Souvenirs de Bourgogne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 99 (p. 102-133).
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IMPRESSIONS
DE VOYAGE ET D’ART

III.
SOUVENIRS DE BOURGOGNE.[1]


I. — DIJON. — PHYSIONOMIE ET CARACTERE DE LA VILLE.

Dans une précédente étude, à propos de cette épidémie de statues monumentales qui s’est abattue sur nos promenades et nos places publiques, j’insistais sur ce qu’avait de banal ce témoignage de reconnaissance appliqué indifféremment à tous les services et à tous les genres de mérite. Il m’est agréable aujourd’hui de commencer ces souvenirs de Dijon en rendant aux citoyens de cette illustre ville la justice qu’ils ont eu le bon goût de ne mériter en rien cette accusation. Des grands hommes, ils en avaient à en garnir, s’ils l’avaient voulu, toutes leurs places, toutes leurs promenades, et à en encombrer encore par-dessus le marché les allées du charmant petit parc de Le Nôtre ; mais ils ont considéré sans doute que la plupart étant gens de robe ou de plume, érudits et écrivains ou magistrats, leur souvenir, cher surtout aux gens de bien et de labeur, libéral, ne gagnerait rien à être étalé aux yeux des foules. Il était d’ailleurs assez difficile de choisir au sein d’une telle abondance, il en faut convenir, et ici l’embarras des richesses a produit juste le même résultat qu’ailleurs l’excès de l’indigence. On a vu des villes qui, manquant de grands hommes, se sont plu à s’en inventer pour se donner le luxe d’une statue monumentale ; Dijon, qui en avait à foison, n’a élevé de monument qu’à un seul de ses enfans, au plus illustre, il est vrai, à celui en qui résida pendant près d’un siècle la légitime autorité du christianisme, qui fut le véritable vicaire de Dieu sur la terre et qui fit de la Bourgogne un centre si puissant de religion, saint Bernard[2]. Pour celui-là, l’hésitation en effet n’était pas possible, tant le caractère de son illustration était unique. Personne plus que nous n’approuve cette parcimonie de statues, et cependant on verrait sans déplaisir les effigies de Crébillon et de Rameau sous le péristyle du théâtre, et l’image de ce président Jeannin, qui fut un si utile auxiliaire d’Henri IV, ne paraîtrait pas déplacée en face du superbe hôtel de ville élevé par la monarchie des Bourbons avec et sur les débris du palais des ducs de la maison de Valois.

Ce n’est pas à dire que les Dijonnais soient indifférent à la mémoire de leurs grands hommes, parce qu’ils ont eu le bon goût de ne pas gâter leurs places et leurs promenades d’ennuyeuses statues. Dans ces dernières années, ils ont fait deux choses fort intéressantes pour la conservation des souvenirs historiques. La première, d’exécution facile, et que chaque ville considérable devrait bien imiter, consiste en des plaques de marbre noir gravées d’inscriptions et apposées sur toutes les maisons où ont vécu des hommes célèbres[3]. Grâce à cette innovation peu coûteuse, le promeneur étranger à la ville rencontre avec facilité une instruction qu’il n’aurait trouvée qu’avec beaucoup de peine, s’il lui avait fallu la poursuivre lui-même, ou qu’il n’aurait même pas songé à se procurer. Nous revoyons les demeures où ont vécu le président Jeannin et le président Bouhier, où le spirituel Charles de Brosses, avant et après son voyage d’Italie, élabora son éternel Salluste, où Bernard La Monnoie écrivit ses noëls en patois bourguignon, ou Crébillon médita ses violentes tragédies, où Alexis Piron cuva ses ivresses ou se répandit en saillies amusantes, et, souvenir plus glorieux que tous les autres, où Bossuet poussa le premier vagissement de cette voix qui devait remplir tout un siècle et s’identifier pour jamais avec celle de l’éloquence française même. C’est à l’édilité dijonnaise qu’est due cette excellente mesure ; une seconde, d’entreprise moins aisée, a été menée à fin par le zèle du clergé dijonnais, la réparation et la restitution au culte de la vieille basilique de Saint-Jean-hors-les-Murs. Cette église, où Bossuet fut baptisé et à laquelle se rapportent quelques-uns des faits les plus lointains de nos origines nationales, avait été convertie en magasin à fourrages ; la religion et la science historique se sont trouvées d’accord pour faire cesser cette profanation. La vieille petite basilique a donc été restaurée, et de la manière la plus heureuse et la plus intelligente. Des pierres et des inscriptions marquent les places des souvenirs et des tombeaux illustres : ici a été baptisé Bénigne Bossuet, tout près s’élevait le tombeau qui renfermait les restes de saint Urbain ; sur l’autre flanc de la basilique était placé le tombeau où dormaient saint Grégoire, seizième évêque, et son fils, saint Tétric, dix-septième évêque de Langres. Plus loin, un souvenir dont la nature échappe à ma mémoire est consacré à saint Vorle, le patron de Châtillon-sur-Seine. A l’exception de celui de Bossuet, tous ces noms sont certainement inconnus à beaucoup de nos lecteurs, qui peut-être les rencontrent ici pour la première fois ; ils ont cependant leur importance non-seulement dans l’histoire particulière de la Bourgogne, mais dans l’histoire générale de la France. Saint Urbain est cet évêque de Langres à qui l’empereur Constantin donna le domaine spirituel du Dijonnais. Saint Grégoire de Langres est le propre bisaïeul de notre premier historien national, Grégoire de Tours. Quant à son fils Tétric, c’est cet évêque qui, lors de la révolte de Chramne contre son père Clotaire, voyant le rebelle entrer dans son église, interrogea sur son sort les livres saints et lui prédit sur l’examen du texte la destinée d’Absalon, et c’est dans cette basilique même de Saint-Jean de Dijon que se passa cette dramatique aventure. On ne saurait trop louer les auteurs de cette intéressante restauration, car, dans l’état actuel des monumens de Dijon, cet édifice est le seul qui relie directement la ville à ses premières origines.

Il ne faudrait pas croire en effet qu’il y ait rien de cet air vieillot et suranné des anciennes capitales qui ont depuis longtemps cessé de l’être dans l’aspect actuel de Dijon. Sa physionomie générale et qui frappe tout d’abord est celle d’une ville qui a été constamment heureuse. De toutes les provinces du royaume de France, la Bourgogne est celle qui a toujours été le mieux gouvernée, et de toutes les villes de Bourgogne Dijon est celle que le sort a toujours favorisée avec le plus d’amour. Elle mérite par excellence le nom de ville de Cocagne parmi les villes françaises, car son bonheur tient un peu de la féerie. Mâcon a été saccagé, Châlon a été saccagé, la malheureuse ville d’Autun a pendant près de dix siècles subi périodiquement tout ce que les fléaux de la guerre et de l’invasion peuvent enfanter de calamités ; Tonnerre, Joigny, Auxerre, Avallon, Semur, ont subi de durs assauts : seule, Dijon a été à l’abri de ces épreuves. Tout humble et petite encore, lorsque commença l’invasion germanique, elle dut à son obscurité d’échapper aux maux qui fondaient sur les cités plus antiques et plus illustres. Tranquille sous les bons barbares qui donnèrent leur nom à la Bourgogne, épargnée sous les rois francs, bien défendue sous les ducs de la décadence carlovingienne, elle vécut dans une sorte de libre esclavage sous les ducs de la première race capétienne, et, lorsqu’enfin l’ère des franchises communales fut arrivée, elle obtint sans coup férir, à titre de pur don princier, les libertés que les autres villes avaient eu à payer par la révolte, l’anarchie et le sang versé. À cette longue enfance, si heureuse en des temps qui furent si troublés, succéda, lorsque le roi Jean eut fait passer à son quatrième fils l’héritage de Philippe de Rouvre, une adolescence d’un éclat et d’une vie extraordinaires. Philippe le Hardi, qui aurait pu tout aussi justement être nommé le magnifique, l’embellit de superbes édifices, et lui prodigua le luxe des arts. La France baignait alors dans son sang : aux horreurs des guerres anglaises vinrent bientôt se joindre les horreurs plus grandes encore de la guerre civile, l’anarchie des grandes routes, les déprédations des soldats d’aventure ; Dijon entendit parler de tout cela et n’en connut rien par elle-même. Pendant que l’Anglais rançonnait les provinces, que Bourguignons et Armagnacs dégorgeaient, Dijon était en fêtes et retentissait de passes d’armes et de carrousels. Tout lui réussissait, même la grande trahison nationale de ses ducs. Enfin la mort du Téméraire vint mettre fin à l’existence de la Bourgogne ducale. La Bourgogne n’étant plus qu’une province, relevant de la couronne, Dijon fut menacée de perdre son importance, car il était évident que dans cette transformation la première place appartiendrait désormais à la ville qui serait le siège de la cour souveraine ; or ce privilège, sous les ducs, appartenait principalement à Beaune, et Louis XI pensait à le lui conserver lorsqu’il résolut de transformer en parlement fixe cette cour à assises irrégulières. Par une chance inouïe, Dijon l’emporta cette fois encore[4]. Alors commença pour cette ville une nouvelle existence qu’on peut appeler sa période de maturité, moins brillante que l’ère précédente, mais d’une prospérité plus solide. Tous les biens qui font les heureuses maturités, une condition respectée, une liberté de mœurs supérieure à la malignité du vulgaire et insoucieuse de le scandaliser, une autorité fondée sur la déférence due aux fonctions, une aisance cossue, un loisir studieux, les charmes de l’érudition et les voluptés de la cuisine, échurent en partage à Dijon transformée en ville parlementaire. Rien ne lui manqua de ce qui fait le bonheur, pas même ce demi-scepticisme qui est nécessaire pour entretenir la santé de l’âme et l’empêcher de s’emporter à des mouvemens excessifs de croyance et de noblesse qui peuvent mener à la souffrance, — et cette dose nécessaire de scepticisme, vous la trouverez en très exacte proportion chez La Monnoie et Charles de Brosses. L’existence des honnêtes gens de la société dijonnaise des deux derniers siècles n’eut de comparable que l’existence de la société parisienne pendant les cinquante années qui ont précédé la révolution, et encore donnerai-je volontiers le prix à Dijon. Il y eut dans l’existence parisienne du XVIIIe siècle trop de mouvement, d’inquiétude, de témérité, d’élémens nerveux pour le parfait bonheur ; il y manque un peu de cette animalité sanguine qui n’est pas moins nécessaire au bonheur qu’un certain degré de scepticisme, et cet atome d’animalité, on le trouve assez aisément dans les mœurs et la littérature dijonnaise ; Alexis Piron fut, si vous voulez, l’exagération scandaleuse de cet élément. Oh ! les grasses vies de savans ! et les studieuses vies d’épicuriens ! cela fait penser parfois aux nymphes de Rubens : elles sont charnues jusqu’à la bestialité ; mais le rayon de la beauté tombe sur ces océans de chairs, et le souffle de la volupté enroule en plis amoureux leurs molles vagues blanches.

