Souvenirs d’une vieille femme/Le Télescope

Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 157-235).


LE TÉLESCOPE




I


C’était, il y a quelques années, dans un de ces bons châteaux où la fortune permet encore une riche hospitalité ; où l’on s’arme, contre la monotonie d’une douce existence, de tous les plaisirs qui peuvent la troubler ; où l’on joue la comédie pour s’envier les plus petits succès, montrer ses ridicules et médire de ceux des autres ; où l’on chasse à se courbaturer, où l’on joue à se ruiner, où l’on devient méchant par bavardage et confiant par ennui. Nous revenions d’une longue promenade où la loi des convenances avait obligé chacun à donner le bras à la personne qui lui était la plus indifférente ; tant il est reçu en bonne compagnie, qu’on ne doit jamais montrer la préférence dont qui que ce soit ne doute. Les rôles d’un vaudeville nouveau venaient d’être distribués, à la satisfaction de deux acteurs et en dépit de tous les autres ; on n’avait point de répétitions à faire ; les journaux n’avaient pas apporté une seule nouvelle qu’on pût discuter ; on avait dit du dernier roman tout le mal qu’on en pouvait dire : que faire pour ceux que le whist ou l’écarté n’occupait point ?

— Priez M. de Norcelles, dis-je, de vous raconter quelque histoire ; il aime les voyages, les aventures ; je suis sûre qu’il en sait de ravissantes, sans compter celles qui lui sont arrivées. Mais, celles-là, il serait peut-être indiscret de les lui demander.

— Et pourtant, madame, je ne pourrais vous en raconter d’autres, répondit M. de Norcelles, car, à l’exemple de nos auteurs modernes, je ne sais bien parler que de moi ; ma mémoire, mon éloquence ont besoin d’être appuyées sur un fait personnel ; alors les moindres détails se représentent à mon esprit, et je deviens intéressant à force d’être vrai.

— Soyez tout ce que vous voudrez, dit la châtelaine, pourvu que vous nous amusiez.

— Pour cela, je n’en réponds pas.

— N’importe, racontez toujours : on ne court jamais grand risque à écouter un homme d’esprit.

Sensible à cette aimable flatterie, M. de Norcelles s’établit près de la grande table qui était au milieu du salon ; les jeunes femmes prirent leur ouvrage ; chacun se rapprocha de lui, et se disposa à l’écouter. Il commença ainsi :

— Je venais de conduire ma mère dans une jolie habitation, à la porte de Genève, sur les bords du lac ; là j’espérais qu’un air pur, une vie calme, et les soins du fameux docteur Butigny, triompheraient de la longue maladie dont les médecins de Paris n’avaient pu deviner la cause, et qui me menaçait du plus grand des malheurs ; car ma mère, c’était la femme la plus aimable et l’ami le plus dévoué !… comprenant toutes les supériorités, toutes les faiblesses du cœur ; exaltant les unes, tolérant les autres ; elle avait des paroles pour toutes les douleurs, et tant d’indulgence pour les plaisirs qui n’étaient plus de son âge !

M. Vanderven, un savant qui avait surveillé mon éducation depuis la mort de mon père ; madame de Verdiac, femme d’esprit qui ne pouvait se disposer à vieillir, et un de mes cousins, sage étourdi de vingt ans, vif et froid, inconséquent dans ses discours, très-calculé dans ses actions ; voilà les seuls amis que j’avais pu décider à nous accompagner.

D’abord, tout occupé de la santé de ma mère, je ne m’aperçus pas de l’ennui qui me gagnait ; mais le traitement opéré par Butigny ayant dissipé mes inquiétudes, je m’aperçus que mes promenades sans but, mes conversations sans intérêt, enfin ma vie sans mystère, me devenaient insupportables. Dans ce calme plat, j’allais jusqu’à regretter les tortures que m’avait fait endurer la coquetterie féroce de madame de Rennecy. Je désirais qu’un nouveau caprice l’amenât à Genève, quitte à maudire encore son naturel factice et son égoïsme caressant.

