Calmann Lévy, éditeur (p. 87-98).



VIII

REVUE POLITIQUE ET MORALE
DE LA SEMAINE


Les deux événements qui, à part l’ouverture de l’Assemblée nationale, ont ému, durant cette semaine, l’âme généreuse du peuple de Paris, ce sont les événements de Rouen et ceux de Limoges. À l’heure qu’il est, d’un bout de la France à l’autre, ces deux nouvelles se sont croisées, échangées, réunies, répandues, et, sur tous les points du territoire, la population les a pesées dans une balance équitable. À Rouen, un prétendu complot communiste que le parti bourgeois écrase dans le sang ; à Limoges, un prétendu complot communiste que le peuple des travailleurs étouffe dans un embrassement fraternel de toutes les classes, de tous les citoyens, de toutes les opinions.

Tous ces jours derniers, on a comparé, en place publique et en pleine rue, ces deux symptômes de la lutte des idées contre les intérêts, et des intérêts contre les idées. Bien peu de personnes osaient approuver la Saint-Barthélemy rouennaise ; le peuple indigné eût rougi d’avoir dans ses rangs un seul avocat de cette épouvantable cause, et nous espérons fort que la majorité de l’Assemblée nationale (osons compter sur l’unanimité) repoussera avec horreur toute solidarité avec ce fait monstrueux.

Non, non ! il n’y aura pas à l’Assemblée un seul complice moral de l’assassinat. Si l’Assemblée croit devoir garder le silence jusqu’à la fin de l’instruction commencée à Rouen, du moins le jour où l’arrêt sera rendu, s’il confirme la clameur publique, l’Assemblée votera d’emblée l’infamie des bourreaux du peuple, comme elle a voté d’enthousiasme la proclamation de la République. Par sa spontanéité et son énergie dans cette circonstance, l’Assemblée prouvera qu’elle veut justifier la confiance que le peuple lui a accordée dès son premier cri d’amour pour la République.

Après la douloureuse émotion produite par les nouvelles de Rouen et de Limoges, après un silence de réprobation contre les violateurs de l’ordre républicain à Limoges, et un cri d’indignation contre le rétablissement de l’ordre moscovite à Rouen, le peuple de Paris, qui, dans ses entretiens, remonte toujours de l’effet à la cause, a encore agité, dans ces nombreux clubs en plein air qu’il appelle modestement des groupes, les questions brûlantes qui se traduisent encore ici, cette semaine, par les mots de communisme et de réaction. Nous dirons cette semaine, parce que l’esprit publie marche vite, et que la semaine prochaine, peut-être, on comprendra le vrai sens de ces mots.

Il serait déjà bien temps d’en finir avec ce ridicule malentendu qui dure depuis le 17 avril et qui risque de rendre les vrais communistes victimes, dans l’opinion des simples, d’une solidarité aussi injuste et aussi pénible pour eux que ce serait pour la classe bourgeoise prise en masse l’accusation de solidarité avec les égorgeurs de Rouen. Encore la partie ne serait-elle pas égale, car l’affaire de Rouen est un fait accompli, et on pourrait le citer comme un exemple de la rage aveugle qui s’attache à l’esprit de propriété mal entendu, tandis que l’esprit mal entendu de la communauté n’a encore montré par aucun symptôme qu’il fût capable de commettre un seul attentat contre la propriété et contre l’humanité.

Le peuple a saisi la différence, encore une fois, et s’il s’applaudit d’avoir gardé le silence lorsqu’une fraction abusée de la garde nationale lui criait aux oreilles : Mort aux communistes ! c’est parce qu’il sait qu’en révolution, il est des erreurs d’un moment qu’il faut pardonner et laisser aboutir au néant, sous peine de les rendre plus graves en les combattant au milieu de l’émotion.

