Souvenirs d’une vieille femme/La Providence de Famille

Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 67-123).


LA PROVIDENCE DE FAMILLE




I


La science du bonheur est, sans contredit, la première de toutes, et j’en ai toujours recherché avec empressement les professeurs ; ils sont, pour la plupart, aimables et philosophes, car rien ne rend facile à vivre comme le succès. Mais si la fortune fait beaucoup pour eux, la raison ne fait pas moins ; c’est elle qui leur enseigne le véritable usage qu’on doit faire des faveurs du sort, et qui les avertit des peines qu’il faut se donner pour conserver les biens que la fortune aime tant à reprendre. Cette science rare, dont la résignation m’a tenu lieu, était l’unique passion d’une femme qui vient de mourir sans laisser d’autre réputation que celle d’une bonne mère de famille, comme il y en a beaucoup, et d’une femme spirituelle dans l’intimité ; ce qui fait des amis et point d’admirateurs : aussi n’aurais-je jamais su ce qu’elle valait sans le hasard qui m’a fait admettre dans sa société intime, et m’a rendue témoin de ce que je vais vous conter.

— Ma chère enfant, ne pleure pas ainsi, disait madame Vandermont à sa fille, s’il t’aime véritablement, il saura bien vaincre tous les obstacles qui s’opposent à votre bonheur ; il a de la fortune, un état honorable ; il est, par le fait, indépendant de sa famille ; et, s’il a pour toi un sentiment profond, la modicité de ta dot et le prétendu éloignement de ses parents pour ce mariage ne l’empêcheront pas de l’accomplir.

— Oh ! ce n’est pas notre peu de fortune qui le retient, j’en suis sûre, ma mère, répondit Angéline ; il a l’âme trop généreuse pour se laisser guider par un calcul intéressé ; mais sa mère a dès longtemps formé le projet de lui faire épouser une de ses nièces ; c’est, à ce qu’il me répète souvent, une volonté d’autant plus inébranlable chez elle, que lui-même avait promis d’y céder avant de me connaître ; et son cœur est si bon, qu’il n’ose rien faire qui puisse affliger sa mère. Jugez vous-même si c’est moi qui peux le blâmer, ajouta-t-elle, en se jetant au cou de madame Vandermont, moi quoi mourrais plutôt que de vous causer la moindre peine.

— Et pourtant, tu m’en fais une bien vive en ce moment, chère Angéline, et c’est la crainte de voir ton chagrin s’augmenter chaque jour, qui me force à t’éclairer sur ta situation présente. Quand notre vieil ami, M. de Brécourt, me présenta M. le comte Amédée de Vilneuse, je lui fis, à ce sujet, toutes les représentations que la prudence maternelle devait me suggérer ; entourée comme je le suis de jeunes femmes et de jeunes filles à marier (car je regarde tes cousines comme mes enfants), un joli fat, un coureur d’aventures, ou même un de ces charmants égoïstes qui, tout en respectant l’honneur d’une jeune personne, s’amusent à s’en faire aimer et à troubler son repos pour toujours, devaient être également funestes à ma famille, et j’étais bien décidée à m’en garantir, en n’admettant chez moi que des jeunes gens bien connus de mes amis. J’allai jusqu’à dire à M. de Brécourt que non-seulement je tenais à n’en recevoir que de bien élevés, mais que, désirant éviter à ma fille le malheur d’une inclination contrariée, je ne voulais pas admettre dans notre intimité de famille, un de ces héritiers dont les parents ont disposé d’avance, et pour lesquels ils exigent de riches dots à l’égal de leur fortune. À cela M. de Brécourt me répondit tout ce qui pouvait me rassurer sur la conduite et les bonnes manières de M. de Vilneuse ; il m’assura de plus qu’Amédée, ne dépendant plus que de sa mère, dont la faiblesse pour lui était extrême, n’éprouverait jamais d’opposition de sa part à aucune de ses volontés. Il me cita alors plusieurs traits qui ne me laissèrent aucun doute sur l’empire de M. de Vilneuse sur sa mère.

— Quoi ! il me tromperait donc ! reprit Angéline avec l’expression la plus douloureuse.

— Pas tout à fait, mon enfant, car il y a toujours du vrai dans l’amour qu’inspire un ange tel que toi ; mais la vanité d’un nom, le désir cupide d’augmenter sa fortune, combattent contre cet amour ; on pense au monde, à la nécessité que l’orgueil s’y fait de maintenir un rang souvent au-dessus de ses moyens, et l’on croit agir sagement en sacrifiant son propre cœur et le bonheur de la personne qu’on aime à ces misérables considérations. Il y a toujours un fond de conscience dans les mauvaises actions qu’on fait ; on se croit raisonnable parce qu’on est cruel. Amédée connaît son propre cœur, il sait peut-être qu’il n’est pas susceptible d’un long attachement, et que l’amour une fois éteint, il se repentirait de son dévouement ; il ne veut pas avoir à te le reprocher un jour. Cela n’est pas noble, je le sais, ma pauvre Angéline ; mais que veux-tu, le monde est ainsi fait : hors un bien petit nombre d’exceptions, pour ne pas être déjoué dans ses sentiments, il ne faut aimer que les gens auxquels on peut être utile.

— Ainsi donc, je n’ai plus d’espoir ? dit Angéline en suffoquant de larmes.

Madame Vandermont la pressa dans ses bras et ranima son courage par tout ce que la tendresse d’une mère a de conviction. Après l’avoir écoutée en pleurant, Angéline retourna dans sa chambre le cœur moins triste ; car, sans prévoir aucun événement heureux, elle voyait dans le calme de sa mère la preuve que son bonheur ne pouvait pas être à jamais perdu.

Cette conversation avait lieu dans un modeste appartement de la Chaussée-d’Antin, où madame Vandermont demeurait avec sa fille aînée, son gendre, leurs deux petits enfants, et sa fille Angéline ; établissement bien différent de celui qu’elle avait du vivant de son mari, lorsqu’elle habitait à elle seule une des plus élégantes maisons de Paris, et dans laquelle elle réunissait tant de gens distingués. Madame Vandermont avait aussi un fils qui, n’ayant point d’argent pour payer aucun cautionnement et suivre la carrière de son père, s’était vu contraint à entrer dans l’armée ; il avait l’espoir de s’y distinguer un jour ; mais que de temps et de fatigues il fallait braver avant d’arriver à un grade supérieur !

Malgré son courage à supporter les malheurs qui réduisaient son modique revenu au strict nécessaire, malgré la dignité de son caractère qui l’empêchait de jamais se plaindre des privations les plus cruelles pour une personne habituée à tout le bien-être d’une riche existence, madame Vandermont avait été pendant près de trois ans sous le poids d’une tristesse muette qui avait inquiété sa famille ; enfin, soit que sa santé fût meilleure ou que sa pieuse philosophie eût triomphé de ses longs regrets, ses enfants la voyaient se ranimer chaque jour davantage ; sa gaieté même semblait revenue, et, comme elle était, pour ainsi dire, l’âme de tout ce qui l’entourait, son retour à une vie moins triste avait fait succéder le bonheur au chagrin dans sa famille, sans que nulle chance heureuse eût apporté le moindre changement dans sa fortune.

C’était l’œuvre du temps, disait madame de Géneville à son mari ; ma mère devait succomber à sa nouvelle situation ou la surmonter gaiement ; d’ailleurs, n’ayant jamais vécu que pour ses enfants, l’idée de nous savoir ruinés avait triomphé de toute son énergie ; elle a cru que nous tomberions dans le découragement ; mais, depuis qu’elle voit que cette vie modeste nous plaît, que, grâce à l’étude des arts, aux amis spirituels que nous avons conservés, nous passons des jours encore fort agréables dans notre petite retraite, elle a pris son parti sur le passé ; et si l’avenir d’Angéline était assuré, elle se trouverait peut-être plus heureuse que du temps où sa fortune l’obligeait à faire tant de frais pour des indifférents.

