Souvenirs d’une vieille femme/La Princesse de Conti

Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 259-278).


LA PRINCESSE DE CONTI




Mon père avait beaucoup connu, dans sa jeunesse, une certaine madame Bar…, qui avait été première femme de chambre et confidente de la princesse Élisabeth de Bourbon-Condé, mariée à Louis-Armand Conti.

Comme toutes les vieilles femmes, madame Bar… aimait à raconter, et M. de L…, qui était grand amateur d’histoires scandaleuses, lui parlait sans cesse de ce temps qu’elle appelait le beau temps de la régence, dans l’espoir de l’amener au récit de quelque aventure galante de cette époque, moyen qui lui réussissait toujours. À force de conter, la mémoire et les faits s’épuisent, et madame Bar… dit un soir à mon père qu’elle était au bout de ses histoires ; qu’il ne lui en restait plus qu’une dont elle avait promis de garder le secret, car son ancienne maîtresse y jouait le premier rôle, et le souvenir religieux qu’elle lui conservait ne lui permettait pas de révéler cette aventure étrange. Une telle restriction devait redoubler la curiosité de M. de L… ; il prouva à madame Bar… que l’amour de la princesse de Conti pour le marquis de La Fare ayant été connu de la cour et de la ville, un chapitre de plus à ce roman ne pouvait qu’ajouter à l’intérêt, sans y donner plus de publicité.

— Non, répondait madame B… ; le principal acteur de cette petite pièce vit encore, et je serais désolée que mon indiscrétion l’autorisât à être lui-même aussi bavard que moi ; et ce serait dommage ; car, tant qu’a vécu la princesse, et même depuis sa mort, il a gardé religieusement le secret qu’il lui avait promis : c’est un exemple trop noble pour ne pas le suivre.

À toutes ces bonnes raisons, mon père en opposa de mauvaises qui l’emportèrent, et madame de Bar… lui livra le secret dont elle avait été la seule confidente.

Trente ans après, mon père se trouvant à dîner chez M. de Varennes, avec le vieux Laplace, le vieux maréchal de Richelieu, et quelques autres débris du siècle de Louis XV, ne tint pas au désir de vérifier l’exactitude du récit de madame Bar… Ce n’était pas chose facile pour un jeune homme que l’amitié du maître de la maison et la protection de M. de Voltaire recommandaient seules à la bienveillance du maréchal, que d’adresser une question à ce sujet au héros de l’aventure ; c’était se rendre coupable d’une inconvenance, et se perdre par là même à jamais dans l’esprit de M. de Richelieu : il fallait donc se faire ordonner l’indiscrétion qu’on brûlait de commettre. Voilà comme M. de L… s’y prit : il affecta, tout le temps du dîner, une préoccupation extrême et des distractions ridicules ; il était certain que M. de Varennes voudrait en savoir la cause.

— Mais à quoi pensez-vous donc, mon cher ami ? dit celui-ci ; vous mettez du sel dans votre crème au chocolat ; de l’eau dans votre vin de Champagne ; vous ne répondez à personne ; vous avez l’air de rêver : à quoi pensez-vous donc ?

— Belle question ! répond le maréchal ; il pense à ses amours : à son âge, on n’a rien de mieux à faire.

— Je vous en demande pardon, monsieur le maréchal ; ce n’est pas aux miennes que je pensais en ce moment.

— Vous allez voir que c’est aux nôtres.

— Précisément, reprit M. de L…

— Ah ! la bonne duperie ! Je vous assure qu’à votre âge je ne pensais pas aux amours du grand siècle. Mais vous nous direz, j’espère, laquelle de nos anciennes folies vous préoccupe ainsi ?

— Je n’oserais, monseigneur.

— Du courage, dit M. de Varennes ; monsieur le maréchal est indulgent, ; et puis ses exploits en tous genres ont fait tant de bruit dans le monde, qu’il est habitué à en entendre parler.

— Oui, c’est la manière d’en faire pénitence en ce monde, dit le maréchal d’un air hypocrite ; voyons, je suis prêt à m’humilier, d’ailleurs ce sont de vieux péchés : de quelle époque date celui-là ?

— Mais, répondit en hésitant M. de L…, du temps où madame la princesse de Conti aimait le marquis de La Fare.