C’est à ce bonheur constant qui l’a suivie dans toutes les périodes de son existence que Dijon doit la physionomie souriante et gaie qu’elle conserve encore aujourd’hui. Voilà la cause qui, après avoir d’abord peuplé ses rues de jolies maisons ciselées de la renaissance, les a remplacées magnifiquement par de riches hôtels des XVIIe et XVIIIe siècles, et a donné à ses demeures bourgeoises l’air d’aisance sans faste et de modestie sans humilité que nous leur voyons. Voilà pourquoi ses rues sont si raisonnablement proportionnées, assez larges pour recevoir la lumière dans toutes leurs parties, assez étroites pour que l’ombre s’y répande. Voilà d’où vient à la population cet air d’indépendance sensée, aussi loin de la basse servilité que de l’arrogante familiarité, qui la distingue ; elle a été dressée par d’honnêtes gens qui connaissaient les vraies lois de la vie sociale, et qui pendant trois siècles ont commandé ici en maîtres. Voilà pourquoi enfin, pour tout dire en deux mots, la récente occupation prussienne a été si impatiemment supportée dans cette ville, et pourquoi l’on y dîne encore aujourd’hui d’une manière si conforme aux exigences du palais d’un galant homme. Une chose que l’on constate avec un sensible plaisir en parcourant les rues de Dijon, c’est qu’elle a eu le bon sens de ne pas se laisser emporter par cette fièvre de transformation qui s’était emparée de toutes les villes de France il y a quelques années, et qu’elle n’a cherché à se renouveler que dans la mesure où l’exigeaient les nécessités de la vie moderne. Je ne connais pas de ville où l’on ait ménagé plus judicieusement l’espace ; on dirait que les habitans ont compris la leçon de bon goût qui leur avait été donnée par Le Nôtre dans le joli petit parc placé à leur porte, et qu’ils ont voulu la mettre à profit. Rien de plus intelligent que la petite place en demi-cercle par laquelle ils ont découvert leur superbe hôtel de ville. Lorsqu’en suivant la longue rue qui mène à cet édifice on tombe dans ce demi-cercle, on éprouve exactement la même sensation que lorsqu’on tire sous vos yeux le rideau qui protège la toile d’un grand maître. Ils ont parfaitement compris qu’ici la place devait être une simple annexe de l’édifice, et ne devait avoir d’autre ambition que celle de le faire valoir. Grâce à cette heureuse disposition, le spectateur embrasse sans efforts et sans fatigue la vaste façade de ce bel édifice du XVIIe siècle ; il le contemple tout entier et il ne contemple rien d’autre ; son attention ne redoute aucune distraction, puisque devant lui le palais occupe tout l’espace que son œil peut parcourir, et que derrière lui le demi-cercle en se fermant lui dérobe toute autre perspective. Ainsi judicieusement dégagé, il a vraiment très grand air, ce palais du XVIIe siècle construit sur l’emplacement du palais des ducs, dont il enclave quelques parties. En le regardant, je ne puis m’empêcher de me rappeler ce que, dans ses causeries à propos du cheval de Phidias, notre collaborateur Victor Cherbuliez a si bien dit sur la préférence que le siècle de Louis XIV donna au cheval normand, aux membres épais et à l’ample croupe, sur le cheval arabe, aux formes grêles et ardentes. Entre ce palais et les monumens de la renaissance, ou les charmans édifices civils élevés par l’art gothique à sa dernière période, il y a juste en effet la même différence qu’entre le massif cheval normand et l’élégant cheval arabe ; il est bien un peu lourd, mais, n’importe, il est imposant, cet édifice avec sa large façade et ses trophées sculptés, emblème d’une paix majestueuse appuyée sur la force. Par derrière se dresse, altière et comme jalouse de maintenir la prééminence d’un souvenir plus ancien, la haute tour du palais des ducs, et, ainsi dominé, ce palais ressemble véritablement à un sénat de gentilshommes présidé par un souverain.

Une autre remarquable perspective, obtenue avec aussi peu d’ostentation, est celle que présente à quelque distance de l’hôtel de ville l’église de Saint-Michel, qui forme l’extrémité d’une longue rue inclinée. Cet édifice gothique à l’intérieur, de style presque indéfinissable à l’extérieur, œuvre d’un excentrique Dijonnais, nommé Hugues Sambin, qui avait trop vu l’Italie, est tout à fait bizarre avec sa façade percée de petites ouvertures, son faîte surmonté de pyramidions baroques semblables à ceux que l’on voit sur quelques tombeaux du dernier siècle, et ses deux tours de style bourguignon, sans sveltesse ni élévation, qui ont l’air de somptueux pigeonniers ; mais, comme décoration de rue, rien n’est plus gai et plus amusant à regarder. Ce n’est pas une église chrétienne que l’on contemple, c’est une sorte de pagode où se mêlent dans une union assez bien fondue des détails gothiques et des détails d’architecture locale, des souvenirs d’Italie et des formes dues à l’art grec ; on dirait le rêve d’un artiste enivré de la renaissance, dont la tête n’a pas été assez forte pour résister aux breuvages de la séduisante sirène, mais a été assez bien douée pour conserver aux excentricités de son ivresse harmonie et proportions. Je comparais tout à l’heure ses tours à des pigeonniers somptueux : ne croyez pas que ce mot soit une qualification ironique ; il se trouve qu’il exprime une toute charmante réalité. A la place des oiseaux sauvages ou de sinistre augure qui recherchent les hautes tours des cathédrales, nous avons ici d’inoffensives colombes qui à toutes les heures du jour volent autour de l’édifice, pénètrent par ses ouvertures, se perchent sur ses saillies. On dirait que les oiseaux chers à Vénus ont reconnu l’architecture des heureux pays du midi, et, se trompant sur le caractère de l’édifice, ont pris cette église pour un temple consacré aux dieux païens. D’autres créatures que ces bestioles ailées pourraient commettre cette erreur avec innocence, car les images des dieux de l’olympe grec sont sculptées sur sa façade pêle-mêle avec les personnages de la Bible[5]. C’est la bizarrerie même, mais cela produit une décoration du plus heureux effet, et vingt fois par jour je me suis surpris à me diriger involontairement vers cette église pour jouir de son amusant panorama.

Malgré sa longue histoire, Dijon est presque entièrement une ville des deux derniers siècles. C’est l’époque parlementaire qui lui a donné sa forme et son aspect, et c’est cette époque seule qui revit dans les édifices de sa vie civile. Les tombeaux, en très petit nombre, qui décorent les églises et y prolongent les souvenirs du passé sont ceux des familles parlementaires. A Saint-Bénigne, c’est un Berbisey, un Frémiot, un Legouz et sa femme ; à Saint-Michel, c’est le président Bouhier, et au fond de l’église la petite chapelle consacrée au souvenir de divers magistrats. Quant aux époques antérieures, il en reste beaucoup moins de traces qu’on n’aurait lieu de s’y attendre. Les très anciennes églises de Dijon ont disparu, ou, comme Saint-Étienne et Saint-Philibert, ont été transformées en halles et en magasins à fourrages ; nous avons dit déjà comment Saint-Jean avait été arraché à cette déchéance. De la première maison ducale, il ne reste aucun souvenir, ce qui n’a d’ailleurs rien de bien étonnant, puisque ces princes résidaient un peu partout, voire en terre-sainte, et que le lieu de leur sépulture était Cîteaux, entre Beaune et Dijon. Les souvenirs de la seconde maison ducale ne sont pas non plus fort nombreux ; la chartreuse de Philippe le Hardi a été transformée en hospice d’aliénés ; le palais ducal a disparu pour faire place à l’hôtel de ville, et ce qui en reste se trouve comme emprisonné dans ce vaste édifice. Au premier abord, cette rareté de souvenirs cause une assez pénible surprise, mais un peu de réflexion vient bien vite la dissiper. La domination des ducs de la maison de Valois fut aussi courte que brillante : elle n’embrasse en définitive qu’une période d’un peu plus de cent années, et, sur les quatre souverains dont se composa cette dynastie ducale, deux-seulement, Philippe le Hardi et Jean sans Peur, furent Bourguignons de fait et de cœur, et eurent leur résidence fixe à Dijon. Quant aux deux autres, les exigences de la politique, la tyrannie de leurs ambitions et l’agrandissement de leurs domaines en firent des princes beaucoup plus flamands que français. Philippe le Bon avait certes hérité de la magnificence de son père, surtout de celle de son grand-père Philippe le Hardi ; mais cette magnificence, il la transporta dans les Flandres, où il fit éclore cette luxueuse civilisation qui échut à l’Espagne par la maison d’Autriche. O ironie de la destinée ! ce prince si libéral qui appartenait à une famille où de père en fils on se faisait enterrer avec tant de pompe et d’art, dont le père et le grand-père reposèrent sous les monumens superbes qu’on admire à Dijon, dont le fils et la petite-fille dorment dans les beaux mausolées de Notre-Dame de Bruges, le prince qui fut idolâtré dans les Pays-Bas et aimé dans le reste de ses états, n’a de tombeau nulle part, ni en Flandre, ni en Bourgogne. L’ingrat Téméraire, absorbé par les soucis de l’ambition et tout heureux de mettre la main sur la souveraineté, en oublia de faire enterrer ce père que les Flamands nomment encore aujourd’hui le bon duc avec un attendrissement dans la voix. Enfin cet ingrat Téméraire, vrai cosmopolite, comme on le sait, et qui toute sa vie se promena d’un lieu à un autre pour y chercher des champs de Bataille, résida encore moins que son père à Dijon, et eut encore moins de loisirs d’y laisser trace de son passage.

Mais si ces souvenirs de l’époque ducale sont peu nombreux, ils sont admirables, et l’on peut dire que, si Dijon doit à sa période parlementaire son air cossu, son aisance noble, toutes les choses d’usage ordinaire et de chaque jour qui font l’étoffe des villes bien conditionnées, comme elles font celles des existences heureuses, en revanche elle doit exclusivement à ses ducs ce qu’elle renferme de choses rares, curieuses, et qui se rapportent à l’éternelle beauté.