Nous espérons que l’Assemblée nationale ne restera point en arrière du progrès rapide qui se fait autour d’elle dans les esprits, et qu’elle abandonnera dès son début, cette persécution contre le fantôme du communisme, qui n’est qu’un prétexte de mauvaise foi de la part de quelques-uns pour étouffer l’avenir du peuple dans son germe ; une prévention de l’ignorance et de la crédulité de la part de beaucoup d’autres pour s’épargner la peine de comprendre la situation véritable des choses.

Le peuple a compris aujourd’hui ce que c’est que le véritable communisme. Il sait que M. Cabet n’est pas l’inventeur de cette doctrine, car elle est aussi ancienne que le monde. Il sait que le roman intitulé Icarie n’est point le code du communisme, parce que le véritable code, c’est l’Évangile quant au passé et au présent, c’est l’Évangile introduit dans la vie réelle sous le nom de république quant au présent et à l’avenir. Le peuple sait aussi que le communisme immédiat dont on s’est tant effrayé et qui n’existe peut-être que dans l’imagination troublée de quelques hommes, est la négation même du communisme, puisqu’il voudrait procéder par la violence et par la destruction du principe évangélique et communiste de la fraternité. Le peuple sait que la secte de M. Cabet est essentiellement pacifique et inoffensive, qu’elle n’aspire qu’à s’isoler et à se livrer à la pratique d’une utopie personnelle, rêve sans avenir d’un avenir fantastique, car l’avenir ne se prête point aux formes que le présent prétend lui imposer. Le peuple sait enfin que persécuter M. Cabet et le rendre responsable des passions violentes qui viendraient à s’agiter dans l’ombre serait une injustice et une lâcheté, car la secte de M. Cabet est faible et honnête et ne menace la tranquillité publique ni par son nombre, ni par ses intentions, ni par la puissance ou l’attrait de ses formules.

Le peuple sait enfin que ce malheureux mot de communisme, tant jeté à la face des républicains socialistes depuis quelques années par les conservateurs de la monarchie, n’a point l’acception qu’on lui prête et ne se localise dans aucune secte.

Quant à nous, voici ce que nous répondrions à des questions faites de bonne foi, car nous ne saurions répondre à des questions de mauvaise foi. Si par le communisme vous entendez telle ou telle secte, nous ne sommes point communistes, parce que nous n’appartenons à aucune secte. Si, par le communisme, vous entendez la volonté aveugle et orgueilleuse de combattre toute forme de progrès qui ne serait pas l’application immédiate du communisme, nous ne sommes pas communistes, parce que le communisme est un contrat de fraternité idéale pour lequel nous savons bien que les hommes ne sont pas mûrs, et auquel il ne sauraient consentir librement et sincèrement du jour au lendemain. Si, par le communisme, vous entendez une conspiration disposée à tenter un coup de main, pour s’emparer de la dictature, comme on le disait au 16 avril, nous ne sommes point communistes, car une pensée d’avenir ne s’impose que par la conviction, et on ne se bat que pour faire triompher un principe immédiatement réalisable, l’institution républicaine, par exemple.

Mais, si, par le communisme, vous entendez le désir et la volonté que, grâce à tous les moyens légitimes et avoués par la conscience publique, l’inégalité révoltante de l’extrême richesse et de l’extrême pauvreté disparaisse dès aujourd’hui pour faire place à un commencement d’égalité véritable, oui, nous sommes communistes, et nous osons vous le dire, à vous qui nous interrogez loyalement, parce que nous pensons que vous l’êtes autant que nous. Si, par le communisme, vous entendez qu’à nos yeux le seul moyen d’arrêter l’élan désordonné de la richesse pour développer l’élan sacré du travail, c’est la protection accordée par l’État à l’association vaste et toujours progressive des travailleurs, oui, nous sommes communistes, et vous le serez aussi dès que vous aurez pris la peine d’examiner le problème qui menace l’existence de la société. Si, par le communisme, vous entendez une direction éclairée, consciencieuse, ardente et sincère, donnée par l’État au principe protecteur de l’association, à l’examen de la forme la plus applicable, la plus étendue, la plus préservatrice de toutes les libertés individuelles et de tous les intérêts légitimes, oui, nous sommes communistes, et chaque jour vous prouvera que vous êtes forcés de l’être vous-mêmes.