— Ah ! si je pouvais seulement obtenir la place que je sollicite dans l’administration des domaines, répondait M. de Géneville, cela suffirait à notre dépense particulière, et ta mère pourrait consacrer une partie de son petit revenu à recevoir des gens aimables, à mener Angéline dans le monde ; car ce n’est pas tout d’être jolie, bonne, spirituelle, il faut encore se montrer pour qu’on le sache. L’inconvénient de vivre ainsi retiré dans l’intérieur de sa famille, c’est que le premier jeune homme qui s’y trouve admis tourne naturellement la tête à toutes les jeunes filles de la maison. Oui, cette espèce de sultan sans rival, qui n’aurait peut-être pas été remarqué entre plusieurs autres, devient presque toujours l’objet d’une passion romanesque ; nous en avons la preuve sous nos yeux ; Angéline n’aime tant Amédée que parce qu’elle n’en connaît pas d’autre.

— Et le jeune Isidore d’Elrive, vous l’oubliez donc, mon ami ? Il est pourtant fort aimable, et je vous avoue qu’à la place d’Angéline je préférerais bien son caractère noble et fier, son esprit ingénieux et profond même, à tous les avantages brillants de M. de Vilneuse.

— Tout cela peut être juste ; mais Amédée a une position dans le monde, une fortune toute faite, et le pauvre Isidore…

— Fera la sienne, interrompit madame de Géneville. Il est du petit nombre de gens qui ont des idées, et, de plus, l’activité qui sait les faire valoir ; vous verrez qu’il ira loin.

— Je le souhaite ; mais, en attendant, il marche à l’ombre ; et, comme il n’a pas pensé à plaire à votre sœur, il n’est pas probable qu’il prenne jamais sur elle le moindre empire.

— Ah ! s’il le voulait bien.

— Votre mère serait trop raisonnable pour donner sa fille à un homme de vingt-quatre ans, sans état dans le monde, sans autre moyen d’existence que son industrie présumée. Convenez-en, ma chère Mathilde ; ce serait une folie impardonnable. Mais je voudrais bien en être à la combattre ; car je ne sais pourquoi l’amour de M. de Vilneuse ne me paraît pas ce qu’il devrait être. Il me prend quelquefois l’envie d’aller tout droit à sa mère pour lui demander si c’est vraiment elle qui s’oppose à…

— Ce serait une démarche des plus inconvenantes ; Amédée s’en offenserait ; Dieu sait jusqu’où irait votre ressentiment à tous deux : et si vous veniez à vous battre ensemble, vous devinez le tort qui en résulterait pour Angéline. Renoncez, cher Alfred, à cette idée : quand M. de Brécourt sera revenu de sa terre, c’est lui qui réclamera toutes les explications qui peuvent nous rassurer. Son titre de tuteur d’Angéline lui en donne le droit ; d’ici là prenons patience ; et ne pensez qu’à la place que vous désirez obtenir. Je vais consulter ma mère sur les démarches à faire à ce sujet.

Huit jours après cet entretien, un envoyé du ministre de l’intérieur vint apporter une grande lettre à l’adresse de M. de Géneville ; c’était au sortir de table, au moment où la famille, rassemblée dans le salon, jouait avec les petits enfants pendant le dîner de leur bonne.

— C’est ma nomination ! s’écria M. de Géneville en allant embrasser sa femme ; tiens, lis !

Et madame de Géneville, qui tenait un de ses enfants dans ses bras, courut à son tour embrasser sa mère.

On donna pour boire au messager de cette bonne nouvelle, on se réjouit comme s’il s’agissait d’un riche héritage, et pourtant cette place tant désirée ne devait rapporter que 6,000 fr. par an. Mais combien cette somme, jointe à celle qui pourvoyait au nécessaire, devait ajouter de plaisirs dans cet heureux ménage !

Assise dans sa bergère au coin du feu, madame Vandermont contemplait la joie répandue sur les jolis visages de ses enfants ; car Angéline, en voyant le bonheur que cette légère réparation du sort causait à sa famille, oubliait ses craintes personnelles. Ce qui acheva de la distraire de ses tristes pressentiments, ce fut l’arrivée de M. de Vilneuse ; il vint ce soir-là plus tôt qu’à l’ordinaire, et prit part à la joie générale comme s’il eût déjà fait partie de la famille. Il serrait la main de Géneville, lui adressait des félicitations qui paraissaient si sincères ; il lui faisait présager avec tant de confiance de nouvelles faveurs de la destinée, et tout cela d’un ton si fraternel, qu’il n’y avait pas moyen de conserver le moindre doute sur la franchise de ses sentiments.

Qu’il faut peu de chose pour enivrer d’espérance un cœur naïf et dévoué ! M. de Vilneuse était venu de bonne heure dans l’intention de finir sa soirée au bal de l’ambassadrice d’Autriche ; quelques personnes, venues depuis lui chez madame Vandermont, parlèrent de cette réunion brillante à M. de Vilneuse comme ne doutant pas qu’il ne s’y rendît.

— Ah ! vous allez au bal ? lui dit Angéline en levant sur lui des yeux où la joie venait tout à coup de s’éteindre.

— J’y allais, répondit Amédée de l’air le plus gracieux ; mais si voulez bien me le permettre, je vais faire dire qu’on renvoie ma voiture.

Avec quel empressement Angéline tira le cordon de la sonnette ! comme ces mots : Dites à mon cocher de revenir à minuit, lui semblèrent harmonieux et doux ! Que ce sacrifice d’un bal renfermait d’avenir ! Il faut avoir aimé, et aimé sans confiance ; avoir été sans cesse ramené au doute par de petits procédés échappés à l’égoïsme ou à l’indifférence, pour connaître l’effet d’une action positivement affectueuse, ou de l’un de ces faibles sacrifices dont on devrait s’affliger d’être aussi reconnaissant. Il y a tant d’humilité à être heureux de si peu de chose !


II


Pendant cette soirée, où l’on fit de la musique, où la voix d’Angéline ravit tout le monde en chantant les délicieuses romances de madame Duchampge, Isidore garda le silence ; son air maussade fut remarqué : c’est probablement ce qu’il voulait ; car loin de céder aux reproches qu’on lui fit sur sa tristesse, il alla s’asseoir dans un coin du salon, comme pour mieux s’isoler de la société, et ôter à chacun l’occasion de lui adresser la parole.

Angéline portait souvent ses regards de son côté, et lui souriait avec cette grâce affectueuse qui était son plus grand charme ; mais, lui détournait aussitôt ses yeux, et sa figure devenait encore plus sombre.

— Vous conviendrez, dit alors M. de Vilneuse, penché sur le fauteuil d’Angéline, que lorsqu’on ne peut s’empêcher d’avoir cette mine-là dans le monde, on ferait tout aussi bien d’aller se coucher.

— Il n’est pas heureux, répondit-elle ; et lorsqu’on a le sentiment de son mérite, il est difficile de se défendre d’un peu d’humeur en voyant réussir tant de gens inférieurs à soi.

— Je comprends : c’est une manière polie de nous dire que ce petit monsieur, avec son air sec et dédaigneux, vaut mieux que nous tous.

