Souvenirs de Bourgogne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 98 (p. 95-113).
II  ►
IMPRESSIONS
DE VOYAGE ET D’ART

I.
SOUVENIRS DE BOURGOGNE.

Dans le cours d’un voyage en Hollande, nous avons rencontré un habitant de Rotterdam qui avouait n’être jamais allé en Frise. Cet aveu ne nous surprit pas beaucoup, car nous songeâmes que nous pourrions lui en faire un tout pareil pour plus d’une des parties de la France. En général le pays qu’on connaît et qu’on visite le moins, parce qu’on suppose qu’on aura toujours le temps de le connaître et de le visiter, c’est le propre pays que l’on habite. Cela est vrai de tous les peuples, plus particulièrement encore des Français que de tout autre. J’entendais parler en province, il y a quelques mois, d’une furieuse dispute qui s’était engagée, à l’époque où la dernière guerre éclatait, entre un Allemand et un avocat d’Auvergne, l’Allemand soutenant que les Français ne connaissaient pas la topographie de leur pays, et l’Auvergnat s’échauffant outre mesure pour affirmer la science géographique de ses compatriotes. Hélas ! les événemens n’ont que trop prouvé que l’Allemand avait raison. C’est un grand tort, mais qui, me semble-t-il, pourrait être aisément réparable. Pourquoi n’utiliserions-nous pas notre propre malheur, et ne mettrions-nous pas à profit la triste situation que les circonstances nous ont imposée en regardant de plus près que nous ne l’avons encore fait cette patrie si éprouvée? C’est d’ailleurs le moment pour tout Français de s’emprisonner volontairement dans son pays. Où aller maintenant chercher loisir et repos, et comment habiter avec plaisir chez des peuples étrangers indifférens à nos malheurs et souvent secrètement heureux de nos défaites? Qui voudrait affronter de bonne grâce leurs complimens de condoléance affectés, leurs épigrammes voilées, leurs sourires d’ironie, peut-être leurs insolentes injustices? Restons donc chez nous, et quand l’humeur voyageuse nous prendra, ou que les fatigues du travail et les soins de la santé nous pousseront à chercher la vue de nouveaux objets, faisons de la Normandie notre Angleterre, de la Provence notre Italie, du Béarn et du Roussillon notre Espagne, et ne cherchons notre Allemagne que dans les provinces que la force nous a enlevées.

Il y a un livre que nous avons toujours envié à la Grande-Bretagne, c’est celui du vieux Camden sur la topographie de l’Angleterre. Il est impossible d’ouvrir ce respectable ouvrage sans être ému des sentimens les plus précieux de l’homme social, tant l’exactitude descriptive y est voisine de la poésie, tant l’érudition y est animée et soutenue par un génie en quelque sorte musical qui, pareil au souffle de l’esprit dont parle l’Écriture, passe sur tous ces ossemens blanchis que l’on appelle les faits, les rapproche, les rejoint, leur rend la vie qu’ils eurent naguère. Comment se fait-il qu’un homme de génie, non pas du genre ambitieux et brillant, mais d’une âme douce et bonne (il en naît parfois de tels), n’ait jamais eu parmi nous la pensée d’entreprendre un monument patriotique analogue pour la France? Une pareille œuvre exigerait, il est vrai, qu’on y consacrât sa vie entière, et nos contemporains sont si pressés qu’ils ont à peine le temps de donner quelques mois à chacune de leurs entreprises. Ce livre ne se fera donc probablement jamais; ne pourrait-on y suppléer cependant d’une certaine manière ? Pourquoi nos lettrés, dans des esquisses rapides où ils ne viseraient point à être plus complets que ne le leur permet le temps dont ils disposent, où, négligeant de parler des choses qu’ils ont vues seulement, ils ne nous entretiendraient que de celles qui les ont frappés, émus, charmés, ne nous donneraient-ils pas plus souvent la menue monnaie de ce grand ouvrage qui nous manquera maintenant à tout jamais? Ce serait une méthode plus heureuse qu’on ne pense de servir la France, que de l’entretenir plus souvent d’elle-même, de l’en entretenir pieusement, de lui faire comprendre la valeur de ses richesses morales par le degré même d’émotion et d’enthousiasme qu’elles inspireraient à celui qui essaierait de les lui décrire. C’est quelque chose de ce sentiment qui nous suggère la pensée de raconter ici les impressions que la vue des choses nous a laissées dans les diverses régions de la France où le hasard et la curiosité nous ont poussé récemment. Veuille le lecteur pardonner à la hardiesse de l’entreprise en faveur de l’intention qui l’a dictée !


I. — A SENS. — LE TOMBEAU DU DAUPHIN. — EVA PRIMA PANDORA.

Parmi les plus douces heures de ma vie, je dois compter désormais les deux journées pleines que j’ai passées dans l’intérieur de la belle cathédrale de Sens. En aucun lieu du monde, je n’ai éprouvé plus de plaisir à ne penser à rien, et je n’ai trouvé plus de ressources pour rêver à mille choses. Que de précieux stimulans pour la mémoire sont contenus dans le riche trésor de cette cathédrale : ornemens pontificaux de Thomas Becket, le martyr de la nationalité saxonne, portraits historiques des deux derniers siècles, bibelots byzantins d’un travail à la fois précieux et gauche où l’on voit des civilisés qui réussissent à force d’art à redevenir barbares, coffrets arabes nus comme le théisme musulman, christ en ivoire de Girardon d’une beauté régulière comme une page de nos classiques du XVIIe siècle, dont il fut le contemporain; que sais-je encore? Comme la Camille de Virgile, dont la course légère passait sans les courber au-dessus des moissons, ainsi l’esprit mis en mouvement par ces témoins si variés des anciens âges effleure sans presque les toucher les cimes de sept ou huit civilisations différentes. Puis, quand le cerveau s’est fatigué de cette course à travers les siècles, ou bien quand à la vue de quelqu’un de ces objets l’imagination a éprouvé quelque heurt trop violent pour prendre encore plaisir à continuer son voyage, comme il est doux d’aller se reposer sur la marche de pierre qui marque l’entrée du chœur, et de laisser ses yeux errer sur les deux superbes rosaces peintes qui s’élèvent au-dessus des deux portes latérales ! On peut rester là de longues heures, plongé dans une inertie rêveuse du genre de celle qui s’empare de nous au bord de la mer, et qui est pour l’âme un baume si salutaire. La pensée flotte indécise pendant que l’œil se baigne voluptueusement dans cette lumière colorée d’une si harmonieuse abondance et d’une si douce clarté. L’une de ces admirables verrières surtout, celle qui représente les joies des âmes heureuses, est composée de couleurs si tendres, si pures, si chastement gaies, qu’on peut, sans métaphore aucune, la comparer en effet à un lac de limpide lumière, et assimiler à la volupté du bain le plaisir que l’œil en ressent : il en est à la fois rafraîchi et caressé, il y nage, il s’y dilate, il y est vraiment en paradis. Rarement l’art humain a réussi à produire une sensation qui fût plus identique à celle que nous donne la nature; c’est une volupté physique, dis-je, comme celle dont la mer nous berce avec le mouvement de ses flots, comme celle dont le printemps nous ravive avec la magie de son manteau vert, comme celle dont l’été rafraîchit nos fronts dans les soirs des chaudes journées avec la rieuse insulte de ses vents. On comprendra comment cette volupté toute physique peut se produire, si nous disons que le tour de force de l’artiste ingénieux qui a créé ces verrières a consisté en quelque sorte à n’employer que des couleurs pour peindre ces deux spectacles du monde surnaturel, le paradis, l’enfer. N’ayant recours que le moins possible à la figure humaine et à l’élément dramatique, il a exprimé le paradis au moyen de toutes les nuances et teintes de la couleur bleue, l’enfer au moyen de toutes les nuances et teintes de la couleur rouge, harmonieusement assorties et combinées. De cette musique de couleurs résulte la sensation que nous venons de décrire.

