Calmann Lévy, éditeur (p. 99-118).



IX

QUESTION DE DEMAIN


I

LA RELIGION DE LA FRANCE


Tandis que neuf cents législateurs s’agitent dans une grande boîte de papier peint pour savoir quelle forme de gouvernement va être improvisée, à la plus grande satisfaction des plus petites idées de trente-cinq millions de Français, sommes-nous deux, à l’heure qu’il est, en France, qui, retirés dans le silence d’une mansarde, nous préoccupions sérieusement de la religion de la France ?

Du nom et de la forme de cette religion nouvelle qui se fait au milieu de nous, et pour ainsi dire malgré nous, certes nous risquons fort d’être le seul qui ait quelque souci distinct, en cet instant où la chose temporelle, comme disent les catholiques, absorbe toutes les pensées humaines. Les vieilles religions ont leur forme toute faite, et cette forme, qui dispense d’en chercher une autre, paraît fort commode à l’Assemblée très chrétienne du palais Bourbon ; car entre deux présidents très recommandables et très honorables, sans doute, les citoyens Trélat et Bûchez, elle a donné la préférence au plus catholique des deux. Ajoutons qu’un parfum de catholicisme s’est répandu aussi sur le choix des vice-présidents : à telles enseignes que l’auteur de Diogène n’a pas voulu, dit-on, faire partie du banc de l’œuvre. Hélas ! Diogène, il n’est pas encore temps de briser le tonneau, dernier refuge de la vérité crue, et de t’asseoir parmi les marguilliers de la République…

Triste agonie officielle, et véritable embaumement final du catholicisme ! Ah ! si j’étais M. Lacordaire, ou bien si j’avais la foi catholique, je n’aurais pas voulu assister à cette sépulture bourgeoise ; je n’aurais pas voulu signer cet acte de décès qui va se présenter sous la forme d’une sorte de mariage entre la bourgeoisie et l’autel, mariage de convenance s’il en fut, où, la dot comptée, chacun s’en ira de son côté. Alors, le citoyen Pagnerre, éditeur du citoyen Lamennais, publiera, comme épithalame, une nouvelle édition de l’Indifférence en matière de religion, ouvrage qui ne manque pas d’actualité.

Nous ne verserons pas de larmes sur le cercueil de la défunte. Elle a vécu longtemps et sans se reposer. Nous rirons un peu des honneurs que lui rendra la bourgeoisie par peur du paysan, qui, en certains endroits, aime encore son curé et fait bien, puisque le curé, quand il est bon, est encore le seul ami du pauvre. Mais, tout en riant de l’hypocrisie sceptique que nous lègue l’ancienne Chambre, nous remercions Dieu, le vrai bon Dieu, de l’esprit de tolérance qui présidera aux fiançailles de la morte. L’Église protestante, encore plus morte, les deux Églises chrétiennes s’entendront pour donner la main à la synagogue ; tout culte sera protégé et salarié par l’État ; tout homme sera libre de conserver à son idéal religieux la forme dont il a contracté l’habitude, et, en consacrant ce principe essentiellement républicain de la liberté de conscience, la loi sera forcée d’étendre sa protection sur les petites Églises nouvelles, sur l’Église icarienne comme sur l’Église catholique, apostolique et romaine. Si M. Cabet veut organiser un clergé icarien, et demander à l’État un traitement pour ses prêtres, je ne vois pas trop de quel droit on le lui refusera, à moins que la loi ne consacre par un article spécial certaines exclusions, sous la pression des baïonnettes voltairiennes de la bourgeoisie.

Mais, au milieu de cette grande tolérance où triomphe la philosophie peu croyante du xviiie siècle, le peuple aura-t-il une religion ? Et, s’il doit en avoir une, qui la lui donnera ? quelle sera-t-elle ?