II. — LE PUITS DE MOÏSE. — LES TOMBEAUX DES DUCS.

Que les Valois ont été au XVIe siècle de fins dilettantes et d’intelligens protecteurs des arts, la chose est tellement évidente que tout le monde est d’accord à cet égard ; mais on se trompe singulièrement, à mon avis, en faisant commencer ces qualités brillantes à la branche d’Angoulême. Ces qualités, les Valois les eurent dès l’origine, même lorsqu’ils ne trouvèrent pas d’occasions de les appliquer, ou qu’ils ne se soucièrent pas en apparence des objets qu’elles poursuivent. J’entends par là qu’à trois exceptions près ils eurent tous la nature d’âme propre avant toute autre à enfanter des artistes ou à apprécier les voluptés qui nous viennent par le moyen de la beauté. Des trois grandes branches de la maison de France qui se sont succédé sur le trône, les Valois furent la plus aventureuse, on peut dire même la seule aventureuse. Ils n’eurent ni la patience, la lenteur calculée, l’admirable esprit de suite des Capétiens directs, ni l’habile, calme, invariable esprit de domination de la maison de Bourbon. Rois par saccades et soubresauts, et, dans les habitudes ordinaires de la vie, plus volontiers gentilshommes que rois, courageux au-delà de la témérité et irrésolus au-delà de la timidité la plus enfantine, capables de violences insensées et susceptibles de générosités imprudentes, ces princes semblent avoir été guidés dans leur conduite par la seule imagination. — Leurs actes, tout d’impulsion, sont comme les bonds d’âmes effarées, et portent la marque d’une nervosité extraordinaire ; quelques-uns rasent la frontière même de la folie, et l’on peut dire que l’insensé Charles VI fut en un certain sens l’expression parfaite des défauts constitutionnels de sa race, chez laquelle on sent, dès l’origine, quelque chose de déséquilibré. Est-il besoin de rappeler les folies de Philippe de Valois, les frénésies de Jean, les bizarreries secrètes de Louis XI, les mélancolies de Charles le Téméraire, les hallucinations chevaleresques de Charles VIII ? Des trois familles de nos princes, c’est celle à qui l’on peut le plus justement reprocher la cruauté, et cependant c’est celle où l’on rencontre la bonté la plus foncière ; mais leur bonté, comme leur cruauté, est toute d’accès et de soudain mouvement. Ils sont cruels avec frénésie, ils sont bons avec effusion ; leur colère, aveugle comme une terreur panique, fait couler des torrens de sang, puis leur cœur s’attendrit, et ils laissent échapper des paroles d’or qui, encore aujourd’hui, à la distance où nous sommes d’eux, vont droit à nos entrailles et les remuent des meilleures émotions, tant elles sont sorties des sources mêmes de la nature. Par-dessus tout, ils furent romanesques dans la plus stricte acception de ce mot, et romanesques au-delà de toute mesure. Les plans de leur ambition, quand ils ne sont pas chimériques à force d’être gigantesques, le sont à force d’être désordonnés : nulle proportion entre les ressources dont ils disposent et les rêves, dont ils se bercent ; ruinés, ils ne méditent que fêtes et splendeurs ; battus, ils ne méditent que conquêtes. Au sein des plus affreux désastres, leur heureuse imagination ne leur montre que victoires ; c’est l’histoire du roi Jean, qui, vaincu, ruiné, maître précaire d’un royaume mutilé à toutes ses extrémités, blessé au tronc, réduit d’une moitié de ses habitans par la famine, la peste et la guerre, rêve, encore de s’unir au roi de Chypre pour aller conquérir des palmes en terre-sainte. Les aventures de Charles le Téméraire et la brillante équipée de la guerre d’Italie de Charles VIII sont les exemples les plus connus et les plus caractéristiques de cette tournure d’esprit romanesque. Aussi comme ils aimaient la magnificence, la prodigalité, les beaux spectacles, les fêtes coûteuses ! Ces modes et ces somptuosités chevaleresques qui distinguent le XIVe et le XVe siècle, ils en furent presque les inventeurs. Ces représentations des mystères et des basochiens qui commencent alors le théâtre moderne les trouvèrent pour protecteurs, et se propagèrent rapidement sous leur influence. Toujours pauvres pour les besoins de l’état et obligés d’avoir recours à des moyens extraordinaires, ils sont toujours riches quand il s’agit d’acquérir à grands frais un beau travail d’enluminure et d’imagerie. Ceux qui ne furent point des héros d’aventures furent amateurs passionnés des choses de l’intelligence ; les plus prudens et les plus sages ne font point exception à cet égard. Le goût très vif de Louis XI pour les gens d’esprit est bien connu, et on sait que l’origine de notre Bibliothèque nationale est la collection de manuscrits rassemblés par le roi Charles V ; mais la plupart du temps les Valois furent tout à la fois héros d’aventures et dilettantes passionnés, et parmi eux, nuls n’eurent jamais plus de magnificence et de sentiment vrai des arts que les quatre ducs de la maison de Bourgogne.

De ces princes, un seul doit nous occuper, c’est le premier, Philippe le Hardi, quatrième fils du roi Jean. Rarement il exista prince plus aimable. Il fut le plus parfait résumé de ce que sa race eut de qualités charmantes et de brillans défauts sans aucun de leurs vices. Il fut égal aux plus héroïques par le courage, aux plus humains par la bonté, aux plus magnifiques par le faste. Son père Jean ne combattit pas mieux ni plus longtemps à Poitiers, car ce fut à cette journée néfaste qu’il gagna son surnom de Hardi en continuant à frapper aux côtés du roi lorsque la bataille était déjà perdue. Aussi bon que brave, le cœur lui faillit le jour où on lui proposa le sinistre projet que son fils devait mettre à exécution pour le malheur de la France, le meurtre du duc d’Orléans, et on le vit tourner brusquement les talons en répétant à haute voix le verset du psalmiste : « heureux l’homme qui n’est pas entré dans les conseils des méchans. » Quant à sa libéralité, elle fut telle qu’elle l’appauvrit complètement, et que sa veuve, la pratique Marguerite de Flandre, refusa nettement de payer ses dettes, et laissa l’honneur de cette liquidation à son fils Jean sans Peur. Mais comme il avait aimé les arts, et comme il avait généreusement payé les émotions qu’il leur devait ! comme il avait pourchassé avec ardeur les livres rares, et comme ses fêtes avaient été somptueuses ! Sympathique jusque dans ses défauts, il est au nombre de ces hommes qu’on a toujours envie de justifier, et pour lesquels la mémoire retrouve sans efforts les sentences de morale indulgente qui ont été célèbres, cette boutade de Luther par exemple : « celui qui n’aime ni le vin, ni les femmes, ni le chant, celui-là est un sot et le sera sa vie durant. » Or, si Philippe passe dans l’histoire pour un prince chaste et continent, il passe en revanche pour avoir été amateur effréné de musique. On voit son buste sur la haute cheminée de la salle des gardes au musée de Dijon, la salle même où se tenaient les banquets des ducs, et sa statue agenouillée en face de celle de sa femme, Marguerite de Flandre, à l’entrée de la chapelle de la Chartreuse. Je n’ai jamais contemplé avec plus de plaisir une effigie princière. Le visage, qui est loin d’être beau, possède un attrait irrésistible. De grands yeux spirituels à l’excès, une physionomie qui est comme resplendissante de gaîté, des traits où se lisent la cordialité, l’affabilité, la franchise, la bonté native, la bonne humeur malicieuse, et dont pas un n’exprime une tortuosité d’âme, une bassesse d’inclination, une déloyauté de nature, voilà Philippe le Hardi. Tel nous le représentent les effigies de sa personne vivante, et tel nous le montre encore l’effigie funèbre étendue par son imagier Claux Slutter sur la table de marbre noir de son tombeau.

Le temps des grandes fondations ecclésiastiques n’était pas encore tout à fait passé à cette époque, et Philippe fit construire aux portes de Dijon une chartreuse dont les moines relevaient directement de lui, et qu’il avait destinée à être la sépulture de sa famille. Son fils Jean et lui-même y furent seuls ensevelis, Charles le Téméraire et Marie reposent à Bruges, et nous avons dit comment Philippe le Bon n’eut pas une pierre qui marque la place où dorment ses os. Cette chartreuse, commencée vers 1383, fut achevée en 1391. Pour l’embellir, Philippe appela près de lui les plus habiles artistes de France et de Flandre, et dans le nombre il s’en rencontra un qui fut un homme de génie, un Hollandais, du nom de Claux Slutter. De cette chartreuse de Philippe, élevée à si grands frais, aujourd’hui transformée en hospice d’aliénés, il ne reste rien que des débris ; heureusement les plus précieux de tous, le puits de Moïse et les tombeaux de Philippe et de Jean, ont échappé aux ravages du temps et aux attentats de l’esprit de destruction.

Le puits de Moïse se compose d’un piédestal hexagone élevé au-dessus d’une source, et autour duquel sont rangées six statues de prophètes ou personnages de l’ancienne loi, Moïse, David, Isaïe, Daniel, Zacharie, Jérémie. Le plus grand éloge que l’on puisse faire de ce groupe de sculptures est certes de dire qu’on peut l’admirer, après qu’on a vu les prophètes de la Sixtine, tout autant qu’on l’aurait admiré, si on n’avait pas commencé par voir les figures créées par Michel-Ange. Ce redoutable souvenir ne nuit en rien à ces statues ; modestement, humblement, avec une sorte de bonhomie flamande, elles acceptent sans l’appeler ni la craindre la comparaison, et elles la soutiennent ; bien mieux, l’admiration s’accroît encore lorsqu’on songe que ces figures sont séparées de celles de la Sixtine par un intervalle de plus de cent années. Nous sommes à la fin du XIVe siècle, et cependant, chose admirable, toute trace de formalisme hiératique est absent de ces sculptures. Ces figures sont le produit d’inspirations personnelles d’une entière liberté ; elles ont été conçues par une pensée exempte de toute contrainte traditionnelle ; c’est aux flammes de son cœur et non aux lampes du temple que l’artiste a demandé le feu de vie dont il les a douées. Songez combien nous sommes près encore des formes raides et saintement gauches du moyen âge, de ces types, acceptés, établis, transmis de génération en génération, qui faisaient pour ainsi dire à l’artiste un devoir de l’impersonnalité. Nul parmi les grands artistes de cette époque et de celle qui suit immédiatement n’est à ce point dégagé des formes traditionnelles. La grandeur des pensées est à la hauteur de cette liberté d’exécution, et cette grandeur est d’autant plus intéressante qu’elle est simple, naïve, sans ostentation, ni excentricité d’aucun genre. Les pensées d’un Michel-Ange font effort pour qu’on les reconnaisse, elles veulent être comprises et commandent pour ainsi dire l’attention à haute voix ; si elles ne peuvent atteindre l’intelligence, elles veulent au moins exciter la surprise, car elles refusent au contemplateur le droit de se détourner d’elles sans emporter une impression qui ne permette plus l’oubli. Les figures du bon Claux Slutter n’aspirent point à une telle tyrannie ; les regarde qui voudra, les comprenne qui pourra : aussi modestes que franches, elles ne cherchent pas à séduire, et n’ont pas d’énigmes à faire deviner. Ce qu’il y a dans ces figures d’élévation de pensée, de profondeur de sentiment, de connaissance intime des choses de la religion, est extraordinaire ; mais il en est trois surtout, celles de Moïse, d’Isaïe et de Daniel, qui sont dignes de l’attention la plus recueillie.

