Souvenirs d’une vieille femme/Mystère et Leçon

Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 7-66).


MYSTÈRE ET LEÇON


I


C’était dans ce temps où la gloire faisait oublier la terreur, où la société se reconstruisait sous l’influence du génie, où tout reprenait sa place, le mérite, les talents, la fortune, les mœurs, les scrupules et les plaisirs.

Un matin, j’étais seule, occupée à lire un de ces ouvrages qui exaltent le cœur et le disposent aux actions généreuses ; on vint m’avertir qu’une jeune fille appelée Rosalie demandait à me parler ; c’est elle, ajouta mon domestique, que madame avait fait venir du château de L… pour servir de bonne à ses enfants.

— Je m’en souviens fort bien, répondis-je, c’est une excellente fille qui serait encore à mon service si le valet de chambre de mon mari n’en était pas devenu amoureux en dépit de sa femme. Je présume qu’elle vient demander une recommandation : cherchez-lui une place, François, et dites que je réponds d’elle.

Alors Rosalie entra. Croyant avoir deviné le motif qui l’amenait, je l’assurai de ma protection et de celle de François ; mais Rosalie me dit d’un air triste et avec embarras, qu’elle était toujours dans la maison où sa sœur l’avait placée l’année dernière, et qu’elle venait réclamer de moi un si étrange service, qu’elle ne savait comment s’y prendre pour me le demander. L’ayant encouragée dans sa confiance, elle me parla ainsi :

— Madame sait bien que lorsqu’elle m’a prise dans notre village, pour être la bonne de cette chère petite Aglaé qu’elle nourrissait alors, je ne savais ni lire ni écrire ; comme cela n’est pas bien nécessaire pour bercer les enfants, et que dans notre état on n’a pas un moment à soi, je n’ai pas eu le temps de profiter des leçons que ma pauvre maîtresse voulait me faire donner. En disant cela, Rosalie pleurait.

— Que lui est-il donc arrivé à votre maîtresse ? demandai-je ; il me semble que vous étiez chez la jeune femme d’un riche financier ?

— Oui, madame, répliqua Rosalie en essuyant ses larmes ; elle venait d’avoir dix-neuf ans, quand je l’ai vue mourir… hier… cinq jours après être accouchée.

— Ah ! mon Dieu, m’écriai-je, quel affreux malheur ! car j’étais profondément attendrie sur le sort d’une personne qui inspirait des regrets si touchants. Sans doute, ajoutai-je, elle aura commis quelque imprudence.

— Non madame, ce n’est pas elle qui s’est tuée ; mais on peut bien dire qu’elle a été assassinée. Je la gardais jour et nuit, car la femme de chambre qui la servait ordinairement était elle-même fort malade depuis un mois, et madame ne pouvait pas souffrir la présence de la garde que lui avait donnée son accoucheur ; celle-là restait dans le salon à côté de la chambre pour empêcher qu’on entrât chez madame, et c’est moi qui faisais son service.

» Le jour de sa fièvre de lait, comme je préparais une tasse de tisane à ma maîtresse, son mari ouvrit avec bruit la porte de sa chambre ; il avait les yeux hagards, les lèvres tremblantes, il me dit de sortir et d’emporter l’enfant ; je lui fis observer que les appartements n’étant pas encore échauffés, le petit pourrait souffrir du froid.

» — Et qu’importe ! répondit-il d’un air qui me fit trembler ; car il paraissait hors de lui.

» Je restai dans le salon, et de là je l’entendis parler comme quelqu’un qui serait dans un accès de colère ; on entendait aussi madame qui sanglotait ; enfin, après une heure que dura cette scène terrible, monsieur sortit comme un fou de la chambre, traversant le salon sans seulement nous voir, puis il alla prendre son cabriolet qui l’attendait dans la cour, et il partit pour la campagne.

» Dès que je fus certaine qu’il ne reviendrait pas, je rentrai chez madame… Bonté divine ! dans quel état je la trouvai ! elle étouffait, le lait lui avait porté à la tête ; elle délirait, j’envoyai tout de suite chercher le médecin, il déclara qu’elle était dans le plus grand danger ; on la saigna, la raison lui revint, mais rien ne put diminuer l’oppression qui l’empêchait de respirer. Je passai depuis toutes les nuits près d’elle ; au milieu de celle d’hier, elle me fit approcher de son lit pour me dire… (et Rosalie s’interrompait pour essuyer ses larmes) :

» — Je vous crois une bonne fille, Rosalie, vous aurez pitié d’une mère qui meurt en vous confiant la vie de son enfant ; il a dit qu’il le tuerait si jamais on venait à savoir qu’un autre s’y intéresse ; je sens que je vais mourir… je ne pourrai plus veiller sur ce malheureux enfant… Si Alphonse apprend la cause de ma mort, je le connais, dans son désespoir il fera quelques folies qui amèneront des scènes épouvantables, un grand malheur, un crime peut-être ! par grâce, ma chère Rosalie, jurez-moi de chercher un moyen de le préparer à ma mort, de manière à ce qu’il ne vienne pas ici menacer mon mari, et lui reprocher le cruel traitement qui m’a tuée ; tâchez même qu’il ignore que je succombe au chagrin ; dites-lui que j’ai fait une imprudence qui me coûte la vie, surtout ayez soin qu’il ne voie jamais cet enfant en présence de personne.

» À tout cela, je répondis que je ferais ce qu’elle désirait, mais j’espérais bien que toutes ces recommandations seraient inutiles, et qu’en se calmant elle serait bientôt délivrée de la fièvre qui la dévorait.

» — Non, me dit-elle, je n’ai plus que peu de moments… laisse-moi les employer à lui écrire.

» En disant cela, elle tâchait de se soulever, et n’en ayant pas la force, elle me pria de l’aider. Je ne voulus pas d’abord lui donner de quoi écrire, bien sûre qu’on me gronderait d’une complaisance qui pouvait lui faire beaucoup de mal.

» — Au nom du ciel, ne me refuse pas, dit-elle alors d’un ton qui semblait m’ordonner comme si elle n’était déjà plus de ce monde ; ne me refuse pas, ma bonne Rosalie ; tu t’en repentirais le reste de tes jours, car ce que je veux écrire empêchera de grands malheurs.

» Il n’y avait pas moyen de résister à cette dernière volonté ; je l’aidai avec peine à se mettre sur son séant, je l’entourai d’oreillers pour la soutenir et je posai sur elle le petit pupitre dont elle se servait habituellement pour écrire ; ensuite je me retirai près de la cheminée, en la suppliant de se fatiguer le moins longtemps possible. Elle était d’une faiblesse telle que sa tête retombait à chaque instant sur l’oreiller ; je courais alors toute tremblante auprès d’elle, voyant qu’elle se trouvait mal, je lui faisais respirer de l’éther, et elle continuait sa lettre.

» Hélas, Dieu n’a pas voulu permettre qu’elle l’achevât !… tout à coup j’ai entendu qu’elle m’appelait d’une voix étouffée, elle me faisait signe de prendre ce papier, ajouta Rosalie en montrant celui qu’elle tirait de son sein ; puis, lorsque je voulus le prendre dans sa main, ses doigts étaient si contractés que je ne pus l’avoir ; une affreuse convulsion agita tout son corps, et j’allais crier pour demander du secours quand ce papier tomba doucement dans ma main ; c’est comme cela que j’appris qu’elle ne souffrait plus, dit Rosalie en pleurant de tout son cœur.

» Cependant, espérant que ce pouvait n’être encore qu’un évanouissement, je cachai ce papier sur moi, avec ceux qu’elle m’avait confiés la veille, en me faisant jurer de les brûler si elle venait à mourir, et je sonnai pour qu’on vînt m’aider à la ranimer. Le médecin, qui arrivait en cet instant, nous dit que tous nos soins étaient inutiles. On avait fait venir une nourrice pour l’enfant ; on me chargea d’aller le lui porter dans ma chambre, où elle m’attendait. La mère de monsieur arriva quelques instants après, et me fit dire qu’on me garderait pour surveiller la nourrice jusqu’à nouvel ordre. On a envoyé avertir monsieur, qui est dans les environs d’Orléans, et je viens vous demander, madame, comment je puis faire pour obéir aux volontés de cette pauvre femme, si belle, si malheureuse, et que nous chérissions tous.