Cette difficile question ne peut se résoudre que par la plus simple des réponses. Le peuple est chrétien ; il restera chrétien. Il n’est plus catholique ; il ne redeviendra jamais catholique. Toute forme passera devant lui désormais comme un spectacle, et la Constitution fera bien d’instituer une police spéciale pour que les divers acteurs de ces spectacles ne se prennent pas trop aux cheveux dans certaines villes du Midi. Ce n’est qu’un point de détail facile à prévoir. L’État aussi aura à intervenir sagement dans la conduite privée des communautés catholiques ; mais nous ne voyons pas que, pour être conséquent avec lui-même, il ait le droit de les dissoudre. Je crois que, l’esprit public aidant, il leur sera de moins en moins facile de se soustraire à l’atteinte des lois qui régissent la société civile. Sans doute ces antres de corruption que la croix du chaste Jésus protège contre le regard des hommes sont une plaie vive pour la morale publique ; mais, quand on ferme brusquement une plaie, elle se rouvre ailleurs plus pernicieuse et plus obstinée. Laissons au temps et au progrès, laissons à l’influence de l’atmosphère républicaine le soin de purifier tout. Laissons cela surtout au progrès du vrai christianisme dans les esprits.

Le vrai christianisme, il faut le définir ; car, sur le terrain de la religion, les formules vagues prêtent beaucoup trop à l’hypocrisie, et finissent par se constituer à l’état de mystère ; le vrai christianisme, c’est à la fois une philosophie et une religion. Nous avons fait ce progrès de confondre ces deux termes, et de ne pas croire qu’un culte rétribué fût nécessaire pour faire passer une philosophie à l’état de religion. Chacun de nous aujourd’hui, à quelque nuance qu’il appartienne, se sert de cette expression, ma religion politique, pour donner toute sa valeur à l’opinion qu’il professe. À cet état de croyance sincère et profonde, l’Évangile est la religion du peuple. C’est pourquoi vous l’avez vu porter en triomphe l’image du Christ dans la nouvelle République ; c’est pourquoi il n’a point fait, comme en 1830, la guerre aux croix des églises de Paris ; c’est pourquoi l’archevêque a pu venir bénir les morts de Février, sans exciter ni surprise ni murmure ; c’est pourquoi les arbres de la liberté ont reçu l’eau bénite, qui ne leur a point porté malheur dans l’esprit du peuple.

Le peuple républicain et le prêtre catholique se sont donc réconciliés en 1848. Mais le prêtre catholique se tromperait bien s’il croyait que l’Église a fait ce miracle. C’est l’ami du peuple, c’est l’esprit de Jésus, qui a enseigné au peuple à traiter le prêtre comme son frère, c’est le Christ compris enfin, qui a cimenté cette alliance, rendue impossible en 93 par l’intolérante protestation du catholicisme. Le prêtre aura beau ruser et caresser : s’il inspire de la confiance à l’homme du peuple, ce ne sera qu’à la condition de lui parler d’égalité et de fraternité, au nom du Christ. Mais qu’il essaye de faire servir ce nom sacré à ressusciter la tyrannie des rois et des papes, et il verra combien, sans la vraie pensée du christianisme, l’Église catholique est impuissante.

L’Église catholique peut-elle être sincèrement dans la voie de l’avenir, et, dépouillant toutes les impostures d’un long passé, retrouver dans son propre sein la pensée pure du Christ !

Il semble qu’ayant l’image du crucifié sur la tête et le livre de la doctrine avec tous ses symboles sur l’autel, elle soit plus près que nous tous de se retremper à sa source. — Eh bien, non, c’est le contraire. Elle a perdu dans l’habitude du merveilleux, qui a été son instrument de pouvoir sur les masses ignorantes, la notion distincte du vrai et du faux. Il ne dépend pas du prêtre d’être orthodoxe et croyant sans être fou, ou faible d’esprit à ce point de fonctionner intellectuellement sans le secours de la raison humaine.

Par exemple, sur quoi repose le point de départ de la croyance catholique ? Sur la divinité de Jésus. Jésus, pour le croyant apostolique et romain, ne peut pas être un saint homme, un philosophe sublime. Il faut qu’il soit le Verbe fait chair, une des personnes de la trinité divine. Il faut que le divin fils du charpentier (car nous autres, chrétiens de 1848, nous lui laissons l’épithète de divin qui exprime notre enthousiasme et qui ne nous rend pas suspects d’idolâtrie) ; il faut, pour le prêtre, que le divin fils du charpentier soit né du commerce d’une Vierge avec l’Esprit-Saint. Il faut enfin que, sur ce point comme sur tous ceux qui en sont la conséquence dans le mythe catholique, les vieilles formes poétiques du paganisme interviennent, formes puériles et riantes qui portent une date précise et font de Jésus le dernier dieu de l’ère païenne, mais que la raison de l’ouvrier le plus simple et le moins ergoteur n’admet pas plus aujourd’hui que celle du prêtre lui-même.