Toute figure de Moïse provoque une écrasante comparaison, celle du géant de marbre sculpté par Michel-Ange pour le tombeau de Jules II. Certes le Moïse de Claux Slutter n’a pas la sublimité de celui de Michel-Ange ; mais j’ose affirmer que, des deux, c’est le plus vrai historiquement, celui qui est le plus près de la réalité hébraïque, qui traduit le plus exactement le texte sacré. Le Moïse de Michel-Ange porte avec lui une signification plus générale ; c’est le héros et le créateur d’une civilisation primitive, l’être sorti noble des limons de la nature et doué d’une force assez grande pour imposer sa noblesse au sauvage troupeau humain qui cherche pâture à ses pieds, c’est un Titan fidèle au service de la pensée de Dieu, et qui dévoue sa force à l’établissement et au triomphe de l’ordre moral. Le personnage de Claux Slutter présente une signification moins vaste ; ce Moïse n’est que le fondateur de la loi hébraïque, mais il l’est avec une précision et une rigueur qui en font l’incarnation même de cette loi. Deux traits surtout, la dureté du mosaïsme et l’obstination de la race hébraïque, y sont marqués avec la clarté du génie en caractères auxquels on ne peut se méprendre. La plus inexorable sévérité qui puisse se rencontrer au monde est celle qui se lit sur ce visage aux traits maigres et pour ainsi dire consumés par le feu de justice qui brûle intérieurement en cet homme : cette sévérité est si absolue, si complète, qu’elle en exclut tout mélange d’aucune autre passion morale. Cette implacabilité est sans colère, cette justice est sans vengeance, cette vertu stricte est sans tristesse comme sans sourire. C’est une âme qui ne compatit ni ne hait, et qu’aucun mouvement ne pourrait mettre hors de son centre d’équité ; ni troubles, ni agitation, ni mélancolie d’aucun genre : aussi une sorte de morne sérénité est-elle comme la récompense de cette sévérité purifiée à un tel point de tout alliage. Plus invincible encore que sa dureté est la force d’obstination que laisse apercevoir cette figure. M. Michelet, parlant naguère du Moïse de Michel-Ange, disait qu’il avait quelque chose de bestial par la manière dont les rayons avaient été transformés en cornes ; mais ce mot, qui pour la statue de Michel-Ange n’était qu’une métaphore exprimant un caractère moral, serait pour celle de Claux Slutter une réalité exprimant un caractère physique. Le haut de cette tête est d’un bélier, les rayons de lumière sont des défenses véritables, ce front n’est qu’os, corne et cuir épais ; on dirait une tête qui s’est appliquée à battre en brèche les plus fortes tours et qui a gagné à ce dur travail la calleuse enveloppe des mains du paysan. Ce Moïse est le rocher de l’ancienne loi, un rocher plus dur que celui que sa verge attendrit dans le désert ; la loi avant la grâce et sans la grâce n’a jamais trouvé d’expression plus profonde, et en même temps plus claire, plus aisément reconnaissable.

La figure de Moïse est une traduction du texte biblique faite avec une intelligence aussi fidèle que pénétrante ; on n’en peut dire autant d’Isaïe dont la conception, plus particulière à l’artiste, pourrait être appelée une fantaisie de génie ; mais cette fantaisie est admirable. Cet Isaïe est un aveugle ; sa tête rase se penche comme celle d’un homme dont l’âme s’est fatiguée à force de lutter contre les ténèbres ; son corps s’incline sous une démarche chancelante ; sa ceinture, lâche et bouclée de travers par des mains qui n’ont pas de guides, retient mal sa tunique, et toute sa personne est marquée de la navrante négligence involontaire d’un malheureux réduit à lutter seul contre son infirmité. Que signifie cette figure étrange d’aveugle hébété et chancelant dont la description est bien faite pour surprendre tous ceux qui ont vu le bel Isaïe de Raphaël et l’Isaïe plus beau encore de Michel-Ange ? Est-il donc admissible que le même personnage puisse se prêter à des représentations si différentes et si contraires ? L’Isaïe de Claux Slutter est cependant parfaitement vrai, mais seulement pour ceux qui sont entrés dans les mystères de la tradition théologique. Si ce n’est pas le fils d’Amos, le prophète de race royale, tel qu’il fut dans les jours de sa jeunesse, — celui-là est le personnage qu’ont peint Michel-Ange et Raphaël, — c’est bien en revanche Isaïe tel qu’on peut se le figurer au terme de sa longue existence, lorsqu’il fut mis à mort par Manassé. Cette forme de vieillard chancelant a été donnée au prophète pour signifier sa longévité extraordinaire, — Isaïe mourut à cent trente ans, — et la longue durée de son ministère prophétique de soixante-quatre années. Cette forme n’est pas seulement d’un vieillard, elle est aussi presque d’un esclave ; cela signifie l’esclavage de la parole divine, dont Isaïe fut l’interprète fidèle et héroïque jusqu’à la mort. Cette forme est d’un aveugle enfin, et cette cécité exprime le caractère particulier du génie d’Isaïe. Ce qui le distingue des autres prophètes en effet, c’est qu’il fut plutôt un révélateur qu’un visionnaire. Sauf le jour où il contempla Dieu entouré des chérubins de feu et où l’un d’eux lui posa sur les lèvres le charbon ardent, Isaïe n’eut pas, à proprement parler, de visions. « Et alors je vis ce Verbe, » dit-il au commencement d’une de ses prophéties, et ce mot hardi le peint merveilleusement. Il n’a pas vu, il a entendu, ou, s’il a vu, c’est dans le sens où il vient de le dire lui-même ; c’est cette mission de secrétaire de Dieu, l’oreille tendue vers la parole d’en haut, que Raphaël a exprimée avec une si grande force dans la fresque de l’église de Saint-Augustin. « Il vit par force de grand esprit les choses des derniers temps ; » cet éloge du livre juif de l’Ecclésiastique résume Isaïe tout entier. C’est par les yeux de l’âme et non par les yeux du corps que voient les vrais prophètes, et c’est pourquoi les anciens avaient représenté le voyant sous la forme d’un aveugle ; or cette pinion ne s’est jamais appliquée à aucun prophète avec autant d’exactitude qu’à Isaïe. C’est donc très justement que l’Isaïe de Claux Slutter est aveugle comme Tirésias, et que toute sa personne accablée et chancelante nous crie comme le vieux devin devant Œdipe : « Hélas ! hélas ! combien il est terrible de savoir ! » Il y aurait bien une dernière explication à cette cécité, c’est qu’Isaïe est le prophète qui en tâtonnant dans les ténèbres de l’avenir a rencontré la figure du Messie, et l’a décrite avec la plus frappante ressemblance ; mais une telle explication friserait une semi-hérésie, et il n’est pas probable que ce soit la pensée à laquelle s’est arrêté le naïf Claux Slutter.

Tout autre Daniel. Celui-là est un robuste et nerveux jeune homme, le visage resplendissant d’une sagesse radieuse, triomphante, infaillible. Daniel, c’est la science innée, l’expérience précoce, l’intuition instinctive ; aussi est-ce sous les traits de la jeunesse que l’a représenté Claux Slutter. Le voilà tel qu’on peut l’imaginer lorsqu’il commença la série de ses divinations dans le palais des rois de Babylone ; il porte haut la tête avec une confiance souriante, et ses regards interrogent les champs de l’espace avec une ferme assurance. Celui-là est un voyant, non-seulement par les yeux de l’âme, mais aussi par les yeux du corps ; pour lui, les secrets de l’avenir se précisent sous des formes visibles et tangibles, il sait à quelle date viendra le Fils de l’homme, quelle est la hauteur exacte de la statue à la tête d’or et aux pieds d’argile, il contemple les quatre bêtes qui se succéderont sur la terre, et décrit le combat du mouton et du bouc avec la rigueur et la clarté d’un habitué des combats d’animaux. Ce Daniel révèle un fait bien curieux pour l’histoire de l’art ; c’est qu’il est évident que Michel-Ange a eu connaissance des statues de Claux Slutter, car il s’est rappelé le Daniel pour la figure de son Ézéchiel. Le profil est le même, seulement accentué d’une manière plus morose ; le port de la tête est le même, le regard interroge avec la même attentive curiosité. L’Ézéchiel de Michel-Ange n’est en toute exactitude que le Daniel de Claux Slutter vieilli.

Les trois autres figures ont moins de grandeur ; cependant celle de Zacharie est encore fort remarquable. Le prophète est assis, revêtu, comme le Zacharie de Michel-Ange, de la robe pontificale. Sa tête s’incline sur sa poitrine, et toute sa physionomie indique que son âme se concentre dans une pensée obscure où elle s’absorbe et s’égare. Cette figure ne voit ni n’entend ; rarement l’isolement moral où l’intensité de la rêverie place l’homme a été mieux exprimé. Et cependant ce visage si absorbé n’est pas essentiellement celui d’un rêveur ; ce menton pointu, les lèvres fines de cette bouche rentrée par l’âge, les plis de ces joues amaigries dénoncent une fermeté de caractère réelle et même une sorte de sagacité pratique, comme il convenait de le marquer pour l’homme qui fut le plus efficace auxiliaire de Zorobabel et d’Esdras dans la reconstruction de ce temple qu’il vit si grand et de cette cité qu’il vit étendue à tous les peuples de l’univers. Du reste, si cette méditation est profonde, elle est sans angoisse ni trouble intérieur. Ce Zacharie est la parfaite image d’une certitude obscure, mais infaillible. La lumière viendra certainement, voilà ce que sait cette âme ; tout le reste est ténèbres, mais elle n’en est pas plus effrayée que nous ne sommes nous-mêmes effrayés de la nuit. Soit que le temps ait manqué à l’artiste, soit que les quatre figures que nous venons de commenter eussent épuisé pour un moment toute la sève morale de l’artiste, les deux figures de Jérémie et de David, si bien faites cependant pour porter un homme de génie au-dessus de lui-même, n’ont fourni à l’artiste que des inspirations froides et languissantes. Il serait difficile de voir dans ce Jérémie calme et presque souriant l’image de l’Héraclite sacré dont les sanglots ont traversé les âges sans rien perdre de leur force communicative de pitié : « O vous qui passez par ce chemin, regardez, et dites s’il est une douleur comparable à ma douleur. » Une seule chose est à noter dans ce Jérémie, c’est que pour le représenter l’artiste s’est tout simplement souvenu du visage de Dante, qui serait en effet exactement comparable à Jérémie, s’il n’unissait pas à sa douleur une colère digne d’Isaïe, s’il ne savait pas à l’occasion assaisonner ses lamentations d’invectives à la façon d’Ézéchiel. Ce fait est curieux en ce qu’il montre combien la renommée de Dante était allée loin à son époque et quelle fut sa popularité dans cette première période encore entièrement chrétienne de la renaissance. Quant à la figure de David, la plus faible des six, elle est à mon avis entièrement manquée. Ce jeune dandy hébraïque qui tourne vers le ciel des yeux languissans où nage une sorte de sentimentalité élégiaque ou de sensualité attendrie ne saurait en aucune façon représenter dignement et avec vérité la ressemblance du royal coupable qui est devenu le type même de la pénitence.

Tel est ce groupe mémorable de sculptures qui montre à quel point de liberté et de perfection l’art s’était déjà élevé dans les Flandres, alors que la renaissance avait à peine commencé sérieusement pour l’Italie, et qu’on remarque encore chez tous les autres peuples de l’Europe cette maladresse de la main et cette incertitude de l’œil qui distinguent l’enfance. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que jusqu’à ce jour ces sculptures n’ont pas été placées à leur rang véritable, ni louées des connaisseurs autant qu’elles le méritent. Peut-être les pensées très étroitement théologiques qu’elles expriment leur ont-elles nui de plus en plus à mesure qu’on s’est éloigné de ces âges où la religion était tout, car, pour en apprécier pleinement la profondeur et pour en goûter le charme mystique, il est nécessaire de suspendre un moment en soi tous ses souvenirs et de concentrer son âme tout entière sur le sujet de la religion, et non pas de la religion entendue à la façon latitudinaire de notre siècle, mais entendue dans le sens strict de l’orthodoxie catholique. Or cette condition n’est pas sans exiger quelque effort et une certaine souplesse lorsqu’on la réclame d’esprits dont la faculté d’admirer aussi large que peu simple est difficilement propre à s’arrêter sur des œuvres dont l’inspiration n’est pas en quelque sorte multiple, c’est-à-dire capable de donner au contemplateur plusieurs émotions à la fois. Aussi croirais-je volontiers que les plus sincères et les plus enthousiastes admirateurs qu’elles aient eu ont été ceux qui les virent pour la première fois, car leurs âmes à ceux-là étaient encore simples, et ces statues leur représentaient des pensées qui leur étaient familières, qui faisaient l’objet de leur sérieuse préoccupation. Ces sculptures en effet semblent avoir été à leur apparition très appréciées du public religieux pour qui elles furent faites, et la meilleure preuve qu’on en puisse donner, c’est qu’elles ont été reproduites sous forme de figurines sur un de ces beaux retables de la chartreuse de Philippe le Hardi qui sont aujourd’hui déposés au musée de Dijon.