Mais, à notre tour, nous vous interrogerons, et nous vous dirons : Voulez-vous, tout en nous concédant ces principes, n’accorder dans l’Assemblée qu’une attention légère à leur réalisation, en faire bon marché à la première difficulté qui se présentera, y substituer les intérêts de clocher relatifs à votre propre intérêt, comme faisait l’ex-chambre, des questions d’engouement ou d’antipathie pour des noms propres, des travaux impies sur les institutions industrielles et commerciales qui recommenceraient le passé au profit du riche et aux dépens du pauvre ? Enfin, voulez-vous, tout en laissant sortir de vos lèvres le mot d’égalité comme une formule banale, travailler dans un sens qui assurerait à l’inégalité un progrès contraire à la loi de Dieu et aux besoins de l’humanité ? Alors, nous vous le disons avec assurance, non seulement vous avez le droit de ne pas vous dire communistes, mais encore vous avez celui de ne pas vous dire républicains. Alors, nous acceptons le titre de communistes comme une justice que vous nous rendez, qui nous est due et dont nous sommes fiers ; car, à ce titre, nous nous regardons comme républicains, et, si vous décidez vous-mêmes, par votre conduite politique, qu’on ne peut pas être républicain sans être communiste, nous ne reculerons pas devant ce titre dangereux et cher qui désigne notre tête aux balles de vos bourgeois armés.

Le National a publié hier un article fort remarquable sur la question sociale. Nous sommes de ceux qui, depuis dix ans, ont protesté contre la pratique froide du National, contre son refus d’examiner des idées que souvent il n’a pas combattues avec toute la bonne foi possible, contre son extrême prudence dans la politique même, contre son manque d’idéal et de foi à la marche rapide du progrès possible. Pourtant, nous n’avons jamais combattu personnellement le National, et, si nous nous sommes tenus toujours éloignés de la discussion politique, c’est parce que nous ne voulions pas avoir à le combattre. Il nous répugnait de protester hautement contre un parti honnête, sincère, et qui devait, un jour ou l’autre, se battre avec nous pour la République contre l’ennemi commun. Nous sentions que la polémique quotidienne entraînait les idées sur le terrain des partis, et cette lutte, sous la monarchie, en présence de geôliers de la pensée, qui se réjouissaient de nos apparentes divisions, nous faisait l’effet d’une bataille entre gladiateurs pour l’amusement du sénat.

Aujourd’hui, enfin, le National se réveille en présence de l’ennemi. Il a marché lentement, mais enfin il est Français, c’est-à-dire loyal et brave, et, quand il se trouve sur le champ de bataille, il monte résolument à cheval. Depuis deux mois, la République lui en a plus appris que dix ans sous la monarchie ; il a fait comme le peuple, il s’est instruit de la réalité ; il a abandonné de vaines discussions sur l’obscurité métaphysique des théories, discussions qui eussent dû se tenir dans le domaine de la critique littéraire et qui ne sont bonnes qu’à amuser les oisifs en temps de paix. Nous n’avons plus de temps à perdre pour combattre et railler tel ou tel livre. Nous n’avons plus celui de rire aux dépens de telle ou telle utopie trop facile à réduire au néant.

