Souvenirs d’une vieille femme/Le Châle et le Chien

Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 237-258).


LE CHÂLE ET LE CHIEN




J’habitais alors l’immense château du L…, situé au bas de la colline d’Écouen. Ce manoir gothique, aux doubles cours, aux vieilles tourelles, bâti autrefois par un prince de la maison de Condé, et encore décoré d’illustres tableaux de famille, avait un aspect féodal qui ramenait aux temps des croisades, des vœux, des apparitions et des récits miraculeux. Assis, le soir, autour du grand foyer, dont les plus jeunes occupaient les coins enfumés, nous nous amusions à raconter des histoires surprenantes. Les mieux écoutées étaient toujours celles des plus crédules ; les doutes, les plaisanteries ironiques, les bons mots d’esprits forts étaient interdits aux auditeurs, et la rédaction du conteur y gagnait. Méhul était l’Homère du genre ; son imagination mélancolique, sa foi dans le surnaturel, la noble simplicité de ses expressions, charmaient à tel point, que les moins sensibles à ces sortes de récits en restaient longtemps émus. Le premier consul était un de ceux qui se plaisaient le plus à frémir à ces sortes d’histoires ; et dans le petit salon de la Malmaison, dans cette charmante retraite où les arts fraternisaient alors avec la gloire, un récit fantastique de Méhul succédait souvent à celui d’une bataille ; c’était passer d’un merveilleux à un autre.

Ce soir-là, Méhul, ayant mal à la poitrine, prétendit qu’on devait faire pour lui ce qu’il faisait si souvent pour nous, et il réclama une histoire.

— J’en sais bien une, dit alors M. de la B…, mais vous n’y croirez pas.

— Pourquoi cela ? dis-je.

— Parce que je l’ai vue et que je n’y crois pas moi-même.

— Je le pense bien, reprit Méhul, un voltairien comme vous doit douter de tout.

— Foi d’honnête homme, répliqua M. de la B…, j’ai cherché à me l’expliquer de cent manières sans pouvoir y parvenir ; cependant je suis bien persuadé de l’impossibilité d’un pareil miracle ; mais le fait est là, sinon pour me démentir, au moins pour me confondre.

Cette préface redoubla notre curiosité, nous rapprochâmes nos sièges pour rendre le cercle plus intime, et seulement éclairés par la flamme du sarment qui pétillait dans la haute cheminée, nous attendîmes avec impatience que M. de la B… commençât.

Je revenais du Piémont, où j’avais rencontré un jeune homme doué d’une figure intéressante, d’un esprit distingué et de cette sorte de politesse qui se change bientôt en cordialité quand on voyage ensemble. Une longue route, des ennuis, des fatigues, quelques dangers bravés courageusement par tous les deux, nous avaient unis de goût, de cœur et d’esprit ; il arrivait de Naples, où il avait été pour se distraire d’un chagrin dont le nom n’est pas difficile à deviner, J’avais là discrétion de ne pas lui en parler, sorte de barbarie qu’on prend pour de la délicatesse ; il s’ensuivait que la moitié du temps il me répondait sans m’avoir écouté, et que je le choquais par une gaieté intempestive.

Enfin nous trouvant un jour à Turin, dans une galerie de tableaux, je le vis tout à coup fondre en larmes à la vue d’une madone d’André del Sarto, dont l’expression est ravissante ; je pensai qu’elle lui rappelait la femme qui causait sa tristesse, et je le lui dis franchement. Cette indiscrétion mit fin au supplice qu’il s’imposait depuis longtemps, et il soulagea son cœur par la confidence de toutes les douleurs qui l’oppressaient.

Frédéric, né de parents fort riches, avait achevé son éducation en Allemagne, principe fort à la mode chez les gens de finance, qui s’imaginent qu’en parlant bien la langue de ce pays, on peut traiter plus facilement avec les juifs millionnaires qui régissent l’Europe. Francfort avait d’abord été choisi pour sa première station ; il devait y apprendre toute la diplomatie du commerce, et la maison Betman, à laquelle il était recommandé, lui offrait mille ressources en ce genre ; mais dans cette maison opulente on donnait des fêtes, où les plus jolies femmes de la ville joutaient de tous leurs moyens pour troubler le repos des pauvres invités. C’était là que Frédéric avait rencontré une jeune personne, belle, d’une famille noble, et ruinée par la guerre avec la France, une de ces créatures que le ciel destine à l’amour, et qu’on ne peut voir sans émotion.