La crainte de fatiguer ma mère par de longues visites m’empêchait d’inviter plusieurs de nos voisins, qui auraient peut-être jeté un peu de variété dans notre existence monotone. M. de Bonst…, l’ancien ami de madame de Staël, était le seul qui vînt nous voir habituellement.

Un jour qu’il dînait avec nous, il nous raconta quelques-uns de ces traits, plus bizarres que polis, qui indisposèrent si souvent les sérieux Genevois contre l’auteur de Child-Harold.

— Je venais quelquefois ici, ajouta-t-il, à l’époque où lord Byron s’établit dans la maison blanche que l’on aperçoit sur l’autre bord du lac ; et comme les Anglais qui occupaient la vôtre étaient fort curieux de savoir ce qui se passait chez le poëte fashionable, ils avaient fait l’acquisition d’un télescope excellent, qui doit être encore dans le belvédère, et à la faveur duquel ils pénétraient dans les secrets d’intérieur du noble lord de la manière la plus indiscrète.

— Que cela devait être amusant ! dit ma mère, et que j’aurais facilement passé ma vie à regarder celle-là.

— Quoi ! vous vous seriez exposée à voir toutes les choses que lui-même ose à peine raconter ? s’écria madame de Verdiac d’un air prude.

— Bon, je suis courageuse, reprit en riant madame de Norcelles, et puis voir un grand génie en robe de chambre, c’est toujours intéressant !

— Quand ce n’est point désolant, reprit M. de Bonst… Si vous saviez que de vilaines scènes on voyait d’ici quand le maître et ses amis étaient ivres !

— Cela est possible ; mais aussi, quand on apercevait lord Byron rêvant sous ces tilleuls, les yeux fixés sur ce beau lac, on jouissait d’avance du plaisir qu’on aurait à lire ce qu’il méditait ; on s’associait à ses idées ; la mélancolie peinte sur son beau visage exprimait alors les sentiments profonds de cette âme blessée, seule avec ses regrets, et cherchant à se délasser des fatigues de la vanité par le travail et la gloire, Quel spectacle amusant à contempler !

— C’est dommage qu’un esprit aussi supérieur se soit trouvé marié à l’esprit le plus positif ! dit M. Vanderven : si Byron avait été compris par sa femme, il n’aurait fait aucune des choses qu’on lui reproche.

— Ni des poésies qu’on admire, dis-je ; c’est la révolte d’un cœur aimant ; c’est le besoin de se dire à soi-même ce que le vulgaire n’entend pas, qui fait parler le poëte. Sans les humiliations de sa mère pour le pauvre boiteux, Byron n’eût été qu’un dandy moins stupide que les autres ; sans la sévérité mesquine de sa femme, il aurait pris la vie en patience, et son bonheur bourgeois nous aurait coûté tous ses chefs-d’œuvre. Croyez-moi, le génie ne peut se passer de malheur ; et c’est probablement l’instinct de cette nourriture indispensable qui lui fait rechercher, à son insu, les situations les moins propres à sa félicité, les attachements les plus antipathiques à sa nature ; il sent que du combat continuel de la pensée élevée avec le froid calcul, des désirs ardents avec l’impossible, il doit naître l’exaltation la plus éloquente ; et de là viennent ces associations bizarres, ces choix incompréhensibles qui font l’étonnement de tout le monde.

Après avoir longtemps causé sur ce sujet, je proposai à M. de Bonst… de monter jusqu’au belvédère pour juger de l’effet du télescope. Je fus surpris de sa portée. L’ayant dirigé sur la maison blanche, dont les fenêtres étaient ouvertes, j’aperçus l’intérieur des appartements comme si j’en étais à deux pas ; je vis la petite table sur laquelle écrivait Byron autrefois, les rayons vides de sa bibliothèque, et le coussin de soie sur lequel dormait son chien.

— Depuis lui, demandai-je, personne n’a donc habité cette maison ?

— Si vraiment ; mais les habitants en ont respecté jusqu’à ce jour l’arrangement. On dit qu’elle vient d’être louée par une famille russe. Tenez, voici probablement la nouvelle locataire, ajouta M. de Bonst…, regardez sur le balcon du premier ; vos bons yeux auront bientôt distingué si c’est une jolie femme.