— Je ne dis pas cela ; mais…

— Vous le pensez, je gage : ces grognons soi-disant spirituels plaisent à toutes les femmes ; ce sont de jeunes ours qu’elles aiment à apprivoiser, quittes à sentir de temps en temps leurs griffes.

— Comme vous êtes méchant pour ce pauvre Isidore !

— Ah ! je ne lui fais pas grand tort, avouez-le, du moment où vous le trouvez aimable à si peu de frais ; il n’est pas facile de lui nuire dans votre esprit ; d’ailleurs je ne le peindrai jamais si maussade qu’il se montre.

— Il est humoriste, capricieux, cela est vrai ; mais, dans ses jours de bonne humeur, il cause à merveille ; et ma mère, qui en juge bien mieux que moi, prétend qu’il est aussi distingué par son esprit que par son caractère.

— J’ai du malheur avec lui, reprit M. de Vilneuse ; je ne suis encore tombé que sur ses mauvais jours. Il est amoureux de vous, n’est-ce pas ?

— Quelle idée !

— Vraiment, le contraire serait plus difficile à croire, et je ne vois pas pourquoi vous n’en conviendriez pas franchement.

— Parce qu’il ne m’a jamais rien dit qui pût me le faire supposer.

— Oh ! la bonne raison ! reprit en riant M. de Vilneuse ; et son air rêveur, ses soins discrets, sa patience à attendre un regard, un mot, et cette constante malveillance dont il m’honore, tant de preuves ne vous suffisent-elles point ?

— Je n’avais pas remarqué tout cela.

— Eh bien, je lui rends là un fort bon service, car maintenant vous y prendrez garde.

— Je le devrais peut-être, dit Angéline, avec une de ces inflexions qu’on peut se rappeler, mais dont on ne saurait peindre le charme, tant il y avait de douceur dans le reproche et de tendresse dans la menace.

— Essayez, répondit en se levant M. de Vilneuse ; et, montrant plus de dépit qu’il n’en éprouvait, il alla se mêler à la conversation des personnes qui entouraient madame Vandermont.

Celle-ci ne l’avait point perdu de vue, et, sans entendre ce qu’il disait, elle l’avait deviné aux différentes impressions qui avaient passé sur le visage d’Angéline. Quelque gracieux et flatteur que soit l’entretien d’un homme qui n’aime qu’à moitié, il laisse une impression triste ; la prodigalité de son esprit montre mieux la misère de son cœur, et la femme pour laquelle il a fait tant de frais d’amabilité sort toujours de ces sortes d’entretiens plus séduite et moins rassurée.

Cependant, décidée à ne pas rester plus longtemps dans l’incertitude sur les sentiments de M. de Vilneuse pour Angéline, madame Vandermont voulut tenter plusieurs épreuves avant d’arriver à une explication positive. On parlait beaucoup d’un grand bal que devait donner incessamment le ministre des affaires étrangères. Angéline avait dit quelques mots bien bas sur le regret de n’y point aller, car elle y aurait vu M. de Vilneuse ; mais comme il aurait fallu faire la dépense d’une robe de bal pour elle et d’une robe parée pour sa mère, la raison d’Angéline lui avait fait bientôt abandonner cette idée.

Madame Vandermont avait connu autrefois le ministre diplomate, elle obtint facilement des billets pour son bal, et la surprise d’Angéline fut complète, lorsqu’en se retirant le soir dans sa chambre, elle trouva une jolie robe de crêpe blanc, garnie de rubans de gaze, et une guirlande de roses suspendue à ses rideaux ; sur sa cheminée étaient les billets d’invitation du ministre, un bouquet et une ceinture élégante.

À cette vue, Angéline sauta de joie comme une enfant :

— J’irai au bal ! s’écria-t-elle ; il me verra avec cette charmante parure. Oh ! que ma mère est bonne de me donner ce plaisir !

Puis elle passa la nuit à rêver sans dormir ; il lui semblait impossible que l’homme à qui elle plaisait dans sa simple robe de mousseline, ne devînt pas fou d’elle en la voyant dans tout l’éclat d’une parure de si bon goût.

Madame Vandermont avait pensé à une double surprise, en ne prévenant sa fille que la veille du bal ; et celle que devait éprouver M. de Vilneuse en les rencontrant toutes deux à cette fête, n’était pas la moins intéressante.

M. de Brécourt était revenu à Paris depuis deux jours ; il s’offrit pour donner la main à ces dames, et, à l’heure indiquée, il vint les prendre. Elles lui firent compliment sur sa voiture, qui, sans être à effet, était douce comme un bateau.

— Je l’ai fait venir de Londres pour un de mes amis, dit-il ; et comme il l’a mise à ma disposition, je la mets à la vôtre.

— Nous en profiterons, répondit madame Vandermont.

Ce mot étonna Angéline, car elle connaissait la répugnance de sa mère à se servir de ce qui ne lui appartenait pas.

Lorsqu’elles entrèrent dans la salle de bal, la parure sur laquelle Angéline comptait tant, ne produisit aucun effet ; il y en avait un grand nombre de pareilles, et de beaucoup plus brillantes ; mais la noblesse de ses traits, la fraîcheur de son teint et l’élégance de sa taille, furent remarquées par quelques-unes des personnes qui se trouvaient près d’elles. Deux places libres sur une banquette de second rang leur ayant été offertes, elles allèrent s’y confiner. De toutes les solitudes de la terre, la plus profonde est, sans contredit, celle de deux pauvres femmes ainsi placées, entre deux personnes qui leur sont étrangères, et derrière celles qui accaparent tous les regards par leurs diamants, leurs plumes, et tous les mouvements qu’elles font pour s’attirer l’attention. Il n’y a pas de raison pour que les femmes des secondes places soient jamais découvertes dans cette noble cachette, où elles peuvent passer la nuit sans dire un mot à personne.

Angéline en était réduite à profiter des moments où un énorme turban se penchait du côté d’un panache à la péruvienne, pour glisser ses regards entre un col court et une manche bouffante.

— Le voilà, dit-elle à sa mère, en lui faisant signe de regarder par l’intervalle que séparait le col et la manche de sa voisine.

Et madame Vandermont, profitant de l’avis, suivit des yeux tous les mouvements de M. de Vilneuse ; il donnait le bras à une jeune femme, que les soins compromettants d’un de nos élégants du jour, venaient de mettre à la mode. Amédée s’amusait à la faire rire à propos de tous les gens qu’il passait en revue, et nulle préoccupation ne semblait gêner sa gaieté. Forcé de céder cette jolie personne au danseur qui venait la réclamer, M. de Vilneuse s’approcha de mademoiselle B***, d’une de nos héritières les plus ambitionnées par les jeunes gens à marier. Là, ses regards s’animèrent, son sourire cessa d’être moqueur, et la pauvre Angéline reconnut cet air ému, et l’expression gracieuse et tendre qui faisait si souvent battre son cœur. Ô triste vérité ! ô mort d’une illusion indispensable à la vie ! qui pourrait peindre le deuil où vous plongez une âme aimante !


III


— On étouffe à cette place, dit madame Vandermont en voyant la pâleur qui couvrit subitement le visage de sa fille, levons-nous un peu.

— Quoi ! vous êtes ici ? s’écrièrent alors deux femmes de sa connaissance, et la charmante Angéline ne danse pas ? C’est une insulte à faire à ce beau bal, et si mon neveu était là, il en viendrait bien vite en demander raison ; mais je l’aperçois.