Après quelques mots tendres, accueillis avec toute la candeur d’une âme pure, Frédéric crut pouvoir la demander en mariage, sans s’inquiéter de l’avis de sa famille. Sa demande fut bien reçue du père de la jeune Odille (c’est ainsi qu’il la nommait) ; mais, voulant savoir si les parents de Frédéric consentiraient à lui voir prendre une femme sans fortune, le père d’Odille avait écrit à ce sujet, et la réponse, insolemment dédaigneuse qu’il en avait reçue, l’avait déterminé à partir subitement pour Cologne, où il se proposait de marier sa fille à un riche négociant, depuis longtemps ami de sa famille.

Le désespoir de Frédéric, en apprenant le départ de sa bien-aimée, ne peut se comparer qu’à celui qu’il éprouva peu de temps après en apprenant qu’elle venait d’épouser M. Vander S… Cependant il feignit de vouloir s’en venger par des liaisons scandaleuses, et quand il crut tout le monde convaincu qu’il avait perdu le souvenir d’Odille, il commença le voyage des bords du Rhin, et s’arrêta bientôt à Cologne.

M. Vander S… n’avait point entendu parler de Frédéric, et, charmé de faire honneur aux lettres dont il était muni, il lui offrit tous les avantages d’une douce hospitalité. Odille ne cacha point à son mari qu’elle avait connu Frédéric à Francfort. Sa franchise n’alla pas plus loin ; elle aurait craint d’alarmer inutilement son mari en lui parlant d’un amour qu’elle croyait éteint dans le cœur de Frédéric. Elle se trompait ; jamais cette passion n’avait été plus vive ; la langueur qui se peignait dans les yeux d’Odille, sa résignation à remplir ses devoirs, ses soins constants à faire honorer le mari qu’elle ne pouvait aimer, la rendaient mille fois plus séduisante que n’aurait fait tout l’art de la coquetterie. Frédéric en perdait la raison.

Un jour qu’il la trouva seule, il osa lui dire combien il souffrait de son indifférence : c’était se mentir à lui-même, car il savait bien être aimé ; mais en amour les injustices rapportent toujours quelque chose. Odille se justifia en pleurant ; elle conjura Frédéric de ne plus lui parler de son amour ou de la fuir, car elle était décidée à tout sacrifier à ses devoirs, ou plutôt à sa reconnaissance pour l’honnête homme qui l’avait épousée. Frédéric consentit à la fraternité qu’elle lui proposait, à la vérité, un peu comme le voleur qui accepte l’aumône de celui qu’il s’apprête à dévaliser. Pourtant il la rassura si bien, qu’elle s’abandonna à la plus douce confiance, et goûta pendant quelque temps le bonheur d’être aimée et d’aimer sans remords ; mais, tout en paraissant se soumettre aux ordres d’Odille, Frédéric ne perdait pas une occasion de lui être agréable.

En revenant un soir, avec plusieurs personnes de ses amies, de la promenade qui borde le Rhin, elle aperçut la plus jolie petite levrette blanche qu’on puisse voir, et s’écria :

— Que je voudrais que ce joli chien fût à moi !

— Il appartient à cet Anglais que vous voyez là-bas, dit quelqu’un, je le rencontre souvent en allant à Deutz, où demeure son maître ; c’est un voyageur, je pense.

Le lendemain, de grand matin, Frédéric se rend à Deutz, et prend les détours les plus ingénieux pour amener l’Anglais à lui céder son chien ; mais celui-ci répondait :

— J’ai rapporté mon cher Fido de Florence, je ne saurais m’en procurer un semblable dans vos pays glacés ; j’y suis attaché, et je le garde. Si l’on vous proposait, monsieur, de céder le beau cheval arabe que vous montez là, ajouta l’Anglais en passant sa main sur la crinière du cheval de Frédéric, vous n’y consentiriez pas facilement, convenez-en. Je n’en ai jamais vu de plus joli.

— Eh bien, troquons d’amis, reprit Frédéric, votre chien pour mon cheval.