— Ah ! malheureux, s’écria le maréchal, vous me rappelez la plus indigne action et la plus piquante aventure de ma vie !… Comment se peut-il qu’un secret si fidèlement gardé soit connu de vous ? Je jure sur l’honneur que jamais nul mot de ma part… ; mais peut-être, mon cher, ne savez-vous pas tout ?

— Il faut en juger, dit M. de Varennes ; allons, mon cher ami, ne vous faites pas prier.

— Quoi, vous exigez que je fasse agir et parler monsieur le maréchal, là, en sa présence, au risque de lui faire dire une foule de choses dont il n’a jamais eu l’idée ; ce serait d’un ridicule, d’une impertinence intolérables. Non, je ne puis…

— Je m’engage à vous écouter comme si vous parliez d’un autre, reprit le maréchal, surtout mon cher, n’épargnez pas le jeune duc, je vous promets que le vieux ne s’en fâchera pas.

Alors M. de L… fut contraint de raconter l’histoire, et comment il l’avait apprise de la femme de chambre même de la princesse.

C’était dans le temps où l’on vantait la vertu de la femme qui restait fidèle à sa première faiblesse ; les parents les plus rigides l’offraient alors pour modèle à la jeune mariée qu’on présentait à la cour du régent, et l’attachement de madame la princesse de Conti pour le marquis de La Fare, était un de ces sentiments qui commandaient le respect aux disants, en excitant l’envie des roués de la cour.

Mais s’il est plus commode de s’aimer ainsi tout haut, il est bien difficile de prolonger un amour sans mystère, galant sans romanesque et coupable sans remords. Il faut nécessairement que l’infidélité et la jalousie l’empêchent de succomber à l’ennui. Quel argument en faveur des obstacles et des bonnes mœurs !

La princesse de Bourbon-Condé, en épousant son cousin le prince de Conti, s’était sincèrement promis d’être sage, et sans doute elle se serait tenu parole, sans le torrent de débauche qui entraînait alors les plus chastes, et débordait sur tous les rangs. À cette époque, le mépris à l’envers qui tombait sur toute femme assez mal partagée du ciel, pour n’avoir pas au moins une intrigue, obligeait la plus réservée à s’en créer une, heureuse encore si son choix l’honorait.

Il faut dire, à la justification de la princesse de Conti, que son mari était contrefait, brutal, et à moitié fou ; il n’entrait jamais le soir dans la chambre à coucher de sa femme, sans être muni de deux pistolets chargés qu’il déposait sous l’oreiller nuptial, comme les garants de l’obéissance qu’il exigeait d’elle. On prétend même, qu’une nuit, fatiguée de subir cette singulière tyrannie, la princesse s’arma à son tour d’un fusil pour lui répondre, et le menaça si bien de s’en servir contre lui, qu’à dater de ce moment, il l’a laissée tranquille[1].

Le fils du poëte, l’ami de Chaulieu, le marquis de La Fare, brave, spirituel, brillant, et de ce petit nombre d’hommes qui conservaient encore quelque tradition du servage galant de la cour de Louis XIV, fut celui dont l’amour troubla le cœur de la princesse de Conti : longtemps cet amour noble, délicat, combla tous les vœux de La Fare. Joindre les douceurs d’un bonheur intime à tous les avantages du rang et de la fortune, c’était trop de biens pour ce monde.

Cette union si douce devait être troublée, car elle était la satire vivante des amours éphémères qui régnaient à la cour.

La comtesse de M***, l’une de ces femmes si communes en France, dont la vanité sait prendre tous les masques, afficha tout à coup une passion violente pour M. de La Fare ; c’était une sorte de maladie de langueur ou de fureur qui lui prenait toutes les fois qu’elle était, pour ainsi dire, mordue de la rage d’enlever un mari ou un amant aux délices d’un amour fidèlement partagé. Cette soif d’un triomphe dont les pleurs d’une pauvre délaissée faisaient tout le prix, avait si bien le caractère de l’amour le plus passionné, que le moins présomptueux des hommes pouvait s’y laisser prendre. Les longs regards, les soupirs comprimés, les demi-mots… les reproches, les larmes ; enfin, toutes les séductions et tous les sacrifices, jusqu’à celui de l’amant qu’elle aimait encore ; la comtesse de M*** se servit de ces grands et petits moyens pour amener M. de La Fare à trahir la princesse de Conti.