Or, si le prêtre jouit de sa raison, il ne croit pas à la divinité de Jésus ; donc, il ment aux hommes. Il en souffre s’il est homme de bien et religieux. Il en rit comme Satan s’il est charlatan et athée. S’il y croit, c’est qu’il ne jouit pas sainement de l’exercice de toutes ses facultés mentales. C’est un homme d’un autre âge qui se trouve fourvoyé dans le monde actuel, c’est un homme qui a oublié de mourir il y a quelques siècles et qui vit parmi nous sous le coup d’une perpétuelle hallucination.

Le peuple a une vie trop réelle, trop libre moralement, trop en harmonie avec le cours des âges pour vivre de cette vapeur que l’encens du sanctuaire fait monter pleine de fantômes et de prestiges à la tête du jeune lévite. Il est trop fin, trop mâle et trop franc, dès qu’il est sorti des rêves merveilleux de l’enfance, pour conserver, sur ses lèvres, la formule d’une prière qui n’est plus pour lui l’expression de la vérité, mais seulement un souvenir poétique. Le peuple ne croit plus et ne croira jamais plus à la divinité de Jésus, par conséquent à tout l’édifice symbolique du culte. Seulement il aime Jésus maintenant parce qu’il le comprend, parce que, ne voulant plus souffrir, entre son âme et l’Évangile, cette monstrueuse interprétation que le prêtre avait inventée au profit des tyrans et des traîtres, il a découvert que Jésus était le premier et l’immortel apôtre de l’égalité. Jésus, enfant du peuple, martyr de la vérité, victime dévouée pour la cause du faible, du pauvre et de l’esclave, Jésus est sa lumière, son ami, son symbole, son espoir. Mais le Jésus des prêtres, ce Dieu qui daigne naître dans une étable pour enseigner aux hommes à se laisser conduire, atteler et battre comme le bœuf et l’âne, ce Jésus-là est un faux dieu, et s’il faut pour, être chrétien calomnier à ce point la justice et la bonté divines, le peuple n’est pas chrétien. Prêtres, choisissez, ou des chrétiens qui rejettent les mystères et adoptent l’Évangile, ou des fous, des niais, des hypocrites qui adoreront l’idole et ne comprendront que le règne du mal, l’antique fatalité païenne. Mais, si le peuple est chrétien dans ce sens que la philosophie chrétienne, dans toute sa pureté et avec toutes ses promesses, devient son idéal et sa foi, cela ne satisfera point les prêtres. Ils diront que le peuple est sans religion ; ils ne daigneront même pas le traiter d’hérétique ; ils le condamneront comme athée, et, dès à présent, les anciens croyants pensent qu’une religion sans dogme inflexible et sans culte consacré n’est pas une religion. Nous allons examiner la valeur de cette assertion, que l’usage et l’habitude font paraître assez plausible.

10 mai 1848.


II

LE DOGME DE LA FRANCE

On nous a toujours dit qu’une philosophie sans dogme et sans culte n’était pas une religion. C’est peut-être parce qu’on l’a toujours dit que cela n’est pas vrai. Il y a tant de prétendues vérités qui finissent par être des mensonges !

On pense que la morale évangélique ne peut pas exister privée du dogme catholique, et que ce dogme est si parfait, si savant, si complet, qu’on n’en peut retirer une pierre sans jeter à bas l’édifice. Il nous semble que l’édifice est à bas en effet, car on lui a retiré une à une toutes ses pierres, et il y a déjà bien longtemps que la chose est ainsi.

Comment n’est-on pas frappé de ce fait : Jusqu’à notre première République, on démolit l’Église ; Voltaire lui porte les derniers coups ; et alors, malgré Rousseau, qui proteste pour sauver l’Évangile, l’Évangile disparaît sous les ruines du temple catholique. Camille Desmoulins nous parle bien un peu du sans-culotte Jésus ; mais l’Église combat, boude, s’exile, et revient en triomphe dans les carrosses de l’Empire, pour rebénir les autels profanés et sacrer un nouveau Charlemagne. La foi ne revient point avec elle. La Restauration nous ramène le règne des cagots ; et, sauf quelques vieilles bonnes gens, personne ne croit, Louis-Philippe, après quelques taquineries, finit par s’entendre avec l’Église, et le voltairianisme coudoie le jésuitisme, chacun cherchant à tromper l’autre. Durant ce combat qui n’aboutit à rien, le peuple reste indifférent ; il se sépare de l’Église, sans bruit, sans colère, sans rancune : il oublie qu’elle existe ; s’il y entre, c’est pour entendre de la musique et voir des cérémonies ; mais sa lutte contre le clergé est finie ; le fantastique des mystères ne le touche plus : tout cela meurt de sa belle mort sans qu’il y porte la main.