Le récit de Rosalie m’avait émue presqu’autant qu’elle-même ; je suis toujours du parti des gens qui meurent de chagrin, et sans réfléchir sur l’inconvénient qu’il pouvait y avoir à se mêler d’une affaire aussi délicate, je cédai à la prière que me fit Rosalie, d’écrire, au nom d’une amie de cette jeune morte, à cet Alphonse que je ne connaissais point, et que Rosalie n’avait elle-même jamais vu que deux fois ; car il était à l’armée depuis le commencement de la dernière campagne, elle savait seulement qu’il se nommait Alphonse : c’était le seul nom inscrit sur les lettres qu’on lui donnait à porter chez une personne qui se chargeait probablement de les faire parvenir.

— D’abord, dit Rosalie, j’ai pensé à avoir recours à cette femme pour me tirer de l’embarras où je suis ; mais j’ai eu peur qu’elle ne fît quelque bavardage, et ma bonne maîtresse était si craintive de voir son secret en de mauvaises mains, que j’ai préféré le confier à madame ; elle est trop bonne, ajouta Rosalie, pour ne pas s’intéresser au sort de ce pauvre enfant qui sera victime de tout cela, si elle ne vient pas à son secours.

— Hélas ! repris-je, j’ai bien peu de moyens de lui être utile.

— Oh ! si vraiment, madame ; en apprenant tout doucement à ce jeune homme la mort qui va tant l’affliger, vous l’amènerez à supporter ce coup terrible ; vous l’empêcherez surtout de venir ici sans congé se battre avec monsieur ; car c’est tout ce que craignait ma maîtresse. Allez, c’est une bonne action, digne de vous, et dont je vous aurai une éternelle reconnaissance, sans compter celle qu’ils vous devront tous.

Il y avait dans l’accent de cette bonne fille, priant pour sa maîtresse, quelque chose de religieux qui ne permettait pas de traiter avec indifférence la promesse qu’elle avait faite à cette jeune femme de sauver sa mémoire du déshonneur, et de mettre son fils à l’abri d’une trop juste vengeance.


II


J’étais dans l’âge où les impulsions du cœur l’emportent sur les raisonnements de l’esprit, et je m’engageai, sans hésiter, à remettre le soir même à Rosalie un billet par lequel j’apprendrais à cet Alphonse que sa chère Emmeline, étant trop malade pour lui écrire elle-même, me chargeait de lui donner cette triste nouvelle ; j’ajoutai à cela quelques mots pour le rassurer sur le secret qu’elle s’était vue forcée de me confier, et j’y joignis la promesse de lui écrire exactement jusqu’au jour où Emmeline pourrait reprendre sa correspondance avec lui.

Je ne saurais peindre la tristesse que j’éprouvai en lui donnant cette espérance que je savais trop ne devoir jamais se réaliser, et combien je fus préoccupée du soin de chercher les expressions les plus propres à maintenir son inquiétude, sans cependant lui laisser soupçonner l’affreuse vérité.

Cette préoccupation, survenue tout à coup à une personne dont la vie douce et les sentiments connus de tous ceux qui l’entouraient n’offraient pas l’idée d’un mystère, ne pouvait manquer d’être bientôt remarquée : ce fut le vieux marquis de P***, ancien ami de mon mari, qui m’en parla le premier ; j’avoue qu’incertaine de savoir si je faisais bien ou mal dans cette circonstance, je saisis cette occasion de m’éclairer en soumettant ma conduite aux avis d’un homme d’un caractère raisonnable, spirituel, et à qui six ans d’émigration avaient donné une teinte de romanesque qui devait lui faire comprendre les intérêts de ce genre.

Si mon mari n’avait pas été absent à cette époque et retenu à Chambéry pour des affaires de famille, je ne doute point que je ne lui eusse raconté tout ce que m’avait dit et demandé Rosalie, et le secret de ces pauvres amants eût été bien aventuré, car M. ***, le plus discret des hommes sur tout ce qui lui était confié d’intérêts graves, ne pouvait s’habituer à ranger de ce nombre ceux où l’amour jouait le premier rôle : ce n’est pas qu’il y fût indifférent, mais il était si persuadé qu’une passion vive et constante ne peut jamais se dissimuler, qu’il ne se faisait aucun scrupule d’imiter ou de devancer l’indiscrétion des amants dont on lui racontait les aventures.

Lorsque M. de P*** fut instruit de celle qui me préoccupait, loin de blâmer ma complaisance, il me dit que je ne pouvais me refuser à une démarche aussi simple sans me rendre responsable de tous les malheurs qu’entraînerait un refus de ma part. Cela tranquillisa ma conscience. Pour plus de sûreté, j’exigeai de lui qu’il ne ferait de questions à qui que ce soit sur les héros de cette malheureuse histoire, et je m’engageai à la même discrétion.

— Bon, me dit M. de P***, vous n’aurez pas le courage de jouer longtemps le rôle de confidente dans ce singulier drame, sans chercher à en connaître tous les personnages.

— Ah ! mon Dieu ! répondis-je, j’en sais déjà trop, et je voudrais tant pouvoir ignorer le nom de la pauvre héroïne, que je vous jure bien de ne jamais rien faire pour apprendre celui de mon correspondant. Le nom d’Alphonse, sous lequel on lui écrit, est le seul qu’il portera jamais pour moi, que ce soit ou non l’un des siens.

— Mais il va vous répondre, dit M. de P***, l’amour et l’inquiétude n’empêchent pas un homme bien élevé d’être poli, et vous n’aurez pas lu trois lignes de lui que vous saurez tout de suite à qui vous avez affaire.

— Cela pourrait être vrai, s’il s’agissait d’un commerce d’esprit ; mais, quand la douleur est sincère, elle parle comme tout le monde.

— C’est une erreur, reprit M. de P*** ; il se glisse toujours des phrases prétentieuses dans le chagrin des gens communs. Si vous voulez me montrer la lettre que je vous annonce et que vous recevrez avant huit jours, je suis certain de reconnaître à l’instant même le caractère de ce jeune officier et la classe où il est né.

— Comment voulez-vous qu’il m’écrive ? il ignore qui je suis. Rosalie m’a juré que personne ne saurait jamais le service que je lui rends. D’ailleurs, je suis bien décidée, ajoutai-je en souriant, à l’abandonner noblement dès que je lui aurai porté le coup mortel.

— Quelle horreur ! ah ! vous serez bien obligée de lui offrir quelques consolations. Quoi ! vous lui direz tout sèchement : « Monsieur, celle que vous aimez est morte, et je suis bien votre très-humble servante. »

— Quelle supposition ! Je lui enverrai la lettre que la mort a interrompue, elle lui en dira bien assez.

— Non, non, vous dis-je, vous serez moins barbare, et vous ne vous refuserez pas à témoigner quelque intérêt pour un malheur si touchant : en vérité, ce pauvre jeune homme me fait pitié, ajouta M. de P***, à sa place, j’étranglerais le mari ; mais j’oublie que vous ne vous donnez tant de peine que pour éviter ce dénouement tragique.

— Par grâce, ne faites aucune plaisanterie sur ce triste roman, répliquai-je, et ne m’en parlez jamais devant personne. Une indiscrétion est si tôt commise.

— Soit, dit en se levant M. de P***, mais vous me direz tout ce qui arrivera de ceci ? Je hais les demi-confidences, et ma fidélité est toujours proportionnée à la confiance que j’inspire ; je vous en avertis.

En disant ces mots, M. de P*** sortit, et me laissa bien plus occupée de ma correspondance mystérieuse, que je ne l’étais avant de lui en avoir parlé.