Et, sans attendre la réponse de madame Vandermont, madame de la Roche alla vers son neveu ; cinq minutes après, le jeune Edmond vint inviter Angéline pour la prochaine contredanse. Elle accepta de bonne grâce, bien qu’elle eût la mort dans le cœur ; mais le dépit, l’indignation soutenaient son courage ; elle sentait, pour ainsi dire, une sorte de joie désespérée à se montrer aux yeux d’Amédée, dans le moment même où il la trahissait lâchement, par calcul et non par inconstance.

Tout en paraissant occupée à répondre aux questions de danseur que lui adressait M. de la Roche, elle regardait furtivement du côté de M. de Vilneuse, et s’attendait à le voir se troubler lorsqu’il l’apercevrait. La pauvre enfant se connaissait bien mal en gens du monde ; elle ignorait que leur aplomb redouble dans les situations périlleuses, et que c’est servir leur esprit que de les embarrasser.

— Quelle charmante surprise ! dit à demi-voix Amédée en s’approchant de mademoiselle de Vandermont ; mais c’est bien mal à vous de ne m’avoir pas dit hier le plaisir qui m’attendait aujourd’hui ; cela est cause que je perds mon temps depuis une heure. Vous êtes arrivée bien tard.

— Beaucoup trop tôt, répondit Angéline, en détournant ses yeux humides de larmes.

En cet instant son danseur revenait balancer à sa place, il lui fallut obéir à la contredanse. Comme Angéline était belle, et que chacun de ses mouvements avait de la grâce, on l’admirait tout haut ; les vieux amateurs, les jeunes dandys, ayant vu M. de Vilneuse lui parler, vinrent l’un après l’autre lui demander le nom de cette jolie personne qui était fraîche comme sa guirlande de roses.

On devine avec quel plaisir la vanité d’Amédée recueillait ces louanges, et quel air modeste il prit pour y répondre ; c’est la seule fatuité de bon goût que le plus humble des hommes ne se refuse jamais. En voyant le succès qu’obtenait Angéline, M. de Vilneuse forma le projet de se consacrer à elle toute la soirée.

Planté debout derrière la place qu’elle occupait à la contredanse, il profite de tous les intervalles pour lui adresser de ces mots insignifiants pour tout le monde, et trop bien compris par elle.

Les flatteries, les reproches tendres et coquets, rien ne triomphe du sérieux glacial ou plutôt du ressentiment empreint sur le visage d’Angéline. Elle s’efforce de ne pas écouter et plus encore de ne pas répondre.

— Serait-il vrai ? dit-il, après avoir épuisé toutes les phrases qui lui réussissaient ordinairement ; quoi ! vous auriez de l’humeur, vous, si douce, si parfaite ? Il y aurait au monde un être assez heureux pour être auteur de cette charmante maussaderie ? Ah ! gardez-vous bien d’en convenir, car il en deviendrait fou de joie, je vous en avertis.

— Moi, de l’humeur ? reprit Angéline en rougissant ; de la mauvaise humeur au bal ? ce serait bien ridicule, et certes je n’ai pas envie…

— De me faire tant de plaisir, n’est-ce pas ? interrompit M. de Vilneuse. Eh bien, je me résigne à penser tout bonnement que je vous ennuie : avec cette idée, je devrais vous débarrasser de ma présence, et céder ma place à l’un de ces admirateurs qui vous entourent. Je lis dans leurs yeux qu’ils m’en auraient une extrême reconnaissance ; mais je ne me sens pas capable d’un procédé si généreux. Cela vous déplaît sans doute ?

— Vous savez bien que non, répondit Angéline d’un ton où le reproche cédait à l’indulgence la plus tendre.

Quelle faute dans l’art de captiver un cœur léger ! À peine Amédée fut-il rassuré par cette réponse naïve, qu’il devint distrait en parlant à Angéline, et que ses regards se portèrent moins souvent sur elle que du côté de la laide héritière.

— On va danser un quadrille dans l’autre salon, dit alors madame Vandermont à sa fille, allons nous placer pour le bien voir ; et, quittant le bras de M. de Brécourt pour prendre celui d’Angéline, elle la sépara ainsi de M. de Vilneuse qui les suivit à quelque distance.

Dans ce quadrille, composé de charmantes jeunes personnes et de jeunes femmes qui aiment le plus à se mettre en évidence, on remarquait particulièrement madame de Faverolle : sa parure plus soignée, plus élégante que celle d’aucune autre, en dépit de l’uniformité des costumes, prouvait assez le désir qu’elle avait d’être la première de toutes. Elle n’était pas moins ambitieuse en coquetterie : aussi, jeunes, vieux, agréables ou non, tous les hommes s’empressaient autour d’elle. M. de Vilneuse ne lui était dévoué qu’en raison de ses succès ; et, ce soir-là, elle en eut beaucoup.

Angéline ne s’en aperçut point ; sa mère seule en fut jalouse. Aucun des mouvements d’amour-propre d’Amédée ne lui échappa : elle le vit s’épanouir en donnant le bras à madame de Faverolle pour la conduire dans les salles où l’on soupait ; elle surprit ses soins intéressés pour l’héritière ; elle le vit bien un moment fier de la beauté d’Angéline et de l’effet qu’elle produisait ; mais c’était encore une joie de vanité ; le cœur n’était pour rien dans aucune de ces émotions.

D’ailleurs, quoi de plus fugitif qu’un effet de ce genre à l’époque où nous vivons ? Il faut savoir à quel chiffre monte sa dot pour s’occuper longtemps d’une jeune personne, si jolie qu’elle soit ; et le plus amoureux renonce bien vite à l’idée de faire son bonheur quand elle ne peut faire sa fortune à lui. Aussi, après avoir répété plusieurs fois « elle est ravissante, » on ne fit plus attention à Angéline ; chacun reprit le cours de ses prétentions, de ses ambitions, et la pauvre enfant, qui n’en pouvait flatter aucune, resta délaissée près de sa mère et de son vieil ami.

En voyant l’abattement d’Angéline, et devinant sa tristesse, madame Vandermont lui proposa de s’en aller avant la fin du bal qui paraissait devoir se prolonger fort avant dans la nuit. Angéline souffrait trop de tout ce qu’elle voyait pour ne pas accueillir la proposition ; d’ailleurs, elle se flattait en secret qu’Amédée s’apercevrait de leur départ, et qu’il tâcherait de les retenir. Mais elle eut beau laisser tomber son éventail pour se donner le temps de le chercher ; elle eut beau mettre, ôter et remettre sa fourrure ; Amédée, tout occupé de rire des bons mots de madame de Faverolle, ne vit, ou ne voulut voir aucune de ces petites démarches qui précèdent un départ.

Pendant le quart d’heure qu’Angéline passa dans le premier salon à attendre qu’on fît avancer la voiture de M. de Brécourt, elle espéra qu’Amédée, ayant vu à la fin qu’elle n’était plus dans la salle de bal, viendrait peut-être la chercher ; mais on annonça la voiture, et elle partit sans avoir reçu un seul regard d’adieu.


IV


Le lendemain de ce bal, lorsque Angéline vint, selon sa coutume, embrasser sa mère à l’heure de son réveil, madame Vandermont fut frappée de l’altération peinte sur le visage de sa fille : il était facile de voir qu’elle n’avait point dormi, et que de tristes réflexions l’avaient accablée.

— C’est assez longtemps souffrir d’une incertitude qui finirait par être humiliante, dit madame Vandermont. Il faut mettre fin à cette situation et j’ai trouvé pour cela un moyen infaillible. M. de Brécourt était l’ami de ton père ; son titre de tuteur lui donne le droit de te doter : il va demander à M. de Vilneuse un rendez-vous dans lequel il le priera de s’expliquer nettement sur ses intentions à ton égard ; il lui fera valoir les avantages immenses qu’il peut te faire ; il jettera le mot de cinq cent mille francs dans la conversation ; il se gardera bien de lui parler du neveu qu’il a aux États-Unis ; et si cette conversation produit l’effet que j’en attends, tu sauras à quoi t’en tenir sur les vrais sentiments d’Amédée.