Le tombeau de Philippe le Hardi, de ce même Claux Slutter, surprend autant par la perfection minutieuse du travail que les sculptures du puits de Moïse par la liberté de l’exécution. La statue de Philippe, presque de grandeur naturelle, est étendue sur une table de marbre noir : il est revêtu de ses ornemens princiers ; derrière sa tête, deux anges présentent son casque à cimier de fleurs de lis qu’ils viennent de lui enlever, dirait-on, comme une coiffure dont il n’a plus que faire dans le royaume de paix où il est entré, et qui d’ailleurs serait gênante pour dormir le sommeil de l’éternité. Cette statue est peinte, et les couleurs lui communiquent quelque chose de l’apparence de la vie. Ses mains, jointes pour la prière, semblent prier en effet ; les lèvres sourient doucement, et le visage, comme inondé d’une lueur de bonté, donne l’illusion d’un sommeil qui serait rempli par un si beau rêve, qu’il serait dur d’en être réveillé. Mais la statue du duc n’est que l’accessoire de ce tombeau, dont la partie importante consiste dans les ornemens ; la disposition en est d’une originalité singulière. Sur les quatre côtés du monument se déroulent les longues galeries d’un cloître avec ses arcades et ses colonnettes, toutes pareilles à celles qui règnent encore aujourd’hui autour des cours intérieures des anciens monastères d’architecture gothique que la destruction a respectés. Selon toute vraisemblance, cette décoration reproduit exactement les galeries mêmes de la chartreuse bâtie par Philippe. Sous les arceaux de ces nefs découpées à jour dans l’albâtre et s’avançant en saillie circule librement une longue procession de figurines représentant des moines et des dignitaires ecclésiastiques dans les attitudes les plus variées et avec les expressions de physionomie les plus diverses. J’ai dit que les dispositions de ce monument étaient d’une remarquable originalité, et cependant comme il serait facile, avec un peu de mauvaise foi, de nier à Claux Slutter toute invention et toute nouveauté ! Ici, on voit une fois encore que le génie consiste bien plus souvent à développer les germes existans, et qui courent risque de mourir inaperçus et inféconds, que de les créer de lui-même. Les pierres tombales du XIVe et du XVe siècle ne présentent-elles pas en effet le germe réel de la décoration du tombeau de Philippe le Hardi ? Généralement ces pierres tombales sont recouvertes sur toute l’étendue de leurs surfaces d’une sorte de dessin au trait gravé par le ciseau et représentant l’effigie du mort encadrée dans une décoration qui n’est pas sans analogie avec celle du tombeau de Philippe. D’ordinaire cette décoration est une sorte d’architecture de cathédrale dont les côtés, divisés en compartimens qui figurent des niches, présentent telles ou telles figurines pieuses, un moine encapuchonné, un religieux en prière, un saint porteur de la palme céleste, un emblème de la mort, etc. Ces sculptures linéaires, qu’on pourrait aussi bien appeler des estampes sculptées, sont quelquefois fort riches en ornemens, mais ces ornemens, on ne les aperçoit presque jamais, éteints qu’ils sont par cette surface plate qui ne les fait pas saillir à l’œil. L’originalité de Claux Slutter a consisté tout simplement à transformer ces surfaces en reliefs, à donner à ces architectures linéaires saillie, perspective et profondeur, à multiplier les figures. Il a développé les indications sèches et sommaires que lui fournissaient les pierres tombales de son époque, absolument comme Shakspeare a développé les indications vagues que son génie savait apercevoir dans des contes à dormir debout ou de détestables nouvelles, et, rien qu’en faisant cela, il a substitué un spectacle plein de mouvement, de magnificence et d’émotion, qui est tout un drame, à une décoration plate qui n’était qu’un encadrement.

Tout à l’heure nous avons vu Claux Slutter devancier de Michel-Ange dans les sculptures du puits de Moïse ; devant ce tombeau de Philippe le Hardi, nous le découvrons avec une vérité plus étroite encore devancier d’un autre grand artiste, son semi-compatriote, Jean Van Eyck de Bruges. Cette fois la ressemblance n’est plus seulement morale, elle ne porte plus seulement sur la nature des sujets traités ; elle porte sur la nature même des facultés des deux artistes, sur les qualités de leurs talens et les procédés de leur art. Claux Slutter dans ce monument, c’est Jean Van Eyck en sculpture. Ceux qui ont vu à Saint-Bavon de Gand le fameux triptyque de l’Agneau mystique avec sa double multitude de docteurs, dont pas un seul n’a été sacrifié, retrouveront cette même prodigieuse conscience dans les petits moines du tombeau de Philippe ; ils y retrouveront aussi le même scrupuleux respect du détail, la même délicatesse de travail et le même fini d’exécution. Ces figurines de moines sont au nombre de quarante ; il n’y en a pas une seule qui ne porte la marque d’une individualité forte, pour laquelle Claux Slutter n’ait inventé une nuance de physionomie, et ce qui était plus difficile encore avec des figurines qui sont toutes représentées debout, une attitude différente. Quelques-unes se suivent à la file comme les personnages d’un cortège, d’autres s’isolent et s’enfoncent dans les profondeurs de la galerie ; quelques-unes se sont appuyées pour lire contre une colonne du cloître, d’autres se sont arrêtées comme si elles avaient été saisies par la stupeur et fixées en terre à la place qu’elles occupent. Toutes les variétés du caractère monastique sont là, et l’on peut lire sur ces physionomies des histoires bien diverses et des fortunes bien contraires, car le cloître a aussi ses vicissitudes. Chacun de ces visages, bien interrogé, raconte comment et pourquoi le personnage est entré au cloître, quelle nature d’âme il y a portée, quelles modifications la vie monastique a fait subir à cette âme, quel genre de ferveur l’a poussée, soutenue, retenue, quelles vertus elle y a acquises et parfois quels vices elle y a contractés. Chez celui-ci, de mine dure et rébarbative, la science théologique s’est évidemment durcie en pédantisme ; chez celui-là au contraire, de physionomie heureuse et sereine, elle s’est épanouie en paroles onctueuses et en fleurs d’éloquence. Ce troisième semble avoir vieilli sans expérience ; sa physionomie sèche, morose, ingrate, fait penser à une longue vie morne et dépeuplée qui se serait écoulée sans joies ni douleurs. Ce jeune novice mêle à sa piété une certaine expression d’attendrissement qui pourrait bien n’être pas sans rapports avec un certain souci des choses de la terre et du siècle, pour lesquelles il était mieux fait peut-être que pour les choses du ciel et de l’éternité. Cet autre, d’âge mûr au contraire, a cherché dans l’éternité un refuge contre la terre, car toute sa personne d’aspect violent dit assez nettement que, s’il eût vécu dans le monde, il n’aurait peut-être pas échappé au mariage de la potence. Sur tels de ces fronts, on lit écrit gravité, prudence, autorité ; sur tels autres humilité, obéissance, infimité. Cependant cet art de varier les physionomies, si grand qu’il soit, n’est rien encore à côté de l’art avec lequel Claux Slutter a su varier les formes et les plis du capuchon monastique. Le capuchon est dans ces sculptures l’élément dramatique par excellence, et l’on ne saurait croire tout ce qu’il est capable de rendre d’effets saisissans avant d’avoir vu ce tombeau. Ici il est terrible comme le mystère, là il est austère comme la vertu, plus loin le voilà gracieux comme l’élégance. Celui-ci l’a rejeté en arrière pour découvrir une tête de prédicateur ou de docteur que le monde connaît et a coutume d’admirer ; celui-là, dandy du cloître, l’a ramené coquettement de manière à en faire le cadre de son visage ; chez un troisième, il dissimule la face comme un masque chargé de protéger les secrets des mouvemens réels de l’âme. Chez un quatrième, il tombe modestement comme un voile de femme afin de frustrer la curiosité vulgaire, ou comme un rideau devant un jour trop vif, afin de protéger la méditation ou d’empêcher que soit troublé l’entretien de l’âme avec ses pensées. Il donne à ce cinquième, qui se tient immobile et comme pétrifié, l’apparence d’une de ces idoles à signification symbolique dont le voile n’était levé que devant les initiés. Chez ce dernier enfin, il fait frissonner, car il semble vouloir cacher un visage que le monde ne doit jamais plus voir, et dérober la lumière à des yeux qui ne doivent plus contempler que la nuit ; il tombe lourdement comme le couvercle du cercueil ou se colle à la face comme un suaire. Toutes les expressions possibles de la vie et du caractère monastiques sont là, rendues par ce simple détail du capuchon, depuis celles des moines bénis d’Ange de Fiésole jusqu’à celles des moines damnés des romans hétérodoxes de Lewis et de Maturin.