On reste longtemps à cette place, et, après qu’on l’a quittée, on y revient souvent pour jouir encore de ce bien-être ineffable de la vue. Volontiers on en oublierait toutes les belles choses que contient le vaste temple, si errer sous ses voûtes n’était pas un autre plaisir encore tout physique en quelque sorte. En effet cette église est si spacieuse, ou du moins si bien disposée pour donner une impression d’ampleur, qu’on s’y sent plus à l’aise que dans aucune autre cathédrale. Nulle part, la vue n’est gênée, et, quelque point de l’édifice que l’on occupe, l’œil en embrasse l’ensemble sans efforts. Aucune disposition architecturale n’échappe, on marche d’emblée à la chose qu’on désire voir; si nous ne craignions d’être trop profane, nous dirions volontiers que la cathédrale de Sens n’est pas seulement une belle église, mais qu’elle est aussi une des promenades les plus agréables, les mieux éclairées, les plus gaies. Pendant que je flâne avec délices à travers cette église, si propre, si bien tenue, si garnie de richesses, je suis amené à constater une fois de plus qu’il y a des rapports bien singuliers entre les lieux et les âmes qui les ont traversés ; cette église à physionomie si peu ascétique a vraiment je ne sais quelle ressemblance avec les caractères de quelques-uns de ses prélats les plus célèbres, et elle en a eu de terriblement mondains. De même qu’un parfum laisse encore son odeur longtemps après qu’il a disparu, ainsi on respire je ne sais quel arôme de la renaissance dans l’air de cette cathédrale. Là fut enterré ce savant cardinal Duperron, aussi fin connaisseur en littérature qu’habile controversiste, adversaire de Duplessis-Mornay, mais lecteur éclairé de Rabelais. Là fut enterré aussi ce chancelier-cardinal Duprat à qui l’église de l’ancienne France reprochait avec amertume d’avoir été trop complaisant pour Léon X, le papa par excellence des pompes de la renaissance. Leurs tombeaux ont été détruits par la révolution; de celui de Duperron, il ne reste plus que les statues agenouillées; de celui de Duprat, il ne reste plus que les charmans bas-reliefs. S’il existait encore parmi nous des jansénistes et des gallicans d’ancienne roche, ils pourraient, à l’instar de leur grand adversaire de Maistre, montrer par ces mutilations comment Dieu s’est servi de la main ignorante et brutale de la révolution pour accomplir ses vengeances. Voyez, pourrait dire le janséniste, la révolution a cru briser avec ce tombeau la sépulture d’un pasteur chrétien, et elle n’a brisé que la sépulture d’un ami de ces vaines œuvres humaines qu’elle invoquait si souvent et d’un partisan des vaines lumières de cette raison dont elle se réclamait. Voyez, pourrait dire à son tour le gallican, elle a voulu par cette mutilation infliger un outrage à l’église de France, et cet outrage s’est adressé en réalité à l’homme qui, par faiblesse, ambition, corruption peut-être, fit à l’antique indépendance de l’église de France avec son concordat un mal si longtemps irréparable. Ils auraient peut-être raison tous les deux; ce qui est tout à fait certain, c’est que ces monumens mutilés sont deux œuvres d’art perdues, et cela me paraît regrettable.

Perdues n’est pas tout à fait le mot, au moins pour ce qui concerne le monument de Duprat. Il nous en reste la partie certainement la plus précieuse, les bas-reliefs, qui sont encore plus curieux comme documens historiques qu’ils ne sont jolis comme travail d’art, et ils sont jolis et fins. Là nous pouvons nous rendre compte, comme si nous en étions contemporains, de ce qu’était la pompe d’un prince de l’église au sortir du moyen âge. Shakspeare, il est vrai, dans son Henry VIII, nous a détaillé toutes les parties du cortège de Wolsey; mais, comme l’occasion de voir jouer ce drame ne peut guère se rencontrer, nous sommes obligés d’avoir recours à notre imagination pour reconstruire cette pompe. Ici au contraire nous avons dans les deux bas-reliefs qui représentent les deux entrées de Duprat, à Sens comme archevêque, à Paris comme cardinal-légat, la réalité même de ce spectacle vraiment splendide. En tête marche la grande croix simple, étendard des légions du Christ, puis défile une véritable armée de massiers, de porteurs de crosses, de bâtons pastoraux, d’emblèmes de pouvoir ecclésiastique, tous séparés en groupes comme des régimens par la croix triple, symbole de la triple couronne; enfin apparaît à cheval son éminence le cardinal, gros homme, à l’obésité robuste, dont la vue m’a soudain rappelé la moqueuse épitaphe que lui fit Théodore de Bèze, hic jacet vir amplissimus, calembour latin[1] que, bien longtemps après, l’égrillard La Monnoye traduisit plaisamment ainsi :

Cy-dessous gît couché tout plat
Le puissant chancelier Duprat.

Amplissimus, c’est bien le mot qui convient dans les deux sens à ce gros homme, pour lequel on ne peut se défendre en effet d’une certaine considération. La tenace volonté auvergnate se laisse lire sur cette large face; on sent que ce visage lourd cache une âme pesante, mais forte, lente à se mouvoir, mais difficile à ébranler, une âme tyrannique par sa masse, et dont il devait être presque impossible d’avoir raison.