Il s’agit de savoir si nous allons céder le terrain aux catholiques, aux légitimistes, aux dynastiques ; car ce sont eux qui menacent le règne de la vérité, et non ces pauvres rêveurs qui, par nature, n’ont jamais été des foudres de guerre, on le sait bien. Il s’agit encore de résister à un corps d’armée plus puissant que le parti prêtre et le parti monarchique, c’est le corps d’armée des indifférents et des sceptiques, qui, nous le croyons, sont en grand nombre sur les bancs de l’Assemblée nationale. Ceux-là n’ont d’espoir que dans la fatigue et le découragement du peuple, et leur avis est celui de Bertrand : Embrassons-nous, et que cela finisse. Ne leur demandez pas de conduite politique, ni de parti pris. Ils n’en ont d’autre que celui de retourner aux habitudes de toute leur vie, et, comme ces habitudes de bien-être entraînent l’habitude de la misère, de l’ignorance et de la dégradation du prolétaire, ils n’oseront jamais croire à la nécessité d’un changement dans cet ordre de choses. Ces gens-là ne sont ni bons ni méchants, ils ne veulent pas que le pauvre meure de faim à leur porte. Ils lui donnent un sou. S’ils ont des terres, ils font travailler des ouvriers ; s’ils sont industriels, ils emploient des bras et consentent à augmenter le salaire quand ils se voient à la veille d’y être contraints. Ils traitent leurs domestiques avec douceur, ils sont bons maîtres, c’est-à-dire gouvernants naturels dans une société qui ne se composerait que de mendiants et de gagés. Au demeurant, les meilleurs républicains du monde, hommes sages, prudents, qui rassurent toutes les opinions et qui se trouvent, un beau matin, représentants du peuple, par la raison qu’ils n’ont jamais fait parler d’eux.

Le National a compris sans doute que la majorité de l’Assemblée pourrait bien appartenir à ces hommeslà, et le National s’est ému, avec raison, parce qu’avec eux et quelques meneurs plus visiblement hostiles à la République, notre République pourrait bien fondre au soleil de mai comme une statue de cire, en dépit des efforts des socialistes. Le National tend donc la main aux socialistes. Faisons des vœux pour que les diverses nuances de l’opposition nouvelle ne fassent plus qu’un front de bataille bien serré et bien uni.

La question des femmes est venue mêler, cette semaine, un peu de gaieté au sérieux des événements et des préoccupations. Certains clubs sont envahis ou menacent de l’être par les dames socialistes. Ces dames ont raison de s’occuper du progrès que la République promet de faire entrer dans les mœurs, dans la législation, dans la condition morale et matérielle des femmes du peuple, dans l’éducation de l’un et de l’autre sexe. Mais ces dames ont tort de vouloir se jeter, de leurs personnes, dans le mouvement. On ne leur conteste point le droit de lire, de penser, de raisonner et d’écrire ; mais, quel que soit l’avenir, nos mœurs et nos habitudes se prêtent peu à voir les femmes haranguant les hommes et quittant leurs enfants pour s’absorber dans les clubs.

Je ne vois point que, dans l’état actuel des choses, les femmes doivent être si pressées de prendre une part directe à la vie politique. Il n’est point prouvé qu’elles y apportent un élément de haute sagesse et de dignité bien entendue ; car, si une grande partie des hommes est inexpérimentée encore dans l’exercice de cette vie nouvelle où nous entrons, une plus grande partie des femmes est exposée à cette inexpérience, et l’essai compliquerait d’une manière fâcheuse les embarras de la situation.

Il ne nous est point prouvé, d’ailleurs, que l’avenir doive transformer la femme à ce point que son rôle dans la société soit identique à celui de l’homme. Il nous semble que les dames socialistes confondent l’égalité avec l’identité, erreur qu’il faut leur pardonner ; car, en ce qui les concerne eux-mêmes, les hommes tombent souvent dans cette confusion d’idées. L’homme et la femme peuvent remplir des fonctions différentes sans que la femme soit tenue, pour cela, dans un état d’infériorité. Nous n’avons point trouvé jusqu’ici la protestation de ces dames assez significative pour qu’il soit nécessaire de les contrarier en la discutant. Si elle se formulait d’une manière plus sérieuse, nous consacrerions un travail particulier à l’examen de leurs droits et de leurs devoirs dans le présent et dans l’avenir.

7 mai 1848.