Calmann Lévy, éditeur (p. 39-64).

IV

PAROLES DE BLAISE BONNIN AUX BONS CITOYENS


I

l’impôt


Nous savons qu’il y a eu du chagrin dans les campagnes à l’occasion de l’augmentation de l’impôt foncier, pour cette année. De bons citoyens se sont laissés aller à ce chagrin, faute d’avoir réfléchi à l’utilité du sacrifice que la nation leur demande.

À la première nouvelle de révolution, au premier mot de république, le premier cri des gens de campagne a été : « Plus d’impôt ; à bas les impôts ! » La République aurait bien voulu être assez riche pour leur répondre : « Vous ne payerez plus l’impôt. »

Mais la République recevait de la monarchie, pour tout héritage, une grosse dette, et elle trouvait l’État à la veille de faire banqueroute.

Il est prouvé maintenant que la monarchie n’aurait pas pu marcher deux ans de plus sans arriver à la banqueroute. Et pourtant la République ne veut pas profiter, pour rendre son travail plus aisé et plus court, du droit qu’elle aurait de déclarer l’État insolvable. La République tient à l’honneur de la France et veut payer les dettes de l’État, Elle fait un appel à tous les citoyens français. Elle leur dit : « Vous habitez le pays de l’honneur ; que chacun apporte son denier pour sauver l’honneur de la nation. »

Les habitants des grandes villes, qui voient de plus près l’état des affaires et qui entendent beaucoup parler sur les grands intérêts de la nation, ont consenti tout de suite à faire un grand et honnête sacrifice. Si les hommes des campagnes n’ont pas pensé tout de suite de même, c’est parce qu’ils n’ont pas encore eu le temps de bien connaître la vérité et de faire sur cette vérité de bonnes réflexions.

Les hommes des campagnes sont d’aussi bons citoyens, des Français aussi fiers de leur honneur que les hommes des villes. Ils sont fidèles à leurs engagements, ils respectent leur parole, ils ont la religion de la bonne foi. Quand l’État leur aura rendu ses comptes, comme la bonne foi est l’âme de la République, les hommes des campagnes diront à la République qu’elle a bien fait de compter sur eux.

Ils comprendront aussi que l’augmentation de l’impôt n’est qu’un coup de collier donné de bon cœur par tout le monde à la fois, pour sauver la nation d’un grand accident. La République, qui veut sauver la France, ne peut pas vouloir ruiner l’agriculture, qui est la mère nourricière de la France. C’est à seules fins de pouvoir décharger le travail de la terre, de tous ses empêchements et de tous ses malheurs, qu’elle demande au travail de la terre un effort une fois fait. La terre est généreuse ; après les accidents des mauvaises années, elle n’est pas épuisée, et elle recommence à produire. Le cœur des hommes ne peut pas être moins généreux que le sein de la terre. C’est Dieu qui féconde l’un comme l’autre, et les hommes font par justice et par véritable religion ce que la terre fait par l’ordre de la nature.

On se fait de l’impôt une mauvaise idée parce que, sous les monarchies, l’impôt a toujours eu un mauvais emploi. L’impôt est destiné à prendre un peu du trop de chacun pour donner beaucoup à tous. Ainsi, c’est peu que de payer le huitième de son revenu, pour avoir les débouchés nécessaires au commerce, et la sûreté de la propriété.

Si chacun était obligé de se garder soi-même, ou de s’ouvrir un chemin pour transporter ses récoltes et ses marchandises, les plus riches ne le pourraient pas, et, pour conserver le huitième de son revenu, chacun perdrait la totalité de son revenu. Nous vivrions bientôt comme les sauvages qui renoncent à cultiver la terre et meurent de misère dans des pays fertiles.

Ce qui rend l’impôt très dur, et ce qui arrive à le faire regarder comme une grande vexation, c’est le mauvais emploi qu’en a fait la monarchie. Quand on s’épuise à donner sans recevoir des avantages, supérieurs pour chacun au sacrifice de chacun, on est blessé et on perd patience. Ainsi, jusqu’à présent, l’agriculture a été abandonnée, les accidents des mauvaises années n’ont été ni prévus ni réparés, le commerce des produits de la terre a enrichi des spéculateurs étrangers au travail des champs, et, l’an dernier, nous avons vu celui qui avait fait pousser le blé et celui qui était forcé de Tacheter, aussi malheureux l’un que l’autre, parce que le blé passait par les mains de gens qui avaient intérêt à le faire renchérir.

Sous la République, de pareils malheurs n’arriveront plus. L’État aura la prévoyance d’un bon père de famille, et les infidélités de la gestion générale ne seront plus possibles, chaque citoyen ayant part au gouvernement de la nation.