Dans la chapelle, où ont été déposés ces débris du tombeau de Duprat, se dresse intact un monument d’un goût bien moins pur, qui est autrement intéressant pour nous, gens du XIXe siècle, car il consacre des souvenirs qui nous font remonter à l’origine première de notre histoire contemporaine; je veux parler du tombeau du dauphin fils de Louis XV et père des derniers princes de la branche aînée des Bourbons qui ont régné en France. Je me suis arrêté longtemps devant cette œuvre de Coustou le jeune; cependant ce n’était pas par admiration pour la gentillesse compliquée de ses génies allégoriques et la mièvrerie élégiaque de ses grandes figures; c’est que ce monument avait réveillé dans mon souvenir deux passages des mémoires du dernier siècle qui ont été jusqu’à présent peu remarqués, et qui mènent à d’assez singulières réflexions. C’est à cette date de la mort du dauphin, 1765, que Mme Campan fait remonter l’origine de cette division du parti monarchique qui a joué un si grand rôle dans les destinées ultérieures de la nation. Selon elle, il s’était formé dans le sein de la noblesse française un parti qui visait à la transformation de la monarchie, et dont la naissance doit être placée dans les dernières années de Louis XIV. La régence aurait été la première expression de ce parti, et le duc d’Orléans en aurait été le chef reconnu. A la mort du régent, ce parti, encore fort novice, resta sans chef; dès lors il subit une longue éclipse que Mme Campan attribue à l’indifférence politique et à la dévotion des deux ducs d’Orléans qui succédèrent au régent. Elle aurait pu ajouter que ce parti s’éclipsa pour une autre cause encore : c’est qu’il porta la peine de cette réaction qui suit inévitablement toute action, et que le désordre moral de la régence engendra cette recrudescence de ferveur monarchique si visible pendant la première partie du long ministère du cardinal Fleury, et qui durait encore lors de la maladie de Louis XV à Metz, en dépit du scandale affiché de Mme de Châteauroux. Tant que vécut le dauphin, ce parti n’essaya pas de relever la tête; il savait trop bien qu’il ne devait pas compter pour la réalisation de ses espérances sur le royal élève du duc de La Vauguyon, dont les sentimens bien connus faisaient l’horreur des encyclopédistes, et dont le règne inspirait par avance au docteur Quesnay ces terreurs que Mme Du Hausset l’entendit exprimer dans le boudoir de Mme de Pompadour. Mais à la mort de ce prince ces ambitions reparurent, accrues par un long refoulement, et ce qu’on ne pouvait espérer avec un roi dont le caractère présentait une barrière insurmontable parut d’une réalisation facile avec la perspective d’un jeune règne dont l’autorité, trop faible d’abord pour empêcher de tout oser, serait ensuite trop peu respectée pour empêcher de tout obtenir.

Je résume, en l’éclairant par quelques commentaires, l’opinion de Mme Campan. La plupart de ces faits sont bien connus; deux seulement sont à retenir : le premier, c’est qu’elle fixe à la mort du dauphin, en 1765, l’origine de la division de la société monarchique en deux partis bien distincts; l’autre, c’est qu’elle prête à la partie novatrice de cette société monarchique, sans s’expliquer formellement à cet égard, un air de mystère et de conspiration secrète. Y a-t-il eu réellement à l’origine conspiration d’une partie de la noblesse contre la monarchie, et faut-il attribuer tout le mouvement libéral du règne de Louis XVI, par suite la révolution française, à d’autres causes que celles qu’on leur attribue communément, telles que le courant des opinions philosophiques, la croissance des classes moyennes en intelligence et en richesse, la faiblesse des ressorts d’un gouvernement qui a longtemps vécu? La première réflexion qui se présente à la pensée, c’est que ce fait doit être faux, car il est à peu près incompréhensible qu’une classe incorporée à la monarchie au point que l’existence de la monarchie était la sienne propre ait conspiré contre elle-même de parti-pris, avec préméditation, et autrement que par cet entraînement généreux, cet enthousiasme libéral qu’on lui vit sous le règne de Louis XVI. Cependant cette réflexion, qui peut satisfaire le bon sens ordinaire, n’est pas capable d’arrêter longtemps ceux qui savent par l’expérience de l’histoire à quel point les résolutions des aristocraties sont impénétrables. S’il y a eu réellement conspiration à l’origine, nous ne le saurons donc jamais bien, car les aristocraties ne sont pas dans l’habitude d’informer les nouvellistes des secrets de leur conduite.

Toutefois nous avons un document des plus précieux dans les Mémoires de Besenval, personnage quelque peu énigmatique, très royaliste à la surface, au fond sans respect sérieux pour la royauté. Ce document, qui est le second passage des mémoires du XVIIIe siècle qui me revient au souvenir devant le tombeau du dauphin, est un exposé fort intelligent, fort pénétrant et fort lucide de la situation morale de la noblesse française au XVIIIe siècle. Selon Besenval, cette noblesse est toujours au lendemain de Richelieu. Quoique près de cent cinquante années se soient écoulées entre cette époque et le moment où il écrit, ces cent cinquante années ne comptent que pour un seul jour, car la situation est ce qu’elle était au lendemain de la mort du cardinal, et le règne de Louis XIV n’a fait autre chose que l’affermir. Ce qui existe est, non l’ancienne constitution française, mais une innovation qui ne remonte pas plus haut que Richelieu. Il donne donc clairement à entendre, avec toute sorte de ménagemens et de réticences, que la monarchie française telle qu’elle existe depuis plus de cent ans est une sorte de statu quo, prolongé par le fait de circonstances fatales dont la plus considérable a été le long règne de Louis XIV. Ce n’est qu’un statu quo, mais qui est devenu singulièrement difficile à changer par suite de cette longévité qui a créé une nouvelle forme d’habitudes, et qui rend chaque jour plus énorme l’immense intervalle de temps que devrait franchir la noblesse pour retrouver son indépendance politique et son importance dans la nation. Si la noblesse française voulait être quelque chose en effet, il lui faudrait sauter d’emblée par-dessus ces cent cinquante années; il ne s’agirait pas, pour obtenir un résultat aussi considérable, de remonter une courte période de temps, de revenir du ministère existant à tel autre ministère; il lui faudrait se replacer dans la situation où elle se trouvait à l’avénement de Richelieu sous peine de ne rien faire, car rien d’essentiel n’a changé en France depuis cette époque.