— Vous feriez un trop mauvais marché.

— Qu’en savez-vous ? répliqua Frédéric en souriant.

— Ah ! si mon chien doit vous rapporter…

Un regard malin termina la phrase. Ce marché avait un caractère d’originalité qui devait séduire un Anglais. Il l’accepta, à condition que Frédéric reprendrait son cheval, si l’acquisition de Fido ne lui rapportait pas tout ce qu’il en attendait.

Quelles douces exclamations ! quel transport de reconnaissance accueillirent le joli Fido lorsque la femme de chambre d’Odille le fit entrer avec elle chez sa maîtresse. Les volets sont à peine ouverts, qu’il saute sur le pied du lit, comme s’il était chargé de la réveiller par un souvenir de celui qui l’aime, puis il pleure ; on voit qu’il regrette un ami. Cette preuve de sentiment est récompensée par des caresses. On le flatte, on l’appelle de tous les noms qu’on voudrait donner à un autre ; et Frédéric, assis dans le salon qui précède la chambre d’Odille, entend avec ravissement ces mots tendres qu’il croit ne pouvoir s’adresser qu’à lui.

Depuis ce moment, Fido devint l’interprète des sentiments, des reproches, qu’on n’aurait pas osé se dire ; on l’accablait de soins, il était frileux comme tous les chiens nés dans les climats chauds, et la peur de le voir succomber au froid de nos hivers, avait engagé Frédéric à lui donner pour couverture un grand châle de cachemire que lui avait vendu un juif de Cologne, lequel châle aurait figuré dignement dans une corbeille de mariée. Rien n’est secret dans une petite ville ; le mari d’Odille apprit bientôt que le beau cheval de Frédéric avait payé un caprice de sa femme. Il en résulta quelques reproches, d’autant plus pénibles qu’ils étaient accompagnés de tout ce qui peut en atténuer l’amertume ; c’était plutôt un avertissement qu’un soupçon jaloux ; mais il n’en fallut pas davantage pour éclairer Odille sur le danger qui la menaçait. Frédéric reçut en même temps l’aveu de l’empire qu’il exerçait et l’ordre de s’éloigner d’elle. Pour prix de son obéissance, il fallut lui permettre d’écrire, lui promettre de répondre, ce qui ne l’empêcha pas de partir désespéré.

Un an s’était écoulé depuis cette cruelle séparation, Frédéric l’avait employé à voyager en Sicile et dans les plus belles parties de l’Italie, faisant dans chaque principale ville un assez long séjour pour y recevoir une lettre d’Odille. Depuis que Venise a perdu sa splendeur, son tribunal secret et ses masques, il est d’usage de passer son carnaval à Rome : c’est une espèce de devoir imposé aux voyageurs, et qu’ils remplissent avec plaisir.

Pendant ces huit jours de saturnales, toute affaire sérieuse est suspendue ; on ne pense qu’à rire, à plaire ou à se rencontrer ; le printemps, qui commence à se faire sentir, jette, pour ainsi dire, un parfum d’amour sur toutes ces démonstrations de joie ; les anémones, les bouquets de violettes sont lancés de toutes parts, à travers une grêle de dragées, et parviennent toujours à la femme la plus jolie, au char le plus élégant.

Dans cette fièvre générale, il n’y a pas moyen de cacher sa pensée ; la femme honnête y montre sa préférence, l’autre, sa jalousie, et chacun s’y dévoue, à son insu, à ce qu’il aime.

La tristesse de Frédéric ne tint pas contre ce prestige, et quand il vit, à la file du Corso, la belle duchesse L… détacher son bouquet et le lancer dans la calèche où il se trouvait seul, il ne put s’empêcher de presser ce bouquet sur ses lèvres, après l’avoir adroitement retenu.

Le soir même, au bal de l’ambassadeur de France, la duchesse se plaignit d’une violente migraine, pria Frédéric de faire avancer sa voiture, et tous deux y montèrent. C’est ainsi que se traite une affaire d’amour dans un pays où on s’y connaît, ajouta le conteur ; et j’en demande bien pardon à ces dames ; mais le manque de préface ne nuit pas plus au charme de ces sortes d’histoires qu’à nos récits modernes : c’est une économie de phrases, voilà tout.