Sous la monarchie, l’impôt nous donnait droit à tous les avantages de la civilisation. Nous payions pour avoir une marine, et nous n’en avions pas ; pour avoir une armée, nous en avions une belle et brave : mais, excepté en Algérie, où encore on faisait durer la guerre sans profit pour notre honneur véritable, nous n’avions que de la honte à souffrir de la part des autres nations. Nous payions pour avoir de l’instruction, et nous n’en avions pas ; pour avoir de bons administrateurs, et nous n’avions que les domestiques de la monarchie, oublieux de nos intérêts. Nous payions pour les travaux publics, et nous n’étions point défendus contre les inondations qui, à différentes fois, ont ruiné dernièrement les plus beaux pays de la France. Enfin nous payions pour tout avoir, et nous n’avions que la centième partie des améliorations qui nous étaient dues. Notre argent servait à enrichir des riches, à acheter des électeurs et à nous brider d’autant plus.

La République veut réparer tous ces dommages. Elle veut que notre marine protège nos établissements et nous procure les denrées étrangères à bon marché. Elle veut que nos armées nous donnent de l’honneur en même temps que de la tranquillité. Elle veut que nous ayons de l’instruction, sans avoir à payer en détailles instituteurs que l’impôt doit payer en masse ; que nos administrateurs soient les serviteurs du bien public, et nous élèvent par la liberté, au lieu de nous avilir par la vente de nos consciences. Elle veut que l’agriculture soit aidée et encouragée, qu’elle soit préservée des vimaires et enseignée comme une science qui doublera les productions. La République veut tout cela et plus encore par la suite des temps. Mais elle commence, elle a de grands embarras, et elle nous appelle à son secours. Courons-y tous, hommes des villes et des campagnes ; c’est nous-mêmes qu’il s’agit de sauver. C’est notre propre intérêt que nous achetons avec l’argent de notre bourse. Quand nous sommes assurés que c’est de l’intérêt de tous nos frères et l’avenir de nos enfants, ne voudrions-nous pas acheter cela avec le sang de notre propre cœur !


II

ENCORE L’IMPÔT


Je veux vous parler encore, mes bons concitoyens, de cet impôt qui vous chagrine. Il y en a qui disent : « C’est une faute du Gouvernement provisoire, c’est un mal qui vient de la République. » Faites attention, je vous prie, que, si c’est une faute du Gouvernement provisoire, ce n’est pas absolument pour cela une faute de la République. Certainement il eût mieux valu qu’on pût retrancher cet impôt au pauvre que de l’ajouter à ce qu’il payait déjà. Si j’excuse la mesure prise là-dessus par le Gouvernement, ce n’est pas qu’il m’en revienne profit ni plaisir, puisque je paye comme vous, et que je vois votre chagrin. Ce chagrin là corrompt beaucoup ma joie, qui est grande par l’idée que je me fais de la République ; mais je me demande comment, dans le moment où nous sommes, nous aurions pu, si nous avions eu à faire le décret nous-mêmes, nous tirer du mauvais pas où la France s’est trouvée. Cherchons ensemble comment nous nous y serions pris.

D’abord, voyons la vérité des choses. Est-il juste que l’impôt soit réparti également, d’après le revenu de chacun ? Au premier aperçu, on le croirait. Celui qui a beaucoup paye beaucoup, celui qui a moins paye moins, celui qui a peu paye peu, celui qui n’a rien ne paye rien. On fait des chiffres là-dessus et l’on dit : « 8,000 francs de revenu donneront 1,000 francs d’impôt, 800 francs donneront 100 francs. » Le huitième est le plus bas où l’impôt soit descendu dans nos pays depuis longtemps. La proportion y est sur le papier, l’œil en voit l’arrangement net, donc la chose paraît juste.

Eh bien, elle ne l’est point ; l’œil nous trompe et le chiffre ment sur le papier. Plus on est pauvre, plus l’impôt est lourd et nous appauvrit. La proportion dans les besoins et dans les dépenses n’existe pas dans le fait. Par exemple, pour 200 francs, nous avons à location une bonne maison, bien bâtie, avec un jardin. Pour 50 francs nous devrions avoir une maison et un jardin qui seraient juste le quart plus pauvres et plus petits que le jardin et la maison à 200 francs. Point. Le jardin et la maison à 50 francs sont justes pour sept huitièmes plus laids, plus petits, plus incommodes et plus malsains que la maison qui ne coûte que trois quarts de plus de loyer. Dans les villes, c’est de même : un appartement qui coûte 6,000 francs, vaut, pour sa grandeur et sa beauté, huit fois plus qu’un petit qui coûte le quart, c’est-à-dire 1,500 francs, et celui qui coûte 1,500 francs est souvent vingt fois meilleur que la pauvre mansarde qui coûte 100 francs. Plus on descend, plus la proportion disparaît.

