Calmann Lévy, éditeur (p. 65-74).


V

DEVANT L’HÔTEL DE VILLE


28 avril 1848, dix heures du soir.

La voix du tambour ébranle les murailles, les torches rougissent de leurs reflets la façade de ce monument historique, qui a vu déjà passer tant de révolutions. Un flot de baïonnettes étincelantes circule au-dessus de nos têtes. Les citoyens armés exécutent des évolutions rapides et régulières sur cette place, qui fut le théâtre de tant de dévouements décisifs. La porte du milieu est ouverte et laisse échapper un flot de lumière. On dépouille les scrutins. La garde nationale entoure d’une ceinture impénétrable le sanctuaire où s’agitent les destinées du peuple. Le peuple est là, derrière les armes. Il attend la proclamation des noms de ses représentants. Quelques-uns essayent de regarder par-dessus ce flot de têtes, de saisir quelques sons distincts. Mais on n’entend que des chants patriotiques, des cris confus, le cliquetis des fusils, le bruit du tambour. Il y a tant de choses à voir et à entendre, que nul ne voit, nul n’entend.

Et pourtant, ce n’est pas une scène de confusion : le peuple est grave ; il se fractionne par groupes, et, dans cette foule immense qu’on croirait pressée et agitée, chacun circule librement, chacun interroge son voisin ou lui répond avec douceur, chacun écoute sans passion et sans méfiance ce qui se dit autour de lui, sans méfiance et sans passion. Chose étrange, on attend le résultat d’une grande crise politique à laquelle chacun a contribué par son vote, et, pourtant la masse ne semble ni impatiente ni inquiète du fait qui va se produire. On ne discute pas, on cause. Le fait préoccupe peu le peuple, l’idée l’absorbe. Le peuple a un problème devant les yeux, il voudrait le résoudre avant de s’affliger ou de se réjouir du résultat des élections. Il s’intéresse médiocrement aux noms propres. Beaucoup se demandent s’ils ont bien voté, et, pour le savoir, ils le demandent à tout ce qui s’arrête autour d’eux. Pour le demander, ils ne trahissent pas le secret de leur vote, ils cachent avec dignité l’angoisse de leur conscience sur ce point délicat ; mais ils demandent à chacun quelque lumière sur l’idée dominante, sur la question du travail.

Entrez dans le premier groupe venu, il y en a bien quatre ou cinq mille, et, quand vous aurez entendu ce qui se discute dans le premier, passez aux autres, ce sera toujours la même chose. Point d’orateurs de carrefour, pas d’énergumènes montant sur la borne et faisant appel aux passions. Partout des hommes qui s’expriment simplement et clairement, et qui se consultent à deux, à trois, à quatre, sans chercher à s’interrompre, sons vouloir se contredire et briller aux dépens l’un de l’autre. Écoutez : je transcris l’entretien du premier groupe venu, et si, vous pensez que je l’arrange, allez-y vous-même, ce soir ou demain ; seulement, demain, ils parleront mieux encore, car cette éducation libre de la place publique, cet enseignement admirable de fraternité fait faire à l’homme des progrès immenses. Ce n’est pas le résultat d’une instruction. Ce que le Peuple trouve lui-même vaut mieux que tout ce qu’on invente pour lui. Il a découvert, depuis ces derniers jours, cette simple manière de s’éclairer, qui est de se consulter en consultant tout le monde, il a suffi qu’on lui dit : « Tu es libre ! » pour qu’aussitôt il trouvât, sous ce rapport, le meilleur usage possible de sa liberté. Depuis le 17 avril jusqu’au 28, il a déjà fait plus de progrès que le serf en Russie n’en fait dans un siècle.

dialogue. Trois ouvriers : un en blouse, un autre en bourgeois, un troisième en veste. Ils parlent également bien tous les trois. Le plus ou moins d’aisance qu’indiquent leurs habits ne paraît avoir influé que d’une manière peu sensible sur leur langage et leur éducation.

A. Ne nommez personne, et ne nous embarrassons pas de tel ou tel candidat. À présent, l’affaire est faite. Supposons que chacun a voté pour le mieux. Chacun saura s’il a vu clair ou s’il a été trompé, dans quelque temps d’ici.

B. Oui, c’est à l’œuvre que nous les connaîtrons. Il faudra bien qu’ils s’occupent de nous faire vivre.

C. Sans aucun doute, ils veulent tous que nous vivions, et ils savent bien que nous ne voulons pas continuer à ne rien faire.