Pourtant, l’idée chrétienne subsiste, trop belle pour être souillée. Plus le peuple se détache du dogme, plus il se rallie à la doctrine. Sans aucun doute, depuis ces derniers temps d’officielle indifférence en matière de religion, le christianisme est entré dans une nouvelle phase de vie, et le clergé s’y est trompé. Il a cru ressaisir sa puissance, et il n’a pas vu qu’elle était factice. Il n’a pas compris que l’image du crucifié le couvrait comme une égide, et que le temps était passé de prêcher au nom du crucifié l’abnégation de l’intelligence humaine, la résignation stupide, l’ignorance et la misère comme le devoir du pauvre devant l’omnipotence du riche. Donc, on se trompe en ne voyant pas que le dogme, qui, jadis, a servi à propager l’idée pour des générations ignorantes, étouffe depuis longtemps l’idée au sein de l’Église, à mesure que les générations s’éclairent.

Ayons le courage de le reconnaître, il n’est plus besoin du dogme, du moins de ce qu’on appelait autrefois le dogme, c’est-à-dire de la mythologie merveilleuse nécessaire aux peuples naïfs. Nous avons moins d’imagination que nos ancêtres, cela est certain ; mais nous avons plus de raison, et le sens moral de l’idée est une base beaucoup plus solide que le symbole merveilleux. Nous ne sommes plus dévots, mais nous sommes religieux plus que nous ne l’avons jamais été. Laissons donc végéter sur notre sol de la liberté cette vieille forme catholique, que l’esprit de Jésus a quittée depuis longtemps. Cet esprit vraiment divin est entré en nous peu à peu, à mesure qu’il se retirait de l’Église. L’Église devenant la maison des riches, l’Évangile se réfugiait dans le cœur du pauvre, et, à présent, il y règne, il y fonde un dogme et un culte nouveaux.

Mais où est le Dieu ? Il n’est plus enfermé dans un calice d’or ou d’argent. Son esprit plane librement dans le vaste univers, et toute âme républicaine est son sanctuaire. Comment s’appelle la religion ? Elle s’appelle République. Quelle est sa formule ? Liberté, Égalité, Fraternité. Quelle est sa doctrine ? L’Évangile, dégagé des surcharges et des ratures du moyen âge ; l’Évangile, librement compris et interprété parle bon sens et la charité du peuple. Quels sont ses prêtres ? Nous le sommes tous. Quels sont ses saints et ses martyrs ? Jésus, et tous ceux qui, avant et après lui, depuis le commencement du monde jusqu’à nos jours, ont souffert et péri pour la vérité.

Voilà pourtant tout le dogme dont la France éclairée et tout ce qui est éclairé dans l’univers se contente depuis longtemps. Pourquoi ne s’en contenterait-on pas toujours ? Il est simple et court. Tout le monde peut le comprendre. Tout le monde peut le pratiquer, la République aidant !

Mais l’Évangile, dira-t-on, est lui-même un poème merveilleux, tout rempli de miracles, et, si vous niez les miracles, vous niez l’Évangile.

Nous ne faisons pas trop la guerre aux miracles de Jésus. La science physiologique nous a appris que la foi, l’émotion, une forte commotion dans l’ordre moral, guérissaient les maladies du corps ; et, sous ce rapport, la nature a encore de merveilleux secrets à nous révéler. D’ailleurs, le poème de la vie de Jésus, tout empreint de l’esprit du temps, n’est pas ce qui constitue essentiellement la doctrine évangélique. L’Évangile, pour nous, c’est l’esprit de Jésus, c’est sa parole, c’est sa révélation de l’éternelle vérité. C’est cette grande découverte de la loi d’égalité et de fraternité qui s’est présentée à lui plus complète et mieux formulée qu’elle ne l’avait été pour ses devanciers. Comme nous ne le croyons pas Dieu, nous ne prétendons pas qu’il ait tout prévu, tout annoncé, tout enchaîné dans l’avenir. S’il avait posé la borne du progrès sur la terre, il ne serait point un génie supérieur. Mais il a laissé le ciel ouvert à toutes les aspirations, et lui-même a dit : L’esprit vivifie, la lettre tue. Donc, tout ce qui a été beau, vrai et bon depuis Jésus, n’a été que le développement de sa pensée. Tout ce qui sera bon, vrai et beau dans l’avenir, suivra la route ouverte par lui ; et, s’il faut absolument à une religion un fondateur, une tradition, un livre, je ne pense pas que l’humanité puisse mieux choisir que le christianisme vrai, le vrai Jésus et le véritable Évangile.

