Calmann Lévy, éditeur (p. 25-38).


III

LA JOURNÉE DU 20 AVRIL 1848




FÊTE DE LA FRATERNITÉ


Les manifestations qui se pressent sous nos yeux et dont chaque aspect nouveau est un symptôme de l’état des esprits, semblent se succéder les unes aux autres pour donner leur sanction à nos espérances et à notre foi ; notre révolution sera grande et belle, n’en déplaise aux alarmistes, aux mécontents, aux peureux, aux esprits chagrins de toute espèce, qui font bien tout leur possible pour lui faire perdre son caractère de grandeur et de beauté. Mais Dieu veille sur la France et notre confiance n’est pas romanesque. Non, la joie de saluer enfin cette république tant désirée ne nous a pas rendus fous. Nous connaissons bien les côtés faibles et mauvais de la situation, nous savons bien la mobilité et l’imperfection de la nature humaine. Nous savons que, pris un à un, tous les hommes, même les meilleurs, ont leurs taches et leurs misères. Nous sommes bien préparés, bien résignés d’avance à voir des erreurs prendre pour un moment l’apparence de la vérité, des préjugés remplacer des opinions, des pas risqués à côté du bon chemin, des heures de lassitude où nous semblerons avoir oublié qu’il faut marcher en avant, et marcher très vite. Tout cela c’est le détail, c’est la réalité de la vie dans ce qu’elle a d’hésitant et d’incomplet. Notre république n’est pas une utopie qui ne tiendra pas compte du temps, des hommes et des choses. Mais, grâce au ciel, on peut tenir compte de tout cela, on peut constater beaucoup de faits inquiétants ou affligeants, et on peut cependant conserver la foi au principe qui nous guide et nous éclaire, on peut surtout persévérer dans cette confiance qu’inspire un peuple magnanime, intelligent, et plein de grands instincts, Sans cette confiance serait-on logique, quand on porte dans son âme la passion de l’égalité ? Oserait-on dire qu’on aime le peuple, si on n’attendait pas de lui d’admirables dénoûments à toutes les complications du drame étonnant qui se déroule sous nos yeux !

Oui, il est bien certain que l’esprit de réaction existe, qu’il se révèle dans une multitude de faits, qu’il agit, qu’il agira encore par l’esprit de caste qui résiste au progrès, et par l’esprit de secte qui veut imposer sa forme au progrès, au risque de le compromettre et de le retarder.

Mais il est certain aussi qu’une grande idée plane sur le peuple, non seulement ici, mais dans le monde entier, à l’heure qu’il est. Et cette idée dominera tout. Elle étouffera les réactions dans leur germe, elle triomphera de toutes les intrigues, elle sortira entière de tous les pièges. Cette idée, c’est que tous les hommes ont les mêmes droits et les mêmes devoirs, et que l’égalité est la loi suprême, le salut final.

Voici comment, au moment où nous écrivons, l’idée s’incarne dans le fait. Il y a trois jours, tous les éléments de discorde avaient été provoqués, soit par la secte, soit au nom de la secte, soit sous le prétexte de la secte. La caste essayait de se reconstituer, ses baïonnettes tentaient de grouper autour d’elles les baïonnettes populaires. Elle jetait des mots d’ordre aux enfants du peuple, mots horribles, et que le peuple, depuis le 24 février, avait rayés, par un sublime élan, du vocabulaire républicain : À mort ! à la lanterne ! Telles étaient les douces paroles dont cette caste, si tremblante devant les souvenirs jacobins, faisait retentir les rues de Paris, les quais de la Seine et la sombre façade de l’hôtel de ville. Horrible éducation que cette caste voulait donner au peuple, au nom de sa prétendue supériorité de mœurs et de ce droit d’initiation tant défendu par ses coryphées de toute nuance sous la monarchie constitutionnelle. Hélas ! oui, nous avons entendu les enfants de Paris bégayer ces appels sanguinaires, sans comprendre qu’un jour pouvait venir où cette manière de siffler un auteur socialiste serait le signal d’une Saint-Barthélémy d’enfants du peuple. Espérons que la caste n’a pas senti la portée d’une pareille provocation. Si elle en avait pesé les funestes conséquences, elle ne serait pas exposée à entendre crier aussi un jour contre elle : Mort aux riches ! à la lanterne les aristocrates ! Abominables retours vers le passé, dissipez-vous comme un mauvais rêve ! Que ce soit le premier et le dernier de notre jeune république ! Ils ne sont ni dans sa nature, ni dans ses besoins, ni dans son esprit. Pour les rappeler un instant, il faut inventer une petite terreur promener le spectre du communisme immédiat, supposer des dangers fantastiques, et surtout se persuader qu’on a sous la main une population de sauvages prêts à tout croire et à tout faire sous l’empire d’une frayeur puérile.

