Calmann Lévy, éditeur (p. 79-86).



VII

À LAMENNAIS


Ami de la vérité, vous la cherchez en conscience. Nul intérêt personnel, nulle mauvaise passion n’altéreront jamais en vous l’amour du beau et du bien. Toujours courageux, toujours ardent, toujours prêt à monter le premier sur la brèche, toujours sincère, personne mieux que vous n’a le droit de prendre l’initiative et de proposer au consentement populaire une constitution, fruit d’une vie de retraite austère et studieuse.

Vous savez bien que ce que je vous dis là, je le pense, moi, humble champion qui, sans partager toutes vos croyances, suis entré en lice plus d’une fois pour combattre vos ennemis, lorsqu’ils attaquaient lâchement votre caractère et la loyauté inaltérable de vos intentions. J’ai donc le droit de combattre quelques-unes de vos idées, aujourd’hui que l’opinion libre du peuple vous place au-dessus de toute persécution. Ce droit, vous me l’accordez d’avance, parce que vous savez que je vous respecte et que je vous aime.

Je vous dirai donc toute ma pensée sur votre projet de constitution. Il porte le cachet d’un esprit ferme et vaste. Beaucoup d’articles expriment mes propres convictions. Plusieurs ne seraient de ma part que l’objet de certains amendements ; mais il en est un contre lequel tout proteste en moi, esprit, cœur, conscience, instinct, et, plus que tout cela, la connaissance que je crois avoir des véritables instincts et de la véritable conscience d’une grande partie du peuple.

Cet article, peut-être n’y tenez-vous pas d’une manière absolue, peut-être le regardez-vous comme une simple question de forme qui ne peut altérer sérieusement le principe essentiel de l’institution républicaine. Je le vois autrement, et, sachez-le bien, ce n’est point par mes yeux seulement, c’est par les yeux d’un grand nombre d’hommes sans intérêt et sans passion que je le lis avec effroi et douleur dans un projet signé de votre nom illustre.

Vous voyez déjà que je veux vous parler de ce principe dont l’institution d’un président plus ou moins, révocable est la conséquence : l’autorité remise entre les mains d’un seul.

C’est là un principe que je ne puis admettre, eussiez-vous à poser dans la balance, d’un côté, un peuple incertain, mobile, inexpérimenté, et de l’autre un homme capable de résumer en lui tous les types de grandeur dont l’histoire de l’humanité s’honore. Or, cet homme, vous ne l’avez pas, car, s’il existait, la République serait impossible. Aux époques où le génie de l’humanité se résume dans un seul, l’humanité est à l’état d’enfance, et l’homme du prodige gouverne par une sorte de magnétisme merveilleux que notre génération n’est plus capable de subir. Quant au peuple inexpérimenté placé dans mon hypothèse, sur l’autre plateau de la balance, il existe certainement, à cette heure, mais pour combien de jours ? Avant la fin des trois années auxquelles vous limitez l’expérience de la présidence, ce peuple sera tellement mur pour l’expérience de son droit, que son président, quel qu’il soit, deviendra l’objet de son antipathie ou de son dédain. Ah ! combien vous et moi aurions à plaindre, avant trois ans, l’homme assez naïf ou assez audacieux pour assumer aujourd’hui sur lui seul la responsabilité du pouvoir exécutif !

Le principe de l’autorité d’un seul, quelque limité, quelque responsable, quelque révocable que l’on puisse l’imaginer, blesse, dans mon esprit, le sentiment d’égalité sur lequel repose la République. Je vous parle du sentiment plus que de l’idée, parce que, dans un temps où l’idée n’est encore que le domaine de quelques-uns, l’autorité universelle est dans le sentiment, précurseur de l’idée. Les instincts populaires sont des révélations de la vérité, antérieures à la révélation formulée, et celui qui n’en tient pas compte, risque beaucoup d’agir contrairement à l’inspiration divine qui est déjà latente dans les masses, lorsqu’elle agite plus particulièrement les intelligences choisies.

Il ne me siérait pas, d’ailleurs, de discuter obstinément devant vous sur une pure question de principe. Le talent vous donnerait la victoire, et l’autorité de votre nom, en même temps que mon affection pour vous, me rendrait encore plus faible que je ne le suis naturellement, pour soutenir ma protestation. Mais où je puis avoir confiance en moi-même, c’est quand je parle d’un sentiment général, et quand je soutiens une protestation collective. Je vous supplie donc d’écouter cette protestation. Elle prend pour organe, en cet instant, un cœur qui n’a jamais douté du vôtre.