Pour tous nos besoins, c’est la même chose ; nous n’avons point d’avance et point de crédit. S’il nous faut emprunter, on nous prend des intérêts quatre fois plus gros qu’on ne fait aux riches : nous payons à proportion du risque qu’on court à nous prêter. Ce n’est pas nous qui trouvons de l’argent à cinq. Quand nous le trouvons à dix, nous sommes contents ; et, quand nous le payons quinze, nous ne nous plaignons pas encore beaucoup. C’est pour nous que l’usure a été inventée, et c’est à son moyen qu’on est sûr de nous ruiner par le menu.

Pour les affaires de ménage, c’est encore de même : celui qui a du bien fait sa provision dans le bon temps. Quand il a l’argent en main, il achète le blé, le vin et tout ce qui peut se conserver, dans le moment où le prix est abordable. Pour nous, c’est le contraire ; nous achetons quand nous pouvons, et, si cela tombe dans le moment de la hausse, tant pis pour nous ; ce moment là arrive toujours pour ceux qui se fournissent de tout en détail et au jour le jour. Nous avons bien vu ce qui en était l’an dernier !

Ainsi, plus nous sommes pauvres, plus nous sommes condamnés à le devenir, et l’impôt n’a pas de proportion vraie ; c’est une chose qu’il faudrait changer.

Voilà pour nos droits, pour la vérité et pour la justice ; mais, quand la maison brûle, s’amuse-t-on à faire le compte de ses meubles ? La monarchie nous a laissé une dette publique en aussi bel état qu’une maison où est l’incendie. Est-ce dans ce moment-là que nous aurions pu changer l’assiette de l’impôt, si nous avions pris la gérance de la République tout d’un coup dans nos mains ?

Certains riches, ne comprenant pas nos besoins et nos malheurs, qui ne leur ont jamais été exposés comme il faut, auraient emporté ou caché leur argent, ce qui nous aurait mis, pour un temps assez long, encore plus bas que nous ne sommes.

On ne fait rien de bien par force ; il y a des cas où il faut choisir entre la force et la mort d’une nation, mais ils sont bien rares, et nous n’y étions pas encore, Dieu merci ! nous avons vu cela dans notre ancienne révolution, et nous n’en avons pas tiré grand profit ; plus nous faisions menace de prendre, plus on cachait ; plus nous tentions de moyens pour retenir les biens en France, plus on en faisait passer à l’étranger, et cela nous a conduits à des colères et à des malheurs dont nous nous sommes ressentis longtemps.

Souffrons beaucoup de choses avant d’en revenir là, et, en les souffrant, nous n’y viendrons pas. Ne brutalisons pas les intérêts d’autrui, ne violentons pas les esprits, c’est notre devoir, et, en cela, c’est notre intérêt.

Mais quand le devoir est rempli coûte que coûte, il faut songer à son droit, afin qu’il ne soit pas fait abus de notre patience et de notre respect envers la loi. L’établissement de la République nous a causé ce dommage. Comme je vous l’ai déjà dit, la monarchie en continuant ses grands abus, nous en aurait causé un pire. Mais ce qui doit nous consoler et nous reconforter, c’est que La République porte le remède avec elle. Elle nous donne, pour commencer, une loi qui nous permet à tous de voter, pour choisir l’assemblée qui va discuter et réformer la loi sur l’impôt : c’est à nous de bien savoir et de bien vouloir ce qui nous est dû de soulagement. Si nous prenons des députés ennemis de nos intérêts, ce sera notre faute si Ton ne nous fait pas justice.

Une bonne assemblée sera bien forcée d’examiner nos plaintes, d’avoir égard à nos empêchements, de voir et de toucher du doigt l’inégalité de nos charges. Quand les riches de l’assemblée auront discuté cela avec les pauvres que nous leur enverrons pour leur dire où nous en sommes, ils se rendront à la vérité, et ils feront d’eux-mêmes le sacrifice que la justice aura prouvé nécessaire. Patientons donc. Une assemblée décidera tout, si nous votons une bonne assemblée ; elle le décidera sans colère, sans violence et sans que nous ayons rien à nous reprocher ; alors les riches comprendront qu’ils n’ont plus sujet de cacher leur argent, vu que notre sagesse les met à l’abri des coups de mains dont ils avaient peur. La loi qui rendra notre sort possible, rendra le leur tranquille, et ils aimeront mieux une loi qui fixera le chiffre de leurs sacrifices, qu’un décret provisoire qui leur aurait laissé la crainte de sacrifices sans fin.

Nous devons donc croire que tout a été fait pour le moment à bonne intention et avec le désir de nous conserver la circulation de l’argent, qui aurait peut-être disparu tout à fait si l’on avait marché trop vite.