On ne fait tant de mal que pour s’en vanter : bientôt toute la cour apprit cette nouvelle intrigue par les exigences de la comtesse de M***, qui voulait être accompagnée de M. de La Fare aux spectacles, à l’église, au bal, à la promenade, enfin partout où elle pouvait faire remarquer sa conquête, et se l’attacher par les émotions visibles qu’elle affectait d’éprouver au moindre mot de M. de La Fare.

La princesse, avertie par ces négligences involontaires, par ces joies imprudentes, ces dépits mal dissimulés qui sont le cortège de toutes les infidélités naissantes, confia ses soupçons à M. le duc de Richelieu, il lui conseilla la patience, lui qui savait si bien ce que pouvait durer une intrigue sans amour. Mais la princesse, qui aimait trop pour écouter un avis sage, se plaignit avec amertume. On lui répondit avec colère : M. de La Fare nia fortement, et sans convaincre. Dans cette scène entre la jalousie et la mauvaise foi, la princesse montra tant de chaleur, de grâce, d’esprit, de sensibilité, que le duc de Richelieu, qui était présent, redoubla d’admiration pour elle.

M. de La Fare, n’ayant aucune bonne raison à opposer aux reproches de la princesse, eut recours au procédé dont les infidèles savent tirer un double parti : il sortit brusquement : ce qui venge des injures de l’une, en permettant d’aller recueillir les tendresses de l’autre.

— Vous le voyez, dit la princesse, quand elle se trouva seule avec M. de Richelieu, il se rit de mes soupçons, de mes larmes ; et s’il feint d’en être irrité, c’est pour me quitter une heure plus tôt et donner cette heure à la comtesse. Ah ! que je voudrais savoir s’il me trompe ! vous qui êtes notre ami à tous deux, vous qui savez tout ce qui se passe, dites-moi franchement ce que vous croyez de cette prétendue coquetterie ; ne craignez pas de m’éclairer ; il faut que mon supplice cesse, que je rentre dans la confiance, ou que je m’affranchisse pour jamais.

— Et c’est moi que Votre Altesse daigne choisir pour lui rendre un pareil service ? dit le duc.

— Oui, justifiez-le, si vous le pouvez, ou démontrez-moi sa trahison ; vous êtes dans sa confidence, j’en suis sûre.

— Grâce au ciel, madame, j’ai cet embarras de moins ; mais il existe un autre obstacle qui me rend tout aussi inhabile à vous servir.

— Seriez-vous plus dévoué à la comtesse de M… qu’à moi ?

— Je le devrais, répondit le duc en souriant.

— En effet, je crois qu’elle vous a aimé.

— Un jour, comme tous les autres.

— Et vous a-t-elle paru bien séduisante ?

— D’honneur, je ne m’en souviens plus.

— Cela n’est pas croyable.

— Que voulez-vous, madame, mon cœur seul a de la mémoire.

— On dit qu’elle a une coquetterie…

— Qui s’augmente à mesure que ses charmes diminuent ; c’est dans l’ordre.

— Vous ne la trouvez donc pas fort jolie ?

— Surtout quand je la compare, madame.

— Vrai ? Vous m’enchantez.

— Regardez-la ; elle n’a plus ni jeunesse, ni fraîcheur, et, sans le génie de la parure, je vous affirme bien qu’elle ferait peu de dupes.

— Dites donc cela à M. de La Fare, je vous en prie.

— Oh ! il s’en apercevra bien !

— J’aimerais mieux qu’il le sût d’avance.

— Je suis désolé de ne pouvoir me conformer aux désirs de Votre Altesse, en cette circonstance ; mais j’ai une conscience, sans que cela paraisse.

— Et bien, qu’est-ce qui peut vous alarmer ?

— La crainte d’être dirigé par un intérêt peu noble : si je dis du mal de la comtesse de M… à La Fare, il m’en croira jaloux ; je changerai par là son caprice en passion, et ma loyauté ne me permet pas de le porter à devenir si coupable.

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’il perdrait sans retour le bonheur que je lui envie, madame, et que je ne serais pas assez honnête homme pour m’en affliger.

Ces derniers mots, accompagnés d’un regard tendre, firent rêver la princesse ; elle garda quelques instants le silence ; mais, comme frappée tout à coup d’une idée :

— Je le vois, dit-elle en souriant d’un air triste, vous avez pitié de ma peine, et vous imaginez ce moyen de me distraire.