Une notable portion du peuple français repousse l’admission d’un seul homme au pouvoir exécutif, et il n’est pas un seul homme de bien, à l’heure qu’il est, en France, qui puisse vouloir prendre pour l’instrument de son succès une majorité oppressive. Cette majorité, admettons-le, n’est point disposée à tyranniser la minorité. L’homme de bien qu’elle aurait choisi aurait horreur d’une goutte de sang répandu pour le triomphe de sa personnalité. Oui, oui, j’admets tout cela ; eh bien, mon respectable ami, l’établissement d’une présidence unique est impossible aujourd’hui en France sans la guerre civile. Veuillez y réfléchir, veuillez regarder par vos yeux, écouter par vos oreilles, vivre dans la rue, dans les champs, terre à terre avec le prolétaire de tous les métiers. L’autorité d’un seul est le signal d’une guerre sociale. Si vous ne le voyez pas, c’est que l’apparence vous trompe, c’est que le succès du jour vous paraît un symptôme grave ; c’est que la majorité vous semble l’élément où repose l’exercice de l’autorité. Moi, je crois que l’unanimité est le seul gouvernement possible dans l’idéal, et la majorité le seul gouvernement possible dans la pratique très prochaine du temps présent. Mais il est des heures terribles dans la vie des peuples, où la vertu pratique consiste à transiger avec les minorités. La majorité de l’heure révolutionnaire où nous sommes est tellement flottante, qu’un instant, un fait peuvent la déplacer brusquement. Nous ne vivons pas dans un temps ordinaire, et l’humanité n’est point dans des conditions normales. À la suite du règne de la corruption et de l’étouffement, nous sommes obligés de lutter souvent contre nous-mêmes. Aucun de nous n’a la mesure bien juste de ses propres forces, ni la conscience bien calme de ses propres besoins. L’exercice de la liberté nous enivre ou nous stupéfie. Le malheur nous exalte ou nous abrutit. Le soupçon est entré dans tous les cœurs, et, par cela même, des élans d’une confiance aveugle en certaines idées, en certains hommes, confiance qui devrait glacer d’épouvante ceux qui en sont l’objet ; car elle leur impose une responsabilité à laquelle ne suffit aucune force humaine. Nous traversons une nuée d’orages ; nous la traversons heureusement, et nous reverrons bientôt la lumière si toutes les mains se tiennent et si la conscience du péril empêche quelques-uns de se frayer une route à part.

Vous êtes sévère, vous êtes trop sévère parfois, permettez-moi de vous le dire, envers ceux qui tentent les voies nouvelles. Ceux mêmes qui se trompent, et qui, au lieu d’aller dans la rue par la porte de la maison, sortent par la fenêtre et marchent sur le toit, ne sont point des scélérats, ce sont des somnambules tout simplement, ne le savez-vous pas ? Et ne savez-vous pas aussi que, lorsqu’on réveille brusquement les somnambules, ils tombent et se brisent, au lieu que, si on les guide avec douceur et prudence, ils reviennent achever leur rêve dans leur lit ? La sagesse de la majorité, dans cette nuée menaçante où le premier mois de la liberté nous a forcé de nous engager tous, consisterait donc, non à repousser hors de ses rangs et à abandonner la minorité à son propre désespoir, mais à l’entraîner doucement, fût-elle folle, fût-elle somnambule. Autrement la minorité deviendra d’autant plus redoutable qu’elle sera plus fractionnée et plus impuissante en apparence. Elle jettera la confusion dans l’ordre de la marche, elle excitera toutes les passions, elle forcera la majorité à être agressive, violente, impitoyable. Ce qui vient de se passer à Rouen se passera à Paris, et, dans ce conflit déplorable, d’une part la réaction bourgeoise, de l’autre la misère, qui va toujours augmentant et dont vous ne contenez le désespoir que par l’espérance même, tomberont l’une sur l’autre, et Dieu sait quelle sera la fin de cette épouvantable étreinte des partis d’abord, des intérêts ensuite.

Nous entrons, aujourd’hui 4 mai, en pleine révolution. Cette parole est dans toutes les bouches, à l’heure qu’il est, sous le ciel delà France, et les législateurs, enfermés dans l’enceinte de l’Assemblée, se tromperaient étrangement s’ils se croyaient destinés à la terminer dans cette première session. Quelle que soit son issue, cette révolution sera longue, puisse-t-elle être éternelle, si, comprenant dès le principe sa véritable mission, la représentation nationale nous lance dans le mouvement régulier d’un progrès désormais sans entraves. Mais que de sagesse, que de grandeur et de bon sens à la fois, que de prudence et de dévouement il vous faudra mettre en usage, hommes de la crise, pour empêcher une déviation funeste, ou vers l’anarchie, ou vers la réaction !

Que le ciel vous aide ou vous inspire ! Posez des principes, il en faut, et le peuple demande la formule des instincts sacrés qu’il porte dans son cœur. C’est pour cela qu’il vous faudra mettre à toute heure votre main sur ce cœur brûlant mais encore troublé, qui ne se connaît pas toujours lui-même, et qui ne vivra de sa pleine vie que par la fraternité. Mais, si, à quelques-uns d’entre vous, les principes personnels paraissent ne devoir pas céder devant l’instinct des minorités, prenez garde, au nom du ciel ! les minorités froissées sont implacables ; et, qu’elles aient tort ou raison aujourd’hui, qu’elles soient demain pour ou contre le principe de la suprématie d’un seul, essayez de faire vivre et agir ensemble tous les éléments divers de l’opinion républicaine ; car la présidence, en ce moment, serait forcée de devenir la dictature et tout dictateur serait forcé de marcher dans le sang. Je ne puis confier cette appréhension trop fondée, cette douloureuse épouvante de mon âme, à une âme plus religieuse et plus scrupuleuse que la vôtre.

4 mai 1848.