Souvenirs d’une vieille femme/Avant-propos

Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 1-6).


AVANT-PROPOS


J’ai vécu sous l’époque la plus riche en événements, j’ai subi les malheurs de trois révolutions. J’ai vu notre gloire, nos désastres. J’ai connu particulièrement la plupart des premiers acteurs de notre grand drame politique ; et l’on pense bien qu’ainsi que tout le monde, je fais des mémoires ; car chacun écrit aujourd’hui sa vie, comme on écrivait autrefois sa dépense ; mais les détails d’une existence de reflet, destinée à l’obscurité, où de grands noms historiques se mêlent par hasard à des événements bourgeois, et qui dans le fond n’est guère comparable qu’à celle d’un confident de tragédie, pourrait bien être sans intérêt pour les lecteurs. Aussi laisserai-je à mes héritiers le soin de publier ou de jeter au feu mon bavardage biographique. Je me bornerai à en extraire quelques faits, quelques aventures qui m’ont été racontées par les héros mêmes. Soit jugement, soit habitude de vivre de la vie de ce que j’aime, je ne me suis jamais fort intéressée à moi ; aussi mes souvenirs purement personnels risquent-ils de paraître fort pâles ; cette abnégation m’a valu de sincères amitiés et de longues confidences. On aime tant ceux qui écoutent !

J’étais si heureuse de placer, sans danger, les émotions de mon cœur et mon goût pour les choses romanesques. Je prenais un intérêt si vif, si vrai aux récits de mes amis qu’ils m’associaient, souvent plus que je ne l’aurais voulu, aux passions, aux événements qui les agitaient ; ils comptaient si bien sur ma discrétion et mon dévouement ! En effet, j’étais discrète par curiosité, par le besoin de me faire des intérêts étrangers aux miens, et dévouée sans mérite, car le plaisir de secourir, de consoler un ami malheureux, m’exaltait à un point qui justifie presque cette barbare pensée de La Rochefoucauld. « Dans l’adversité de nos meilleurs amis, nous trouvons toujours quelque chose qui ne nous déplaît pas. »

Hélas ! oui, ce quelque chose, c’est le bonheur de leur être utile, c’est l’espoir de les attacher pour jamais par la reconnaissance ; c’est l’orgueil de lutter contre leur destinée contraire, de l’emporter sur leur adversité, par la puissance d’une amitié active, généreuse. Et comment ne pas se féliciter un peu du malheur qui nous soumet le cœur d’un ami, qui nous rend sa consolation, son appui, et quelquefois sa providence !

S’il est vrai que Téramène fut mieux placé que personne pour raconter la mort du fils de Thésée, je puis me permettre le récit de plusieurs aventures dont j’ai été témoin, et d’autres qui sont restées dans mon souvenir, en déguisant, toutefois, le nom des personnages que la mort a épargnés ; car je hais cette mode d’imprimer tout vifs, les noms les plus respectables.

Plus je lis de vieux manuscrits, de chroniques, de correspondances imprimées ou inédites, plus je vois que le vrai l’emporte de beaucoup sur l’invention pour le merveilleux et le romanesque. Cela s’explique facilement : quand un caractère sort de la route commune à tous les autres, il va aussi loin qu’il peut, quel que soit le démon ou l’ange qui le guide ; la religion, les lois, l’usage, le ridicule, rien ne l’arrête : l’exaltation du bien produit chez lui des miracles ; celle du mal des crimes qui dépassent l’imagination ; dans l’une ou l’autre voie, c’est l’impossible qu’il veut atteindre, le romancier a l’ambition contraire. Le probable est son but ; quel pauvre domaine.

Qui oserait prendre pour le sujet de deux volumes l’anecdote que je cite de la princesse de Conti ? Que de clameurs s’élèveraient contre l’invraisemblance d’un tel sacrifice fait au repos d’un amant infidèle, à la joie pure d’un raccommodement, à la durée d’une liaison que l’apparence d’un seul tort du côté de la victime aurait rompue à jamais ! Que de grands mots sur ce vertueux parjure ! que d’exclamations sur l’impossibilité de se résigner à un marché si onéreux. Eh bien, ce marché s’est conclu à la satisfaction de toutes les parties. La morale a fermé les yeux ; la société n’a rien su, et chacun a vanté la clémence de la princesse.

Quand le vrai fournit de pareilles aventures, je m’y tiens. Si le public partage mon avis, s’il daigne accueillir cet essai, cela m’encouragera à continuer ce nouveau genre de mémoires.