Aujourd’hui, le fait mûri en trois jours, éclate comme l’évidence même. Le peuple, convoqué à une réunion de famille, apporte aux regards du monde une manifestation suprême, définitive. On l’appelle, on l’invite à se montrer. Tous les partis, tous les intérêts désirent le voir, l’entendre, le compter ! Voyons, se disait-on hier, combien sont-ils ? Où sont leurs armes ? Quelles sont leurs idées, leurs intentions, leurs moyens ? Sont-ce des ennemis qu’il faut craindre ou des instruments dont on peut se servir ? Le peuple sera-t-il acteur ou spectateur dans le cortège ? La troupe lui sera-t-elle sympathique ou hostile ? Aura-t-il des préférences sourdes ou éclatantes pour telle ou telle nuance de l’idée complexe que personnifie le gouvernement provisoire ? Demandera-t-il quelque chose, ou refusera-t-il tacitement, en refusant de comparaître, son adhésion à certains faits accomplis ? Voyons, voyons, allons-y tous et regardons-nous en face.

Le peuple ne disait point tout cela. « C’est aujourd’hui fête, disait-il, allons-y tous, que pas un de nous n’y manque. Ce n’est pas une épreuve que nous allons tenter, c’est un acte que nous devons accomplir. Une partie de l’armée rentre dans nos murs ; eh bien, l’armée, c est nous ; c’est elle qui a fait la révolution avec nous : elle a travaillé à nos barricades par son refus de les détruire à mesure que nous les construisions sous ses yeux : elle a consacré notre victoire en feignant généreusement d’être vaincue par nous. Eh ! nous savons bien qu’elle est républicaine, cette armée qui nous a aidé à proclamer la République ; elle n’a pas plus peur de nous que nous n’avons peur d’elle. Qu’elle vienne, et qu’elle soit la bienvenue. Il n’y faut pas tant de façons. »

Quant aux prétendus communistes, nous ne les craignons pas davantage, et ils ont bien raison de ne pas prendre au sérieux notre prétendue terreur, notre prétendue colère. Eux aussi, ils sont le peuple, les cent mille ouvriers qui renient par de nobles proclamations affichées sur tous nos murs les projets audacieux qu’on voulait leur prêter contre notre liberté de conscience. Qu’ils viennent avec nous saluer l’armée, saluer le gouvernement provisoire, saluer la bourgeoisie, saluer le présent, l’avenir, et même le passé, car il faut que tout cela vive en paix, bon gré, mal gré sous la République. Nous le voulons, nous, les logiciens par excellence ; nous, le libre et impartial souverain de la situation ; nous, le grand nombre qui a toujours plus raison que chacun, et qui sera toujours plus tranquille et plus fort que quelques-uns.

Là-dessus, le peuple se leva de grand matin. Tous ceux qui avaient un habit et un fusil s’équipèrent à la hâte, en riant, en chantant, car jamais le peuple français n’est plus gai que quand il a raison. Tous ceux qui n’avaient qu’une blouse et un fusil, prirent leur fusil et leur blouse, et ceux qui n’avaient pas encore de fusil se rappelèrent ce vers si profondément philosophique de la complainte de Malbrouck :

        L’autre ne portait rien.


Ce qui signifie que le Français marche quand même avec les mains vides et l’estomac creux. Partout où il veut aller, il porte ses bras prêts à tout, capables de renverser des trônes et des montagnes, son cœur ardent comme la flamme, sa voix qui retentit d’un pôle à l’autre, sa logique qui trouve toujours une solution imprévue à tous les problèmes de la politique. Et le voilà parti.

Mais il n’est pas seul. Ses vieux parents attendris, ses petits enfants curieux, ses sœurs, sa femme courageuse et enthousiaste, tous veulent voir aussi la fête et y porter leurs acclamations, leur adhésion, leur concours ; ils iront tous. Personne ne gardera la maison. Paris sera désert ce jour-là, à l’exception de ses grandes veines de circulation qui, de la Bastille, de la cité, de l’Observatoire, de tous ses points extrêmes jusqu’à l’arc de triomphe des Champs-Élysées offriront à l’œil stupéfait une masse profonde, étincelante, bizarre, superbe, plaisante, inouïe de casquettes usées et de casques brillants, de baïonnettes et de bouquets, de bonnets de femme et de blondes têtes d’enfants, de crânes chauves et de schakos, de drapeaux et de parapluies. Car il pleut, mais qu’importe ? on se mettra six, on se mettra douze si l’on peut sous chacun de ces frêles abris étendus charitablement sur toutes les têtes. On sera mal abrité, mais on en rira. La journée sera longue, le défilé durera douze heures. Aura-t-on de quoi manger ? Bah ! on n’y songera pas. Allons toujours.