— Oh ! non, ma mère, l’épreuve me fait peur. S’il allait braver la volonté de sa mère et vouloir m’épouser tout de suite, je sens que je ne pourrais plus l’aimer.

C’était la réponse qui pouvait le plus encourager madame Vandermont dans son projet ; mais elle n’en parla plus. Un rhume violent, qui la retint au lit pendant plusieurs jours, l’empêcha de recevoir M. de Vilneuse, et Angéline, n’entendant plus rien dire de l’épreuve redoutée, crut que sa mère n’y pensait plus.

Avec quelle peine profonde elle vit revenir près d’elle Amédée plus soigneux, plus tendre qu’il ne l’avait jamais été ! Quel frisson parcourut ses veines, lorsqu’elle l’entendit se révolter contre l’autorité de madame de Vilneuse, et déclarer qu’il ne pouvait s’y soumettre plus longtemps ; que la passion l’emportait sur toutes les considérations possibles, et qu’enfin, lorsqu’on avait la chance si rare de rencontrer la seule femme qui pût nous rendre heureux, on serait bien coupable envers soi-même de ne pas faire tout au monde pour l’obtenir !

Il a vu M. de Brécourt, pensa Angéline, et ses yeux se remplirent de larmes.

— Pourquoi cette tristesse ? demanda alors M. de Vilneuse : l’idée de mon bonheur vous causerait-elle quelque regret ?

Et, tout en faisant cette question d’un air inquiet, Amédée ne doutait point que l’émotion la plus douce ne fût seule cause des larmes d’Angéline.

— Non, dit-elle ; j’ai réfléchi aux obstacles qui nous séparent : il en est survenu un qui est insurmontable.

— Lequel ? vous me faites frémir !

Une personne qui s’approcha d’eux en cet instant dispensa Angéline de répondre à Amédée ; ce tiers, introduit dans la conversation, apporta un grand changement dans leurs paroles, mais fort peu dans leurs pensées. Angéline ne cherchait qu’à se convaincre de ce qu’elle soupçonnait, et M. de Vilneuse, qui voulait la captiver par tous les genres de flatterie, entama un long éloge de M. de Brécourt, dans lequel il eut l’imprudence de parler de son dévouement pour ses amis, de la manière noble dont il savait les obliger ; et, dans son enthousiasme pour les sentiments généreux dont il espérait bien profiter, il laissa échapper ces mots :

— Et, comme je le lui disais hier matin, c’est doubler les jouissances de la fortune que d’en faire un si noble usage.

Ce peu de mots détruisit l’illusion d’une année entière : la douleur et l’indignation qu’en ressentit Angéline ne lui permirent pas de rester près d’Amédée ; elle prétexta un violent mal de tête, et se retira dans sa chambre : là, elle attendit que la soirée fût terminée pour retourner auprès de sa mère.

— Vous l’aviez trop bien jugé, dit-elle ; il ne m’aimait pas ! C’était mon peu de fortune et non la volonté de sa mère, qui causait son indécision. Ah ! pourquoi ne puis-je m’éloigner de lui à l’instant même, et pour toujours !

— Ma pauvre enfant ! disait madame Vandermont en pleurant aussi du chagrin de sa fille ; calme-toi ; peut-être le jugeons-nous trop sévèrement ; peut-être…

— Non, ma mère interrompit Angéline ; j’ai lu dans son cœur, j’ai vu dans son dévouement subit l’effet de la conversation qu’il a eue avec M. de Brécourt. L’abandon le plus complet de sa part m’aurait moins blessée. Mais, je vous en conjure, qu’il ignore toujours l’innocente ruse employée par vous pour me désabuser. Comme je renonce dès aujourd’hui à toute idée de mariage, on gardera sans peine le secret de ma dot ; et, d’ailleurs, bientôt il ne pensera plus à moi. Ah ! si je pouvais hâter ce moment, si je pouvais ne plus le rencontrer !

— Rien de si facile : veux-tu partir dès demain pour Spa ? Les eaux me sont ordonnées depuis longtemps, et ce voyage nous sera profitable à toutes les deux.

— Eh ! ne sais-je donc pas les raisons d’économie qui vous ont empêchée de le faire l’an passé ? Nous ne sommes pas plus riches cette année.

— Cela est vrai ; mais tu es plus malheureuse ; et l’argent que je refuse à une fantaisie ou à un petit intérêt de santé, je le dépense sans regret pour une chose doublement utile : ainsi, prends courage, et dispose tout pour notre prochain départ.

Deux jours après cet entretien, madame Vandermont et sa fille étaient sur la route de Bruxelles. Madame de Géneville et son dernier enfant étaient aussi du voyage ; car la présence du gentil Aloys, les soins qu’il exigeait, avaient paru à madame Vandermont la plus sûre distraction aux peines d’Angéline.

À peine arrivée à Spa, madame de Géneville reçut une lettre de son mari, où il lui dépeignait la surprise agréable qu’il venait d’éprouver. Les devoirs de sa nouvelle place l’obligeant à recevoir un peu plus de monde, il cherchait à louer un appartement dans le quartier de sa belle-mère, lorsque, le soir même de son départ, celle-ci lui avait fait remettre, par le portier de la maison que tous deux habitaient, la clef d’un appartement au-dessus du leur. Là, il fut bien étonné de trouver l’ameublement le plus complet, quoique simple, enfin, tout ce qui pouvait contenter les désirs raisonnables d’un jeune ménage dans son premier établissement.

L’appartement était loué à son nom, et payé d’avance pour trois années. Le mobilier appartenait à la femme et au mari ; les quittances en faisaient preuve ; et M. de Géneville ne concevait point comment sa belle-mère pouvait prélever sur ses économies le prix de semblables présents. C’était, disait-elle, un écrin rempli de bijoux assez beaux qu’elle avait conservé pour satisfaire à ce qu’elle appelait ses caprices maternels.

En se voyant si bien pourvu du nécessaire, M. de Géneville pensa, comme tant d’autres, qu’il devait y joindre un peu de superflu ; et il fit promptement succéder à sa lettre de remercîments la demande d’un prêt d’argent pour acheter plusieurs objets de luxe qu’il qualifiait d’indispensables.

Mais il reçut à ce sujet un refus si positif qu’il n’insista point.

Le séjour des eaux commençait à rétablir la santé de madame Vandermont, et la vie agitée qu’on mène à Spa empêchait Angéline de se livrer à l’excès de sa tristesse, lorsqu’elles furent toutes deux frappées par une si vive inquiétude, qu’elles n’eurent plus d’autre pensée. L’enfant de madame de Géneville fut subitement attaqué d’une maladie accompagnée de convulsions qui le mit dans le plus grand danger. Les médecins du pays inspiraient peu de confiance à la pauvre mère, mais l’enfant n’était pas en état de supporter les fatigues d’une longue route ; on ne pouvait sans imprudence le ramener à Paris pour le rendre aux soins du savant K…, du docteur qui l’avait déjà sauvé d’une semblable crise. Déjà dix jours d’une fièvre ardente semblaient avoir épuisé les forces du petit malade. Sa mère, plongée dans un morne désespoir, les yeux fixés sur lui, comptait les mouvements de sa respiration pénible, en frémissant de l’entendre s’arrêter. Tout à coup un cri de joie la fait tressaillir. C’est Angéline qui s’était retirée près de la fenêtre pour cacher ses larmes à sa sœur ; c’est elle qui vient d’apercevoir le docteur K… ; il descend de voiture soutenu par le domestique de madame Vandermont, il est accompagné du jeune Isidore.

