que celles-là susceptibles de sociabilité? Voilà une idée à ravir M. Michelet, et en réalité il s’en est rappelé dans plus d’un chapitre de ses jolies fantaisies d’histoire naturelle. Et cette hypothèse si ingénieuse sur l’origine du bois du cerf et de la queue écailleuse du castor! Le bois du cerf est un bois véritable dont la cause doit être cherchée dans la nourriture ligneuse du cerf, qui se repaît de jeunes pousses d’arbres, de mousses, de lichens; c’est un bois composé de parties ligneuses transformées par le séjour dans le corps de l’animal. De même le castor, se nourrissant de poisson et passant la plus grande partie de sa vie dans l’eau, absorbe, par la nutrition et par le bain, les molécules organiques vivantes propres à l’élément de l’eau, en quantité suffisante pour prendre quelque chose du poisson. La plus remarquable de ces hypothèses est peut-être celle par laquelle il explique comment la nature, après avoir créé avec une fécondité si prodigieuse, s’est arrêtée, et ne donne plus naissance à de nouvelles espèces. Il y a deux matières dans la nature, une matière brute et une matière vivante. La masse entière de la matière a été brute à l’origine ; mais peu à peu, sous l’action de diverses causes, une multitude infinie d’atomes, de molécules, ont été pénétrés de vie. Ces molécules se sont rapprochées et réunies selon leur degré d’affinité, se sont créé des moules par le moyen des molécules inertes, des moules que, par une vertu qui leur est propre, elles ont pénétrés dans toute leur étendue, se sont développées en êtres vivans et organisées avec une variété infinie. Quand un certain nombre d’êtres a été suffisamment multiplié, cette fécondité de la création s’est arrêtée, parce qu’une partie des molécules vivantes s’est trouvée employée à la nourriture des espèces existantes sous forme de végétaux ; mais, si toutes les races d’animaux disparaissaient et que les molécules primitives fussent rendues à leur liberté ancienne, il n’est point douteux qu’au bout d’une longue série de siècles elles produiraient de nouvelles espèces d’animaux, peut-être semblables à celles qui auraient vécu, plus probablement déformes et de forces nouvelles. La preuve en est dans l’Amérique, terre plus jeune que nos anciens continens, et dont les races d’animaux sont absolument différentes des nôtres, beaucoup moins nombreuses et remarquablement plus faibles, peut-être parce que le temps a manqué à la nature, peut-être aussi parce que sa force de fécondité va s’affaiblissant. Je ne prends pas parti pour les hypothèses de Buffon, elles vont loin ; je tâche seulement d’en faire ressortir l’ingéniosité et la grandeur, et de faire comprendre par cet exposé la forme d’imagination qui lui est propre.

Ce qui étonne chez Buffon, c’est qu’avec cette force d’imagination qui lui fait enfanter des hypothèses si variées, il n’a jamais une émotion, de quelque nature qu’elle soit. Il émet des conjectures merveilleuses, mais ces merveilles ne l’éblouissent ni ne le transportent en aucune façon, et il raconte que la terre est descendue du soleil, et que les mers sont tombées un beau jour sur la terre des hauteurs de l’espace où elles étaient retenues, sans plus d’émotion, de tressaillement et d’admiration, que s’il s’agissait d’un ancien incendie d’une tourbière éteinte depuis longtemps ou d’un vieux débordement de fleuves. Sainte-Beuve, qui, malgré les velléités de matérialisme de ses dernières années, laissait souvent l’homme de la sensation et du sentiment étouffer chez lui l’homme de la logique, — et cela à son honneur de lettré, — a été presque choqué lui-même de cette impassibilité absolue de Buffon, et a écrit à ce sujet qu’on ne racontait des choses semblables à celles qu’il exposait qu’à la condition de tomber à genoux aussitôt et de se fondre en prières. Rien n’est mieux pensé. Il est certain que Buffon est dépourvu absolument de toute piété, et qu’on ne trouve rien chez lui du sentiment de ce qu’il y a de sacré dans le mystère des choses ; mais, cela dit, il ne faudrait pas lui reprocher trop durement cette impassibilité et la transformer trop résolument en irréligion. Il n’y a pas que de la sécheresse philosophique dans cette froideur, et beaucoup d’autres élémens moins condamnables y entrent, à mon avis. Il y a d’abord un peu de la hauteur propre à un gentilhomme qui s’étonne peu par habitude et par principe ; il y a ensuite le remarquable équilibre du tempérament bourguignon, lequel, étant d’ordinaire plus musculeux que nerveux, est peu porté à ces mouvemens qui mettent l’âme hors de son assiette et lui font perdre son aplomb. C’est aux génies nerveux qu’il appartient d’avoir des transes, des extases, des effusions lyriques ; Buffon, bien d’aplomb sur lui-même, ne connaît rien de pareil. Buffon n’a jamais un mouvement de piété religieuse, par la même raison qui fait que Bossuet, autre Bourguignon, n’a jamais eu un mouvement de doute, si léger fût-il, une hésitation de foi, une inquiétude d’intelligence ; c’est que l’un et l’autre, quelle que soit la distance de leurs doctrines, ont également l’âme bien équilibrée. Enfin il entre dans cette impassibilité beaucoup de la nature générale propre au Français, surtout au Français d’autrefois. L’imagination de Buffon, quelque riche, quelque brillante, quelque féconde qu’elle soit, est la mieux ordonnée et la plus régulière que je connaisse. C’est une imagination classique, dont les visions et les conjectures se développent avec la même méthode, la même clarté, la même symétrie, le même enchaînement rationnel qu’une tragédie de Corneille ou de Racine, ou une exposition dogmatique de Bossuet. C’est sur cette explication, qui est en même temps une demi-excuse et justification de cette impassibilité trop vivement reprochée à Buffon, que je veux prendre congé de sa grande mémoire.


EMILE MONTEGUT.

  1. Voyez la Revue du 1er mars.
  2. Cette église de Tonnerre possède aussi un saint-sépulcre du XVe siècle, qui est fermé sous clé dans une sorte de cellule. Malheureusement je l’ai vu sans le voir. Il m’a été montré par un sourd-muet de l’hôpital, qui, après m’avoir traîné dans cette cellule avec une violence nerveuse extraordinaire, n’a cessé ensuite de me distraire par ses signes désordonnés et de m’assourdir de ses glapissemens rauques. Je n’ai donc pu conserver assez de liberté d’imagination pour contempler à mon aise cette sculpture.