Calmann Lévy, éditeur (p. 75-78).



VI

LA QUESTION SOCIALE


— Fuyez, fuyez, citoyen, la maison brûle !

— Non, la maison ne brûle pas. Je ne vois ni feu ni fumée. Vous voulez entrer dans ma maison pour la piller quand j’en serai sorti.

— Dieu me garde d’entrer dans votre maison quand vous en serez sorti ! car, à ce moment, elle s’écroulera dans les flammes. Sortez, vous dis-je, car vous êtes perdu si vous tardez.

— En effet, je sens maintenant l’odeur de la fumée, et il me semble que la maison craque par la base. Aidez-moi à sortir.

— Il est trop tard. Le premier étage est en feu. Il ne vous reste qu’à sauter par la fenêtre.

— Comment, sauter par la fenêtre ? Je vais me tuer sur le pavé.

— Probablement, mais il n’y a pas d’autre moyen.

— Hélas ! hélas ! une corde, une échelle, ou je suis perdu.

L’homme qui veut rester dans sa maison et qui ne se décide à en sortir qu’en la sentant craquer sous ses pieds, c’est l’esprit du passé, qui ne voudrait rien changer à ses habitudes et qui s’est trop endormi dans une confiance trompeuse.

Le pavé qui s’offre à lui comme un abîme où la mort l’attend, c’est la conséquence funeste de l’aveuglement, c’est l’avenir inconnu que le passé n’a jamais voulu mesurer du regard.

La voix qui crie au passé : « Sautez par la fenêtre, où vous allez brûler avec votre maison ! » c’est le présent, qui constate le danger sans s’occuper de le prévenir. La corde, l’échelle que l’on demande à grands cris pour descendre sans catastrophe dans la rue, c’est la solution de la question sociale.

Oui, oui, hâtez-vous d’apporter l’échelle si vous ne voulez que les intérêts du passé succombent violemment, sans profit pour l’avenir. Et vous, insensés, qui croyez votre maison incombustible, et qui ne voyez pas que vous y avez mis le feu vous-mêmes, vous qui avez méprisé l’échelle, unique moyen de salut, hâtez-vous de nous aider à la placer sous vos pieds ; car, nous autres socialistes tant raillés et tant repoussés par vous, nous n’avions qu’une pensée, c’était de sauver cet édifice social que vous appelez votre maison et que vous avez laissé périr ; et maintenant qu’il va crouler, par suite de votre imprévoyance, nous voudrions vous sauver et vous recueillir avant que le désastre s’accomplisse.

Vous avez eu beau faire, vous tenterez vainement encore tous les palliatifs ; vous avez miné vous-mêmes la question de votre propre existence, en vous imaginant que le capital pouvait exploiter le travail jusqu’à la fin des siècles. Le travail était la source du fleuve que sillonnait fièrement votre navire. La source menace de se dessécher. Que ferez-vous alors ? Bien peu d’entre vous peuvent attendre, et ; quand même ils attendraient, un fleuve disparaît vite quand la source est tarie.

Ne dites pas que la nécessité forcera le travailleur à refaire le pacte du passé. Ce serait pour vous un sursis de quelques jours. Il est prouvé, par la science sociale, que ce pacte conduit le travailleur à sa perte, au work-house, qui n’est lui-même qu’un dernier temps d’arrêt entre la vie et la mort.

Il est bien possible que vous croyiez de bonne foi, pour la plupart, à l’efficacité des petits remèdes. Cela prouverait votre ignorance. Il est possible aussi que vous réussissiez à persuader au travailleur qu’un peu plus de générosité et de prudence de votre part suffira pour le rassurer. Cela prouvera aussi qu’une partie du peuple partage votre ignorance. Mais le mal fera des progrès sous votre emplâtre, et la solution, pour être retardée, n’en sera que plus difficile et plus périlleuse.

Ouvrez donc les yeux. Qui vous demande de vous immoler ? Quelques exaltés que le peuple vous aiderait, au besoin, à contenir. Mais encore prenez garde à la manière dont vous contiendrez ces exaltés. Si c’était par la violence et l’injustice, ce peuple, qui est généreux, prendrait parti pour eux contre vous, le lendemain.

Et, si ces exaltés vous servaient de prétexte pour étouffer toute discussion de principe, le peuple ne vous pardonnerait pas de l’avoir trompé, et l’influence purement politique de quelques noms estimés serait insuffisante pour vous conserver la vôtre.

La sagesse et la générosité sont l’air que le peuple respire. Augmentez et renouvelez, et faites librement circuler cet air dans sa poitrine. Une atmosphère parfumée de belles et menteuses paroles ne suffira pas longtemps à ses vastes aspirations. Il la rejetterait bientôt comme un poison. Il vous redemanderait l’air vital, la vérité, et, si vous ne l’aviez pas, il ouvrirait la voûte du temple pour y faire entrer le souffle de Dieu.

4 mai 1848.