Avisons à nos élections, ce sera le baume sur la blessure. Ne donnons pas nos voix à un homme parce qu’il sera riche ; ne les lui refusons pas toujours non plus parce qu’il sera riche. Voyons quelle est son intention et s’il est homme, je ne dis pas à sacrifier son intérêt au nôtre, nous ne lui demandons pas tant, mais à voter une loi qui rendrait véritablement, comme je vous l’ai montré, le sacrifice égal pour tout le monde.



III

l’ouvrier des villes et l’ouvrier des campagnes


Mes chers concitoyens, il est bon de vous dire que nous ne sommes point tous parfaits, et vous me donnerez permission de vous dénoter les défauts que nous avons, afin que nous fassions en sorte de ne plus nous les faire reprocher. Nos défauts sont selon notre état, et notre état étant mauvais à tous pauvres gens que nous sommes, nous ne pouvons pas valoir mieux que le sort que nous endurons. C’est pourquoi, en même temps que nous nous accuserons, nous donnerons notre excuse, et nous dirons à la République. Faites-nous une vie qui nous rende meilleurs.

Nous sommes, dans le peuple, gens de deux sortes : Ouvriers de la terre, ouvriers de l’industrie ; gens de ville ou de manufacture, gens de campagne. Notre manière de travailler et d’exister s’accorde si peu, que notre manière de parler et de penser nous rend comme étrangers les uns aux autres.

Pour mieux définir la chose, supposons deux frères. L’aîné est choisi par le père de famille pour faire valoir et cultiver son champ. C’est l’homme de campagne. Dans les villes, on l’appelle paysan, ce qui ne veut pas dire, comme beaucoup de nous l’entendent, un homme qui parle mal et ne pense point, mais un homme attaché au pays comme le mot l’explique. Le cadet, voyant que le champ ne peut pas occuper deux personnes et nourrir toute la famille, s’en va apprendre un métier à la ville ; il s’y établit en apprentissage, ou il fait son tour de France, ou, d’une petite ville, il passe dans une grande. C’est l’industriel que nous nommons artisan.

Voilà bien deux frères, deux hommes du même sang et du même cœur. Sortis du même nid, ils ne sont pas plus l’un que l’autre, et, en se quittant, ils s’embrassent ; ils pleurent parce qu’ils s’aiment ; ils se donnent parole de rester amis, de ne jamais devenir étrangers l’un pour l’autre, et de se visiter le plus qu’ils pourront.

L’artisan s’en va au loin, et bientôt il change toutes ses habitudes, toutes ses idées. L’esprit lui vient en voyant beaucoup de choses nouvelles. Il prend du goût pour une toilette qu’il n’avait pas encore portée, pour des sociétés qu’il n’avait point fréquentées, pour la politique dont il ne s’était jamais inquiété. Il sait lire et écrire, il regarde les journaux, ou il apprend par ses camarades les grandes affaires qui se passent dans le monde. Il se marie avec une femme qui ressemble à une demoiselle plus qu’à une femme de campagne, qui sait mieux parler, et qui lui tient son ménage, non pas plus propre, mais plus coquet. Les enfants viennent, et le père, qui sait quelque chose, veut qu’ils en sachent encore plus. Une fois qu’on a un peu de savoir, on ne veut point que cela sorte de la famille, et c’est comme un héritage qu’on prend soin d’entretenir.

Tout cela demande beaucoup plus d’argent qu’il n’en faut au paysan pour vivre, pour s’établir et pour élever ses enfants. Mais les journées sont mieux payées, et on se dit que, la dépense et le profit étant doubles, la chose revient au même. De son côté, l’homme de campagne, qui ne dépense pas beaucoup et qui ne gagne guère, se tourmente l’esprit pour le temps où il sera vieux, ou pour les années où la grêle, la gelée, ou tout autre accident de saison, aura fait manquer sa récolte. Le paysan pense et prévoit beaucoup plus que l’artisan. Il ne change pas souvent d’idée comme lui ; il n’a qu’un souci, celui de ne pas manquer.