Une semaine s’était à peine écoulée, qu’ainsi que M. de P*** l’avait prédit, Rosalie m’apporta une lettre adressée à sa maîtresse, et un billet ainsi conçu :

« Madame, ce que la pitié vous fait faire aujourd’hui pour nous, vous répond à jamais de ma respectueuse reconnaissance. »

Ce peu de mots, écrits à la hâte, étaient non-seulement fort lisibles, mais ils m’apprenaient que le jeune Alphonse avait ce qu’on appelle une écriture élégante, et qu’il n’était pas de ces gens pour qui un malheur est toujours une occasion de pathos. Il est simple et poli, pensai-je ; que de charmes renfermés dans ces deux qualités ! et je trouvai la pauvre Emmeline moins coupable.

J’écrivis de nouveau. À chacune de mes lettres le danger redoublait, et les sermons aussi ; car je déclamais vivement contre tout ce qui pouvait compromettre le sort de l’enfant d’Emmeline et animer la haine de celui à qui la loi donnait tout pouvoir sur cette faible créature ; j’allais jusqu’à dire qu’un homme d’honneur se pardonnait déjà avec bien de la peine la séduction qui entraînait une femme dans un tort semblable ; mais que, lorsque le scandale d’une scène venait flétrir et compromettre à jamais deux existences qu’il aurait dû protéger, il n’était plus de repos pour lui. Enfin, je crus que le moment était venu de lui envoyer la fatale lettre.

Cette lettre, dont j’ai oublié le contenu, finissait ainsi :

« Tu me le jures, n’est-ce pas ? Jamais tu ne réclameras tes droits sur lui ; jamais tu ne l’exposeras à la vengeance de ton ennemi, du sien. Aujourd’hui seulement, je sens que tu peux me rendre coupable, me faire maudire un jour par mon enfant. Ah ! ne me laisse pas mourir avec cette crainte ! N’accuse personne de ma mort ; ton absence seule m’a tuée, je pleurais toutes les nuits… cela m’a donné de la fièvre : voilà tout. Les soins, les médecins n’y peuvent rien. Je sens là, comme une main de fer qui déchire ma poitrine… Mon Dieu ! que je voudrais te voir encore une fois !… te voir embrasser ce cher enfant qui… tu le promets, oui, tu ne… jamais… il le tuerait… et lui… non… sa mère… »

Le reste et les caractères qui séparaient ces derniers mots étaient illisibles. La plume, en s’échappant des doigts de la mourante, avait formé une espèce de paraphe qu’on ne pouvait voir sans en ressentir une horrible impression. C’était comme un adieu signé par la mort elle-même.

Je ne sais trop ce que j’écrivis à la suite de ce triste envoi, et ce que le désir d’adoucir une peine si amère m’inspira de mots consolants ; mais, lorsqu’après avoir fermé cette lettre, je rejoignis dans le salon les amis qui dînaient ce jour-là chez moi, je vis, à l’air d’intérêt, je dirai presque de pitié, qu’ils avaient en m’abordant, que mon visage était encore humide de larmes.

— Convenez-en, dit M. de P*** en me donnant la main pour passer dans la salle à manger, c’est quelque réponse du jeune inconnu qui rougit ainsi vos beaux yeux ?

— Eh non ! répondis-je avec impatience, c’est ce que je lui adresse qui me fait pleurer ; il va recevoir la lettre de cette pauvre femme ; et je me fais l’idée de son désespoir !

— Ah ! ce désespoir eût été plus cruel il y a quelque temps, ajouta M. de P*** en souriant, soyez tranquille, il n’en mourra point.

— Parce qu’un homme ne meurt jamais d’un semblable regret ; dis-je d’un ton amer.

— Surtout quand le plus doux espoir y succède, et qu’on se charge de…

Je n’en voulus pas entendre davantage, et, pour être à l’abri des plaisanteries de M. de P*** sur ce sujet, je plaçai quelqu’un entre lui et moi.

— Ah ! vous ne voulez pas que je vous en parle, dit-il en s’éloignant de moi ; eh bien, je m’en vengerai en vous obéissant.

Il y a, dans le sentiment triste qu’une femme s’efforce de cacher, je ne sais quel charme qui la rend encore plus séduisante. C’est un mystère dont chacun voudrait être le confident ou le sujet ; il ajoute à l’intérêt qu’on lui porte, un attrait de curiosité, une douce pitié, qui sert merveilleusement la tendresse ou la coquetterie.

Jamais on ne m’adressa plus d’aimables flatteries, jamais on ne m’entoura de soins plus gracieux, et pourtant je restai jusqu’à la fin de la journée sous l’influence douloureuse de la mission que j’avais été forcée de remplir.


III.


Je commençais à perdre l’idée de cette aventure, lorsque Rosalie m’apporta, quinze jours après, cette réponse :

« Hélas ! je l’avais devinée, cette affreuse mort qui me laisse seul au monde ! Je ne pouvais devoir un soin si généreux qu’à l’excès de mon malheur, qu’au noble intérêt d’une âme pieuse pour les dernières volontés d’une pauvre mère. Ah ! cette volonté qui ôte toute ressource à mon désespoir, il fallait plus que sa prière pour me forcer à l’accomplir ! Il fallait qu’une voix charitable me parlât au nom de l’honneur, et qu’à cette voix divine le devoir m’apparût dans tout ce qu’il a d’implacable. C’est à vous, madame, qu’il appartenait de soumettre ma rage ; car, je n’en doute pas, c’est lui qui l’a tuée ; c’est sa jalousie atroce… Mais elle l’ordonne, vous le voulez, et je mourrai sans la venger, sans réclamer l’unique bien qui m’aurait rattaché à la vie.

» Je dois ce sacrifice à l’intérêt que vous nous témoignez, madame ; il suffirait pour m’acquitter ; mais ma reconnaissance est la seule douce pensée qui puisse tempérer les sentiments amers dont mon âme est remplie ; cette vive reconnaissance est toute ma consolation ; ne la dédaignez pas, madame, je suis si malheureux ! »

» Alphonse de ***. »

— Voilà le roman fini, dis-je à M. de P***, en lui montrant cette lettre.

— Ne vous en flattez pas, répondit-il ; mais je suis bien niais de vous l’apprendre ; vous avez déjà fait toutes vos observations sur ce désespoir, cette rage de vengeance qui ne cède qu’à votre voix. Vous savez mieux que moi, j’en suis certain, ce que votre généreuse bonté et le mystère qui cache le bienfait vont produire sur une âme exaltée par le malheur ; vous savez quelle diversion puissante opère la curiosité sur une douleur sans espérance, qui, par cela même qu’elle peut s’augmenter, tourne bientôt à l’ennui. Comment échapper à l’attrait d’une consolation semblable ! j’en juge par moi-même, si pareille aventure m’était arrivée dans ma jeunesse, j’en serais devenu fou de tristesse et de joie ; mais la joie l’eût emporté ; j’aurais fait ce raisonnement : la femme capable d’un soin si charitable doit être bonne, simple et spirituelle ; car il faut la réunion de ces qualités pour échapper à l’égoïsme, si commun aux femmes qui ne voient dans un service à rendre que le danger de se compromettre et les désagréments qu’il en peut résulter. Elle est honnête, me serais-je dit ; car en m’imposant un grand sacrifice, elle n’emploie aucun de ces mots pompeux de vertu, de remords, si familiers aux prudes. J’ignore son nom, son âge ; elle ne dit rien qui puisse me faire soupçonner qu’elle soit laide ou jolie, rien qui décèle l’envie de montrer de l’esprit à propos d’un malheur. Donc, elle est jeune, belle, d’un esprit distingué ; je me dois de l’adorer et je l’adorerai de toute mon âme…

Je ris en écoutant ces flatteries et cette singulière supposition, elle me parut folle ; mais, après deux mois de correspondance assez vive, une lettre m’apprit que la prédiction était accomplie.