Quel spectacle ! jamais dans les annales de la vie humaine il ne s’en est produit un semblable ; jamais tant d’êtres humains ne se sont trouvés rassemblés à la fois dans un si petit espace. Un million d’âmes ! car toute la banlieue, toute la vaste ceinture de Paris accourait aussi, chaque citoyen avec sa famille. Du sommet de l’arc de triomphe c’était une vision, un rêve. Sous ce vaste ciel rayé de nuages, coupé de pluie et de rayons de soleil, la gigantesque enceinte d’une ville immense avec ses dômes puissants, ses monuments superbes, ses clochers aigus, ses flèches, sa rivière jaune, ses vastes prairies, ses maisons innombrables. Quel cadre pour une scène sans pareille ! La fédération du Champ-de-Mars n’était qu’un jeu d’enfant auprès de ce qui s’est produit aujourd’hui devant le Dieu qui préside aux destins de la France. Quatre cent mille hommes armés, marchant sur une ligne immense et dont l’œil ne pouvait voir ni le commencement ni la fin ; et, sur les flancs de cette colonne monstre, toute une population pour témoin de la manifestation de ses forces les plus vives. Douze heures pour épuiser le passage de ce flot, de ce fleuve, de cette mer humaine !

Les grandes choses matérielles causent un certain effroi. Les hautes montagnes donnent le vertige, l’océan épouvante la pensée, l’orage ébranle l’imagination. Toute admiration extraordinaire est mêlée de surprise et d’une sorte d’écrasement de notre être, qui se sent petit et faible devant les phénomènes de la création. Mais les grandes choses humaines causent une admiration tout opposée. Il s’y mêle une confiance sympathique, un élan de solidarité sans bornes, un attendrissement enthousiaste, un besoin d’aimer et d’embrasser l’humanité tout entière, qui font que notre être disparaît et que nous vivons par toutes les âmes, que nous respirons par toutes les poitrines, que nous voyons par tous les yeux, que nous crions par toutes les voix. La multitude ! qu’elle est puissante et qu’elle est douce ! Comme la loi divine est écrite sur son front, comme la vérité la conduit et la fait vibrer ! Quel magnifique et divin instrument de la puissance céleste ! C’est le génie de la terre qui marche en roi sur son domaine et qui fait tressaillir l’univers sous ses pieds. Et, quand cette âme de la création est inspirée d’une seule, d’une grande pensée, quand elle proclame la liberté et l’amour fraternel à la face de Dieu qui reçoit son serment, quand elle chante en chœur l’hymne de l’amitié sainte entre tous les hommes, où sont donc ceux qui pourraient protester contre un pacte scellé avec Dieu même ? Ceux-là mêmes n’existaient plus aujourd’hui. Ils étaient vaincus. Ils criaient malgré eux avec le peuple et comme le peuple. Demain peut-être, ils essayeront de redevenir ennemis. Aujourd’hui, ils ne l’étaient pas, ils ne pouvaient pas l’être. Il y a des jours comme cela dans l’histoire, où le mensonge dit la vérité, où la haine se met à aimer, où celui qui voulait le mal est forcé de désirer le bien.

Peuple, donne-nous souvent de pareilles fêtes. Elles sont une grande leçon pour l’humanité, une grande manifestation de la Providence. Ton instinct prodigieux du beau et du juste sera toujours là pour trancher toutes les difficultés et aplanir tous les dangers. Ainsi dans la fête de la fraternité, un fait s’est produit sur lequel personne n’avait compté et qui a donné un caractère sacré au pacte de la famille républicaine. Voici ce fait, dont le sens profond ne saurait être trop médité par les esprits sérieux.

Les esprits sérieux occupés de rechercher la portée philosophique des grands faits humains, pouvaient, au début de cette journée, s’effrayer un peu de la tournure exclusivement militaire qu’elle allait prendre. On savait bien que le peuple et l’armée allaient se réconcilier franchement. Us l’étaient d’avance. Il suffisait de comprendre le mouvement fraternel qui avait paralysé le bras du soldat au 24 février, pour se dire qu’un soldat de la ligne était un citoyen français tout pareil à un garde national de Paris ou de la banlieue. Mais on pouvait encore se dire : « Pourquoi cet appareil de guerre lorsque l’ennemi n’est point à nos portes, et que les nations étrangères ne songent pas à nous combattre, mais à nous imiter ? Pourquoi habituer le peuple à ne marcher qu’avec un fusil au bras ? Les manifestations sans armes ne seraient-elles pas plus belles, plus humaines, plus dignes, plus conformes à l’esprit d’une civilisation avancée ? Depuis le 24 février, le peuple s’est montré par grandes masses, une première fois au 17 mars, et il est venu là sans armes, avec la seule force morale, expression plus puissante que celle de la force armée. Le 16 avril, un malentendu déplorable a failli gâter l’attitude de ce généreux peuple. Il s’est fractionné en apparence, et le fusil s’est montré sur la place publique, comme une idée aux prises avec une autre idée. Désormais le peuple pourra croire que, sans son fusil, il n’est rien, et que la force morale ne lui suffit pas. Au 20 avril, nous le voyons arriver pour la troisième fois, et il est armé comme pour la guerre civile. La ligne et la garde nationale, Paris et la banlieue, les différentes légions de la garde nationale elle-même, sont des éléments divers qui vont peut-être représenter des principes différents, et qui vont se toiser, fièrement en passant, l’arme au bras, à côté les unes des autres. »