Aussi, dès qu’il a mis quelque chose de côté, il achète un peu de terre, et, si ce qu’il a mis de côté ne suffît pas, il s’endette, car il veut conserver. Supposons qu’un jour l’artisan vienne voir son frère. Voici ce qu’ils se disent :

le paysan. — Te voilà bien brave, et tu gagnes plus dans une semaine que moi dans quatre. Tes enfants ont des souliers, les miens n’ont que des sabots. Tu n’as pas de bien sur terre, mais tu as un bon état qui ne craint pas les mauvaises années. Tu as de l’esprit, tu sais beaucoup de choses que je n’entends point et dont je ne me soucie pas. Tu es plus heureux que moi et c’est moi qui ai la plus mauvaise part.

l’artisan. — Au moins, te voilà bien tranquille, et, si tu gagnes moins que moi à la fois, tu as sous tes pieds une terre qui assure ton pain, et, sur ta tête, le toit d’une maison qui ne te coûte pas de loyer, ou qui te coûte bien peu. Tes enfants ne savent pas ce que les miens savent ; mais ils sont plus forts, plus libres, mieux portants que les miens. Tu ne t’inquiètes pas de politique ; tu n’as pas le tourment de savoir ce qui se passe et ce qui peut arriver. Tu es plus heureux que moi et je voudrais être à ta place.

le paysan. — Mais j’ai des dettes, je n’ai pas payé tout ce que j’ai acheté, et l’intérêt me ruine. Je suis propriétaire et j’en suis plus pauvre.

l’artisan. — Et moi, j’ai des dettes aussi, et, comme je n’ai pas de propriété pour répondre, je suis menacé d’être jeté avec ma famille sur le pavé. Je suis prolétaire, et l’inquiétude me consume. Quand l’ouvrage va bien, je reprends mon courage ; quand l’ouvrage manque, je me sens perdu et j’en deviens fou.

le paysan. — Aussi c’est ta faute, et tout le mal qui nous arrive vient de toi. Tu fais de la politique, tu veux du changement, tu fais des révolutions et cela me dérange et me gêne.

l’artisan. — Si je fais de la politique et des révolutions, c’est ta faute. Tu es trop patient ; tu souffres tout, et tu me forces à me battre pour réparer le mal que ton indifférence nous cause. Avec toi, les mauvais gouvernements dureraient toujours.

le paysan. — Avec toi, aucun gouvernement ne dure, et on n’a pas le temps de faire ses affaires. Vous autres artisans, vous êtes des brouillons, vous dépensez trop, rien ne vous contente, vous ne pensez jamais au lendemain.

l’artisan. — Vous autres paysans, vous êtes des égoïstes, rien ne vous offense, vous ne songez qu’à vous, et les villes peuvent périr ; vous y consentiriez si vous pouviez vous passer d’elles.

le paysan. — Sans doute, vous êtes des étrangers pour nous.

l’artisan. — Et vous, vous êtes de mauvais citoyens, qui reniez votre propre sang.

Voilà comment se disputent les deux frères et comme chacun attribue à l’autre le malheur qu’il endure. Eh bien, il n’y a pas de vérité, il n’y a pas de justice, il n’y a pas de fraternité dans ce différend, et c’est ce que je vous démontrerai, mes chers concitoyens, la prochaine fois que je vous adresserai ma parole.



IV

LE CULTIVATEUR ET L’ARTISAN


Nous avons raconté, la dernière fois, comment se querellaient deux frères, un homme des champs et un homme des villes. C’était une manière d’histoire supposée, pour montrer le mécontentement de ceux qui accusent les ouvriers de faire des révolutions, et le chagrin des ouvriers qui font des révolutions pour ceux qui ne savent pas ou qui ne veulent pas en profiter.

La vérité est que, de tous les pays de France, on entend des plaintes contre le peuple de Paris. Les gens de campagne disent qu’ils ne sont pas du même peuple, qu’ils ne veulent point recevoir la loi du peuple de Paris, et qu’ils demandent qu’on transporte l’Assemblée bien loin de Paris, afin qu’elle ne soit point gouvernée par la peur !

Gens de bien de nos campagnes, il ne faut pas dire de ces choses-là.

Si vous envoyez à Paris des députés capables d’avoir peur et de faire des lois contre leur conscience par crainte d’être violentés, vous aurez mal choisi vos députés, et il ne faudra en faire de reproche qu’à vous-mêmes.

Quant à ce qui est du peuple des villes, ce serait mal à vous de croire qu’il est différent de vous, et qu’il y a deux nations en France : celle qui nourrit et celle qui consomme. Vous êtes les nourriciers des villes ; mais, sans les villes, vous n’auriez rien à produire, et vous péririez de misère au milieu de vos richesses et de vos campagnes.

Et puis la différence que vous faites du peuple de Paris avec le peuple des provinces n’existe pas.

Le peuple de Paris est formé d’un petit nombre de natifs de la ville et de gens domiciliés dans la ville. Le grand nombre est formé de gens de la province, venus à Paris pour employer leur tête, leur cœur ou leurs bras.