Ce tombeau de Philippe le Hardi semble avoir fait école pendant un moment du XVe siècle, car non-seulement le tombeau de son fils Jean sans Peur est la reproduction exacte du monument de Claux Slutter, mais celui de son frère Jean, duc de Berry, dont on voit les restes dans la crypte de la cathédrale et au musée de la ville de Bourges, semble avoir été exécuté en partie d’après le même modèle ; c’est au moins ce qu’on peut induire des figurines de moines encapuchonnés, populairement nommées les pleureuses, qui ont échappé à la destruction, et dont une partie se trouve au musée de Bourges, et l’autre, me dit-on, chez le marquis de Vogué. Le tombeau de Jean sans Peur est placé dans la même salle du musée de Dijon que celui de son père : nous n’avons que peu de choses à en dire après la description que nous venons de faire du premier. C’est Philippe le Bon, le troisième duc, qui fit exécuter ce mausolée, et il se ressent de la magnificence de ce prince, car il est encore plus imposant d’aspect et plus richement orné que celui de Philippe le Hardi ; mais il y manque le mérite de l’originalité, puisqu’il n’est qu’une répétition du précédent. Jean est étendu sur son tombeau dans la même attitude que son père, dont il n’a pas l’expression de bonté ; le visage d’une énergie tant soit peu brutale, qui rappelle l’air d’un dogue hargneux, ne surprend pas trop cependant quand on songe qu’il est celui du meurtrier de Louis d’Orléans, et qu’on se rappelle la terrible entrée dans Paris : à ses côtés est étendue sa femme, Marguerite de Bavière, car Philippe le Bon, en fils pieux, a voulu réunir ses deux parens. L’artiste qui exécuta ce monument fut un Aragonais nommé Juan de la Verta, et, quoiqu’il se soit borné à reproduire les principales dispositions de l’œuvre de Claux Slutter, il a trouvé moyen cependant de signer sa nationalité par cette exubérance d’ornemens pour laquelle l’Espagne va devenir tout à l’heure célèbre, et surtout par quelques-uns de ses types de moines, fort différens de ceux de Claux Slutter. Au lieu de ces bonnes figures de moines flamands ou français du tombeau de Philippe le Hardi, nous rencontrons ici, non sans surprise, de véritables types africains qui sentent leur Andalousie ou même leur Sahara. Un surtout, dont le capuchon enveloppe la tête nerveuse comme le burnous arabe, semble le portrait d’un cavalier berbère ou même d’un soldat du Soudan ; c’est un vrai marane en chair et en os, pour employer le mot par lequel les Italiens du XVIe siècle désignaient les Espagnols, et que Luther aimait à répéter comme une injure dans ses invectives fréquentes contre ce peuple. N’est-il pas étrange que les tombeaux des deux premiers ducs aient été élevés par deux artistes appartenant aux deux nations les plus originales et les plus fortement caractérisées des futurs états de cette maison d’Autriche qui va tout à l’heure hériter de la fortune si rapide de la maison de Bourgogne ? Et n’y a-t-il pas là comme un présage de cette grandeur prochaine qui va si souvent présenter, non plus seulement parmi ses artistes, mais parmi ses soldats, ses conseillers et ses diplomates, des associations de nationalités et de noms aussi excentriques que celle du Hollandais Slutter et de l’Aragonais Juan de la Verta ? Avant de dire adieu à ces admirables débris de la chartreuse de Philippe le Hardi, nous ne voulons pas oublier trois beaux retables d’autel en bois doré et sculpté qui ont été préservés des vivacités révolutionnaires, et qui sont déposés au musée de Dijon à côté des tombeaux des ducs. Les sculptures de ces retables, à demi populaires, à demi savantes, sont extrêmement curieuses, et nous montrent les croyances du moyen âge encore vierges de toute altération. L’une d’elles nous représente le Christ en croix entre les deux larrons. C’est le moment ou les suppliciés expirent, et l’artiste naïf, mais fort ingénieux et même un peu subtil, qui a composé cette œuvre, nous y présente la mort comme la grande accoucheuse des âmes. Le bon et le mauvais larron en effet rendent leurs âmes sous la forme de deux enfans nouveau-nés dont un diable griffu et un ange se saisissent avec empressement pour les porter l’une à sa nourrice infernale, l’autre à sa bonne céleste. Une autre de ces sculptures représente la tentation de saint Antoine. Un démon fort laid, mais qui au fond a l’air assez bon diable, et dont le plus grand défaut est d’être affligé d’une bouche vaste comme l’entrée du Tartare ou l’ouverture du puits de l’Apocalypse, pousse vers le saint une jolie femme dont le front orné de gentilles cornes dorées dénote une existence douteuse et des mœurs qu’on peut soupçonner sans trop de légèreté ; mais le saint vient d’apercevoir ces cornes, et il la repousse avec une dignité froide en lui répétant sans doute ces paroles de la pièce populaire de marionnettes qui représentent encore aujourd’hui sa tentation :

Non, non, non, madame l’hôtesse,
Vous êtes une diablesse.


Je croirais volontiers que quelque compatriote de Claux Slutter a mis la main à la sculpture de ces figurines, car cette tentatrice du pieux ascète ressemble singulièrement à quelque grasse et blanche fille de l’aquatique Hollande. Ce qu’il y a de plus remarquable dans ces retables cependant, ce ne sont pas les figurines, ce sont les simulacres d’architecture qui les encadrent. Les figurines ne sont que naïves et populaires ; mais ces simulacres d’architecture sont d’un art consommé. L’un d’eux figure une cathédrale ; rien ne peut donner une idée de la sensation de quasi-vertige que cause ce joujou de deux pieds. Cette miniature de cathédrale est encore plus haute que les cathédrales véritables ; il semble que ses différens étages soient séparés par des espaces démesurés ; c’est en toute réalité l’échelle de la terre au ciel. Le seul monument qui m’ait donné un sentiment d’élévation comparable, oserai-je le dire, c’est la flèche de Strasbourg. Ces deux choses si dissemblables rendent le même idéal ; c’est qu’au fond la babiole de Dijon et la flèche d’Erwin de Steinbach sont nées du même profond sentiment de piété et d’amour mystique. Et pourquoi s’étonner qu’une miniature produise la même impression qu’une œuvre colossale, puisque nous connaissons des œuvres colossales qui produisent une impression de miniatures ? Le même Erwin de Steinbach, qui lança vers le ciel la flèche de Strasbourg, construisit la ravissante église de Fribourg en Brisgau, et je demande à tous ceux qui ont vu ce bijou de pierre si la comparaison qu’il a éveillée dans leur esprit n’est pas celle d’un de ces jouets sculptés par les paysans de cette Forêt-Noire qu’il avoisine. L’infiniment petit peut donc atteindre aux sublimités de l’infiniment grand, puisque l’infiniment grand peut reproduire les délicatesses de l’infiniment petit.


III. — CURIOSITES DIJONNAISES. — LA PIERRE TOMBALE DE WLADISLAS LE BLANC. — L’HORLOGE DE COURTRAY.

Les deux principales églises de Dijon sont Notre-Dame et Saint-Bénigne. Notre-Dame est des deux la plus originale ; malheureusement on est pour l’heure en train de la restaurer complètement, et il est assez difficile d’en prendre une idée tout à fait exacte au milieu des échafaudages qui masquent les proportions de l’intérieur, des débris qui jonchent le sol pt des monceaux de plâtre qui s’étalent-à la base des colonnes ; nous aimons mieux n’en rien dire que de présenter au lecteur des impressions mutilées. Saint-Bénigne est l’ancienne église abbatiale des bénédictins ; à l’extérieur qui a souffert, elle n’offre rien de remarquable ; à l’intérieur, c’est un bel édifice gothique de proportions imposantes et d’un aspect majestueux. Les tombeaux de Saint-Bénigne, qui appartiennent aux familles parlementaires, n’ont rien de particulièrement intéressant, et les ornemens, assez rares, sont plutôt riches que curieux. Une chose cependant est à noter dans la décoration générale, qui est toute moderne, c’est que ceux qui y ont présidé semblent avoir eu le souvenir de Rome très présent à l’esprit, car lorsqu’on traverse la grande nef du centre, dont chaque pilier est orné d’une statue, on éprouve quelque chose de la sensation que donne l’intérieur de Saint-Jean de Latran, et lorsque, entré dans le chœur, on contemple les quatre statues de dimension colossale qui en occupent les quatre coins, on pense involontairement à la décoration qui entoure la confession de Saint-Pierre de Rome au-dessous de la coupole de Michel-Ange. Le caractère de ces sculptures, œuvres de deux très habiles artistes dijonnais, Attiret et Dubois, loin de contrarier cette impression, la confirme au contraire, car on dirait que les deux artistes se sont proposé pour modèle la sculpture romaine de la seconde moitié du XVIIe et de la première moitié du XVIIIe siècle. Les statues de la nef par leur grâce un peu mièvre, mais non sans charme, leurs draperies trop soigneusement travaillées, leur originalité tourmentée et cherchée avec labeur, pourraient rivaliser sans désavantage avec les statues des Philippe Valle, des Flaminius Vacca, des Maïni, des Rusconi, et autres sculpteurs romains dont elles reproduisent les ingénieux mérites et les agréables défauts. Quant aux grandes statues du chœur, dont on trouverait facilement les analogues dans la sculpture romaine, une au moins, celle de saint André, fait mieux que rappeler la statue colossale du Flamand Duquesnoy qui orne un des coins de la confession, de Saint-Pierre. Mais Saint-Bénigne contient un objet d’un intérêt bien autrement piquant que ces sculptures, et le curieux qui est à l’affût de choses inconnues ou peu remarquées fera bien d’aller droit à la pierre tombale de Wladislas le Blanc, relevée dans ces dernières années et dressée contre un des murs de l’église par la piété patriotique du prince Ladislas Czartoryski. De toutes les curiosités historiques de Dijon, cette pierre tombale est assurément la plus excentrique et la plus piquante.

Cette pierre tombale est du genre de celles dont nous parlions il y a un instant à propos de Claux Slutter. Le dessin de la surface pique tout d’abord la curiosité comme une énigme, et l’on n’a de cesse avant de tout savoir du personnage dont elle recouvrit les os. Au centre de la pierre se présente l’image du mort : c’est un homme d’âge mûr, de physionomie morose, sur laquelle l’artiste a essayé de répandre un air de piété qui cache mal une âme violente et volontaire. Les mains qui sont jointes pour la prière et les pieds qui foulent deux lions sont d’une remarquable délicatesse et indiquent le rejeton d’une race qui pourrait bien toucher à sa fin. Un ange robuste, mais dont les contours rappellent les formes de la femme, tient une couronne suspendue au-dessus de la tête. L’y déposera-t-il ? Ce chaque côté de la tête, deux autres anges, encore d’apparence féminine, tiennent d’une main deux écussons, et de l’autre les deux extrémités d’un diadème, dont ils s’apprêtent à ceindre son front. L’en ceindront-ils ? La chose est douteuse, car, de même que l’ange qui tient, la couronne, ils semblent hésiter et attendre un ordre. Un détail curieux, c’est que les deux extrémités de ce diadème, par la manière dont elles sont présentées, figurent deux énormes oreilles d’âne. Ce détail paraît d’abord l’effet d’un hasard ou d’une gaucherie, mais lorsqu’on connaît les aventures du personnage, on ne doute pas qu’il n’y ait là une allusion malicieuse de l’artiste. Le vêtement est une tunique brodée aux manches de six galons et garnie de paremens de fourrures. Cette effigie est encadrée dans une architecture de cathédrale ou d’abbaye dont les côtés sont divisés en six niches surmontées de clochetons. Dans chacune de ces niches est dessinée une figurine. Trois de ces figurines représentent des moines, une quatrième est la Mort en habit de religieux, la cinquième un personnage à vêtemens monastiques, armé d’un glaive, probablement un chevalier teutonique, la sixième un porteur de palme qui, selon toute apparence, représente un pèlerin de Jérusalem, tous emblèmes bien choisis des diverses fortunes du mort, qui fut tour à tour aspirant au trône de Pologne, pèlerin, chevalier porte-glaive et moine. Autour de la pierre se déroule cette inscription : « Hic jacet, vir illustris, Wladislaus, dux allus Poloniœ, monachus hujus cœnobii per plures annos, postmodum dispensâtus per papam pro successione regni Poloniœ. Obiit in civitate Argentina, hic eligens sepeliri. Anno MCCCLXXXVIII. I kalen. marii ; ci gît illustre seigneur Wladislas, haut duc de Pologne, moine de ce monastère pendant plusieurs années, plus tard dispensé de ses vœux par le pape pour la succession du royaume de Pologne. Il mourut dans la cité de Strasbourg après avoir déclaré sa volonté d’être enterré en ce lieu-ci. L’an 1388, 1er mars. »