Quelques-uns disent que Jésus n’a jamais existé et que sa vie est un poème en quatre versions. Nous sommes persuadé, quant à nous, que Jésus a existé, que sa doctrine a été recueillie oralement et fidèlement transmise, qu’il a vraiment guéri des malades en leur inspirant une confiance et un enthousiasme qui ont donné, au miracle très naturel de la foi, l’apparence du miracle surnaturel. Nous sommes persuadé que cet homme admirable a souffert la persécution et subi les derniers outrages, le dernier supplice, pour avoir prêché au peuple une admirable doctrine. Quant à sa résurrection au bout de trois jours, nous en trouvons l’invention belle, poétique, et nous n’en voulons pas à ses disciples d’avoir rêvé ce magnifique dénouement au drame le plus touchant et le plus instructif de l’histoire.

Maintenant, si une partie du clergé, une partie de la noblesse, une partie même de la bourgeoisie, et une partie du peuple persistent à croire à la divinité, aux miracles, et à la résurrection de Jésus, la véritable tolérance, le respect dû aux croyances naïves, l’amour qu’un passé poétique inspire encore à la raison du siècle, tout, dans cet ordre de concessions qui ne compromettent en rien les lois sociales, nous fait un devoir de laisser liberté entière à la croyance individuelle. Nous ne pouvons pas et nous ne voulons pas nous dissimuler que la raison n’éclaire pas simultanément toutes les intelligences, et que l’imagination joue encore un grand rôle dans les croyances religieuses. Nous laissons et nous devons laisser ces intelligences éprises du merveilleux chercher leur ivresse dans les mystères catholiques.

Mais à quiconque n’a pas besoin de l’élément du merveilleux, à quiconque se contente pour religion d’une philosophie pleine d’idéal et de pureté, à quiconque accepte pour dogme la tradition bien comprise de l’humanité et l’aspiration élevée du sentiment, nous dirons : Soyons chrétiens dans l’Église de la fraternité, qui s’appelle République ; soyons citoyens dans le monde de la liberté, qui s’appelle encore République ; soyons philosophes dans la société de l’égalité, qui s’appelle toujours République.

Si l’Église catholique nous exclut de son paradis, il ne dépend pas d’elle de nous empêcher d’être chrétiens comme nous l’entendons. L’Église catholique n’est plus qu’une secte, et on sait que les sectes ont eu jusqu’ici la prétention d’avoir le monopole des formules. Le christianisme républicain ne s’absorbe dans aucune secte ; il se constitue dans les idées, dans les sentiments et dans les actes, à l’état de religion universelle ; il ne répudie aucune nuance et ne s’en laisse imposer aucune ; il s’abandonne à toutes les interprétations généreuses, à tous les développements progressistes ; il ferme l’oreille aux vieilles controverses et les laisse s’épuiser entre elles ; il ne méprise point ceux qui conservent l’amour des formes symboliques, et il les protège contre l’intolérance de ceux qui voudraient despotiquement y substituer des formes nouvelles ; il prend enfin un nouvel essor dans l’éternelle vie des idées vraies ; il s’ouvre, comme les bras du crucifié, pour appeler et bénir tous les hommes.

Quant au culte de cette génération dont l’idéal religieux est la fraternité, soyez tranquilles, il se fera tout seul, et sans qu’aucun inventeur puisse s’en attribuer la création. Nous dirons seulement par quelle déduction logique et toute naturelle des sentiments, des idées et des événements, il deviendra un véritable culte, le culte de l’humanité.

11 mai 1848.

III

LE CULTE DE LA FRANCE

Le culte de la France, comme son dogme religieux, comme son idéal politique, c’est le culte de l’idée républicaine.