À ces mots, je m’emparai du télescope avec une impatience toute romanesque ; mais je le repoussai bientôt en m’écriant : Ah ! mon Dieu ! elle est vieille et affreuse ! Maudit soit l’instrument qui peut ainsi rapprocher la laideur !

— Attendez un peu, reprit M. Bonst…, cette femme n’est peut-être pas seule. Dans ma jeunesse, j’aimais beaucoup à rencontrer une vieille femme, une grand’mère surtout ; c’était pour moi le garant de la présence d’une jeune fille, et ce présage ne m’a jamais trompé.

Pendant que M. de Bonst… parlait, je respirais à peine ; l’apparition d’une figure angélique qui venait de se placer à côté de la vieille captivait tous mes sens.

— En effet, répondis-je d’une voix émue… oui… souvent on rencontre… près d’une personne âgée… puis je ne sais quel sentiment m’empêcha de continuer. Était-ce la honte d’une émotion trop vive, la pudeur d’une espérance déraisonnable, ou ce besoin de mystère qui fait qu’on aime à se créer un secret ? Enfin, je gardai pour moi cette charmante découverte.

Rappelé dans le salon par la visite du docteur Butigny, on me questionna sur le télescope, sur l’étendue de pays qu’on apercevait du belvédère ; je répondis avec distraction, et je pris sérieusement de l’humeur lorsque madame de Verdiac et Albert formèrent le projet de se servir dès le lendemain du télescope pour faire une descente dans l’ancienne demeure de lord Byron.

Dès que je pus m’échapper, je remontai au belvédère ; mais la nuit commençait à tomber. Le balcon sur lequel j’avais vu les deux femmes était désert ; cependant les fenêtres du salon s’éclairèrent, et je vis passer, comme une ombre légère, celle dont la taille élégante était restée dans mon souvenir ; bientôt après, je la vis repasser, soutenant la vieille femme qui marchait avec peine ; un domestique les précédait, un flambeau à la main ; une femme de chambre les suivait, portant un oreiller et un châle. Qu’est-ce que tout cela pouvait me faire ? Je me le demandai, et, malgré le peu d’intérêt de ces démarches insignifiantes, je ne pouvais arracher mes yeux du télescope et distraire mon imagination de ces personnages inconnus.


II


Les jours qui suivirent, je passai dans mon observatoire tous les moments que ne réclamait point ma mère ; j’étais surtout exact à l’heure du soir où la belle Russe faisait apporter sa harpe sur le balcon, probablement pour distraire la vieille malade par des accords harmonieux ou par les accents d’une voix divine ; car, malgré le profond silence qui m’entourait, ces accords, cette voix, mon imagination me les faisait entendre, et mon cœur en tressaillait. Chaque soir, pour n’être pas interrompu dans ma contemplation, j’inventais plusieurs petites ruses qui réussissaient assez bien. Je faisais seller mon cheval ; puis, sortant de la cour avec fracas, je laissais mon cheval à quelque distance ; je rentrais à pied par la petite porte du jardin, et regagnais le belvédère par l’escalier de service. Mon domestique m’attendait chez quelque paysan, et j’allais le rejoindre quand la nuit, avancée, ne me permettait plus de voir ce qui se passait de l’autre côté du lac.

On doit présumer que, pour être ainsi dominé par ce télescope, il fallait qu’il m’eût initié à de grands mystères ; eh bien, non, je n’en savais guère plus que le premier jour ; mais la quantité de suppositions nées de la moindre démarche, et cette connaissance des habitudes domestiques d’une maison, m’en avaient, pour ainsi dire, rendu moi-même l’habitant. Je savais à quelle heure on entrait dans la chambre de celle que j’appelais ma sylphide ; si elle avait paisiblement dormi, je la voyais bientôt arriver près de la fenêtre avec ses beaux cheveux épars qu’elle parfumait avant de les tresser, puis une vieille femme de charge venait l’avertir du réveil de sa maîtresse ; alors je voyais ma sylphide passer dans la chambre à côté, s’asseoir près du lit, prendre une main décrépite, la baiser tendrement, puis lire de grandes feuilles qui devaient être des journaux. Une fois, parmi plusieurs lettres qu’un domestique venait d’apporter, il y en eut une qui la fit pleurer. Je la vis porter son mouchoir à ses yeux ; alors je n’y tins plus, et je résolus de savoir, à quelque prix que ce fût, la cause de ses larmes.