L’apparition du docteur K…, que la pauvre madame de Géneville crut lui être envoyé par le ciel même, la rendit à la vie par l’espérance, elle ne douta plus du salut de son enfant ; en effet, les mêmes moyens, joints aux remèdes violents qu’exigeait l’état de la maladie, obtinrent tant de succès, qu’en moins de deux jours l’enfant se trouva hors de danger.

Quand il fut permis de s’occuper d’un autre que lui, madame Vandermont vanta l’intelligence et le zèle admirable qu’Isidore avait mis. à remplir sa commission.

— Ah ! mon Dieu ! dit la mère d’Aloys, j’ai été si heureuse de voir le docteur, que, dans ma joie, je n’ai pas pensé à remercier Isidore de me l’avoir amené ; comment a-t-il pu le déterminer à quitter tant de malheureux qui attendent de lui la vie ou la santé ?

— Il a fallu se donner bien de la peine pour obtenir ce sacrifice, dit Angéline, en portant sur Isidore un regard plein de tendresse et de reconnaissance.

— Oh ! rien n’a été si facile, mademoiselle, répondit-il d’une voix émue ; tout autre que moi, ajouta-t-il, en se tournant vers madame Vandermont, avec les mêmes instructions, aurait eu le même succès, je vous l’affirme.

— Pure modestie de sa part, interrompit madame Vandermont ; mais, puisque nous n’avons plus d’inquiétude, il faut penser à divertir le docteur pendant les deux jours qu’il doit nous donner ; car c’est un homme d’un grand talent, d’un noble caractère, qui résiste à la fatigue, à tous les dangers, mais qui s’enfuit dès qu’il s’ennuie. Ainsi donc je vais lui arranger demain un dîner avec quelques gens aimables qui sont ici ; puis, nous le mènerons à la redoute, nous le présenterons à nos plus jolies femmes, et qui sait ? si le bonheur veut que l’une d’elles tombe sérieusement malade, nous le garderons peut-être une semaine de plus.

— Oh ! la bonne idée ! s’écria madame de Géneville ; grâce à lui, je n’ai plus besoin que vous m’aidiez à soigner Aloys, et il faut arranger une partie à cheval pour visiter demain les trois fontaines.

Dans cette jolie promenade, Isidore se tint constamment éloigné d’Angéline ; contraignant son cheval à marcher près de la calèche de madame Vandermont ; il causa longtemps avec elle, et répondit sans embarras à toutes les questions qu’elle lui adressa sur ses moyens de fortune ; car ces questions semblaient dictées par un si vif intérêt, qu’elles ne pouvaient sembler indiscrètes ; aussi Isidore n’hésita-t-il point à lui peindre le regret qu’il avait de ne point accepter la proposition qui lui était faite de l’adjoindre à une des premières maisons de banque de Paris ; mais il fallait fournir trois cent mille francs à la société pour effectuer l’association, et Isidore n’avait pas assez de crédit pour se les procurer.

— C’est dommage, dit madame Vandermont, car, avec un caractère si honorable, et la capacité qui vous distingue, vous feriez une fortune rapide, je n’en doute pas.

— À quoi bon ? reprit Isidore en soupirant.

— Ah ! mon cher ami, ne soyez pas si dédaigneux de la fortune, si vous saviez tout ce qu’on peut lui devoir !…

En cet instant, le cheval que montait Angéline, se cabra et menaça de la jeter par terre. Isidore courut vers elle, et fut bien étonné de la voir sourire de l’effroi qui l’avait attiré.

— Qu’est-ce donc qui rendait ce cheval si rétif, demanda-t-il ?

— Moi, reprit Angéline, je l’ai tant taquiné, qu’à la fin il s’est révolté, sans cela vous ne m’auriez pas dit un mot de la journée.

— C’est possible.

— Il faut donc un danger, une scène de mélodrame pour s’attirer votre attention ?

— Non, il faut tout simplement que je me croie utile.

En finissant ces mots, Isidore retourna près de la calèche. Angéline en éprouva quelque dépit ; mais se rappelant le sentiment dont il l’avait crue longtemps préoccupée, elle ne put blâmer l’éloignement d’Isidore pour elle.

Arrivée à la Géronstère, la fontaine des buveurs bien portants, Angéline fut entourée par tous les jeunes gens que le plaisir amène aux eaux chaque année ; on fit de grands projets pour le bal du soir, et chaque élégant se mit en devoir de cueillir la bruyère fleurie qui fait l’ornement des robes de fête à Spa. Angéline en avait déjà de quoi garnir dix robes, mais il n’y en avait pas un seul brin offert par Isidore. Le soir, à la redoute, il ne l’invita pas une seule fois à danser.

Aux eaux, tout le monde joue un peu, c’est l’usage, et les femmes s’établissent sans honte à une table de rouge et noire, comme à une table de whist dans un salon. Madame Vandermont dit à Isidore :

— Tentons la fortune ; confiez-moi un louis, j’en mettrai autant pour Angéline, et, qui sait ? le bonheur me favorisera peut-être ? Si j’allais gagner la valeur de ce joli cheval qu’on vous proposait ce matin.

— Ce serait bien amusant, dit Angéline.

— Et très-étonnant, dit Isidore, car je joue de malheur depuis bien des années.

— Raison de plus pour que la chance tourne, reprit madame Vandermont en allant s’asseoir parmi les joueurs, tandis qu’Angéline suivait son danseur à l’autre bout de la salle. À son retour près de sa mère, celle-ci lui dit : Mes pressentiments ne m’ont point trompée, j’ai des trésors à partager entre vous deux, Isidore a gagné son cheval, et toi la jolie montre que tu désirais. En disant ces mots, madame Vandermont montra plusieurs billets de banque qu’elle plia dans sa bourse.

Les jours qui suivirent furent consacrés aux mêmes plaisirs, et Isidore ne se démentit pas un instant dans sa froideur polie envers Angéline. Il allait retourner avec le docteur K… à Paris ; l’idée de le voir s’éloigner d’elle, sans avoir pu lui adresser un seul mot affectueux, l’emporta sur le sentiment d’orgueil ennemi de toutes les explications ; Angéline craignit aussi d’avoir blessé innocemment la fierté d’Isidore, et, poussée par ce qu’elle croyait être seulement la candeur, la bonté de son âme, elle profita d’un moment où il était appuyé sur la fenêtre du salon, et séparé du reste de la société, pour lui demander franchement la cause de l’éloignement qu’il lui témoignait avec tant de constance.

— Ne me questionnez pas, dit-il, car il me faudrait vous offenser ou mentir.

— N’importe, répondit Angéline, je préfère tout à vous croire fâché contre moi. Si vous saviez comme cette idée me cause de la peine !

— Moi, vous affliger ! dit-il en levant les yeux au ciel.

— Pourquoi m’éviter ainsi ?

— Vous voulez le savoir ?

— Oui, je l’exige ; dites pourquoi ?

— Hélas ! reprit Isidore, en serrant d’une manière convulsive la main qu’elle lui présentait, c’est que si je vous laissais voir tout ce que mon cœur éprouve, Angéline…, vous m’aimeriez… et que le devoir et l’honneur me défendent de vous associer à ma triste existence.