Qui donc peut s’imaginer raisonnablement, à l’heure qu’il est, que la France rendra un culte à des êtres quelconques ! Le temps de l’idolâtrie est passé, et jamais aucun homme sous le prétexte d’être un dieu, jamais aucun symbole sous le prétexte d’être une idée, ne fera fléchir le genou d’un homme véritable. Toutes les prosternations, tous les baisers déposés sur les reliques, toutes les adorations devant les images sont des coutumes païennes ; et, bien que le catholicisme ait proscrit l’adoration de la Vierge et des saints, bien qu’il ait fait comprendre aux intelligences élevées que l’image n’était point l’objet matériel du culte, la foule ignorante, surtout au fond des campagnes, a gardé longtemps le fétichisme des âges primitifs.

Il n’en pouvait être autrement, les idoles restant debout sur la terre des vieux Gaulois et n’ayant fait que changer de nom à l’époque de rétablissement du christianisme. Sous ce rapport, le catholicisme chrétien des premiers temps ne pouvait pas s’affranchir du passé. Les générations n’eussent pas compris une idée dont la forme sensible n’eût pas été mise sous leurs yeux. Aujourd’hui, quel est l’enfant qui confond l’arbre de la liberté avec l’idée d’être libre ?

Un culte quelconque, dans le sens qu’on a donné jusqu’ici aux formes extérieures, est donc non seulement inutile aux Français de la République, mais il leur serait encore impossible. L’abolition du serment politique est un fait très significatif qui entraîne l’abolition du culte, c’est-à-dire du serment religieux, pour tout homme libre comprenant son époque.

Le culte est, dans le passé, un commandement, une obligation imposée sous peine de perdre le titre de croyant. C’est un engagement pris parle fidèle ; et, s’il y manque, il ne peut rentrer dans le giron de l’Église que repentant, confessé et absous après expiation. Quel nouveau culte s’imposera de la sorte à des hommes libres ? Comment pourrait-on rédiger la formule de ce serment : Je m’engage à être libre. On voit bien, par l’impossibilité même d’exprimer une pareille idée, que la liberté s’oppose à toute aliénation de la conscience et de la volonté humaines.

Donc, il faut que le culte se transforme avec l’idée même qu’on s’est faite jusqu’à ce jour. Il ne faut plus jouer sur les mots, ni prétendre que là où il n’y a pas de mystère impénétrable, il n’y a pas de dogme ; que là où il n’y a pas de pratique obligatoire et invariable, il n’y a pas de culte ; enfin que là où il n’y a pas l’un et l’autre, il n’y a pas de religion. C’est comme si Ton nous disait que, sans rois et sans papes, il n’y a pas de République. La République prouvera, j’espère, qu’elle peut laisser à César ce qui est à César, c’est-à-dire le règne du passé, et rendre à Dieu ce qui est à Dieu, c’est-à-dire le règne de l’avenir. Jésus ne l’a pas entendu autrement, quoi qu’en disent les prêtres.

Que sera donc le culte ? car il faut un culte à la religion de la France.

Oui, il faut un culte à la France républicaine ; il faut un culte à tous les hommes libres. À Dieu ne plaise que nous en méconnaissions la sublime nécessité ! Le culte, comme nous l’entendons, c’est l’expression de l’idéal des masses ; c’est la proclamation de l’idée commune à tous ; et ce n’est que dans les manifestations publiques que cette idée prend une valeur religieuse. L’homme isolé aspire à Dieu, et cherche la vérité comme il le peut, comme il le sent, comme il l’entend. Là, il est complètement libre et ne relève que de sa conscience. Il faut que le culte le laisse libre, mais il faut qu’il lui enseigne la fraternité, et qu’il lui en fasse subir le doux entraînement par l’enthousiasme. Le culte ne s’empare pas de la raison, il lui parle et la passionne ; car la raison isolée est froide, elle tend à l’égoïsme et cesse d’être la raison vraie. Le culte ne violente pourtant pas l’égoïsme ; il ne lui dit pas : Viens à moi ou sois maudit. Il l’appelle et l’attire ; il séduit l’imagination, il excite tous les besoins du cœur, et, par l’attrait d’une joie sainte, il entraîne dans ses fêtes fraternelles une foule d’amis improvisés qui ne s’aimaient pas, qui ne se connaissaient pas hier, mais qui, à l’appel du plus beau des sentiments, s’élancent, se joignent, vivent ensemble tout un jour, et oublient, dans le transport commun, l’inévitable mais triste notion de l’individualisme.