Je me souvins tout à coup de plusieurs personnes que je connaissais à Genève, je me fis tout haut de grands reproches sur mon impolitesse à ne pas leur avoir rendu visite, et j’allai sans préambule les accabler de questions sur les habitants du château Byron.

Arrivés depuis peu sur les bords du lac, n’ayant fait de visite à personne, on ne les connaissait point. Seulement, quelques Anglais de leur voisinage prétendaient que la maison avait été louée à une vieille comtesse russe, qui avait amené avec elle une jeune femme qu’on disait être sa nièce, et un médecin allemand. Ces renseignements ne pouvaient me satisfaire, j’en allai chercher d’autres près de la maison même qu’elles habitaient ; mais je ne fus pas beaucoup plus heureux ; les gens du village me dirent qu’on les voyait passer en calèche tous les trois chaque jour, jamais un étranger de plus. Ceux qui demandaient à visiter la maison du poëte célèbre essuyaient un refus poli, motivé sur l’état de souffrance où se trouvait la comtesse Noravief ; c’était le nom de la tante. Pour savoir celui de la nièce, je me rendis à la poste à l’heure du courrier ; c’est le moment où les domestiques de tous les étrangers viennent prendre les lettres adressées à leurs maîtres. J’eus bientôt reconnu parmi eux celui qui recevait chaque matin les ordres de l’adorable nièce : un coup d’œil jeté sur une des lettres que le directeur lui donnait, et que le soin de chercher de quoi payer le port l’empêcha de prendre tout de suite, m’apprit qu’elle se nommait la princesse Alexine Olowska.

Elle est donc mariée ? pensai-je avec regret ; puis, me rappelant qu’il était d’usage en Russie de joindre le titre de la famille au nom des jeunes personnes, je rentrai avec plaisir dans mon incertitude.

Alexine ! répétai-je, que ce nom me plaît ; que je suis heureux de le savoir ! Enfin je pourrai donc lui parler, l’accuser de ma folie ; car ce sentiment, qui me préoccupe à tous les instants du jour, ces battements de cœur que j’éprouve lorsque je l’aperçois à une lieue de distance, ma profonde douleur quand je la vois pleurer, tout cela est de la démence ; qu’en peut-il résulter ? saura-t-elle jamais ?…

— D’où viens-tu donc si tard, Enguerrand ? me dit alors une voix que je reconnus pour être celle de mon cousin. Nous t’attendons depuis une heure pour nous mettre à table. Ma tante commençait à s’inquiéter ; elle prétend que tu es depuis quelque temps triste, rêveur ; elle a peur que tu ne sois malade d’ennui ; car, il faut l’avouer, la vie que nous menons ici n’est pas fort divertissante.

Je ne pus entendre ces mots sans éprouver une sorte de remords. Inquiéter ma mère pour une cause semblable, c’était un tort sans excuse ; et je me promis d’employer ma raison à chasser une image qui exerçait sur moi un tel empire. Ma longue absence avait tourmenté ma mère ; je n’aspirai plus qu’à me faire pardonner, en lui consacrant mes soins et ma pensée entière. En effet, j’étais tout à elle, lorsque Albert me dit :

— Sais-tu ce que nous avons fait ce matin, pendant que tu courais la campagne ? Nous sommes montés tous trois au belvédère, et nous avons découvert, grâce au télescope, une petite scène fort dramatique qui s’est passée dans le château Byron, ainsi qu’on l’appelle ici.

— Qu’est-il donc arrivé ? m’écriai-je.

— Oh ! presque rien, reprit Albert. Une femme qu’on a emportée évanouie ou morte, ma foi, on peut s’y tromper de si loin.