Il est peu de vos familles qui n’aient pas un proche parent ou un ami, ou une connaissance établis à Paris pour un temps, ou pour le reste de leur vie. Et ce que je vous disais dans la comparaison des deux frères, est très vrai. Pour les trois quarts les gens de Paris sont de votre famille et de voire sang, et, si l’on vous disait que Paris est pris, brûlé, massacré, pillé par l’ordre des rois, il n’y a guère de maisons en France, riche ou pauvre, où l’on n’entendît pleurer pour la mort d’un absent. Vous voyez donc bien que Paris, c’est vous, c’est la France ; c’est la grande commune des communes, la paroisse des paroisses. Rien de ce qui se passe là ne vous est étranger. Paris est à vous comme votre place publique, comme voire église est à vous.

Mais, direz-vous, nous ne refusons pas d’aimer nos frères les citoyens de Paris, de Lyon, de Rouen et de toutes les autres villes grandes ou petites ; seulement nous blâmons Paris parce que c’est lui qui décide de tout sans consulter. Quand nos parents et nos amis font du bruit et de la dépense, nous ne les maudissons pas, mais nous les blâmons, et nous ne voulons pas être obligés de faire comme eux, nous qui aimons la tranquillité et l’économie.

Certainement il y a du vrai dans ce que vous dites ; Paris décide avant vous et vous êtes obligés de vouloir ce qu’il veut, parce que, quand la nouvelle vous en arrive, il est trop tard pour que vous l’empêchiez.

Et puis Paris est si fort ! il y a tant de monde ! et tout le peuple s’y tient en si bon accord pour vouloir la même chose ! Et vous, vous êtes tous semés sur la terre, chacun dans son droit, n’ayant occasion de vous voir qu’aux jours de fête et de marché.

Dans les petites villes, on s’assemble plus aisément, mais on n’est pas assez en nombre pour résister, et la plus grande ville de France ne pourrait pas envoyer assez de monde pour inquiéter Paris et pour le faire changer d’avis.

Voici ce qu’on peut vous répondre : votre résistance paraît impossible, elle ne le serait pourtant pas, si vous aviez le droit et la raison pour vous. Si un centre comme Paris où vont et où peuvent aller toutes les bonnes têtes, tous les bons cœurs, tous les bons bras de la France, pouvait se tromper sur ce qui convient à la France ; ou bien, chose impossible, ne pas vouloir, ce qui est bon et juste pour toute la France, Paris ne pèserait pas plus qu’un grain de blé dans les balances du vrai Dieu. Vous sentiriez tous à la fois et sans désaccord, que Paris vous trompe ou vous nuit, et, un beau matin, sans vous être donné rendez-vous, vous vous trouveriez tous arrivés aux portes de Paris, aussi bien ceux du Nord que ceux du Midi, de tous les coins, de tous les bouts, du milieu, des frontières, de toute la France enfin. Alors Paris céderait, parce que la France aurait la justice pour elle ; Paris céderait sans combat, comme la royauté a cédé devant la France, pendant que Paris tout seul se battait.

Mais, si Paris a raison, si Paris a obéi à Dieu et contenté les justes intérêts de tous les hommes en réclamant la République, Paris ne craint pas dix armées ; et les mécontentements mal fondés d’une partie des citoyens de la France céderont devant la justice, dont Paris a consenti à se faire le gardien.

Les ennemis de la République prétendent, mes concitoyens de la campagne, que vous voulez marcher sur Paris. Ils sont mécontents et tâchent de vous rendre mécontents. Et, comme ils sont pressés de faire du mal à la République, et de mettre la nation en danger, ils disent partout, dans les villes, que le peuple des campagnes va marcher sur Paris.

À ces propos-là, le peuple de Paris ne répond qu’une chose : « Qu’ils viennent, nos frères, nos amis de la campagne ; qu’ils accourent dans nos bras. Nous les recevrons au Champ de Mars, nous leur montrerons la vérité, nous leur expliquerons ce que c’est qu’une Révolution qui a proclamé la République ; et, au lieu de se quereller avec nous, ils fraterniseront avec nous sur l’autel de la patrie. »

Oui, mes concitoyens, voilà ce qui arriverait si vous pouviez tous venir à Paris. Paris le voudrait bien, si Paris pouvait vous nourrir et vous loger tous ! La République serait bien forte, si tous les citoyens que la monarchie a méprisés venaient s’expliquer avec la République, qui veut qu’on ne méprise personne. Le temps de la guerre civile est passé. C’est malheureux pour les mauvais riches ; mais, enfin, c’est passé pour toujours. Voyez les malheurs de la Vendée et de la Bretagne dans les anciens temps ! ces provinces-là croyaient mieux faire que la République, et leurs paysans se sont battus contre elle. Ils étaient braves et beaucoup avaient de bonnes intentions ; mais ils ne comprenaient pas qu’il n’y a qu’une France, et que tuer un Français c’est faire couler son propre sang. Ils ont forcé la France a faire du mal à ses enfants ; et, en croyant défendre leur droit, ils se sont élevés contre le droit de la nation.