— Je n’imagine rien, madame, répondit le duc de Richelieu d’un air offensé, et sans la préoccupation qui vous domine, vous ne me feriez pas l’injustice de douter de… Mais j’en ai déjà trop dit, et Votre Altesse permettra…

— Ah ! point de ces grands airs, monsieur le duc, ils ne m’abusent pas, et ils vous font perdre tout ce que votre esprit a d’aimable et de piquant.

— Au fait, je hais autant que vous mon sérieux, reprit-il en venant se rasseoir, et si Votre Altesse veut bien autoriser ma franchise, je lui démontrerai sans peine que, pris comme vengeance ou comme consolation, mon amour ne peut lui nuire.

— Quelle folie ! Et que dirait mademoiselle de Charolais si j’avais la faiblesse de vous croire ?

— Elle dirait que je lui préfère la plus belle, la plus aimable personne du monde, reprit le duc en baisant respectueusement la main de la princesse.

En ce moment, on annonça madame la duchesse de Bourbon, et M. le duc de Richelieu se retira, assez content de l’effet de ses dernières paroles.

Depuis ce jour, il consacra tous ses soins à la princesse de Conti, qui, croyant s’être aperçue que ces soins donnaient un peu d’humeur à M. de La Fare, les encourageait par toutes ces légères faveurs dont se nourrit l’espérance. Ah ! qu’elle aimait véritablement M. de Richelieu, lorsque, lui donnant le bras pour passer d’un salon à l’autre, elle voyait M. de La Fare se retourner avec impatience, comme pour échapper à une impression pénible ! Qu’elle se donnait de peine alors pour feindre l’inconstance !

Un matin que M. de Richelieu se plaignait des avantages vains attachés à son rôle, et menaçait de le quitter, sous prétexte que son amour l’emportait de beaucoup sur son amour-propre, le bijoutier de la princesse vint rapporter un portrait d’elle, peint par le meilleur élève de Petitot, et dans le costume négligé où M. de La Fare la trouvait le mieux à son goût ; elle avait fait monter cette miniature sur un portefeuille à secret destiné à M. de La Fare. L’indiscrétion du peintre avait mis ce dernier dans la confidence de cette charmante surprise ; mais la rupture survenue entre la princesse et le marquis laissait le portrait sans maître. On devine toutes les instances de M. de Richelieu pour en devenir possesseur.

Moins les femmes accordent au sentiment qu’elles inspirent, plus elles se compromettent d’ordinaire pour conserver le servage qui les flatte. La conquête du héros galant de l’époque méritait bien quelque sacrifice, et la princesse fit celui de son portrait.

Mais à peine eut-elle commis cette imprudence, que M. de Richelieu, ne doutant pas qu’une semblable faveur ne fût le garant d’une plus grande encore, pris des airs de confiance et de bonheur qui mirent le désespoir dans l’âme de M. de La Fare. Cette femme qu’il avait trahie sans cesser de l’aimer, ce bien dont la perte redoublait la valeur, il se sentait prêt à braver toutes les humiliations, tous les périls pour le reconquérir ; en vain la comtesse de M… redouble d’efforts pour le captiver, l’idée qu’il lui doit son malheur la lui fait prendre en haine ; il l’accable de reproches, de dédains ; ne pouvant plus résister à ses regrets, à ses transports jaloux, il vient se jeter aux pieds de la princesse, lui peint ses tourments, ses remords avec tant de sincérité, d’éloquence, que bientôt l’amour offensé le rassure et pardonne.

Dans l’ivresse du raccommodement, la princesse oublie le duc de Richelieu ; mais d’un trop noble caractère pour dissimuler avec lui, elle lui raconte ce qui s’est passé entre elle et M. de La Fare, elle laisse voir sa joie d’avoir retrouvé le cœur du seul homme qu’elle eût jamais aimé, et finit par supplier M. de Richelieu de ne point troubler cette joie par une inquiétude ; c’était redemander à demi-mot son portrait.

— Je vous entends, madame, dit-il sans marquer ni surprise, ni dépit ; vous voulez que la clémence soit toute de votre côté ; rien n’est mieux raisonné ; car les coupables sont impitoyables pour les torts dont ils donnent l’exemple ; mais si un intérêt bien éclairé vous porte à m’ordonner ce sacrifice, j’ai un intérêt beaucoup plus grand à m’y refuser, et Votre Altesse voudra bien souffrir que je mette au moins une condition à…

— Eh ! laquelle s’il vous plaît ? interrompit la princesse d’un ton digne.

— La plus impertinente, madame, comme je ne puis la dire, il faut bien que vous la deviniez.