L’exposé historique de Besenval, qui connaissait si bien le dessous des cartes de son temps, me paraît donner la clé véritable des opinions et des sentimens ésotériques d’une partie de la noblesse française au XVIIIe siècle, surtout de la plus haute. Elle n’avait jamais caché le dégoût que lui causait le vasselage doré auquel l’avait soumise la monarchie absolue, et combien il lui en coûtait de composer la classe des premiers sujets du roi au lieu de composer celle des premiers citoyens du pays. Un instant, sous la régence, elle avait eu une lueur d’espoir; ce rayon s’était vite éteint, et elle était retombée comme devant sous le joug monarchique, joug moins dur à supporter qu’au temps de Louis XIV, mais qui la laissait aussi dépendante politiquement. N’y avait-il cependant aucun moyen de recouvrer un peu de liberté, un peu d’importance, d’être une classe douée du pouvoir et du droit de faire quelque chose par elle-même et autrement que par ordre? L’exemple de l’Angleterre était là, et sa révolution, autrefois objet de scandale pour les générations que les crises de la fronde avaient rendues pusillanimes jusqu’à la servilité, mieux comprise, montrait la route à suivre, les méthodes à employer et le but à atteindre. De là l’anglomanie du XVIIIe siècle, dont la cause doit être cherchée non dans une vaine imitation de la mode, mais dans ce sentiment plus profond de la haute société française, anglomanie qui commença dès la régence, fut inaugurée avec la politique de Philippe d’Orléans et de Dubois, se continua par les opinions philosophiques et littéraires, et fut enfin vulgarisée pour ainsi dire et étendue par la mode des classes privilégiées de la nation à la nation entière sous le règne de Louis XVI. Le succès des opinions antireligieuses du XVIIIe siècle doit être cherché, comme l’enthousiasme pour l’Angleterre, dans ce même sentiment de réaction des hautes classes françaises contre le pouvoir qu’elles subissaient depuis un siècle. Au fond, qu’était la monarchie absolue, sinon l’œuvre de l’église, qui l’avait fondée cruellement dans le sang de la noblesse par la main de deux cardinaux, qui ensuite l’avait affermie, consacrée, bénie, qui en avait donné la théologie pour ainsi dire, et qui dans des livres immortels avait présenté, comme d’essence éternelle et d’origine immuable, un gouvernement né de la veille et dont leurs pères avaient vu le commencement? De là le courant libertin et profane qui parcourut la société française au XVIIIe siècle, et comment l’église fut enveloppée dans la même réprobation que la monarchie. J’expose simplement ici les sentimens qui me paraissent avoir été ceux de la noblesse française; je ne prétends ni les justifier ni les combattre. Il me suffit que cet exposé soit assez clair pour se laisser comprendre.

Pour secouer les pénibles souvenirs des imprudences politiques qui nous ont fait les lamentables destinées que nous subissons, allons amuser nos yeux du roman de saint Eutrope peint sur les vitraux d’une des premières fenêtres de l’église. C’est un véritable roman en effet que l’histoire de saint Eutrope, et, qui plus est, un roman d’amour, ainsi que nous le laissent supposer les obscurités de son légendaire, et surtout le caractère particulier des dévotions populaires qui se sont attachées à sa mémoire et à celle de la sainte qui lui fut chère. Eutrope était le fils d’un roi, du roi de Babylone, dit la légende, ce qui signifie probablement un jeune Grec ou Syrien de l’Asie-Mineure, de noble race et de puissante parenté. Enflammé du zèle de l’Évangile, il abandonna, dans la pleine fleur de la jeunesse, honneurs, richesse et puissance, et, malgré l’opposition de son père, il partit de son palais pour aller chercher à travers le monde de saintes aventures. Le hasard de ses voyages le conduisit enfin dans le pays des Santones, à Saintes, qui portait alors le nom de Mediolanum, que certains érudits traduisent par celui de ville aux belles prairies, qu’elle aurait mérité de garder. Ce fut sa dernière étape. Ses prédications touchèrent l’âme de la fille du chef des Santones, que la légende nomme Estelle ; la jeune Gauloise se convertit au christianisme, et, sur la découverte de cette conversion, son père fit mettre à mort le pieux séducteur. Il me semble qu’à travers cette histoire on aperçoit assez bien la réalité de l’aventure et le caractère des deux principaux personnages. Un Grec civilisé, à la langue éloquente, possédé de l’instinct aventureux de sa race, riche de ses dons subtils, et une jeune Gauloise naïve, enthousiaste, sont en présence; l’apôtre s’attaque directement avec une sainte adresse à l’influence féminine la plus puissante du pays, parce que son exemple doit nécessairement entraîner la conversion d’un plus grand nombre de païens et de païennes, et la Gauloise, captivée par l’enchantement de la parole, est convertie au christianisme par les suggestions de son cœur. Ce qui peut faire croire qu’il y eut là en effet une sainte aventure d’amour, c’est que la tradition populaire, ou si l’on veut la superstition rustique, par la forme de dévotion particulière qu’elle continue d’attacher à la mémoire d’Estelle, semble incliner vers cette interprétation. Sainte Estelle est la patronne invoquée de toutes les belles filles de la Saintonge qui sont pressées de trouver un mari. Quand ce désir les agite, elles ne manquent jamais d’aller à une source qui coule dans l’enceinte même des arènes de Saintes, et de jeter dans le bassin de pierre qui reçoit l’eau de cette source de petites pièces de monnaie ou d’autres menus objets; celles dont les dévotions sont agréées sont mariées dans le cours de l’année. Lorsque je visitai les arènes de Saintes, j’y trouvai un photographe qui audacieusement lavait ses plaques de métal dans l’eau de cette source, et comme je lui demandai si ce n’était pas là la fontaine de sainte Estelle : « Oui, me répondit le profane, il y a des épingles qui en font foi. » Je ne sais si la tradition populaire attribue la même puissance à saint Eutrope; tout ce que je puis dire à cet égard, c’est que pendant que j’errais dans la très belle crypte de l’église de Saintes, qui lui est dédiée, je fus très surpris d’apercevoir une jeune personne agenouillée au coin du tombeau où fut, dit-on, déposé le corps du saint, et priant avec une singulière ferveur. Si sa prière avait pour but de trouver un mari, j’espère qu’elle aura été exaucée, car elle méritait d’être entendue autant pour sa gentillesse que pour son recueillement.