Voilà ce que pensaient les esprits philosophiques, qui sont toujours des esprits un peu inquiets. Ils craignaient que la réconciliation ne fût qu’une cérémonie d’apparat, une formalité républicaine après laquelle le peuple rentrerait dans ses foyers en disant : « Nous nous sommes vus, nous nous sommes comptés. Nous étions tous là, nous avions des fusils. Nous sommes d’accord, parce que nous ne pouvons pas ne pas l’être. » La force paralyse la force. Le peuple est entré dans le règne de la force, c’est le principe de la souveraineté. Il est uni, comme les pierres d’une forteresse, par un ciment indestructible, et ce ciment, c’est l’esprit militaire.

Cela est vrai, mais ce n’est pas toute la vérité. Le peuple a la force matérielle, le sentiment militaire, la conscience de son droit, et son fusil représente la ferme volonté de le conserver. Mais le peuple a une autre force plus grande et plus belle encore que celle du droit. Il a le sentiment profond du devoir, et le devoir, pour lui, c’est la fraternité, c’est l’amour de son semblable. Le ciment de la grande forteresse humaine qui s’est déployée sous nos yeux, le 20 avril, c’est l’union des âmes, c’est la solidarité des cœurs.

Et, pour qu’on ne pût pas en douter, le peuple inventa tout de suite les détails d’une manifestation qu’aucun ordonnateur de fêtes publiques n’eût songé à faire entrer dans son programme. Le peuple est le plus grand artiste du monde pour ces choses-là. Il ne les cherche pas, elles lui viennent. Or, voici ce qu’il fit. Il couvrit ses armes de rubans et de fleurs. Il appela ainsi la poésie, qui n’est autre chose que l’expression du sentiment, au secours de la force. Les jeunes lilas à peine éclos aux premières brises d’avril furent dépouillés et se répandirent au bout des fusils comme une forêt qui marche. La population sédentaire de Paris, qui s’était mise aux fenêtres pour les voir passer, sema de fleurs et de rubans les légions qui n’avaient pas eu le temps ou le moyen de s’en procurer. Les femmes arrachaient les ornements de leurs coiffures, et une pluie de rubans et de fleurs donna bientôt au redoutable appareil des baïonnettes un caractère de fête et de triomphe pacifique. Mais ce ne fut pas tout. Entre chaque bataillon armé, au défilé de chaque fragment de l’immense colonne qui se déroulait dans le cortège, des bataillons improvisés de femmes, de vieillards, d’enfants, de citoyens non encore incorporés dans les légions, s’élancèrent dans les intervalles, et vinrent saluer l’arc de triomphe, où siégeait le Gouvernement provisoire ; protestation touchante contre toute idée de lutte possible au sein de la République, ces phalanges populaires, marchant entre les murailles étincelantes des baïonnettes pressées, vinrent apporter la sanction du concours unanime à cette unanime acclamation.

Le soir, lorsque l’artillerie défila aux flambeaux, il semblait que l’appareil militaire eût dû reprendre son aspect guerrier. L’artillerie est la plus belle arme pour compléter un tableau de ce genre. Le bruit des chariots sur le pavé arrive de loin comme celui du tonnerre. Les attelages, en se pressant les uns contre les autres, exigent la force et l’adresse du cavalier qui les lance ou les contient. Les canons, dont le cuivre lance ses éclairs rouges aux lumières, ont quelque chose de terrible pour l’imagination. Eh bien, les enfants du peuple grimpèrent sur les canons et les couvrirent de leurs corps entrelacés, comme les femmes avaient couvert de fleurs les fusils des ouvriers. Chaque caisson défila ainsi, montrant au peuple ce gage de la paix et de l’amour, l’enfance, otage sacré du pacte fraternel.

Qu’on essaye donc maintenant de le rompre ! qu’on rallume la discorde et qu’on répande la calomnie ! Le criminel effort sera impuissant. Le grand pacificateur est debout. Il méprise les vaines rivalités. Il sait que sa puissance est dans l’indissoluble union de tous ses membres. Il appelle à son aide l’aide de Dieu, le miracle de l’amour.

22 avril 1848.