B. Oh ! cela, c’est vrai ; car, pour moi, je m’ennuie beaucoup de n’avoir pas de travail, et, en supposai que je pourrais nourrir ma femme et mes petits enfants en me croisant les bras, cette manière-là ne m’irait pas du tout.

C. Ni moi non plus ; car je ne suis pas encore dégoûté de mon métier, je l’aime presque autant que ma femme, et ce n’est pas peu dire.

A. Oui, du travail, il en faut. Mais ce n’est pas facile d’en donner à tout le monde, et je ne sais pas s’ils en viendront à bout.

B. Nous sommes tout prêts à rendre cela facile en nous associant.

C. Bon ! oui, il faut s’associer, c’est cela. Mais comment s’associer ? Il faut que l’État nous en donne les moyens.

A. Il ne peut pas faire autrement, l’État. Mais ce qu’il ne pourra pas faire, c’est de nous apprendre la manière de nous associer.

C. Pourquoi donc ? C’est son devoir de nous l’enseigner.

B. Oui, s’il le sait. Mais il ne le sait peut-être pas.

A. Allez, il y en a qui le savent et qui ne veulent pas le dire.

C. Après cela, peut-être qu’il y en a aussi qui font semblant de le savoir et qui ne le savent pas.

B. En ce cas-là, c’est à nous de le chercher. On ne pourra jamais nous ôter la liberté de chercher ce qui nous convient.

A. Qui sait ? le 17 au soir, on avait donné à la Mobile l’ordre de nous disperser. Ici même, à l’endroit où nous voilà, on ne pouvait pas s’arrêter pour causer. Si on s’était obstiné, on aurait passé pour des communistes, et, comme je n’en étais pas, je n’ai rien dit.

B. J’y étais aussi, et, si j’avais eu envie de causer, personne, je vous en réponds, ne m’en aurait empêché ; mais il se disait tant de bêtises ce soir-là, que je me suis retiré sur la prière des Mobiles.

C. D’ailleurs, les groupes se reformaient aussitôt que la Mobile avait passé au milieu, et même, dans un groupe où j’étais, la Mobile s’est arrêtée et s’est mise à causer avec nous. Est-ce qu’il serait possible de nous mettre en désaccord avec la Mobile ?

A. C’est nos enfants et nos amis qui sont là dedans. Ce serait drôle !

Un quatrième ouvrier, D.

D. Avec tout cela, je ne vois pas clair dans la question des salaires. Il y en a qui me disent : tu n’es pas fort, et il faut que tes camarades travaillent pour toi. Ça m’irait bien si c’était juste, mais ce n’est pas juste.

B. Non, ce n’est pas juste, c’est contre l’égalité.

C. Attendez pourtant, cela me paraît la loi de l’égalité,

A. Non, ce n’est pas la loi de l’égalité, c’est la loi de la fraternité.

B. Voilà qui est bien subtil. La fraternité se trouverait donc contraire à l’égalité ? Je ne vous comprends pas.

A. Mon Dieu, voilà comme je l’entends. Si je ne le dis pas aussi bien que je voudrais, ce n’est pas faute de le sentir.

B. Dites toujours.

A. Voilà. L’égalité voudrait que le dévouement de chacun établît le bonheur de tous. Mais l’égalité n’est pas encore possible, parce qu’il y a encore des paresseux.

C. C’est juste. S’il n’y avait que des hommes plus ou moins forts, plus ou moins intelligents, le dévouement mettrait le niveau. Mais c’est qu’il y a des paresseux, et les bons ouvriers ne peuvent pas consentir à laisser leurs enfants mourir de faim au profit de ceux qui n’ont pas de famille et qui ne veulent rien faire.

B. Ou alors il faudrait que l’État eût tant de travail à donner, et tant de richesses pour le rétribuer, que le bonheur de l’un ne ferait pas le malheur de l’autre.

D. Attendez. Quand même nous aurions assez de richesses pour que personne ne souffrît de la misère, ce qui est juste sera toujours juste, et ce qui est injuste ne peut pas cesser d’être injuste.