Comment le souvenir d’Eutrope, qui est le patron de Saintes, se trouve-t-il à Sens? Probablement par la même raison qui a fait donner le nom de saint Savinien, patron de Sens, à une localité de Saintonge célèbre par ses prairies, — lesquelles sont en effet si belles que je n’en ai vu de pareilles que dans deux admirables paysages de Rubens, à Florence, au palais Pitti, — les exigences de l’apostolat, qui les ont portés aux mêmes lieux. Eutrope fut martyrisé chez les Santones, Savinien chez les Senones. « C’est à cet endroit qu’il reçut le coup de hache, » me dit, avec le même sourd accent de ferveur dont elle m’aurait appris un crime de la récente commune, une brave paysanne qui quitte pieusement ses sabots pour me conduire à la crypte consacrée au saint. Puisque l’occasion se présente de mentionner saint Savinien, n’oublions pas une sculpture de la cathédrale exécutée au dernier siècle par un Alsacien du nom d’Hermann et représentant le martyre du saint. Quelques connaisseurs déclarent cette œuvre de toute médiocrité : je ne puis partager cet avis. Il y a en effet grand nombre de plus belles choses dans le monde; mais l’œuvre a ce mérite, qu’elle répond au but qu’elle se propose, remplit l’office qu’elle est chargée de remplir, et produit l’effet qu’elle veut produire, à savoir une émotion dramatique capable de parler aux cœurs ignorans et de leur faire comprendre le prix dont tant d’hommes vertueux ont payé le triomphe de la religion qu’ils professent. Le barbare qui est en train d’asséner le coup met à cet acte une vigueur furieuse assez saisissante, et le saint renversé qui voit la hache sur le point de tomber étend les bras par un geste instinctif bien naturel. Il y a du mouvement dans cette sculpture, et le mouvement est avant tout la qualité nécessaire à toute œuvre, de quelque nature qu’elle soit, qui cherche un but populaire.

Le grand homme de Sens, c’est Jean Cousin, que l’on peut appeler le créateur de la peinture française, et c’est de lui que sont plusieurs des vitraux de la cathédrale où nos souvenirs nous ont retenu si longtemps. On sait combien sont rares les tableaux de cet artiste, dont l’activité se porta sur tant de choses, que la peinture ne put obtenir qu’une portion assez réduite de son temps. Justement Sens contient une de ces œuvres si rares. C’est un tableau sur bois connu sous le nom d’Eve, première Pandore, propriété de Mme veuve Chauley, qui met à montrer son trésor autant de gracieux empressement qu’elle met à le conserver de respectable jalousie. Comme ce tableau a été vu par nombre d’artistes, d’amateurs et de personnages influens dans le monde des arts et de l’administration, dont je lis les noms sur le livre de visites de Mme Chauley, je me hasarde à demander si quelqu’un de nos nombreux gouvernemens n’a jamais fait de démarches auprès d’elle pour obtenir cette œuvre importante; mais cette dame me répond que ce tableau est la propriété de sa famille depuis qu’il est sorti de l’atelier de Jean Cousin, c’est-à-dire depuis plus de trois cents ans, et qu’elle ne consentirait, pour aucun prix et pour aucune considération, à s’en dessaisir. Cette résolution serait fort respectable en tout temps, et elle est peut-être prudente par le nôtre, où le sauvage incendie des Tuileries n’est pas fait précisément pour nous inspirer une confiance immodérée dans la sécurité de nos grandes collections. Posséder une telle œuvre dans une famille, surtout si cette œuvre est unique et si on ne possède à peu près qu’elle seule, c’est se passer de génération en génération l’initiation au monde de la beauté : c’est vraiment une partie de l’héritage moral, non la moins précieuse, et l’on conçoit aisément que le possesseur d’un tel trésor ne tienne pas à l’aliéner.

L’œuvre est en effet d’une extrême beauté, et mérite toute admiration. Eve est étendue nue sur le sol à la bouche de l’antre humide qui lui sert d’habitation ; mais n’allez pas, sur ce mot d’antre, imaginer une créature sauvage sortie de la veille du limon de la terre, toute remplie des énergies d’une nature surabondante en sève, l’animal féminin que Rembrandt n’aurait pas manqué d’étaler, ni cette véritable Eve biblique, d’une âme aussi robuste pour l’amour que ses flancs sont robustes pour la maternité, que seul Michel-Ange a su nous montrer. Non, l’Eve de Jean Cousin répond merveilleusement à son titre ; ce n’est pas la biblique mère du genre humain, c’est en toute réalité la première Pandore. La beauté de ce jeune corps étendu à terre, c’est celle des races civilisées : toutes les élégances des futurs empires du monde sont là enveloppées dans ces formes charmantes où n’apparaît aucune marque de rusticité. Il y a pour ainsi dire de l’urbanité dans la sveltesse de ces lignes et dans les contours gracieux de ces membres. Si cette Eve est venue apporter dans le monde le péché originel de l’âme, on peut dire en revanche que son corps est exempt de tout péché originel de la chair. En vérité, un hégélien pourrait se pâmer d’admiration devant cette figure, car elle réalise à la lettre la fameuse théorie du philosophe allemand. Cette Eve, c’est la civilisation latente et déjà mieux qu’à l’état de devenir, et c’est parce qu’elle est la civilisation qu’elle a été curieuse, c’est parce qu’elle est la civilisation qu’elle a fait un usage fatal de sa liberté, c’est parce qu’elle est la civilisation enfin qu’elle s’est, par cet acte de libre arbitre, détachée de la nature, dans laquelle elle était jusqu’alors confondue, pour se poser individuellement en face du monde créé comme un nouvel univers. Qu’est-ce que la civilisation, sinon une séparation d’avec la nature, et la superposition d’un monde issu de l’esprit au monde de la matière ? Voilà l’hérésie hardie, bien digne de la renaissance, qui se laisse lire d’emblée dans cette peinture. Ne croyez pas que cette explication soit une fantaisie de notre imagination, car l’artiste a pris tout soin pour nous faire comprendre que telle fut sa pensée. Le monde va se dérouler semblable à la funeste science que cette Eve a conquise, c’est-à-dire composé moitié de bien, moitié de mal : sa faute vient d’y introduire le péché et la mort, et c’est ce que symbolisent le crâne et le serpent qui sont à ses côtés; mais elle vient aussi d’y introduire la vie et l’activité, et c’est ce que symbolise cette ville qui, par-delà ce beau fleuve, élève déjà dans une douce lumière ses tours et ses clochers. Admirons encore une fois l’étonnante grandeur de tous ces artistes de la renaissance, l’extraordinaire portée de leurs pensées, et l’incroyable simplicité avec laquelle ils les ont exprimées.