Frédéric fut d’abord très-heureux de son succès auprès de la belle duchesse L…, puis très-repentant de son infidélité ; une lettre était là, sur son cœur ; il devait y répondre, sa conscience d’amant s’y refusa. Il est des profanations impossibles à un homme délicat, et Frédéric aima mieux laisser Odille dans l’inquiétude que de la rassurer en la trompant ; puis, comme nous voulons toujours nous justifier des torts qui nous amusent, Frédéric se persuada qu’il y avait de la vertu de sa part à chercher tous les moyens de se distraire d’un amour coupable, et quand cet argument ne lui parut pas assez fort, il y joignit une supposition offensante, et se peignit Odille inconstante comme lui.

Frédéric s’aperçut bientôt que la duchesse L… lui ménageait un successeur dans l’aide-de-camp d’un général français qui venait d’arriver à Rome, et, pour lui épargner les embarras d’une rupture, il partit sans lui faire d’autre adieu qu’une recommandation pressante de ne pas faire languir son rival.

Il espérait trouver des lettres d’Odille à Florence, et, sans même supposer qu’elle eût pu se lasser de lui écrire sans recevoir un mot de lui, il s’indigna de son silence, et résolut de l’imiter. Dès lors il tomba dans un découragement profond, se traînant de ville en ville en voyageur ennuyé, qui se fait montrer ce que chaque endroit possède de curieux, sans y porter le moindre intérêt ; car il ne sait plus à qui rendre compte de ses impressions ; pour quoi en éprouverait-il ?

C’est dans cette disposition d’âme que je le rencontrai à Turin. À peine m’eut-il raconté ce que je viens de vous dire, que je formai le projet de le tirer de l’état de langueur qui devait finir par éteindre toutes ses facultés.

— Puisque cette charmante Odille ne peut vous appartenir, lui dis-je, il faut travailler sérieusement à l’oublier, et vous créer des occupations qui vous empêchent d’y rêver sans cesse ; le ciel vous a fait naître avec tous les éléments du bonheur, ne vous amusez pas à détruire vous-même une si belle destinée, acceptez mes conseils, mon amitié, et je vous promets de vous rendre un jour à l’existence d’un homme dont l’esprit et les talents doivent faire un jour honneur à sa patrie.

— Je m’abandonne à votre charitable amitié, répondit Frédéric en se jetant dans mes bras, délivrez-moi de son souvenir, et je vous devrai plus que la vie.

À dater de ce moment, je réglai l’emploi de nos journées, le plan de notre voyage ; il fut convenu que nous prendrions le chemin le moins habité pour traverser les Alpes et nous rendre dans le nord de la Suisse, que nous ne connaissions ni l’un ni l’autre, et que nous reviendrions par la route de Strasbourg.

À force de fatiguer, d’endoctriner et d’amuser mon jeune ami, j’étais parvenu à le distraire un peu du souvenir qui l’oppressait, parfois même ma gaieté réveillait la sienne ; il se moquait de ma philosophie, moi, je riais de son exaltation mélancolique ; je voulais tout voir, lui, tout sentir ; j’étais bavard, lui, rêveur ; et, malgré ces contrastes, nous vivions le mieux du monde ensemble.

Ainsi trottant, causant et disputant, nous venions d’arriver à Bâle, à l’auberge des Trois-Rois, la moins bonne et la plus chère, sans contredit, de toute la Suisse. C’était dans la saison où les Anglais s’emparent, pour ainsi dire, des treize cantons, et il ne restait de libre qu’une petite chambre à deux lits séparés par une ruelle, et tapissée de toile bleue, à carreaux blancs, que je crois voir encore. Les épais rideaux de chacun de ces lits, tombant des quatre côtés, en faisaient comme deux petits cabinets à part ; cependant il aurait été impossible d’y proférer un mot sans qu’il fût entendu du lit voisin.

Après un mauvais souper, abreuvé d’un vin du Rhin qui sentait la futaille, le tout servi dans un énorme salon, dont les balcons, suspendus sur le fleuve, permettent de jouir de la plus belle vue, du bruit le plus assourdissant ; nous remontâmes nous coucher.