D’abord effrayée de mon inconséquence, je fis venir Rosalie pour lui recommander plus vivement encore le secret sur mon compte.

— Vous le voyez, lui dis-je, avec plus d’humeur que je n’en ressentais peut-être, votre M. Alphonse se méprend d’une façon étrange sur les motifs qui m’ont engagée à lui écrire ; il pense sans doute que la personne assez complaisante pour s’être chargée d’une semblable commission, n’a vu, dans cette triste démarche, que l’occasion d’entamer une intrigue ; c’est à vous à le détromper ; car, de ma part, il ne recevra plus un mot. Je n’ai pas envie de perpétuer son illusion en lui témoignant combien j’en suis blessée ; si j’avais présumé qu’il se consolât aussi vite, je ne me serais certainement pas donné la peine de prendre tant de ménagements pour lui apprendre la mort de votre pauvre maîtresse. Sacrifiez donc votre honneur, votre vie pour de telles passions ! ajoutai-je d’un air indigné.

— Ah ! madame, reprit Rosalie, je vous jure qu’il l’aimait sincèrement ; jamais elle ne s’est plainte de sa fidélité ; mais que voulez-vous, elle n’est plus de ce monde, et je crois bien que M. Alphonse a besoin d’amour ; il est si aimable, d’une si belle tournure ! Ah ! si madame le voyait avec son uniforme, comme je l’ai vu un jour qu’il revenait de la parade !

— Je ne veux ni le voir ni le connaître, interrompis-je ; faites en sorte, ma chère Rosalie, qu’il ne pense plus à moi, et que sa présomption ne puisse tirer aucun avantage de mon obligeance pour vous. Si cette correspondance était connue, on ne manquerait pas d’en calomnier la cause, et il en résulterait de véritables chagrins pour moi ; vous en seriez désolée, n’est-ce pas ? Eh bien, mettez tous vos soins à me les épargner.

Rosalie me promit de mourir plutôt que de jamais articuler mon nom à l’inconstant Alphonse, si, comme elle le présumait, la fin de la campagne le ramenait bientôt à Paris. Nous convînmes de tout ce qu’elle devrait lui répondre, dans le cas où il la questionnerait sur mon compte, et nous nous décidâmes pour un mensonge fort innocent, qui le détournerait de toute recherche ; Rosalie devait lui dire que j’étais partie pour le midi de la France, où mon mari avait une terre que nous devions habiter pendant plusieurs années.

Cependant chaque courrier venant de l’armée m’apportait une lettre pleine de remords sur son amour et de reproches sur mon silence ; c’étaient des imprécations sur ma pitié cruelle ; des prières, des menaces de me désobéir, de venir se battre avec le mari d’Emmeline, de lui arracher son enfant, et de s’enfuir avec lui dans les déserts de l’Amérique.

« Enfin, disait-il, si vous cessez d’être mon guide, si vous me dédaignez au point de me refuser les conseils, la pitié que je mérite, il n’est pas de folie dont je ne sois capable. »

La crainte de le voir se livrer aux plus coupables extravagances me fit rompre la promesse que je m’étais faite de ne plus lui écrire. Le danger de la situation où l’inconséquence d’un bon cœur venait de me mettre m’apparut tout à coup, et je pris un de ces partis désespérés auxquels les femmes ont rarement recours, et dont l’effet est certain. Je dis la vérité, toute la vérité.


IV


À M. ALPHONSE DE ***
« Monsieur,

« S’il est vrai que je vous aie sauvé du désespoir, que ma parole ait sur vous quelque empire, ne me punissez pas d’avoir bravé la prudence pour vous épargner un crime ! oui, un crime, car on ne saurait donner d’autre nom à la vengeance que vous méditiez, et dont vous osez nous menacer encore. Compromettre l’existence de ce pauvre enfant ; flétrir indignement la mémoire de sa mère ! Non, vous êtes incapable d’une action si lâche, vous tenez trop à votre estime, à la mienne. Vous ne violerez pas la promesse que vous m’avez faite de ne jamais chercher à me connaître. Vous cesserez de jeter le trouble dans ma conscience ; dans ma vie, peut-être. Car il dépend de vous de détruire le repos de mon mari, de l’être que j’aime le plus au monde. S’il venait à savoir ce qui résulte de ma complaisance pour Rosalie, il m’accuserait d’avoir encouragé vos aveux inconstants, et cette injustice me mettrait au désespoir. Au nom de cette malheureuse Emmeline qui vous aimait tant, oubliez-moi, monsieur, ne m’écrivez plus. Ce sacrifice, si faible qu’il soit, vous donnera des droits à mon amitié et à ma reconnaissance. »

Après avoir remis cette lettre à Rosalie, je me sentis plus calme ; mais j’attendis avec une sorte d’impatience le moment où M. de P*** venait chaque soir, pour lui montrer la preuve de son habileté à prédire les événements, et pour lui apprendre comment j’avais répondu. J’étais bien aise de lui prouver que je n’avais pas eu besoin de le consulter pour ôter à cet Alphonse tout espoir d’être écouté favorablement : je n’y gagnai rien dans l’esprit de M. de P*** ; il prétendit que cet empressement ressemblait à la bravoure des poltrons.

— Ce sera tout ce que vous voudrez, répondis-je, mais je n’entendrai plus parler de ce mystérieux personnage, et c’est ce que je veux.

— Bien vrai ?

— Oui, très-vrai.

— Cela m’étonne, reprit M. de P***, car ses lettres sont charmantes, et elles vous amusaient assez.

— Je ne le nie point, cette aventure m’a d’abord causé un vif intérêt ; mais, vous l’avouerai-je, votre maudite prédiction en a bientôt détruit le charme. Vous avez une expérience désolante pour les cœurs à illusion, et le jour où vous m’avez prédit ce qui arrive, la peur m’a prise à tel point que je n’ai plus écrit qu’en face de ce fantôme. La contrainte se faisait sentir à chaque ligne, et je ne serais pas étonnée que ce style embarrassé n’ait fait supposer au bel inconnu que je faisais mille efforts pour lui cacher ma passion naissante. Tout cela est votre faute.

— Ceci est violent, interrompit M. de P*** en riant aux éclats. Quoi ! de confident, vous voulez me faire passer pour complice ! Ah ! je ne saurais accepter ce nouvel emploi ; c’est bien vraiment vous seule qu’il faut accuser. Si vous aviez mis un peu moins de grâce et d’esprit à consoler cet infortuné, il ne vous aurait pas fait hériter si vite de son amour pour la défunte ; mais l’entreprise était digne de vous, et vous vous deviez à vous-même de faire cet essai de vos forces. Maintenant votre conduite est toute tracée : ou ce jeune homme vous est complètement indifférent, et loin de prendre sa déclaration au sérieux, vous en rirez doucement avec lui ; ou ce que vous en savez, ce que vous en lisez vous paraît dangereux, et vous combattrez la séduction avec toutes les armes d’une sagesse éprouvée. De toute manière, vous vous en tirerez avec honneur, j’en suis certain.

— Je l’espère bien, répondis-je, mais j’aurais préféré ne pas me donner ce triomphe. Puis, j’ajoutai plus bas : les jaloux ont toujours raison, mon ami.

— Ah ! vous convenez que leurs précautions ne sont pas inutiles !

— Pas plus que leur tyrannie ; car les femmes nées pour être galantes s’en affranchissent sans peine, et celles qu’une imprudence peut compromettre en sont garanties par la terreur d’une scène de jalousie ; le cœur des femmes est si inconséquent ; on leur rend toujours service en le captivant d’une manière ou d’une autre. Par exemple, je n’ai pas grand mérite à rester fidèle à mon mari ; vous le connaissez, et vous savez s’il est un homme plus aimable, plus selon moi que lui ? Eh bien, son souvenir, si présent qu’il soit, ne m’empêche pas d’être préoccupée de cet Alphonse que je ne connais pas, qui sera peut-être tué à la première bataille, et qui s’avise de m’aimer parce que son cœur est veuf. Je lui ai défendu de m’écrire, et je regrette ses lettres ; je lui ordonne de m’oublier, et je suis sûre que je ne verrai jamais deux épaulettes sans penser à lui. Enfin, je lui ai composé un visage, une tournure à mon goût ; je vais jusqu’à le parer d’un sentiment impossible, d’un amour désintéressé, qui pourrait vivre d’absence et de privations ; j’en fais une espèce d’ange à l’usage de mes rêveries. Tout cela tient du prestige, de la folie ; et voilà ce que je n’aurais jamais connu sous la domination d’un jaloux, qui défend de penser et d’écrire.