Ce prince, qui fut deux fois moine, deux fois compétiteur au trône de Pologne, et qui, après bien des aventures dues à l’inconstance de la fortune et à l’inconstance plus grande encore de son âme, est venu choisir sa sépulture à Dijon, c’est le dernier rejeton de la première dynastie de Pologne, la maison des Piasts. Le royaume pour lequel il combattit n’existe plus, mais sa pierre tombale existe toujours, attestant une fois encore qu’il n’y a de vraiment solide ici-bas que le sépulcre. Il fut exclu définitivement du trône par l’avènement du. premier Jagellon, et voilà qu’après bien des siècles c’est le dernier descendant des Jagellons, hôte comme lui de la terre étrangère, qui rend à sa mémoire le suprême témoignage de piété. Ainsi passent les choses dans un monde où rien ne vaut la peine qu’on se donne pour l’atteindre, et où rien ne s’acquiert que pour être perdu. L’histoire de ce prince est au plus haut point instructive, car elle présente, comme en un microcosme magique, la prophétie des destinées de la malheureuse Pologne, et les enfans de ce noble pays peuvent encore contempler. dans ce miroir la fidèle image des séduisans défauts qui perdirent leurs pères. Vaillante turbulence, brillante anarchie, courage aventureux, exaltation romanesque, soudains accès de passion montant au cerveau comme l’ivresse, soudaines résolutions désespérées, imprudentes générosités suivies d’un repentir inutile, inconstance fébrile d’une âme impétueuse qui éclate presque au même instant en chants de triomphe et en cantiques de détresse, dont les mouvemens presque lyriques dans leur vélocité font succéder les de profundis aux te deum en moins de temps que la foudre ne succède à l’éclair, aucun de ces caractères attachans qui ont conquis à la Pologne cette sympathie persistante qu’obtient rarement le malheur dont les hommes sont si vite lassés ne manque à l’histoire du prince Wladislas le Blanc.

En 1333, à la mort du Ladislas surnommé le Bref comme notre Pépin, la race, royale des Piasts se trouva réduite à deux héritiers mâles, son fils Casimir, qui lui succéda, et un petit-neveu, ce même prince qui nous occupe en ce moment. Casimir n’avait que des filles exclues de la couronne par la loi du pays ; Wladislas était donc le seul héritier légitime du trône, et pouvait raisonnablement espérer qu’il succéderait à son oncle. Il semble en effet qu’il n’avait qu’à soigner patiemment la bienveillance de cet oncle qui avait à lui laisser un si bel héritage, et qui lui avait montré son affection en ajoutant de son propre mouvement plusieurs duchés nouveaux à ses domaines héréditaires. Un oncle à héritage est toujours fort soupçonneux, à plus forte raison lorsqu’il est roi et placé dans les conditions où se trouvait Casimir, n’ayant pour héritier mâle qu’un petit neveu, qu’il pouvait sans trop de défiance supposer pressé d’ouvrir l’heure de sa succession. Précisément parce que le hasard de la fortune l’avait rendu contre toute attente le légitime héritier du trône, Wladislas avait toute raison de se tenir tranquille ; c’est tout le contraire qu’il fit cependant. Soit que Casimir, pénétrant les défauts de jugement de son neveu, l’eût cru incapable de régner et eût laissé percer de bonne heure la pensée d’appeler au trône le mari d’une de ses filles, soit que Wladislas ait obéi docilement aux impulsions d’une âme inquiète et turbulente à l’excès, la mésintelligence sépara bientôt les deux parens. Dès les premières années du règne de Casimir, Wladislas se fit le chef de l’opposition comme nous dirions aujourd’hui ; il appuya tous les mécontens, et le roi en avait fait beaucoup, car il s’était efforcé de brider l’ambition des seigneurs polonais. Wladislas ayant commis dans son duché de Cujavie certains excès de pouvoir qui bravaient ouvertement l’autorité de Casimir, celui-ci le fit sommer de comparaître devant le trône. Le prince ne comparut pas, mais, obéissant à un accès de fierté impertinente qui peint bien son caractère, il écrivit à son oncle qu’il ne voulait rien lui devoir, et qu’ayant reçu en don de lui un nouveau duché, il lui renvoyait en échange un de ses anciens domaines. Le pratique Casimir prit au mot son imprudent neveu. A peine Wladislas eut-il donné son duché qu’il se repentit de sa générosité mal inspirée et qu’il voulut ravoir son bien ; Casimir refusa de le rendre. Alors pour réparer le mal qu’il s’était fait à lui-même, Wladislas prit l’ingénieuse résolution de se ruiner complètement ; il vendit à vil prix un autre de ses duchés à son oncle, et s’en alla courir le monde.

Il fit le voyage de terre-sainte, revint en Europe, résida en Autriche, et s’unit quelque temps aux chevaliers teutoniques pour faire la guerre à cette Lithuanie, encore païenne en plein XIVe siècle, dont le grand-duc devait vingt-cinq ans après s’asseoir à sa place sur le trône de Pologne ; son caractère altier ne tarda pas à le brouiller avec ses compagnons d’armes. Tant que son escarcelle princière put résister, tout alla bien ; mais cette escarcelle, Wladislas, toujours imprévoyant, avait négligé de la remplir suffisamment à son départ, en sorte qu’elle fut bientôt vide. On peut supposer d’ailleurs, sans courir risque de le calomnier, qu’il était de la nature de cet Albert Laszki, son compatriote, qui sous le règne d’Elisabeth étonna l’Angleterre de son faste, et qui, après avoir dépensé en deux ou trois années une fortune prodigieuse, essaya de la reconstruire en en consumant les débris pour faire de l’or. Ce ne fut pas à l’alchimie, ce fut à la religion que Wladislas demanda un remède contre le dénûment. Par une de ces résolutions désespérées qui lui étaient familières, il se rendit en Bourgogne, et n’eut de cesse qu’il ne fût reçu moine dans l’ordre de Cîteaux, sans s’être informé, paraît-il, au préalable, de la règle qu’on y suivait. Or cette règle, qui était celle de saint Bernard, était des plus sévères, et Wladislas en eut bien vite assez. Celui qui avait pensé que sa qualité de prince le mettait au-dessus des lois de son pays devait penser à plus forte raison qu’elle le mettait au-dessus des règles de son couvent ; un beau jour donc, il partit de Cîteaux sans prévenir l’abbé, et s’en alla frapper à la porte de Saint-Bénigne de Dijon, dont la règle était moins dure. Ce ne fut pas sans difficultés qu’il y fut reçu ; mais enfin son entêtement l’emporta, et il y vécut plusieurs années assez heureusement, sous le titre de frère convers, d’une pension que lui faisait le roi son oncle.

Ce calme fut rompu en l’année 1370. Le roi Casimir mourut en désignant pour son héritier au trône de Pologne Louis d’Anjou, roi de Hongrie, mari d’Elisabeth, fille de la propre sœur de Wladislas. Cette nouvelle réveilla les anciennes ambitions du prince, l’heure était venue en effet où elles auraient pu se réaliser ; mais quoi ! il s’était lui-même exilé volontairement de Pologne et s’était fermé le chemin du trône par sa conduite aventureuse et ses vœux imprudemment contractés. Il resta plongé quelque temps dans l’hésitation ; enfin toute indécision cessa lorsqu’il vit arriver à Dijon une députation de seigneurs polonais qui, mécontens de voir un étranger sur le trône de Pologne, venaient demander au dernier rejeton de la famille qui les avait commandés pendant plus de cinq siècles de reprendre possession de son héritage. Wladislas partit sur-le-champ pour Avignon, où le saint-siège était encore, afin de se faire relever de ses vœux par le pape. Or le pape était alors le second Roger de Maumont, Grégoire XI, pontife scrupuleux, qui avait bien hérité de la tiare, mais non pas de la largeur d’esprit et de la complaisance aux ambitions mondaines du premier Maumont, son oncle, le magnifique Clément VI. Il refusa tout net d’ajouter une nouvelle cause de guerre civile à celles qui désolaient déjà la chrétienté. Alors Wladislas, qui par toute sa conduite montra qu’il avait plus d’orgueil de tempérament que de vraie fierté, s’avisa de faire solliciter en sa faveur auprès du pape son propre rival, Louis, roi de Pologne, qui venait sur sa demande de lui rendre généreusement ses duchés. Grégoire XI fut encore inflexible, et les événemens se chargèrent bientôt de justifier la sagesse de ce refus plusieurs fois répété.

Ne pouvant obtenir le consentement du pape, Wladislas prit la résolution, facile à un tel caractère, de s’en passer, et s’en alla incontinent porter le trouble dans les états de ce roi qu’il venait de faire intercéder pour lui. La guerre continua un certain temps avec des chances égales pour les deux partis, mais enfin Wladislas mit le siège devant Zlotor, une de ses anciennes villes, et, attaquant le gouverneur par ce vice pour lequel les Polonais ont été si fameux que notre peuple en a tiré une expression proverbiale, l’ivrognerie, il se rendit maître de la place et s’y fortifia solidement. Alors il vit affluer autour de lui tous ces mécontens que la fortune engendre en tout temps et en toute société avec plus d’abondance que la nature n’engendre les coquelicots dans les blés. Une fois muni d’un point d’appui solide, Wladislas montra une vaillance à toute épreuve et une véritable habileté militaire. Quelquefois battu, mais le plus souvent victorieux, il donna de telles proportions à la lutte qu’il vint un moment où il ne fallut rien moins que toutes les forces réunies de Louis pour le forcer à s’enfermer dans Zlotor. Bloqué étroitement dans cette ville, il s’y défendit encore avec un extrême courage et un esprit de ruse des plus malicieux qui témoigne des ressources de sa nature inégale et fantasque. Enfin il fallut se rendre, et, une fois la rébellion vaincue, il se trouva comme devant moine selon la règle de saint Benoît. Il refusa l’abbaye que lui offrait le roi en Pologne, accepta les florins qu’il lui compta comme compensation de ses anciens duchés, et reprit le chemin de Dijon et de Saint-Bénigne. Le diable l’y laissa en repos sept années, au bout desquelles Louis de Hongrie mourut en désignant pour son successeur son gendre Sigismond, roi de Bohême, fils de l’empereur Charles IV, et peu après empereur lui-même ; c’est le Sigismond du concile de Constance et de l’opéra de la Juive. Ce nouvel étranger, qui ne reconnaissait rien au-dessus de ses caprices ou de ses erreurs, pas même la grammaire, ainsi qu’il le déclara un jour qu’on lui faisait remarquer une faute de syntaxe, se fit bientôt déposer. Le parti de Wladislas releva alors la tête plus haut que jamais, car il était le légitime héritier du trône, et on était las des étrangers. Le prince eut de nouveau recours au pape pour se faire relever de ses vœux. Or à cette époque le schisme avait éclaté, et la chrétienté contemplait le scandale de deux pontifes, l’un à Rome et l’autre à Avignon. Toujours bien inspiré, Wladislas eut la bonne idée de s’adresser à l’antipape d’Avignon, au lieu de négocier auprès d’Urbain VI, qui avait été reconnu pour le pape véritable par la Pologne, et qui, dans les circonstances où se trouvait ce pays après la déposition de Sigismond, aurait vraisemblablement consenti à un accommodement. Le pape d’Avignon, Clément VII, se hâta de relever Wladislas de ses vœux moins par intérêt pour sa cause que pour le plaisir de se venger de la nation qui avait reconnu la légitimité d’Urbain. Ce bref de l’antipape fut loin de porter bonheur au prétendant. Au moment où il allait prendre possession du royaume qui lui appartenait de par tous les droits des nations monarchiques, un parti se forma parmi les seigneurs pour appeler au trône Hedwige, fille de Louis de Hongrie, en ayant soin d’en exclure formellement son fiancé, fils du duc d’Autriche. C’était la première fois qu’une femme gouvernait seule la Pologne depuis les jours de la fabuleuse Vanda, et ce fait prouve à quel point le caractère de Wladislas inspirait la défiance. Les nobles polonais ne tardèrent pas cependant à se repentir de cette dérogation aux coutumes traditionnelles ; mais Hedwige, pour détourner un péril qu’elle voyait croître chaque jour, consentit à recevoir un époux des mains de sa noblesse, et cet époux choisi fut Jagellon, grand-duc de Lithuanie, qui consentit en échange de la couronne à abjurer son paganisme, et à le faire abjurer à son peuple.