Le faire de ce tableau est aussi remarquable que la pensée en est profonde. C’est le premier jet du génie de la peinture en France, et il semble qu’on soit séparé par un intervalle de plusieurs siècles des tâtonnemens de l’art antérieur. L’Eva prima Pandora est peut-être le miracle le plus considérable accompli par l’initiation de l’art italien, dont elle a la souplesse, la simplicité, la sûreté et l’ampleur, et dont on pourrait dire qu’elle n’est qu’une merveilleuse transcription; mais cette transcription est toute française. Jean Cousin a su y conserver les caractères de la beauté et de l’esprit de la race à laquelle il appartenait, en sorte que, tout en imitant, le peintre a été original absolument de la même manière que Racine en transcrivant Euripide, et Molière en transcrivant l’Amphitryon et l’Aulularia de Plaute. Regardez bien cette œuvre exécutée avec la science consommée de l’Italie, et vous reconnaîtrez sans effort qu’il n’y a là d’exotique que la connaissance des secrets et des procédés de l’art. La beauté de cette figure est essentiellement française; ce qui la distingue, ce n’est ni la majesté des lignes, ni la richesse des formes; c’est la finesse, la sveltesse et la grâce. Comme elle a les qualités de la beauté française, elle en a aussi les défauts, et, de même que la beauté italienne paie sa richesse et sa force par un peu de lourdeur, cette Eve paie sa finesse et sa grâce par un peu de sécheresse. La sécheresse, tant au physique qu’au moral, tant dans le tempérament que dans l’âme, est peut-être le principal défaut de notre race, et cette Eve en est une très curieuse expression. Nulle ardeur et nuls remords ne se laissent lire sur son visage, empreint d’une tranquillité nuancée de tristesse : on sent que l’âme, logée par derrière, doit jaillir sous la forme d’une de ces flammes sèches qui donnent une clarté si vive, mais si rapide, une chaleur si gaie, mais si peu durable. Cette Eve a commis la faute par élan subit de curiosité plutôt que par tyrannie de désir; la faute une fois commise, elle en contemple les conséquences avec une résignation qui équivaut à une demi-indifférence. Comme les peintures de Jean Cousin sont extrêmement rares, il est fort difficile de prononcer un jugement absolu sur la nature de ses facultés; à tout le moins nous ne l’aurions pas osé tant que nous n’avions vu de lui que le Jugement dernier du Louvre. Depuis que nous avons vu l’Ève première Pandore, nous pouvons être plus hardis. Ce qui nous frappe dans l’une et l’autre de ces œuvres, c’est une merveilleuse faculté d’assimilation, toute semblable à cette opération de la nature par laquelle le corps transforme en sa propre substance les alimens qu’il reçoit. Le Jugement dernier est une combinaison harmonieuse de la science de composition de Michel-Ange et du coloris vénitien; l’Eve première Pandore donne en même temps les deux sensations d’un chef-d’œuvre du Titien et d’un chef-d’œuvre de Léonard de Vinci. En contemplant ce tableau, on ne peut chasser de son souvenir ces splendeurs de la chair dont les magnifiques nudités du Titien ont si souvent étonné nos yeux. Elle vient incontestablement du Titien, cette pose si bien choisie pour faire ressortir les lignes du corps; ils en viennent aussi, ces plis gracieux que forment les chairs par la manière dont le buste se redresse. Encore moins peut-on s’empêcher de se rappeler la fascination magnétique et la profondeur psychologique des œuvres de Léonard de Vinci. L’un et l’autre de ces deux grands artistes sont là reconnaissables, et cependant ce n’est ni l’un ni l’autre.


II. — JOIGNY. — SOUVENIRS DE FLORENCE.

Joigny est une petite ville à la physionomie à la fois âpre et charmante qui combine les traits de deux époques bien tranchées. Bâtie sur le flanc d’une colline comme une cité du moyen âge qu’elle est, ses maisons, dont un très grand nombre conservent les pittoresques sculptures et les amusantes enseignes d’autrefois, semblent grimper avec effort vers le château, situé au sommet comme vers leur citadelle de défense et le lieu de refuge de leurs habitans ; mais la belle rivière de l’Yonne qui coule à ses pieds, les larges quais qui bordent le fleuve et les vastes promenades qui l’avoisinent modifient ces allures guerrières d’un autre âge par des aspects pacifiques pleins de douceur et des paysages pleins de repos. Le grand charme de Joigny, c’est l’Yonne, et on ne saurait dire avec quel bonheur on salue cette rivière, lorsqu’on la rencontre pour la première fois en remontant du sud, après quelque temps de séjour en Bourgogne. Enfin, voilà donc un vrai fleuve, au cours mesuré et d’une aimable lenteur, dont les eaux limpides peuvent servir de miroir aux astres du ciel, et nous disons adieu sans retour à toutes ces rivières borgnes qui ne peuvent même refléter leurs rives, l’Ouche, la Suzon, l’Armançon, cours d’eau ennuyeux et sans caractère qui appellent si naturellement les quolibets que les plaisans de Bourgogne, en dépit même de la partialité patriotique, n’ont pas hésité à faire à quelques-uns une réputation ridicule, témoin cette étymologie du nom de l’Ouche inventée par un facétieux Dijonnais et rapportée par La Monnoye. Lors de la guerre des Titans contre les dieux, il y eut un moment où les dieux eurent le dessous, et jugèrent à propos de se réfugier à Dijon. Vulcain élut domicile rue des Forges, mais la boutique était si malpropre et si obscure que sa femme Vénus était obligée d’aller jusqu’au bout de la rue se mirer à un coin qui s’appelle depuis le Coin du Miroir. Ce que voyant, Pallas et Junon lui cassèrent son miroir par méchanceté, en sorte que la pauvre déesse fut réduite à s’aller mirer dans la rivière, et, comme elle s’y voyait mal, ses deux puissantes ennemies en profitèrent pour lui faire croire qu’elle était louche, d’où le nom de l’Ouche resté à ce cours d’eau. Telles étaient les facéties qui amusaient nos pères au sortir du moyen âge : celle-là, il faut l’avouer, est de forme quelque peu lourde et pédantesque; cependant elle n’est pas plus déplaisante que la rivière qu’elle prétend railler, une des plus laides que j’aie vues.