— Et voilà aussi ce qu’une honnête femme peut seule avouer, répondit M. de P***, en me serrant la main avec une affection paternelle. Une âme aussi pure, aussi sincère, peut s’abandonner sans crainte à ses inspirations, elles viendront toujours d’une conscience éclairée.

Je m’efforçai de croire à cette nouvelle prédiction. Cependant, pour plus de sûreté, je m’établis coupable à mes propres yeux. C’était m’imposer des devoirs plus sévères ; le premier devait être d’avouer à M. *** ce qui s’était passé entre Alphonse et moi ; je me promis d’y satisfaire aussitôt son retour de Chambéry. Une fois sous la garde de mon mari, je pensais être à l’abri de tout soupçon comme de toute inquiétude.

Le retour de M. *** fut retardé d’un mois pendant lequel je ne reçus que cette lettre d’Alphonse.

« J’avais trop espéré de votre bonté, madame ; pourtant je ne vous demandais que de vous laisser adorer comme l’être divin qui entend nos prières, nos plaintes, nos vœux, sans se révéler à nous autrement que par l’amour qu’il inspire. Vous ne le voulez pas. Une vaine considération m’enlève mon bonheur, ma vie ; ah ! pourquoi m’avoir secouru dans la douleur si vous deviez me rendre mille fois plus malheureux ! Je n’avais plus que vous au monde ; vous étiez devenue ma providence ; je vous associais à toutes mes actions, certain de n’en jamais commettre de blâmables, tant que votre souvenir ou plutôt votre présence me protégerait ; car vous êtes là, toujours là, et si je meurs demain sur le champ de bataille, c’est vous qui recevrez mon dernier soupir, il vous parviendra malgré vous ; et, je le prédis, fussions-nous chacun aux deux bouts de la terre, vous ressentirez quelque tristesse au moment où s’éteindra ce cœur si plein de vous.

« Mais tant d’amour ne peut exister sans une secrète sympathie ; et je vous le dis sans orgueil, sans sotte présomption, si le sort ne nous séparait, madame, vous m’auriez aimé ; car nul être au monde ne vous aimera jamais tant que moi. Cette croyance justifie tout le mal que vous me faites. Adieu, je me sacrifie à votre repos, vous n’entendrez plus parler de moi ; j’aurai passé dans votre vie comme un songe douloureux ; mais vous resterez mon unique pensée, ma religion, ma céleste espérance. Vos peines, vos plaisirs, vos plus faibles intérêts, me seront connus. De près ou de loin je veillerai sur vous, pour vous défendre ou vous consoler au moindre signe. Enfin vous saurez qu’il existe une âme dévouée qui erre sans cesse autour de vous, et qui ne demande que votre bonheur pour prix de sa longue souffrance.

« Alphonse de ***. »

Cette réponse était telle que je l’avais désirée, Alphonse consentait à ne plus m’écrire ; la délicatesse de sa conduite dissipait toutes mes craintes, et pourtant jamais plus d’agitation n’avait troublé mon esprit.


V


L’hiver commençait, une grande partie des officiers de l’armée avait obtenu des congés pour venir à Paris ; on les reconnaissait dans tous les lieux publics à leur attitude belliqueuse, à cet air confiant que donne la victoire ; et par-dessus tout aux prévenances, aux coquetteries dont ils étaient l’objet. L’avouerai-je ? dès que l’un d’eux se faisait remarquer par quelque avantage, le souvenir d’Alphonse venait aussitôt me plonger dans une rêverie romanesque. Toute aux conjectures, aux divers rapprochements que je faisais, tantôt tremblante d’espoir, ou de crainte de le reconnaître ; plus souvent chagrine d’avoir vu détruire par un seul mot l’illusion d’une semaine ; j’étais la proie d’une foule d’impressions contraires, qui devaient me donner l’apparence d’une femme animée par une grande passion.

Un soir, me trouvant à la Comédie française, aux premières loges de la galerie, qui sont près du balcon, je remarquai un homme dont les yeux, sans cesse tournés vers moi, ne se dérangeaient pas même lorsque Talma entrait en scène ; « C’est lui, » pensai-je, car son visage, sa tournure, aidaient à la supposition ; n’osant à peine jeter sur ce jeune homme quelques regards à la dérobée, et de l’air le plus indifférent, je restai, tant que dura la première pièce, dans une telle préoccupation, qu’il me fut impossible de dire mon avis sur la tragédie ni sur les acteurs, aux personnes qui vinrent me voir pendant l’entr’acte. La curiosité, l’impatience, je ne sais quelle émotion, me rendant incapable de prendre part à la conversation, je me plaignis d’un violent mal de tête ; on me laissa tranquille. Mais tout en cherchant à me soustraire au regard fixe qui m’oppressait, je ne perdais aucun des mouvements de ce singulier observateur. Tout à coup, je le vois saluer quelqu’un dans ma loge, je me retourne, le général S*** lui rendait son salut.

— Ah ! vous le connaissez ? dis-je au général.

— Qui ? reprit-il, en me faisant apercevoir de ma gaucherie.

— Mais ce jeune élégant… qui vous salue.

— Sans doute, je le connais. C’est un de nos plus braves officiers, l’aide-de-camp de M… Celui-là ne manque jamais de rien quand nous sommes en campagne, c’est à qui l’hébergera ; les femmes en sont folles.

— Ce qui veut dire qu’il est passablement fat.

— Non, j’en connais qui le seraient bien davantage à sa place, car s’il faut en croire certaine aventure… mais je ne dois pas être moins discret que lui, ajouta le général, en souriant, et je me tais.

— Que vous importe de me raconter l’aventure d’une personne dont je ne sais pas même le nom ?

— Ah ! vous sauriez bientôt celui de tous les acteurs qui figurent dans ce grand drame, et peut-être serait-il charmé de vous en faire la confidence ; mais c’est un droit qui n’appartient qu’à lui. Voulez-vous que je vous le présente ?

— Non, répondis-je vivement, les héros de roman me font peur.

— Celui-là n’est pas tout à fait un Grandisson, bien qu’on se meure parfois pour lui.

— On se meurt pour lui, répétai-je, avec un battement de cœur qui m’empêcha de continuer.

— Oui, l’amour qu’il inspire va jusque-là. Peut-être y avait-il aussi un peu de fluxion de poitrine, ajouta le général, ravi de ce bon mot.

— Et comment appelez-vous cet homme si redoutable ?

— Charles de V***. Il revient de l’armée, et je crois que vous en entendrez parler cet hiver. Les femmes sont toujours si coquettes pour celui qui a beaucoup de malheurs à se reprocher !…

En ce moment la toile se leva et je repris ma rêverie.

Alphonse était peut-être un nom de convention entre Emmeline et lui ; je pouvais m’en assurer en questionnant Rosalie, je pouvais vaincre le scrupule du général et l’obliger à me dire tout ce qu’il savait de l’aide-de-camp de M. M…, un sentiment d’honneur me retint : j’avais interdit toute question sur mon compte, je me devais d’être aussi discrète pour un autre ; et d’ailleurs j’étais trop troublée du peu que je venais d’apprendre pour chercher à en savoir davantage.