Oui, certes, il nous faut un culte. C’est la seule expression possible de l’unanimité, cette grande loi sociale de l’avenir, que nous ne pouvons pas encore réaliser dans la société présente. Le consentement libre et spontané de tous, nous l’aurons un jour dans la politique ; mais des siècles peut-être nous séparent de cet idéal. Pourtant, c’est le but du progrès.

Trouver une forme sociale qui ne fasse pas de victimes, mais encore qui ne fasse pas de mécontents, c’est là le rêve, l’espoir et le travail de l’humanité depuis qu’elle existe. Seulement, le but est encore si loin, que nous serions fous de ne pas tenir compte de l’âge moral de l’humanité dans la pratique des choses. Mais aussi nous serions coupables de renoncer à notre foi, au progrès incessant de cette humanité, fille de Dieu, qui ne veut pas que son âme immortelle périsse, et qui s’arrache aux lassitudes et aux découragements de la réalité par la contemplation de l’idéal.

Que le culte soit donc un éclatant témoignage de notre aspiration. Qu’il vienne, de temps en temps, nous consoler et nous retremper, en nous faisant communier tous ensemble par la pensée. Qu’il dise au pauvre comme au riche : « Vous ne devez plus être ennemis aujourd’hui ; car Dieu vous a faits égaux, et plus tard vous serez frères. Qu’en ce jour consacré au Seigneur, comme disait l’ancienne loi, la pensée de l’impossible disparaisse. C’est un jour d’oubli, c’est un jour d’ivresse, c’est un jour où nos âmes sont déjà dans le ciel, car le ciel, ô hommes infortunés de ce siècle, c’est l’égalité réalisée sur la terre. »

Quelles seront les formes du culte ? Elles seront éternellement libres, éternellement modifiables, éternellement progressives comme le génie de l’humanité. Elles s’appelleront fêtes publiques, et déjà Paris et la France en ont improvisé les ébauches. Le culte sera plus ou moins beau, plus ou moins salutaire, selon que l’humanité sera plus ou moins inspirée par les événements et par les idées. Si nous retournons à la monarchie, nous retomberons en plein catholicisme ; si nous marchons vers une vraie république, nous aurons un culte véritable, des artistes inspirés, des symboles magnifiques qui ne voileront plus les pensées, des merveilles d’invention et des chefs-d’œuvre d’art. Mais l’inspiration ne viendra aux ordonnateurs de fêtes qu’autant que l’inspiration viendra aux masses. À l’heure où nous sommes, il nous faut des fêtes simples et dont le luxe ne soit pas une insulte à la misère du peuple. Dans l’avenir, les productions du génie reviendront de droit à la grande Église républicaine, comme elles revenaient de fait autrefois à la riche église catholique. Mais, dans tous les temps, la beauté des fêtes résidera dans le sentiment public : et, pour nous servir d’une vieille fadeur provinciale, qui deviendra ici une vérité, le peuple sera, par son concours enthousiaste, le plus bel ornement de ses propres fêtes.

Mais l’archevêque de Paris a, dit-on, défendu à ses curés de comparaître à notre prochaine fête républicaine. Le prêtre veut garder au fond du sanctuaire, dont il a les clefs, l’image vénérée de Jésus, l’ami et le prophète du peuple. Les images païennes de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité souilleraient de leur contact l’image du philosophe qui a sanctifié et prêché cette triple idée, mère de sa doctrine. Ô Jésus, devez-vous donc supporter le martyre jusqu’à la fin des siècles ? serez-vous toujours la proie des pharisiens, et votre effigie glorieuse n’échappera-t-elle jamais aux outrages que votre âme et votre corps ont subis ?

Mais quoi ! l’image du Christ est-elle la propriété de l’Église ? Les prêtres ont-ils le monopole de la tenir dans leurs mains enchaînées ? Le Christ d’ivoire des Tuileries fut-il souillé lorsque des mains noires de poudre le portèrent triomphalement en tête des héros en guenilles du 24 février ?

Il n’y a pourtant pas longtemps, prêtres, que vous avez béni nos morts, et déjà vous voulez ostensiblement vous séparer des vivants !

Vous ne le ferez pas, vous êtes trop politiques pour cela : c’est une velléité de despotisme qui vous est revenue. Mais venez ou ne venez pas aux fêtes de l’humanité, l’humanité vivra, et Jésus restera avec elle.

12 mai 1848.