Si les rivières sont laides, en revanche les eaux abondent, et ici je constate une fois de plus l’immense supériorité des poètes sur les géographes et auteurs de descriptions scientifiques pour nommer avec précision les véritables caractères physiques d’une contrée. Pendant que je visite une promenade de Joigny dont les arbres plongent leurs racines dans une espèce de grenouillère que je retrouverai à Tonnerre, à Dijon, partout enfin où me viendra la fantaisie de m’arrêter, deux vers de cet ignorant prétendu de Shakspeare, qui en réalité savait toutes choses, me reviennent au souvenir. Ces deux vers appartiennent au Roi Lear, et sont prononcés par le roi de France lorsqu’il accepte pour épouse Cordélia que vient de refuser le duc de Bourgogne :

Not all the dukes of wat’rish Burgundy
Shall buy this unprized precious maid of me.


« Tous les ducs de l’aqueuse Bourgogne ne pourraient m’acheter cette précieuse vierge qu’on estime sans prix. » Rien de plus exact, de plus minutieusement précis que cette épithète de waterish, aqueuse, humide, abondante en eaux; à défaut de preuves extérieures, les gens nerveux qui possèdent dans l’appareil de leur sensibilité un merveilleux instrument d’hygrométrie n’auraient qu’à le consulter pour se convaincre de la vérité de cette expression. Notez qu’une telle expression est d’autant plus belle qu’elle équivaut à une description tout entière, et qu’elle ramasse pour ainsi dire tout un pays en un seul mot. Voulez-vous un autre exemple frappant de ces épithètes des poètes qui sont comme des microcosmes, en voici un second qui nous est fourni par le Tasse. Lorsque Herminie, dans la Gerusalemme, montre à Aladin du haut des tours de la ville sainte les chevaliers tourangeaux, elle caractérise le pays d’où ils sont sortis par ces deux épithètes, la terra licta e molle, la terre joyeuse et molle. Je le demande à tous ceux qui ont traversé la Touraine, quelle description rendrait leurs impressions avec une aussi charmante fidélité que ces deux épithètes? mais le Tasse avait vu la Touraine, tandis que Shakspeare n’avait pas vu la Bourgogne.

Il est assez singulier de visiter une petite ville de Bourgogne pour n’y être impressionné que par des souvenirs de Florence ; c’est cependant ce qui m’est arrivé à Joigny. Pendant une de mes promenades à l’extérieur de la ville, j’avise une porte cochère qui semblait s’ouvrir sur un jardin; l’entrée était formée par une double haie d’arbustes en caisse, orangers, myrtes, grenadiers, et l’œil en plongeant apercevait toute sorte de plantes sveltes et de plates-bandes encore fleuries malgré la saison avancée. Alléché par cette vue, je me dirige vers ce lieu de délices que je prenais pour un casino ou un eldorado quelconque, comme don Quichotte prenait les hôtelleries pour des châteaux; mais j’avais à peine fait quelques pas que j’étais détrompé : ce lieu si plein de promesses était le cimetière. Ma déception fut peu cruelle, car je dois m’accuser d’un penchant très prononcé pour les cimetières, et, chaque fois que j’en ai le temps, je ne manque jamais de visiter ceux de toutes les localités où je passe, ayant remarqué qu’il n’y avait pas de lieu où l’on pût aussi bien juger du caractère d’un pays, et qui donnât mieux la mesure de la rusticité, de la délicatesse ou de la bêtise de ses habitans. Si ce critérium est exact, le cimetière de Joigny est fait pour inspirer la meilleure opinion des indigènes de cette ville, car il est soigneusement tenu, bien planté d’arbustes et de fleurs, d’un aspect riant, et en un mot le plus engageant du monde. « L’eau vous en vient vraiment à la bouche, » comme disait la maréchale de Mirepoix à propos d’une des lubies lugubres de Louis XV, un jour qu’il avait fait arrêter son carrosse pour examiner dans sa bière le cadavre d’un paysan. Je m’amusai donc à parcourir ce jardin funèbre où sont enterrés plusieurs morts connus, entre autres Timon-Cormenin, si célèbre au temps de Louis-Philippe par ses pamphlets radicaux. Pauvre M. de Cormenin ! un an ou deux avant sa mort, il était venu me demander si je voulais prendre part à ce qu’il appelait singulièrement une grande œuvre purgatoriale, entreprise qui avait pour but de faire célébrer des messes pour les âmes des morts dont les ossemens reposaient dans les catacombes de Paris, et je ne pus m’empêcher de sourire en pensant que peut-être lui aussi expie en ce moment dans quelqu’un des compartimens les plus bénins du purgatoire les erreurs malicieuses qui lui avaient fait écrire ses Questions scandaleuses d’un Jacobin et autres pamphlets du même genre. Toutefois quel ne fut pas mon étonnement lorsque je lus sur une des pierres tumulaires cette inscription : « ici repose le chevalier d’Albizzi, 1786. » Il n’y avait pas à en douter, la forme de ce nom peu commun, le titre modeste, mais significatif, qui rattachait le mort à une race noble, tout m’indiquait que j’étais bien devant la tombe d’un descendant de cette illustre famille sur laquelle l’histoire se tait depuis déjà quatre siècles.