À la sortie du spectacle, M. Charles de V*** vint se placer derrière une colonne du vestibule, comme s’il avait voulu se cacher pour me regarder plus à son aise. Le général le découvrit et alla vers lui. Je devinai qu’on lui parlait de moi, et qu’il refusait la proposition qu’on lui faisait de me le présenter. Ce refus ne me laissa plus aucun doute, et je rentrai chez moi avec la ferme résolution de n’en pas sortir de plusieurs jours, pour éviter la rencontre d’Alphonse.

Le surlendemain, je reçus la visite de Madame Z***, femme d’un général polonais. Elle était aimable, spirituelle, mais passionnée pour les plaisirs et les travers du monde. Sachant toutes les intrigues, protégeant ou blâmant les amours honnêtes, les faiblesses, sa vie se composait de celle des gens qu’elle connaissait le moins, et l’intérêt qu’elle prenait à leurs aventures la rendait indifférente à ses propres intérêts. Sa conversation, fort amusante pour les personnes inoccupées, était la terreur de toutes celles qui avaient un secret, si innocent qu’il pût être, car elle le devinait, ou en supposait un autre, ce qui avait de grands inconvénients ; son imagination étant fort romanesque.

— Eh ! mon Dieu, seriez-vous malade, dit-elle, en entrant, vous n’êtes pas venue hier chez madame de C…, et vous voilà toute pâle ; cependant je venais avec l’espoir de vous emmener à l’Opéra. J’ai la loge du ministre de la guerre. Allons, mettez une robe, un chapeau. Et comme madame Z… me voyait peu disposée à lui obéir : Au reste, ajouta-t-elle, il est encore de bonne heure, nous arriverons pour le ballet. D’ici là, nous aurons le temps de causer. On vous trouve si rarement seule !

En cet instant, on annonça M. de P…

— Maudit soit l’importun, s’écria madame Z… ; on dirait que votre mari l’a chargé de vous surveiller pendant son absence ; mais n’importe, ce que j’ai à vous dire peut être entendu de lui sans qu’il y comprenne rien.

Je ne sais pourquoi ce préambule m’inquiéta. J’adressai la parole à M. de P… dans l’espérance de changer la conversation ; mais madame Z…, qui ne perdait pas de vue son but, me demanda si je n’avais pas remarqué l’autre soir un jeune homme charmant, placé au balcon, à peu de distance de ma loge.

À cette question je rougis, et M. de P… se mit à sourire d’un air malin qui acheva de me déconcerter.

— Oh ! vous l’aurez remarqué, ajouta madame Z… en voyant que j’hésitais à répondre. Les adorations ne nous échappent jamais. D’ailleurs vous seriez la seule que sa constance à ne regarder que vous n’aurait pas frappée. Vous savez qui c’est ?

— Oui, répondis-je vivement. C’est un aide-de-camp de M…, à ce que j’appris du général S… En disant ces mots, je vis sur le visage de M. de P… l’expression de la plus vive curiosité.

— Eh bien, vous savez qu’il est plongé dans une mélancolie profonde depuis la mort de cette pauvre jeune femme qui l’aimait tant. On présume généralement qu’il entre un peu de remords dans sa douleur. Mais enfin M… dit qu’on n’en a jamais vu de pareille ; les plus belles femmes de l’Italie n’ont pu le distraire, et, depuis un mois qu’il est ici, madame de C… elle-même y a perdu sa coquetterie. C’est notre latin à nous autres femmes, ajouta madame Z… en s’adressant à M. de P… Puis, se retournant vers moi : vous pensez bien, ma chère, que chacun veut savoir à qui ce beau désespéré réserve le triomphe de son éternel regret ; et vous devinez les caquets envieux qu’a fait naître sa persévérance à ne pas vous quitter de vue l’autre soir ?

— Encore quelque nouveau commérage ! m’écriai-je. Dans ce siècle-ci, l’obscurité ne sert de rien ; on a beau vivre loin du bruit, des intérêts qui agitent tout le monde, on n’en est pas plus à l’abri de la médisance.

— Ne vous fâchez pas, reprit madame Z…, il ne s’est rien dit d’offensant pour vous. On a d’abord plaisanté sur la fragilité des douleurs inconsolables, sujet fort épuisé depuis la matrone d’Éphèse. Les hommes ont prétendu qu’il entrait beaucoup de fatuité dans la douleur que l’on montrait, et le pauvre Charles était sacrifié généralement, lorsque le colonel B… a pris sa défense : Avant de l’accuser de fatuité et d’inconstance, a-t-il dit, il faut savoir que madame *** a beaucoup de ressemblance avec madame de N…, et qu’elle était habillée l’autre soir absolument de même que se mettait ordinairement madame de N… Le pauvre Charles, frappé de ce rapport, n’a pu détacher ses yeux de dessus madame ***. Cela est peut-être inconvenant ; mais vous avouerez, mesdames, que rien ne prouve mieux la puissance et la fidélité de son souvenir.

La chute en est jolie, amoureuse, admirable !


interrompit M. de P*** qui ne manquait jamais

d’associer Molière à ses réflexions malignes.

Et je finis tout bas la citation ; car l’amour-propre le moins susceptible se serait irrité en reconnaissant qu’il s’était laissé duper aussi volontairement. Cependant je voulus cacher à M. de P… le dépit que j’éprouvais, et, profitant de l’offre de madame Z…, je partis avec elle pour l’Opéra.


VI


— Voilà, pensai-je, une petite mystification qui me sera utile ; je ne m’entêterai plus à reconnaître quelqu’un que je n’ai jamais vu, et qui, probablement, ne pense plus à moi.

Cette dernière idée me serra le cœur ; je sentis qu’en perdant le désir ou l’espoir de rencontrer Alphonse dans le monde, je n’y trouverais plus que de l’ennui. Le mystère qui régnait entre nous avait peu de puissance sur moi, dans la solitude ; alors de véritables sentiments, des intérêts graves captivaient ma pensée ; mais, dès que j’étais entourée d’indifférents, au milieu de ce qu’on appelle les plaisirs de Paris, le souvenir de ma situation romanesque s’emparait de mon esprit, et j’y rapportais les événements les plus insignifiants ; enfin, ce mystère était devenu la vie de mes moments perdus ; car on peut appeler ainsi la plupart de ceux que l’on consacre au monde.

C’est à l’Opéra que je m’aperçus du vide que me laissait la fuite d’une illusion douce et amusante. Tout m’y parut insipide. Le spectacle, les spectateurs ; cependant ils étaient nombreux, et l’on montrait à chaque instant quelque nouveau venu de l’armée, sans qu’il me vînt à l’idée d’en demander le nom. Combien j’étais mécontente de moi, en me voyant ainsi dévorée d’ennui ! combien je me reprochais d’avoir attaché tant d’intérêt à un fantôme !

Rosalie venait de partir pour le Dauphiné avec ses nouveaux maîtres ; je n’avais plus d’occasion d’entendre parler d’Alphonse, si ce n’est par M. de P… qui répétait sans cesse :

— C’est étonnant ! son obéissance me confond ! elle n’est pas naturelle…

Et j’avais beau me fâcher de son étonnement, M. de P… n’en persistait pas moins à faire à ce sujet les suppositions les plus alarmantes.

— Pauvre jeune homme, disait-il, il est sans doute tué !… Les victoires de ce petit caporal sont si meurtrières.

Et je pâlis. Alors, cherchant à me consoler d’une idée si triste, il ajoutait :

— Si son silence avait pour but de vous le laisser supposer ?… Ce ne serait pas trop maladroit ? Qu’en pensez-vous ?

— Je pense qu’il a tout simplement lu ma lettre, qu’il a vu que je lui demandais franchement de me laisser tranquille, et qu’il agit en conséquence.

— La femme la plus vraie peut donc mentir à propos d’amour ! s’écria M. de P…, je vous en demande pardon, mais vous ne pensez pas un mot de cela.

— C’est possible, répondis-je en riant, sait-on jamais bien ce qu’on pense ? et je changeai d’entretien.