J’avais longtemps marché, j’étais accablé de fatigue, je m’endormis bientôt profondément. À je ne sais quelle heure de la nuit, je fus réveillé par une voix qui semblait appeler. Je ne distinguai pas bien le nom qu’elle prononçait ; mais ne doutant pas que cette voix ne fût celle de Frédéric, je lui demandai s’il était souffrant, s’il avait besoin de quelque chose.

— Non, me répondit-il ; mais c’est vous qui m’appeliez sans doute, car j’ai entendu plusieurs fois prononcer mon nom. Vous m’avez même dit autre chose que je n’ai pas compris ; car j’avais peine à m’éveiller. Il ne doit pas être plus de minuit ou une heure, et dans le premier sommeil…

— Que dites-vous donc ? vous rêvez encore, mon ami, je n’ai pas ouvert la bouche ; mais je vous ai fort bien entendu, moi… Peut-être parlez-vous en dormant ; cela s’est vu quelquefois.

— Je ne sais si j’ai parlé en dormant ; mais je suis bien sûr de vous avoir entendu m’appeler très-distinctement.

— Vous verrez que je suis devenu somnambule ! Enfin, soit ! vous vous portez bien, moi aussi ; achevons notre nuit.

Et je me rendormis, laissant Frédéric bien convaincu que je lui avais parlé.

Peut-être une heure après, j’entendis de nouveau agiter le rideau du lit de Frédéric, puis ce mot : adieu ! prononcé à voix basse. Il me vint à l’idée que mon camarade de voyage s’amusait à mes dépens, et qu’il n’était pas seul ; mais, en ami discret, je me promettais d’attendre le jour, pour lui prouver que je n’avais pas été sa dupe, lorsqu’il me demanda à son tour pourquoi je lui disais adieu, et si j’avais le projet de partir avant le jour pour me rendre sans lui à Schaffhausen.

— Vous plaisantez, lui dis-je, partir sans vous ! je n’en aurais pas la mauvaise pensée, lors même que vous resteriez ici plus longtemps pour y goûter les plaisirs d’une aimable compagnie, ajoutai-je en riant.

— Moi, rester ici plus longtemps ! s’écria Frédéric, que le ciel m’en préserve ! Il me semble que j’y étouffe ; j’éprouve une agitation qui ressemble à la fièvre ; il me semble qu’un fantôme me poursuit, qu’il me parle, et pourtant le sommeil m’accable ; je ne puis ouvrir les yeux, je fais des rêves effroyables.

Ces mots m’expliquant assez le bruit qui m’avait réveillé deux fois, je cessai de croire que nous fussions plus de deux dans la chambre. Le silence se rétablit, Frédéric tomba dans un profond assoupissement et mon sommeil ne fut plus troublé du reste de la nuit.

Nous avions recommandé au domestique de venir frapper à six heures du matin à notre porte. Exact à l’ordre, il venait de nous réveiller en sursaut ; au même instant un cri d’effroi me fait tressaillir, je me précipite hors de mon lit, j’ouvre les rideaux de Frédéric et je l’aperçois pâle, haletant, les yeux égarés, faisant de vains efforts pour me parler, et me montrant d’une main tremblante un petit chien à moitié caché sous les palmes d’un châle bleu.

Je devine que ce chien est celui d’Odille, et, sans comprendre comment il a été apporté là, je cherche à calmer Frédéric, en lui disant que sans doute sa maîtresse est à Bâle, qu’il va la revoir ; mais le pauvre jeune homme, accablé sous le poids d’une émotion qui tenait de la terreur, ne m’entendait plus ; il avait perdu connaissance.

J’eus beaucoup de peine à le faire revenir à la vie, ensuite à la raison ; son imagination frappée n’admettait aucun moyen naturel pour expliquer ce fait, et j’avoue qu’en trouvant notre porte fermée en dedans à double tour, je me vis moi-même très-embarrassé d’expliquer l’entrée de Fido dans notre chambre.