Je m’arrêtai avec respect. Le nom des Albizzi est un de ceux de l’histoire d’Italie qui me sont le plus chers, comme il doit être cher à tous les libéraux véritables qui connaissent leurs ancêtres dans les divers pays. Les Albizzi comptent parmi les plus honnêtes, les plus dévoués, les plus intelligens serviteurs de la liberté qu’il y ait eu en Italie. Entre l’orageuse rivalité des blancs et des noirs et la dictature des Médicis, ils établirent dans Florence, où leur influence fut toute-puissante pendant plus de quatre-vingts ans, une sorte de république constitutionnelle, démocratie modérée où le pouvoir, toujours populaire dans sa base, revenait cependant de fait aux grandes positions sociales, sans jamais être assez exclusif pour menacer de se restreindre en une oligarchie, et ils soutinrent cette république par une politique probe, humaine, prévoyante et ferme au besoin, remarquable mélange de vigueur et de légalité. Ils furent, si nous pouvons nous servir de ce mot pour faire comprendre la nature de leur politique, les orléanistes de la démocratie florentine. Si ce ne fut pas le plus amusant et le plus dramatique des gouvernemens de la mobile patrie de Dante, c’en fut au moins le plus tolérable. Heureuse Florence, s’il avait pu durer; mais le peuple ne le permit pas. Au moment où les Albizzi étaient au faîte de leur puissance, grandissait dans l’ombre l’influence qui allait transformer encore une fois le gouvernement de l’état. Déjà Sylvestre, puis Jean de Médicis, prodiguant l’or aux faubourgs et les sourires aux boutiques de Florence, jetaient les fondemens de cette dictature qui devait être d’abord si magnifique, et qui par tant de vicissitudes devait aboutir à la plus misérable des monarchies. La lutte des Albizzi contre les Médicis fut aussi courageuse qu’inutile; mais ce qui recommande singulièrement leur mémoire auprès des honnêtes gens de tous les temps, c’est que, si leur politique ne fut pas toujours exempte de violences, elle fut toujours pure de sang : grand éloge, si l’on veut bien se rappeler les mœurs de l’Italie du moyen âge. Il y eut un moment où il fut en leur pouvoir de détruire pour jamais peut-être cette influence rivale. Renaud, dernier des Albizzi, tenait prisonnier celui qu’on peut regarder comme le fondateur véritable de la grandeur des Médicis, Cosme. Il pouvait le faire mourir secrètement, et Cosme s’y attendait si bien que pendant plusieurs jours il refusa de prendre aucune nourriture; Renaud se contenta de faire rendre un décret de bannissement. Proscrit à son tour, il n’essaya de reprendre le pouvoir que par les machinations que la politique autorise; il essaya des intrigues et des ligues, jamais des complots. Je ne crois pas qu’on trouve le nom d’aucun des Albizzi dans les diverses conspirations qui furent par la suite dirigées contre les Médicis. On aperçoit encore l’ombre d’un membre de cette famille parmi ceux des jeunes patriciens de Florence qui poussèrent la réaction contre les Piagnoni de Savonarole, et puis c’est tout; le rideau tombe sur ce grand nom, et il n’en est plus question. Jusqu’à la fin, on le voit, ils se sont montrés fidèles à leur tradition de juste milieu, repoussant également la dictature monarchique des Médicis et la république morose de Savonarole.

Je tenais à savoir par quel singulier concours de circonstances un membre des Albizzi était venu échouer obscurément à Joigny. On m’adressa à M. Ibled, ex-conservateur de la bibliothèque de la ville, homme instruit et affable, qui voulut bien satisfaire ma curiosité. Des renseignemens qu’il me donna, il résulte qu’à une époque déjà fort ancienne, probablement à l’époque où l’influence des Albizzi tomba dans Florence, le hasard d’un mariage ayant rendu un membre de cette famille héritier de quelques biens en Bourgogne, celui-ci prit le parti d’y chercher un asile. Telle était au moins l’explication que ses descendans donnaient de leur présence à Joigny. Ils y avaient vécu honorablement et dans une médiocrité aisée jusqu’à des temps récens, où un retour de fortune, non moins singulier que le hasard qui avait jeté ses ancêtres en Bourgogne, rappelait à Florence le dernier de ces Albizzi. Le représentant direct de cette famille, que l’on nommait le grand prieur d’Albizzi et qui était au nombre des serviteurs du dernier grand-duc, étant près de sa fin et se voyant sans héritier, se souvint qu’il y avait dans une petite ville de France quelqu’un qui portait son nom, et l’institua son légataire universel. Voilà ce qui peut s’appeler une rentrée triomphale, et qui semble donner raison à ce mot d’un aimable optimiste : « rien après tout n’est difficile en ce monde, il n’y a qu’à savoir durer. » Oui, mais qu’est-ce qui dure, sauf ce que le hasard cache à la destruction et à la mort? et encore ne le cache-t-il que pour quelques instans.

Un second souvenir de Florence, celui-là fort gracieux, et qui se rapporte à des noms plus grands et plus impérissables que celui des Albizzi, se rencontre dans une église de Joigny[2] sous la forme de deux médaillons sculptés dans un groupe en marbre représentant le saint sépulcre. Ce groupe est une œuvre de la renaissance composée d’une manière charmante, avec un remarquable souci de la variété des expressions et un amour évident de la beauté, mais sans grande portée morale, et qui est bien loin pour le pathétique de tel de ces groupes d’une sculpture plus populaire, mais plus puissante, que l’on rencontre dans les églises de Champagne, celui de l’église de Saint-Jean de Chaumont par exemple, qui est d’une si éloquente profondeur de sentiment, et dont nous parlerons peut-être un jour. Il est évident que l’artiste qui a composé cette œuvre d’une pensée médiocre, quoique d’un travail parfait, avait plus de goût que de génie; en tout cas, je suis sûr qu’il avait ce qui vaut peut-être mieux que le génie, une âme exquise, susceptible des mouvemens les plus délicats et les plus élevés. Au moment où j’allais quitter ce groupe, mes yeux se portèrent par hasard sur deux médaillons sculptés contre la face du tombeau. D’abord je n’y pris pas garde, croyant que ces médaillons étaient les effigies de donataires riches, mais inconnus, lorsque je crus reconnaître à certains détails les costumes florentins du XIVe siècle. Je me baissai, et, surprise charmante, l’un de ces médaillons était celui de Dante, et l’autre celui de Giotto. Il y a là un témoignage évident de piété et de reconnaissance qui me toucha singulièrement. C’était bien un vrai fils de la renaissance, celui qui eut l’idée d’inscrire sur le marbre travaillé par sa main les effigies de ces deux grands hommes, sources d’où tout le développement des arts et des lettres a découlé, et qui eut la modestie gracieuse de rapporter ainsi tout le mérite de son œuvre à ceux qu’il appelait sans doute ses pères et ses maîtres. « Toute culture vient d’eux, et je ne suis que par la grâce de leur génie, qui est venu apporter une lumière avant laquelle tout était ténèbres, et qui maintenant éclaire tout homme venant en ce monde. Avec eux aussi quelque chose de grand est sorti du tombeau comme le Christ pour ne plus mourir, l’éternelle beauté, reine des vivans et des morts, des morts dont elle a ressuscité et conservé la tradition, des vivans dont elle échauffe et éclaire les âmes. » Voilà ce que disent bien distinctement dans un symbolique langage ces deux médaillons. Tout le credo à demi chrétien, à demi platonicien de la renaissance apparaît dans ce témoignage de reconnaissance et dans la place de son œuvre que l’artiste a choisie pour l’y inscrire.


EMILE MONTEGUT.

  1. Amplissimus peut s’entendre de deux façons : il peut signifier en même temps très ample, très vaste, très corpulent, et très considérable au sens moral, très puissant.
  2. L’église de Saint-Jean; ce saint sépulcre qui appartenait à une abbaye du voisinage y fut transporté après la révolution.