L’absence de mon mari me servit de prétexte pour refuser la plupart des bals que l’on donna cet hiver-là, en l’honneur de nos victoires ; mais on parlait d’une fête qui aurait lieu chez le ministre de la guerre, d’un vaudeville de circonstance joué devant le premier consul et toute sa cour militaire ; ce devait être une fête magnifique, les plus jolies femmes de Paris y étaient invitées, et M. D…, qui fut depuis ministre, m’ayant apporté mes billets, me décida à en profiter. Il était tout puissant chez le ministre de la guerre, et, comme on l’avait chargé de faire les honneurs du bal, sa protection devenait précieuse. Il me recommanda de me parer avec beaucoup d’élégance ; car Bonaparte voulait ramener le luxe en France, et c’est pourquoi il demandait des bals à ses ministres, quitte à y bâiller tout le temps qu’il y restait.

Je confesse n’avoir jamais mis plus de soin à ma toilette : une tunique blanche, brodée en or, une résille en perles, un bandeau de camée ; tout cela paraîtrait aujourd’hui un peu théâtral ; mais les femmes avaient alors adopté ce costume, et il était beau sans paraître ridicule.

Une des choses qui me frappèrent le plus à cette fête, ce fut la quantité de voitures qui nous condamnèrent à être trois heures à la file ; on prétend que plusieurs personnes sorties de chez elles à dix heures du soir, ne purent arriver qu’à six heures du matin chez le ministre, ce qui réjouit beaucoup le premier consul. Il est certain qu’en se rappelant que tout le monde allait à pied, peu d’années avant cette époque, il ne pouvait croire à une prospérité si rapide.

La pièce était à moitié jouée quand j’arrivai, et, malgré la place que M. D… m’avait fait garder par un de ses amis, dans la salle où était le théâtre, je n’entendis rien de ce que disaient les acteurs ; chacun, autour de moi, étant occupé à détailler et à raconter la parure de madame Bonaparte, à parler des beaux cheveux de sa fille et de la tournure agréable de son fils. Plusieurs femmes de généraux, assises dans le rang où l’ont été depuis les dames du palais, formaient un entourage dont l’élégance répondait parfaitement à la richesse des uniformes qui composaient la suite du vainqueur de l’Italie ; c’était l’aurore de l’Empire.

Après le spectacle, quand on passa dans la salle du bal, je fus honorée d’un salut de madame Bonaparte, il n’en fallut pas davantage pour m’attirer les bonnes grâces de tous les courtisans en herbe, qui s’empressaient déjà autour d’elle.

Le premier consul s’arrêta près d’un quadrille qui attirait la foule ; je crus qu’il était composé des jolies danseuses que l’on citait le plus, je me trompais, un charmant habitué des soupers de la duchesse de Polignac, un orateur de l’assemblée constituante, un malheureux proscrit sorti des cachots et rendu à sa patrie par droit de conquête, Alexandre de Lameth, était l’objet de la curiosité de Bonaparte et de l’intérêt général. On racontait qu’il était un des beaux danseurs de la défunte cour, et Trenitz le regardait avec un dédain risible ; mais sa coiffure poudrée, sa tournure chevaleresque lui conservaient un air d’ancien régime qui déjà opérait son charme sur le futur empereur.

Pendant que je regardais ce quadrille, une voix qui me fit tressaillir dit ces mots :

— En êtes-vous bien sûr ?

— Oui, répondit un homme que je crus reconnaître pour l’avoir rencontré quelquefois dans le monde ; oui, vous dis-je, c’est bien elle.

Je levai les yeux pour voir à qui ce dernier s’adressait, et je les rebaissai aussitôt, car ils avaient rencontré un de ces regards qu’on peut chercher, mais qu’on ne peut supporter longtemps.

De nobles traits, une physionomie expressive, l’air le plus distingué : voilà ce qu’un moment avait suffi pour me faire apercevoir ; quelle différence, pensai-je, entre ce regard si pénétrant, si affectueux, et celui d’une curiosité ou d’une affectation blessante ! et le souvenir de ma déception récente, le serment que je m’étais fait de ne plus voir Alphonse, là même où il serait, tout fut oublié. Je ne sais quelle certitude fixa mon imagination ; nul autre que lui ne pouvait m’observer avec un si tendre intérêt, nul autre ne pouvait m’inspirer cette sorte de confiance qui m’aurait fait aller à lui comme on aborde une ancienne connaissance ; enfin, sans me rendre compte de ce que j’éprouvais, je me sentis près de lui ; et dès lors il n’y eut plus qu’une seule personne pour moi dans cette brillante fête.

En vain M. D… s’obstinait à vouloir me conduire dans les salons qui précédaient la grande salle, pour me faire admirer avec quelle magnificence et quel bon goût ils avaient été décorés par nos premiers artistes, rien ne pouvait m’arracher de cette place où nous nous étions vus pour la première fois ; il me semblait que je ne pouvais m’éloigner sans lui causer une peine mortelle ; il me contemplait d’un air à la fois si triste et si heureux ! Il écoutait avec tant d’attention ce que je répondais d’insignifiant aux personnes qui m’adressaient la parole, et il détournait si vivement les yeux lorsque les miens se reportaient sur lui ! Combien je lui savais gré de cette crainte de me déplaire, de m’embarrasser par une observation trop marquée ! Cependant, la femme avec laquelle j’étais venue au bal ayant désiré voir le salon qui portait le nom de Joubert, il me fallut l’y accompagner ; les drapeaux conquis par ce brave général, et ses trophées d’armes, liés ensemble par un crêpe noir, étaient le seul ornement de cette salle où l’on n’entrait qu’avec respect. Ce deuil de la gloire, au milieu de tout le luxe des conquêtes, offrait un contraste touchant, et l’on aimait celui qui avait ordonné que cet hommage, rendu à la mémoire d’un brave, fît partie de la pompe d’une fête à la Victoire.

Malgré la foule qui remplissait le salon, il y régnait un grand silence, interrompu seulement par quelques traits de la vie du général Joubert, ou quelques brillants faits d’armes racontés par ses camarades.

— Hélas ! je l’ai vu mourir, dit un officier qui nous avait suivies. Il était trop heureux. Aimé d’une femme charmante, et qu’il adorait ; chéri de ses soldats, couvert de gloire, la mort devait le choisir. Elle ne fuit que celui qui la cherche, ajouta-t-il d’un ton de reproche.

Il me sembla que ces derniers mots s’adressaient particulièrement à moi. J’y répondis, presque sans le vouloir, en disant à M. D… : Que je plains cette pauvre femme ! Perdre si jeune le bonheur d’être aimée ! aimée d’un homme si brave… si… dévoué !… Je n’en pus dire davantage. Le feu qui s’allumait tout à coup dans les yeux de cet officier, qu’on a déjà reconnu, me fit craindre d’en avoir trop dit ; et, prétextant la tristesse que m’inspirait ce spectacle de deuil, je forçai madame L… à rentrer dans le bal.


VII


Je dansais assez bien ; on m’entoura ; je jouis de ce petit succès ; il n’en est point d’indifférent quand on les croit regardée. Cependant la jolie madame B… excitait à plus juste titre l’admiration générale. Je crus voir celui que je nommais tout bas Alphonse, regarder avec trop de plaisir le beau visage de madame B… et sa taille ravissante ; j’en conçus du dépit, et, me laissant aller à un de ces mouvements d’esprit féminin que l’on se reproche toujours, je dis à mon danseur, de manière à n’être entendue que de lui et de la personne qui était à côté de nous :

— Concevez-vous qu’avec autant de beauté, de grâce, de jeunesse, on épouse un monstre pour de l’argent !

La remarque produisit tout l’effet que j’en espérais, mais elle était plus que maligne ; et, craignant qu’elle ne donnât une mauvaise opinion de mon cœur, j’ajoutai bien vite :

— Au reste, lorsqu’il s’agit de secourir sa mère, on épouse le premier qui se présente.