C’est que, voyez-vous, pour une nation, il n’y a qu’un droit, comme, devant Dieu, il n’y a qu’une vérité.

Si vous êtes loin du champ de bataille où le droit du peuple gagne ses victoires, il n’y a que du regret à en avoir pour vous et pour vos frères les artisans ; car, si vous les aviez vus se battre comme ils Font fait, si vous les voyiez à présent, comme ils défendent et conservent la justice, vous auriez été contents de les aider ; et, si vous aviez été là pour les aider, vous vous seriez battus aussi bien qu’eux, et ils auraient été bien contents de votre aide.

Ne dites donc jamais, et ne croyez jamais, que leurs sentiments sont contraires aux vôtres. La prochaine fois que je vous écrirai, je vous montrerai que vos intérêts ne sont pas différents des leurs.



V

LES VILLES ET LES CAMPAGNES


Vos intérêts, mes chers concitoyens de la campagne sont les mêmes que ceux de nos concitoyens des villes. Vous n’avez pas une contrariété, vous ne supportez pas un dommage dont ils ne se ressentent. Si le blé manque dans vos sillons, le pain est cher sur la pauvre table de l’artisan. Si le vin manque, l’artisan boit de l’eau, ou du vin de fabrique, qui est plus malfaisant que la privation de vin. Si vous vendez mal la laine de vos moutons, le drap n’en est que plus cher pour lui, car le bas prix, qui fait la fortune du gros commerçant, ne profite pas plus aux petits acheteurs qu’aux petits vendeurs ; si, dans l’intérêt de sa spéculation, le gros commerçant fait faire du drap à bon marché, c’est du drap si mauvais, qu’il ne fait point d’usage, et qu’il aurait mieux valu le payer deux fois plus cher. Il en est de même pour tous les produits que le bon Dieu nous donne et que le travail de vos bras fait venir à bien. Vous ne vivez que par l’échange des denrées, et l’argent qui paye toutes choses n’est qu’un signe convenu pour faciliter cet échange. Mais ce signe ne tombe dans vos mains qu’a petites doses, et vous êtes trompés sur tous les objets échangés.

C’est qu’entre vous qui fournissez le blé, le vin, la viande, la laine, le bois, le fer, etc., tous les objets de première main, et l’artisan qui vous rend le drap tissé, le fer et le bois, le verre, toutes les matières travaillées et changées en ustensiles ou en étoffes de grande nécessité, il y a une grande main qui prend tout au plus bas prix possible, pour vendre au prix le plus élevé possible. Cette grande main, où reste le meilleur de votre production et de votre profit, c’est la spéculation ; c’est le crédit du riche ou de l’habile commerçant, qui peut ruiner le cultivateur et l’artisan, le producteur et le consommateur, celui qui travaille pour se nourrir et celui qui est obligé d’acheter sa nourriture pour travailler.

C’est ce beau crédit-là qui fait que le paysan sème du beau froment blanc, et qu’après l’avoir bien soigné moissonné, battu, engrangé et préservé, le paysan mange du pain d’orge, le pain que le riche donne à ses chiens ; c’est ce crédit qui fait que l’ouvrier des villes, qui vit de pain blanc, est obligé de payer son pain aussi cher que le riche, tandis que le riche n’est pas obligé d’augmenter le salaire de l’artisan, quand même ce salaire ne suffit pas à l’achat du pain ; c’est ce crédit qui fait que le paysan élève, nourrit et soigne des bestiaux, et que jamais il ne mange de viande, si ce n’est les jours de fête, et encore y a-t-il des endroits où la misère est si grande, qu’il n’en goûte jamais. Cela arrive tout justement dans les pays de bruyère, où le bétail fait tout le revenu de l’habitant ; et, pendant que le paysan vit de racines, de châtaignes et de mauvais fruits sauvages, l’artisan qui mange de la viande la paye toujours trois fois, quatre fois plus cher que le paysan ne l’a vendue. C’est comme cela pour tout. Il n’y a pas une production qui échappe aux gros profits que les riches peuvent faire.