En achevant ces mots, Isidore courut rejoindre le docteur qui recevait les adieux de la famille reconnaissante, et bientôt tous les deux furent en voiture. Pendant que le postillon montait lentement sur son cheval, Isidore se pencha pour regarder la fenêtre où il avait laissé Angéline. Elle était encore à la même place, immobile, les yeux fixes, et ne voyant rien. Enfin, le fouet du postillon retentit dans l’air. Isidore la vit tressaillir et quitter aussitôt la fenêtre. Ah ! qu’il eût payé cher un seul regard d’adieu !


V


En arrivant à Paris, Isidore trouva une lettre d’un des premiers notaires de la ville, lequel lui apprenait qu’un de ses clients, ayant toute confiance dans la maison de banque des frères M…, lui offrait les trois cent mille francs indispensables à son association avec leur maison, et cela à des conditions d’intérêts fort raisonnables.

On devine l’empressement d’Isidore à se rendre chez le notaire pour terminer cette affaire, et son zèle à profiter de cette occasion honorable de s’enrichir.

Dès qu’on le sut sur le chemin de la fortune, chacun vint lui offrir ses services ; son esprit ingénieux, ses talents administratifs se révélèrent ; et l’on put dès lors prédire le but où il arriverait.

M. de Brécourt, qui connaissait le mérite d’Isidore, vint un matin le voir à son bureau, pour lui proposer un mariage des plus avantageux. Il s’agissait, dit-il, de la fille d’un receveur-général, dont la famille, quoique très-riche, ne veut la donner qu’à un jeune homme laborieux, spirituel, et en état de succéder à la place de son père ; la jeune personne est jolie, bien élevée ; elle a les goûts les plus modestes, et moi, qui la connais depuis longtemps, ajoute M. de Brécourt, j’ai la certitude qu’elle vous plaira beaucoup, à part les quatre cent mille francs qu’elle apporte.

— En vérité, monsieur, je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance, répond Isidore, tant de confiance me touche et m’honore ; mais je ne me sens aucune vocation pour le mariage, du moins en ce moment.

— Il s’agit bien de vocation vraiment ! reprit M. de Brécourt en haussant les épaules ; s’il n’y avait de mariés que les gens qui aiment le mariage, on ne verrait pas tant de noces.

— Ni tant de mauvais ménages, convenez-en, monsieur.

— C’est possible, sentiment parlant ; mais l’intérêt et l’ambition se trouvent trop bien de certaines alliances pour que la mode en passe ; vous le savez, vous qui êtes ambitieux.

— Je ne m’en défends pas ; oui, monsieur, j’ai l’ambition de me créer une noble indépendance ; car, dans l’époque où nous vivons, on ne vaut que par sa fortune ; mais si je désire devenir riche, c’est pour rester libre dans mes opinions, et dans mes affections.

— Rien de si juste, et personne ne vous contrariera sur ces deux points ; la famille dont je vous parle est on ne saurait plus tolérante en opinion politique, et comme vous aimerez votre femme…

— Jamais, monsieur, interrompit Isidore, jamais je n’aimerai la femme que je n’aurai pas choisie moi-même.

— Eh ! qui vous dit que votre choix ne tombera pas sur celle-là ?

— C’est impossible, monsieur.

— Je devine ; vous êtes aveuglé par une de ces passions de jeune homme que l’on croit éternelles, et qui ne savent braver ni le temps, ni la misère ; nous avons passé par là, mon ami ; mais vous avez déjà assez d’expérience du monde, pour savoir ce que valent ces sortes d’attachements, et pour ne pas faire la folie de leur sacrifier votre existence. Tenez, je suis vieux, mes conseils portent bonheur, laissez-vous diriger par eux. D’abord, voyez la jeune personne.

— À quoi bon, monsieur, puisque je ne dois pas l’épouser ?

— Bah ! l’on se décide souvent par les yeux ? Qui peut prévoir l’effet d’un aspect séduisant !

En vain M. de Brécourt insista, il ne put rien gagner sur la volonté d’Isidore, et le retour de madame Vandermont affermit encore plus ce dernier dans sa résolution. Cependant il s’était fait la loi d’aller rarement chez elle ; mais le peu de fois qu’il vit Angéline, suffit pour lui prouver que nulle autre ne régnerait jamais sur son cœur.

Il avait déjà réalisé quelques bénéfices, lorsqu’il rencontra un jour M. de Géneville, sortant de chez son agent de change ; il avait les traits altérés d’un homme au désespoir. Trop douloureusement ému pour rien dissimuler, il raconta à Isidore comment, s’étant laissé entraîner par l’attrait des jeux de bourse, il venait de perdre une somme trop considérable pour pouvoir l’acquitter dans le délai voulu ; qu’il ne s’était jamais trouvé dans une circonstance plus horrible ; et, que ne pouvant cacher plus longtemps sa situation, il avait imploré les secours de ses amis, de sa belle-mère ; mais celle-ci avait répondu que sa fortune ne lui permettait pas de lui avancer la somme nécessaire, et M. de Brécourt lui-même s’était refusé à la lui prêter. Dans son embarras, le malheureux Géneville parlait d’employer le plus affreux moyen de se tirer d’affaire ; puis, le souvenir de sa femme et de ses enfants lui montrait ce projet comme un crime.

— Venez chez moi, dit Isidore, nous causerons de cette situation, nous verrons s’il y a moyen…

Géneville ne le laissa point achever ; et, bien qu’ils fussent en pleine rue, il sauta au cou d’Isidore comme un noyé saisit la planche qui doit le sauver.

En sortant de l’entretien qu’ils eurent ensemble, M. de Géneville respirait librement, et quand il rentra, après avoir passé chez son agent de change, madame Vandermont parut très-étonnée du changement subit qui s’était opéré dans l’état de son gendre. Curieuse de savoir par quels moyens il avait pu sortir d’un si mauvais pas, elle se contenta de lui demander qui il avait vu dans la matinée ; il nomma plusieurs personnes riches, et la curiosité de madame Vandermont resta la même. Mais il ajouta, j’ai aussi rencontré Isidore ; il m’a chargé de tous ses respects pour vous, mesdames. C’est vraiment un excellent garçon, et qui fera de bonnes affaires.

C’était un singulier éloge, et l’on aime à penser que M. de Géneville aurait parlé autrement de l’ami qui venait de compromettre non-seulement le fruit de son travail, mais encore ses bénéfices à venir, pour lui sauver l’honneur, si Isidore n’avait exigé le plus profond secret sur le service qu’il venait de lui rendre, et si, pour en être plus sûr, il n’avait laissé entendre que son crédit dans sa maison de banque recevrait une atteinte mortelle de la moindre indiscrétion à ce sujet.

Pour apprécier cet important service, il faut se rappeler qu’Isidore perdait, avec ce qu’il avait amassé, l’espoir d’arriver bientôt à l’indépendance tant désirée, à cette indépendance qu’il eût été si heureux de faire partager à la seule femme qu’il pût aimer !

Au moment où, pour rendre sa bonne action plus méritoire, il calcule tout ce qu’elle lui coûte, M. de Brécourt vient de nouveau lui parler du mariage qu’il s’obstine à refuser. Plus sa résolution est généreuse, plus il y reste fidèle ; les avis raisonnables, les preuves du plus tendre intérêt, n’obtiennent rien ; seulement Isidore, craignant de désobliger par trop un ami si zélé, consent à le suivre le soir même à l’Opéra-Italien, où doit se trouver la jeune personne dont M. de Brécourt fait tant d’éloges. Pour être plus certain de sa condescendance, M. de Brécourt l’emmène dîner avec lui, et fait retenir deux places à l’orchestre pour lui et son jeune ami. Mais, à peine était-il entré dans la salle, qu’il se rappelle un rendez-vous d’affaires ; il n’a qu’une réponse à donner et sera de retour avant un quart d’heure ; il prie Isidore de lui garder sa place.