Il y avait un certain accent de repentir dans cette phrase qui fit sourire le jeune officier de la manière la plus gracieuse, je vis qu’il m’avait comprise, et je traduisis son sourire par ces mots :

— Aviez-vous besoin de vous justifier, ne sais-je pas que votre cœur est bon ?

Presque au même instant un de ses amis vint lui proposer de former un quadrille, et d’inviter madame B… — Je ne danse plus, répondit-il ; et sa figure se couvrit d’un voile de tristesse. Celle qui se peignit aussitôt dans mes yeux, dut lui prouver que je l’avais compris.

La contredanse finie, j’allai m’asseoir auprès de madame Z… ; elle causait avec le comte de Cobentzel, dont la conversation me parut fort spirituelle ; il avait une coquetterie presque française qui contrastait singulièrement avec sa tournure colossale. Il se piquait de deviner les sentiments des femmes. C’était sa prétention, et le sublime de sa diplomatie. Madame Z… affirmait qu’elle ne l’avait jamais trouvé en défaut, et m’engagea à en faire l’épreuve. Alors le galant ambassadeur me dit que j’étais sous l’empire d’une passion naissante, qui ravagerait mon cœur et ma vie. Cette plaisanterie (car ce ne pouvait être autre chose), me causa une terreur inconcevable. Je respirais à peine ; M. de Cobentzel s’en aperçut. Madame Z… sourit, et tous deux furent convaincus de la vérité de l’oracle.

Pour moi, j’en conservai un trouble extrême qui me fit faire une foule de gaucheries ; la plus marquante fut l’oubli de mon châle, à la place où je m’étais assise : car il me fut apporté par la personne même que je commençais à redouter ; il fallut lui adresser des remercîments que je balbutiai de manière à trahir ma pensée. Sans doute ce trouble visible l’encouragea ; car je sentis sa main presser la mienne à travers les plis du châle qu’elle me donnait. L’impression que j’en éprouvai, soit raison, soit fierté, me glaça et je m’éloignai en saluant, d’un air froidement digne, cet Alphonse qui n’avait d’autre tort que de m’avoir exclusivement occupée pendant toute la fête.


VIII


J’ai toujours pensé que la défiance de soi-même était l’ange gardien des femmes ; aussi, voulant de bonne foi mettre fin à la préoccupation qui me dominait, je me déterminai à tout confier à mon mari ; et, dès le lendemain de son retour à Paris, je lui remis les lettres d’Alphonse. M. de P… confirma la vérité de mon récit, en me blâmant beaucoup d’avoir livré le secret d’un autre à M. ***. Ce n’était pas très-charitable, j’en convins ; mais il est des occasions où un léger tort sauve d’un plus grand, et ma prudence avait choisi.

Ce ne fut pas sans un vif regret que je mis un obstacle invincible entre le fantôme et moi ; pour de certaines âmes, il y a plus de vertu à fuir une idée qu’une personne.

Le printemps de cette année vit commencer la campagne de Marengo, cette campagne terminée par un si beau triomphe. Une grande partie des officiers qui en avaient assuré la gloire, obtinrent la permission d’accompagner Bonaparte à Paris, et de venir prendre leur part des acclamations qui l’attendaient ; je pensais qu’Alphonse serait du nombre ; mais il est probable qu’il fut envoyé vers cette époque à l’armée de Moreau ; voici ce qui me le fit supposer.

Je reçus le jour de ma fête, au mois d’octobre, un bouquet de fleurs artificielles d’une telle beauté, qu’il ne laissait aucun doute sur le fleuriste qui l’avait fourni. Madame Roux, parente du général S…, égalait dès lors la perfection atteinte depuis par M. Baton ; elle était sans rivale dans son art. Madame Bonaparte l’avait mise à la mode, et l’employait si bien, qu’il lui restait fort peu de temps pour contenter le public. Le bouquet, ou plutôt la parure complète composée de roses et de scabieuses, m’avait été remise avec d’autres petits présents que ma famille ou mes amis avaient coutume de me faire ce jour-là ; et je mis celui-là sur le compte de madame H…, dont l’élégance et la prévenance pouvaient à bon droit en être soupçonnées ; mais elle s’en défendit. Ne pouvant alors découvrir le coupable, il me vient à l’idée qu’Alphonse… À peine ce soupçon me trouble-t-il, que je vais chez madame Roux : à force de questions, j’apprends qu’une lettre, datée de l’armée d’Allemagne, contenait la commande d’une parure de roses et de scabieuses, qui devait être portée le 4 octobre chez madame ***, et dont le prix serait acquitté par M. Perr…, banquier. Cette lettre ne renfermait pas un seul mot qui pût en révéler l’auteur. J’aurais bien désiré voir l’écriture ; mais elle n’avait pas été conservée.

Mon mari avait plusieurs amis à l’armée du Rhin, il pensa que c’était un souvenir de l’un d’eux ; je m’efforçai de le penser aussi ; cependant je n’avais point encore osé me parer de ces fleurs que je regardais comme un emblème.

Enfin, le jour où l’on apprit à Paris la bataille de Hohenlinden, je crus devoir porter cette jolie couronne en l’honneur de celui qui avait sans doute glorieusement combattu ce jour-là. Nous dînions chez le général S… avec plusieurs des beaux noms de l’armée d’Italie et quelques artistes distingués dont Talma faisait partie. Au milieu de ce dîner, égayé par la nouvelle d’une si belle victoire, un officier des amis du général arriva du château des Tuileries. Son air triste contrastait avec les figures enjouées de tout ce qui se trouvait là ; on lui en fit reproche.

— Ah ! répondit-il, cette belle victoire me coûte trop cher pour m’en réjouir comme vous ; Lac…, M…, R… et bien d’autres y sont restés ; vous savez si ce pauvre L… était mon ami, si je l’aimais…

Et un attendrissement profond l’empêcha de continuer. Chacun, ému des regrets du colonel B…, le questionna sur les détails de cette grande affaire ; il les tenait de la bouche même du premier consul, qui n’avait pas atténué nos pertes, tout en exaltant beaucoup le résultat de ce beau fait d’armes.

Pendant le récit du colonel, j’avais été saisie d’une terreur soudaine ; je m’étais sentie près de me trouver mal ; l’ombre d’Alphonse m’était apparue, le cœur percé d’une balle, ses regards mourants tournés vers moi ; il était mort, j’en étais certaine ; son dernier soupir, cet adieu qui devait me parvenir en quelque lieu que je fusse, je croyais l’entendre ! J’en étais oppressée comme d’un remords, il m’accablait ; et j’aurais succombé à cet état violent, inexplicable, si des larmes n’étaient venues me soulager.

Une parente du général, me voyant ainsi souffrante, me proposa de passer dans le salon ; là, n’étant plus contrainte par tant de témoins, je m’abandonnai à une douleur qui tenait du délire ; j’avais une fièvre ardente ; M. Vitet, célèbre médecin de Lyon, étant du nombre des convives, vint me donner ses soins, et ordonna de me ramener chez moi ; on me mit au lit. Cette fièvre, pendant laquelle j’étais sans cesse poursuivie par la même apparition, devint inflammatoire ; je fus plusieurs jours en danger ; on me saigna deux fois, et quand je n’eus plus la force de penser, je revins à la vie.

Jamais, depuis cette époque, je n’ai entendu parler d’Alphonse. Jamais personne ne m’a donné l’idée que ce pût être lui : je n’ai plus rencontré celui que j’avais appelé de ce nom au bal du ministre de la guerre. Tout a confirmé mon fatal pressentiment.

Si pourtant Alphonse n’était pas mort ; si, retiré paisiblement dans quelque coin de la France, entouré de ses enfants, d’une femme, auxquels il aura peut-être raconté ses folies de jeunesse, il venait à lire cette épisode de ma vie ! qu’en penserait-il ?… Hélas ! que m’importe ?… Il dirait peut-être à sa fille : Voyez, ma chère enfant, où peut conduire le rêve d’une imagination trop vive et un cœur imprudent… Quelle leçon !