— Cette voix qui m’appelait, répétait Frédéric, avec l’accent de la plus vive douleur, c’était la sienne ; cet adieu, c’était le dernier, je ne la verrai plus ! ah ! je le sens à mon désespoir, elle est morte !…

Traitant ses pressentiments de folie, je visitai tous les coins de notre chambre, soulevant la tapisserie qui recouvrait les murs, détachant des panneaux entiers de boiserie ; enfin ne trouvant aucune issue par laquelle on aurait pu pénétrer secrètement chez nous, je fis monter l’aubergiste. En écoutant mon récit et les questions dont je l’accablais, il se mit à sourire d’un air qui semblait dire : Monsieur veut s’amuser. Cette incrédulité, que j’aurais sans doute témoignée comme lui à sa place, me causa une impatience extrême, et je le menaçai sérieusement de répandre sur sa maison les bruits les plus désavantageux, s’il ne m’aidait à découvrir la cause de cette mystification ; c’est ainsi que je nommai le fait que je ne pouvais comprendre, par suite du système établi parmi les hommes depuis l’enfance du monde, et qui consiste à injurier tout ce qui dépasse leur intelligence.

Cependant je persistai à croire à la présence d’Odille, et nous employâmes une semaine entière en perquisitions inutiles, soit à Bâle, soit aux environs. Il fut bien constaté que nulle femme ressemblant à madame Van der S… n’était descendue aux Trois-Rois, que personne de la maison ni de la ville n’avait aperçu ni le joli chien ni le beau châle ; et quand nous eûmes perdu tout espoir d’en apprendre davantage, nous nous remîmes en route pour Cologne ; c’est là seulement que Frédéric devait tout savoir : c’est là qu’il devait recouvrer ou perdre le repos pour jamais.

Pendant cette longue route, Fido fut l’objet de tous ses soins ; il remarquait comme un sinistre présage que ce petit animal était triste ; cependant il en avait été reconnu et caressé ; mais il ne pouvait le faire jouer comme autrefois. J’avais beau lui dire que le chien était malade, Frédéric s’obstinait à le croire malheureux.

Il était onze heures du soir lorsque nous arrivâmes à Cologne, les portes de la ville étaient fermées, il nous fallut attendre quelques moments le porte-clefs. Pendant ce peu de minutes, Frédéric fut saisi d’un tremblement nerveux qui m’inquiéta. « Elle est morte ! disait-il, je le sens à l’horreur qui s’empare de moi à l’aspect des murs de cette ville ; je n’y trouverai plus qu’un tombeau. » Et des larmes brûlantes s’échappaient de ses yeux ; j’étais moi-même atteint d’une tristesse invincible et ne trouvais pas un mot pour le rassurer.

Enfin la voiture s’arrête à l’hôtel D… ; le maître de la maison vint à notre rencontre, et le premier mot de Frédéric fut : madame Van der S… est morte, n’est-ce pas ?

— Hélas ! oui, répondit l’aubergiste, monsieur a sans doute appris cette nouvelle à Aix-la-Chapelle ; c’est là qu’elle a rendu le dernier soupir, dans le cinquième mois de son veuvage : ah ! la pauvre jeune femme méritait un meilleur sort !… Mais j’oublie que ces messieurs ont peut-être mal dîné à Bonn ce matin, et je vais leur préparer un bon souper.

L’aubergiste aurait pu parler une heure encore sans que nous eussions l’idée de l’interrompre. Frédéric, atterré par ce coup qu’il avait pressenti, semblait frappé d’une insensibilité complète. Moi, je me sentais sous le poids d’une puissance mystérieuse qui confondait ma raison.

Sans pitié pour la douleur de mon ami, je voulus tenter toutes les recherches qui pouvaient apporter quelques lumières sur cet événement inexplicable, je fis venir la femme de chambre qui avait soigné Odille jusqu’à ses derniers moments. Nous sûmes par elle que sa maîtresse avait succombé au chagrin de ne plus recevoir de nouvelles de Frédéric, surtout après lui avoir appris la mort de M. Van der S… Ce cruel silence lui avait paru l’aveu de l’abandon et de l’inconstance de celui qu’elle aimait ; et sa vie n’ayant plus d’aliment, s’était éteinte dans les larmes, le jour même où le châle et le chien furent déposés sur le lit de Frédéric.

Voici ce que j’ai entendu, ajouta M. de la B… en répondant à notre étonnement, voilà ce que j’ai vu, et ce que je suis forcé de croire, en dépit de ma raison et des lumières du siècle.