— Quoi ! lorsque ma confiance en vous vous livre le secret de mon cœur, lorsque vous savez qu’il est tout à un autre ?

— Et c’est parce que votre cœur est à La Fare malgré ses infidélités, qu’il est juste que j’aie quelque chose pour ma constance.

— La bonne extravagance ! s’écria la princesse, en tâchant de tourner la proposition en plaisanterie ; mais, mon cher duc, vous n’y pensez pas ?

— Moi, madame, je ne pense qu’à cela, et le ciel sait jusqu’où va la puissance d’une idée dont rien ne peut distraire. Au reste, que redoutez-vous en me laissant ce portrait ?

— Rien de votre probité, sans doute ; mais vous recevez tant de personnes indiscrètes… et puis La Fare a vu commencer ce portrait, il sait qu’il existe, c’était son bien… et il le redemande, dit-elle avec embarras.

— Raison de plus pour le lui rendre, reprit le duc, en s’emparant de la main de la princesse.

— Certainement ; mais vous y mettez un prix par trop ridicule.

— Ah ! si vous saviez, madame, tout ce que ce portrait est pour moi ; que d’injures, que de serments passionnés je lui adresse chaque jour ; avec quelle impatience j’attends le moment de me retrouver tête-à-tête avec lui ? Vrai, quel que soit le prix exigé pour ce trésor, il ne peut surpasser celui que j’y attache.

— Mais songez donc que je ne vous aime pas.

— Vraiment ! si vous m’aimiez, je n’aurais rien à demander.

— Quelle insolence extrême ! dit la princesse en ne pouvant s’empêcher de sourire ; puis reprenant son air sérieux, c’est assez plaisanter, ajouta-t-elle, je vous en préviens ; si vous persistez dans cette folie, je préfère tout avouer à La Fare ; aussi bien la vérité ne m’accuse pas.

— Sans contredit, mais il ne le croira point.

— Comment ! lorsque je lui affirmerai que jamais…

— J’en demande pardon à Votre-Altesse, mais La Fare ne croira pas que j’aie été si sot et si respectueux.

— En vérité ! vous êtes un homme abominable, dit la princesse en retirant sa main avec colère.

— Non, madame, je suis tout simplement un homme fort amoureux qui vous a rendu l’infidèle que vous aimez, qui, en retour de ce généreux service, veut s’élever un moment jusqu’aux cieux pour retomber ensuite sur cette terre misérable, et y vivre dans le silence, les regrets et le souvenir.

Que résoudre ? perdre la confiance et peut-être l’amour de celui qu’elle adorait, se brouiller avec l’homme le plus dangereux de la cour, le laisser possesseur d’un titre contre son honneur, ou bien…

— Sans doute, l’on doit supposer que la princesse réfléchit longtemps avant de se résigner au parti le plus prudent. Mais, peu de jours après cet entretien, on l’a vue pleurer tandis que La Fare, couvrant de baisers le portrait rendu, se disait le plus heureux des hommes.

Ce récit, fait par mon père, devant moi, quand j’étais enfant, est resté dans ma mémoire, comme tant de choses qu’on retient étant jeune, sans les comprendre. Mon père s’est étonné depuis, de retrouver dans mon souvenir les mêmes expressions dont il s’était servi en racontant cette aventure, et j’en conclus qu’il ne faut jamais dire devant les enfants que ce qui leur convient ; car ils ont une mémoire rétroactive qui sert parfois trop à leur instruction. Plus ce qu’ils entendent leur paraît obscur, plus ils y attachent d’intérêt. C’est une énigme qui dort dans leur souvenir, jusqu’à ce que l’observation vienne, un peu plus tard, leur en donner le mot.

Avis aux pères de famille ; car les mères les moins spirituelles ont un instinct qui les garantit de cette faute.

  1. Voici comment la duchesse d’Orléans, mère du régent, parle de la jeune princesse de Conti, dont la fille, Henriette de Bourbon, fut la mère de Philippe-Égalité.

    « C’est une personne pleine d’agréments, qui joue à la beauté le tour de prouver clairement que la grâce est préférable à la beauté. Quand elle veut se faire aimer, on ne peut y résister ; elle a des manières agréables, de la douceur et point de mauvaise humeur, et dit toujours quelque chose d’obligeant. Elle n’aime point son mari, et ne saurait l’aimer : il est trop répugnant tant par son humeur contrariante que par sa figure, etc.