A. Vous trouvez donc le dévouement injuste ?

D. Je trouve injuste de détruire l’émulation.

C. C’est vrai, cela. Et pourtant, citoyens, il y a la loi de la fraternité.

A. Oui, qu’est-ce que nous ferons pour la fraternité avec la concurrence ?

B. Dame, sans doute. La fraternité, pourtant, c’est la loi, nous la voulons, elle ne doit pas être impossible.

C. Si elle était impossible, il faudrait nous en aller chacun chez nous et faire comme auparavant.

A. C’est-à-dire renoncer à la République.

B. Je ne me croirai pourtant pas en République si on me force à m’associer d’une manière qui ne me convient pas, ou que je ne comprends pas.

C. Du moment où on serait forcé, je n’en serais plus ; au lieu que, si on me donne le temps de comprendre ce qui est juste, je m’y rendrai peut-être.

D. Eh bien, il faut attendre l’Assemblée nationale, et la question s’éclaircira.

A. Moi, je crois qu’en effet la discussion nous enseignera ce que nous devons vouloir. Alors, nous verrons ce que nous avons à faire.

D. Moi, je voudrais avoir le cœur net sur le point du salaire. L’égalité du salaire me blesse quant à présent. Pour celui qui est fort ouvrier, c’est une contrainte ; pour le faible ouvrier, c’est une aumône.

A. Le progrès cependant doit amener cela. L’esprit de fraternité nous y pousse. Voulez-vous supprimer l’esprit de fraternité ?

Tous. Non, non, certes ; pour nous autres, c’est une loi sérieuse.

D. Reste à savoir si c’est comme cela que la fraternité doit absolument se manifester.

B. Pas sûr ! Le plus ou moins de travail fait, donne droit à plus ou moins de repos et de bien-être, et il me semble qu’une loi qui blesse le droit de chacun blesse dans tous la loi de l’égalité.

A. Il ne faudrait pas vous butter contre cette idée-là ; ce n’est pas une loi, c’est une proposition morale. À vous, à moi, à nous tous le droit de dire oui ou non.

D. Je dis non.

B. Je dis non aussi, je ne vois pas la chose possible.

A. Moi, je dis non aussi, quoiqu’à regret, car l’idée me paraît belle, et je voudrais que ce qu’il y a de plus beau fut ce qu’il y a de plus aisé à faire.

C. Nous disons non, citoyens, et je dis comme vous, parce qu’une chose dont le plus grand nombre ne veut pas est une chose qui n’est pas encore possible. Pourtant nous retirerons-nous chacun dans son atelier ou dans sa chambre, sans avoir pensé à faire quelque chose pour la fraternité.

D. Il n’est pas possible qu’il n’y ait pas un moyen pour en conserver le principe et pour commencer à l’appliquer.

C. En avez-vous un ?

D. Non, pas moi ; mais on en propose plusieurs, et il faudra que chacun examine ce qu’on propose.

A. On propose de laisser, jusqu’à nouvel ordre, le salaire sur son ancienne base, mais de partager également la part des bénéfices.

D. D’autres parlent de renoncer à cette part des bénéfices.

C. Au profit de tous, donc ?

A. Oui, au profit de l’association.

B. Cela, je le comprends, et je ne dis pas non ; j’y penserai. Et vous ?

D. Moi, j’y réfléchirai, cela ne me paraît pas impossible.

A. Il faudrait savoir lequel nous sera le plus utile, ou de nous partager également cette part de bénéfices, ou de la mettre en commun pour l’association.

C. Je voudrais savoir, non pas lequel nous sera le plus utile, nous pensons bien assez à nos intérêts quand nous consacrons l’inégalité des salaires ; mais lequel sera le plus fraternel, car c’est le principe de la fraternité qu’il faut sauver à travers les nécessités du présent.

A. Vous dites bien, vous : voilà la vraie question.

B. Oui, c’est la question, c’est à cela que je penserai.

Tous. Oui, oui, c’est bien parlé. Il faut sauver le principe. Qu’on nous propose des lois qui tiennent compte du présent et de l’avenir, et personne ne se plaindra.

La garde nationale fait un mouvement qui brise la conversation. Les groupes se séparent en reculant et vont se reformer un peu plus loin avec d’autres interlocuteurs. Mais vous pouvez les suivre tous, et vous y retrouverez le même problème agitant l’esprit et le cœur d’une multitude calme dans son maintien et grave dans son langage.

Spectacle étrange, nouveau dans les annales du monde, et qui rassure beaucoup ceux qui pressentent trop de stupeur ou trop d’agitation dans la politique de l’avenir.