Le pauvre Wladislas fut complètement étourdi par ce superbe coup de politique qui terminait l’état de crise prolongé dans lequel vivait la Pologne depuis la mort de Casimir en inaugurant une nouvelle dynastie, et en même temps conquérait tout un peuple jusqu’alors obstinément idolâtre au christianisme ; il sortit piteusement de Pologne, emportant dans sa poche ce bref de l’antipape qu’il aurait peut-être aussi bien fait de ne pas solliciter. Après avoir erré pendant deux ou trois années, il se dirigea vers son monastère de Saint-Bénigne pour y cacher ses suprêmes mécomptes ; mais l’intelligente mort, qui comprit que le drame de sa vie formait en tout bien conforme aux lois des bonnes poétiques, se chargea du dénoûment, et le lui apporta à Strasbourg le 1er de mars 1388. Ainsi que son épitaphe nous l’apprend, il voulut être enterré à Saint-Bénigne, où pendant longtemps on célébra annuellement un anniversaire qu’on appelait l’Anniversaire du roi Lancelot. Ses biographes n’ont pu rendre raison de cette dénomination, qui peut-être n’est qu’une corruption populaire du nom de Ladislas ; mais, comme elle prit naissance évidemment au sein même du cloître, il est plus probable qu’elle est, comme le diadème figurant les oreilles d’âne de sa pierre tombale, une allusion malicieuse à son caractère et à ses aventures. Don Quichotte n’existait pas encore, mais en revanche Lancelot du Lac était fort populaire, grâce aux poèmes de la table ronde. Wladislas fut sans doute nommé le roi Lancelot, par ironie, à cause de son caractère aventureux et romanesque. Jamais sobriquet ne fut mieux appliqué et ne rendit mieux compte d’un personnage, car ce pauvre prince, en qui s’enterre une dynastie, est une des victimes les plus intéressantes que l’imagination ait jamais faites, et c’est d’ordinaire au roman plutôt qu’à l’histoire qu’on s’adresse quand on a envie d’en connaître de pareilles. Et maintenant que cette esquisse rapide est terminée, je laisse au lecteur le soin de décider si je me suis trop avancé en disant que l’histoire de Wladislas était un véritable microcosme magique des futures destinées de la Pologne. Il fut romanesque, il fut chimérique, il fut inconstant ; il perdit de gaîté de cœur un trône qui lui revenait de droit par une impatience injustifiable, et cependant je n’oserais jurer qu’il ait été malheureux. Il y a bien des manières d’être épicurien, et peut-être Wladislas ne fut-il qu’un épicurien transcendant que les sensations exceptionnelles pouvaient seules toucher et émouvoir, et qui par nature aimait mieux vivre fortement pendant une heure que s’ennuyer sagement pendant des années. Il semble avoir aimé passionnément une jeune femme qu’il perdit prématurément ; il eut le goût des grandes aventures, il connut les âpres délices de l’ambition et les consolations de la vie religieuse ; il épuisa la série entière des voluptés des choses idéales. Si, malgré tout cela, on doit cependant le considérer comme un malheureux, eh bien ! disons au moins qu’il échappa à l’ennui des platitudes prosaïques que les individus, comme les peuples prospères, traînent trop souvent après eux[6]. Une autre curiosité de Dijon, mais qui nous retiendra moins longtemps que la tombe de Wladislas, c’est le fameux Jacquemard qui sonne les heures au sommet du clocher de Notre-Dame en tête-à-tête avec son épouse flamande. Je ne veux faire sur cette horloge qu’une observation d’une nature toute morale ; il est vrai qu’elle a son importance. On sait que cette horloge appartenait à la ville de Courtray, et qu’elle fut enlevée par Philippe le Hardi et transportée à Dijon après la victoire de Roosebeck ; Elle est donc là depuis 1382, et en la regardant je ne puis m’empêcher de songer qu’elle est comme une sorte d’allégorie ironique de l’histoire de la Flandre après son enlèvement. La dernière fois que Courtray l’entendit sonner, elle sonnait l’heure suprême de la démocratie flamande, pour laquelle le temps s’arrêta subitement aussitôt après qu’elle eut été enlevée. A Roosebeck mourut Philippe, second du nom d’Artevelde, — je dis second, parce que la démagogie de ces d’Artevelde eut une si réelle grandeur qu’il y avait vraiment là les premières assises d’une dynastie populaire, — et avec Philippe mourut la démocratie gantoise, après avoir duré juste quatre-vingts ans. Elle mourut sur ce même champ de bataille de Courtray où elle était née et qu’elle avait rendu si célèbre, coïncidence remarquable sur laquelle j’appelle les rêveries et les souvenirs de démocraties plus modernes. Ainsi fut vengée la sanglante journée de 1302, où l’on avait ramassé les éperons des chevaliers français par brouettées, comme on avait ramassé les anneaux d’or des chevaliers romains par boisseaux après la journée de Cannes. On croirait vraiment qu’en enlevant cette horloge Philippe a obéi à une intention malicieuse, et qu’il s’est dit : « Voici des voisins qui nous donnent trop de tourmens avec leur turbulence ; je m’en vais leur enlever leur horloge, et peut-être qu’après cela ils perdront la notion du temps et sonneront midi à quatorze heures. » La plaisanterie, si elle a été faite, est devenue une véritable réalité. Un esprit républicain très prononcé existe dans la Côte-d’Or, on le sait, et cela certes n’est pas un mal ; mais on dit que sous cet esprit républicain général une démocratie plus aventureuse pointe déjà, et les journaux se sont chargés tout récemment de nous informer que la fameuse société de l’Internationale comptait trois brigades dans la ville de Dijon, fait que j’ai de la peine à croire, étant donnée la richesse générale de ce pays de Bourgogne, où la pauvreté n’existe réellement pas. Cependant, si le fait est vrai, j’invite les démocrates trop ardens de Dijon à venir quelquefois méditer au pied de la tour de Notre-Dame sur la signification de l’horloge de Courtray ; ils possèdent dans ce Jacquemard un fameux remède contre la véhémence et la présomption, s’ils savent bien le contempler. Ils apprendront en le regardant non-seulement que le temps passe pour les démocraties comme pour toutes les formes possibles de gouvernement et de société, mais encore qu’il passe beaucoup plus rapidement lorsqu’elles ne sont pas avisées, sages et prudentes, et qu’elles veulent prendre les choses de ce monde comme un jeu amusant et passionné, à l’instar de ce Wladislas de Pologne dont nous parlions il n’y a qu’un instant. Leur mobilité et leur inconstance usent avec une incroyable rapidité leurs passions, leurs formes, leurs doctrines, en sorte qu’elles se dépouillent elles-mêmes des ressources de leur vie par trop d’ardeur à vivre ; leurs agitations perpétuelles, les éloignant toujours davantage du point où elles ont leur centre de gravité, les chasse à leur insu hors de leur propre orbite ; leur crédulité, qui laisse de bien loin derrière elle celle du corbeau de La Fontaine, les rend la proie de tout mensonge qui se donne la peine de les flatter ; leur rage de vouloir que les réalités correspondent à leurs désirs lorsqu’elles y sont contraires par essence les expose à des dangers qu’elles ne soupçonnent jamais, et qui les laissent déconcertées et démoralisées à la merci de qui veut les prendre. La démocratie flamande dura quatre-vingts ans, et cette durée n’est pas une exception ; c’est la limite d’âge que la vivacité de leurs passions permet aux démocraties. Nous connaissons des oligarchies qui ont vécu douze cents ans ; nous ne connaissons pas de démocratie qui ait persisté cent ans à l’état pur et sans abdication d’une partie d’elle-même. Il est très possible que les exemples de six mille ans d’histoire ne soient pas absolument concluans, que les constitutions démocratiques puissent dépasser de beaucoup cette courte vie d’un siècle, et nous l’espérons pour elles. Il serait beau et glorieux à notre démocratie de faire mentir l’expérience historique ; mais, si elle veut accomplir cette œuvre originale et qui n’a pas de précédens, qu’elle pense quelquefois, qu’elle pense souvent, qu’elle pense toujours à l’horloge de Courtray, à la leçon de morale politique qu’elle sonne avec les heures.


EMILE MONTEGUT.

  1. Voyez la Revue du 15 mars.
  2. Cette statue, œuvre de M. Jouffroy, qui, par le choix des figures dont il l’a accompagnée, a résumé heureusement tout le XIIe siècle français, a eu d’assez singulières aventures. Elle était à peine érigée lorsque arriva la révolution de 1848, et alors on fut obligé de la transporter à l’église de Saint-Bénigne, parce que, nous dit le Guide de M. Joanne, « un certain nombre d’imbéciles menaçait de la détruire. » Quelques années plus tard, cette animosité de nature bizarre ayant paru calmée, on reporta la statue à sa place primitive. Il est assez curieux que la mémoire de saint Bernard ait eu à souffrir des conséquences de la chute de Louis-Philippe, roi, constitutionnel et qui passa pour voltairien.
  3. L’exemple de Dijon, a été suivi par Melun pour la maison d’Amyot et par Chaumont pour la maison de l’amiral Decrès.
  4. Au moment où nous commençons ces pages, nous recevons une brochure pleine de curieux détails sur le palais de justice de Dijon par M. Henri Beaune, magistrat en cette ville, et nous y lisons que ce fut grâce aux habiles manœuvres de deux Dijonnais, Odinet Godran et Thomas Berbisey, que Dijon l’emporta sur Beaune en cette circonstance importante.
  5. Cette façade est pleine du reste de beaux détails. La sculpture placée au fond du portail d’entrée, par derrière la statue de chevalier qui sans doute figure le guerrier céleste auquel cette église est dédiée, est d’une belle composition et d’une remarquable finesse d’exécution. Elle représente la séparation des élus et des damnés ; mais il se trouve que c’est encore vers les souvenirs du paganisme que cette œuvre nous reporte, car on pense plus volontiers en la regardant au Phlégéton du Tartare antique qu’au puits de l’abîme qui compose l’enfer traditionnel du moyen âge.
  6. . Pour ce résumé de la vie de Wladislas, nous nous sommes servis principalement d’un bon mémoire écrit en 1832 par M. Amanton, alors académicien de Dijon, dans lequel sont relevées plusieurs erreurs des précédens biographes du prince.