Le paysan sait se priver plus que l’artisan, parce qu’il ne travaille pas si fort à la fois et qu’il travaille au grand air. L’artisan, surtout quand il est à ses pièces, travaille plus que l’homme ne le peut supporter, et dans beaucoup d’industries, il travaille enfermé dans un mauvais air, où il périrait s’il se privait de viande et de vin. C’est ce qui vous fait croire que, s’il dépense davantage, il vit mieux. Eh bien, il vit encore plus mal. Il ne peut rien épargner, et, quand la misère tombe sur lui, il n’a pas la moindre ressource ni la moindre consolation ; car il ne reste pas, comme vous, dans une pauvre maison, au milieu de braves gens qui le connaissent et qui tâchent de l’aider. Il quitte la ville où l’ouvrage manque, il va dans une autre ville où il n’est pas connu, où personne ne l’aide. L’artisan est forcé, à cause de cela, d’être plus fier que le paysan. Le paysan n’est pas humilié d’être secouru par ses voisins ; on sait qu’il n’est point malheureux par sa faute., et qu’il a vraiment besoin de ce qui lui manque. L’artisan qui arrive dans une ville est toujours dans un état de suspicion ; les maîtres n’ont pas confiance dans l’ouvrier qui manque d’ouvrage et d’avances pour en attendre. On a inventé les livrets pour rendre l’ouvrier encore plus esclave, encore plus fier et plus honteux dans son malheur. Il y a d’honnêtes familles d’artisans qui souffrent tout ce qu’on peut souffrir plutôt que d’accepter l’assistance des voisins, par la crainte où ils sont qu’on ne les soupçonne d’avoir eu une mauvaise conduite ou de vouloir tromper la charité d’autrui.

Tous les malheurs de l’homme de campagne et de l’homme de ville viennent donc de ce que l’échange se fait mal, ou plutôt de ce que l’échange ne se fait pas. Car ce n’est pas l’échange qu’un commerce où il faut toujours faire la plus grosse part à celui qui en a le moins besoin et à celui qui travaille le moins. Le spéculateur répond bien que c’est lui qui risque le plus, parce qu’il fait de grandes opérations, et qu’il risque à lui seul ce que beaucoup de consommateurs et beaucoup de producteurs rassemblés ne pourraient pas exposer. Mais qu’est-ce qui est donc si fort exposé ? C’est l’argent de ce riche qui regarde ses écus comme une chose plus précieuse que la vie, la santé, l’honneur et le repos des hommes.

D’ailleurs ne le croyez pas, quand il vous dit qu’il risque fort de se ruiner. Il risque un jour ce que vous risquez tous les jours de votre vie. Il ne risque d’ailleurs que ce qu’il lui plaît de risquer. Plus le temps est mauvais et la vie difficile, moins il risque, plus il est sûr de gagner. Si l’on était sûr d’ailleurs qu’il expose un premier capital avec l’espoir de faire des profits qui lui permettront ensuite de faire honnêtement et sagement son commerce ? S’il y avait des lois pour l’empêcher de prendre la rage du jeu et de risquer, avec son argent, la vie de milliers d’hommes ? Car vous savez bien que l’amour du gain devient une maladie, et qu’on voit des joueurs qui joueraient leur tête contre celle de leur prochain, s’ils n’avaient pas d’autre enjeu ! Mais non ! plus l’homme gagne, plus il veut gagner. La misère du peuple ne le fait pas réfléchir, et il verrait une nation périr de famine plutôt que de renoncer à la folie d’amasser des millions, et au plaisir de dire : « J’ai fait une bonne affaire. »

Artisans et cultivateurs, vous avez donc un ennemi commun, qui vous ruine et vous pressure tous autant les uns que les autres. Vous, gens de campagne, vous ne pensez pas autant à cet ennemi que les gens de la ville. Vous ne le voyez pas en face, c’est par toute sortes de manières détournées qu’il tire à lui la subsistance du pays. Vous accusez quelquefois votre voisin d’être la cause du mal, vous allez quelquefois voir dans son grenier s’il ne met pas du blé en réserve pour le moment de la cherté. Et souvent vous ne trouvez rien chez votre voisin ; car il est aussi innocent que vous-mêmes du malheur des temps. Il a peut-être vendu très honnêtement sa récolte avec peu de profit, et le blé est bien loin. Il a passé par des mains qui en ont pesé chaque grain, et qui vous le rendront au poids de l’or.

L’artisan à qui vous reprochez de lire les journaux et de s’inquiéter de la politique, sait mieux que vous où est le mal. Il connaît les abus dont vous souffrez. Si vous les connaissiez comme lui, vous ne les supporteriez pas plus patiemment.

Ayez donc confiance au peuple des villes, et sachez bien que, quand il se révolte, quand il change les mauvais gouvernements, quand il se bat et se fait tuer pour la cause de tous, c’est un frère qui combat pour son frère, et non pas un égoïste et un brouillon qui secoue la maison sans se soucier de savoir sur qui elle tombera.

Le peuple des villes, c’est l’armée du peuple des campagnes, une brave armée qui fait la guerre à ses dépens et qui n’épargne pas son sang ; une armée qui ne reçoit pas de solde, qui va au feu sans armes, qui laisse des veuves et des orphelins. Paysans ! paysans ! ne reniez pas vos frères ; car, sans eux, vous seriez encore serfs sur la terre qui vous appartient aujourd’hui.

Avril 1848.