— Elle sera à l’avant-scène des secondes, avec une robe blanche et une écharpe couleur de rose, dit-il en s’en allant.

Cet avis a si peu d’intérêt pour Isidore, qu’il l’oublie presque aussitôt qu’il le reçoit, et se laisse captiver tout entier par la musique de Rossini et la voix enchanteresse de madame Malibran. Pendant le premier entr’acte de la Sémiramide, Isidore se lève et reste debout, tournant le dos à la scène. Un de ses voisins, homme d’esprit, qu’il a souvent rencontré dans le monde, cause avec lui sur le génie du compositeur, le talent de l’actrice, et cette conversation amusante est interrompue par les accords mélodieux d’un chœur de femmes. Isidore se rassied, et l’idée ne lui vient pas de lever les yeux sur les loges d’avant-scène.

Enfin, au milieu du beau duo d’Arsace et de sa mère, un bouquet tombe sur le théâtre, et tous les yeux se portent sur la loge d’où il vient.

— Qu’arrive-t-il ? demande Isidore, en voyant plusieurs personnes se lever.

— Ce n’est rien, répond son voisin ; c’est une jeune personne, que vous voyez là, en blanc avec une écharpe rose ; elle a laissé tomber son bouquet.

Ces mots rappellent tout à coup à Isidore ce que lui a dit M. de Brécourt, il lève les yeux sur la loge indiquée, puis les referme aussitôt ; sa tête se penche sur son épaule, un cri plaintif s’échappe de sa poitrine, et il perd connaissance. On le transporte au foyer ; un chirurgien qui se trouve là veut le saigner, mais un homme s’y oppose, « Ce ne sera rien, dit-il ; qu’on m’aide seulement à le transporter dans ma voiture ; le grand air le ranimera. » Isidore, sous le poids d’une sensation qui l’étouffe, reste longtemps comme asphyxié ; enfin il rouvre les yeux, et il se croit en délire ; sa main est pressée par celle d’Angéline, elle l’appelle, lui donne les plus doux noms, Madame Vandermont lui demande pardon de la surprise qui a failli le tuer. M. de Brécourt se frotte les mains en disant :

— Convenez que j’ai savamment conduit cette affaire-là ! En vérité, j’ai cru que l’entêté ne se déciderait jamais à regarder sa future.

— Est-il bien vrai ? dit Isidore, en portant sur Angéline un regard où se peignaient le doute et la reconnaissance.

— Vous l’aviez prédit, répondit-elle en rougissant.

— Et moi, je l’ai voulu, dit madame Vandermont.


VI


Alors, malgré tout ce qu’un sentiment de délicatesse fit dire à Isidore sur la nécessité d’attendre que sa fortune lui permît d’accepter tant de bonheur, on disposa tout pour son mariage avec Angéline. À travers tant de sujets de joie, il regrettait de ne pouvoir lui offrir les riches présents dont se parent ordinairement les jeunes mariées ; la somme prêtée à M. de Géneville le privait de ce plaisir ; mais on vit arriver chez madame Vandermont un coffre d’ébène, incrusté d’ivoire et rempli de bijoux, de châles de l’Inde, et accompagné d’une corbeille élégante, contenant les blondes, les rubans, les fleurs les plus à la mode.

— Remercie Isidore de cette jolie corbeille, dit madame Vandermont, c’est lui qui te l’offre, en retour des quatre cent mille francs qui composent ta dot.

À ces mots, chacun se regarde, muet de surprise.

— Vous me croyez folle, n’est-ce pas, mes enfants ? Je le vois à votre air stupéfait, reprit madame Vandermont ; mais votre étonnement m’amuse trop pour que je ne cherche pas à le prolonger quelques moments de plus. Suivez-moi.

Plusieurs voitures se trouvaient dans la cour. Madame Vandermont monta dans la première avec Angéline et Isidore. M. de Brécourt et le reste de la famille suivirent. Bientôt les voitures s’arrêtèrent à la porte d’une petite maison nouvellement bâtie et meublée avec la plus élégante simplicité.

— J’espère que ma chère Angéline fera bien les honneurs de cette maison, dit madame Vandermont, car elle lui appartient.

— Serait-il vrai, ma mère, s’écria Angéline.

— Vois plutôt si elle n’a pas été arrangée selon tes goûts.

Et madame Vandermont se plut à montrer à ses enfants la distribution commode des appartements.

— Et le vôtre où donc est-il, ma mère ? demanda Angéline.

— Il n’est point ici, répondit tristement madame Vandermont ; c’est un sacrifice que je m’impose avec courage aujourd’hui, parce qu’il est volontaire, et que si l’on venait plus tard à m’y contraindre, j’en mourrais de douleur. Mais, ne me plaignez pas, mes enfants, je me suis mise à l’abri du seul malheur contre lequel je serais sans force. Vous m’aimerez, vous me soignerez ; car je serai non-seulement pour vous un appui, mais encore une espérance.

» Cette fortune que je vous ai cachée, pour mieux assurer votre bonheur à tous, est le fruit d’un coup de désespoir. Ayant à peine de quoi vous élever avec le peu que je possédais à la mort de votre père, il me vint à l’idée de consacrer une partie de mon écrin à tenter le sort : on venait de mettre à Vienne une terre de deux millions en loterie. C’est l’ami Brécourt que je chargeai de faire l’acquisition de mes billets, sous son nom ; il a la main heureuse, j’ai gagné la terre ; et, depuis dix ans que je la possède, grâce aux soins de mon unique confident, de M. de Brécourt, les revenus en ont considérablement augmenté. C’est une partie de ces revenus qui m’a souvent aidée à vous secourir. Quand cette belle chance m’arriva, nous nous étions arrangés dans notre médiocrité ; elle obligeait mes filles au travail, à l’économie ; elle en faisait des femmes essentielles. Mon fils était paresseux, dissipé ; la fortune en aurait fait un oisif à la mode : je l’ai laissé courageusement souffrir de ses fautes, et les réparer en s’élevant du rang de soldat à celui d’officier. Mon gendre aimait le jeu : je l’ai laissé en proie à tous les tourments de la perte et des humiliations qu’elle entraîne, sûre que la leçon serait assez sévère pour n’être point oubliée. Angéline, sans dot, ne serait point flattée, trompée ; il faudrait l’aimer pour vouloir l’épouser. Que de considérations pour ne vous pas révéler ma fortune !

— Voilà donc l’explication de tous ces miracles, s’écria Isidore, de ces bienfaits surprenants, inattendus !

— Oui, je m’amusais à singer la Providence. Ah ! si l’on savait le bonheur attaché à cette faculté de faire le bien, comme s’il tombait des nues, je suis sûre que j’aurais plus d’un imitateur ; mais, comme tous les secrets du monde, celui-là ne pouvait s’éterniser, il fallait tôt ou tard que ma mort vous le livrât, et j’ai voulu être témoin de votre surprise. Me pardonnez-vous de vous avoir appris à faire un bon usage de ma fortune avant de la partager avec vous ?

C’est par les embrassements les plus tendres que les enfants de madame Vandermont lui répondirent. Chacun d’eux se rappela cent bienfaits anonymes dont le mystère s’expliquait. Le mieux senti fut celui qui paya le voyage du docteur K…, et rendit la vie à l’enfant et à sa mère ; aussi tous s’écrièrent-ils à la fois :

— Oh ! bénis soient la sagesse et l’amour de notre providence de famille !