— Quelle était cette femme ?

— Vraiment, je n’en sais rien ; mais si le télescope ne flatte pas elle paraît jeune et belle.

— Ah ! mon Dieu, m’écriai-je pâle d’effroi…

Puis, m’apercevant de l’étonnement qui se peignit dans les yeux de ma mère à cette exclamation, je m’efforçai de paraître plus calme.

— C’est quelque personne malade à qui l’on aura apporté une mauvaise nouvelle, dit madame de Verdiac ; car elle semblait tenir une lettre quand on l’a transportée du balcon dans l’appartement.

— Sans doute une infidélité de quelque charmant traître, reprit Albert. Ah ! nous n’en faisons jamais d’autres ; heureusement qu’il s’ensuit d’ordinaire plus d’évanouissements que de morts. Cependant, cet événement, vu de si loin, m’inspire une curiosité toute particulière ; il fallait que ce fût quelque chose de grave, car toute la maison paraissait en rumeur ; les domestiques allaient et venaient avec un air effaré ; un gros homme faisait des gestes menaçants, pendant que plusieurs femmes secouraient la belle évanouie. Vrai, c’était fort amusant ; et cela m’a donné l’idée du plaisir qu’éprouve un sourd à la représentation d’un mélodrame.

— Beau plaisir, répliquai-je en me levant de table. Puis, saisissant le premier moment où personne n’avait les yeux sur moi, je volai au belvédère.


III


Une extravagance en entraîne toujours une autre : je m’étais livré avec tant d’entraînement à ma passion pour un être presque idéal, qu’il ne dépendait plus de moi d’en arrêter le cours, L’indiscrétion de me mêler des intérêts d’une famille qui m’était étrangère, l’inconvenance de parler à une femme des chagrins qu’elle éprouve, quand elle ne vous les a point confiés ; l’offre d’un dévouement sans bornes de la part d’un homme dont on ne soupçonne même pas l’existence ; enfin, la crainte de voir traiter mon amour de ridicule, rien ne me détourna du projet d’écrire ces mots à la princesse Olowska :

« Madame,

« L’état où vous étiez hier cause une inquiétude mortelle à un homme qui vous est inconnu, qui vous le sera peut-être éternellement, et dont vous êtes pourtant l’unique pensée. Par pitié pour un sentiment dont rien ne peut vous donner l’idée, rassurez-le ; quelques accords de votre harpe ce soir, près de la fenêtre où vous venez chanter habituellement, suffiront pour le rendre à la vie. Il faut être insensé, direz-vous, pour oser m’adresser une semblable prière. Eh bien, oui, madame, c’est un insensé qui vous implore ; mais ce pauvre fou est un homme d’honneur dont vous n’avez rien à craindre, car son respect pour vous l’emporte sur sa folie. »

Cette lettre, portée par mon fidèle Raimond à Genève, à l’heure de l’arrivée du courrier, fut remise aussitôt par le directeur de la poste au domestique de la princesse. J’avais une grande impatience de savoir comment elle serait reçue ; mais les jalousies des fenêtres restèrent baissées tout le jour, et aucun mouvement ne se fit dans la maison pendant le peu d’heures que je pus rester à mon observatoire, car ma mère avait invité ce jour-là quelques personnes à dîner, et il fallait bien que je leur fisse les honneurs de la maison ; heureusement, l’agitation que j’éprouvais me rendit bavard et presque enjoué ; je ne sais quelle secrète espérance m’animait ; la singularité de ce romanesque me semblait devoir exciter la curiosité et peut-être l’intérêt d’Alexine, enfin, j’étais sous l’influence d’un heureux pressentiment.

On parla de la quantité de voyageurs qui remplissaient la Suisse, de la difficulté de se procurer des logements et de la nécessité où s’était trouvé un prince russe de passer la nuit dans sa voiture.

— Je crois lui avoir trouvé un asile ce matin, dit M. de Bonst… Dès que j’ai raconté sa disgrâce à l’aimable et hospitalière comtesse Br…, elle a fait partir un domestique pour s’informer de la réalité du prince ; car il nous en vient souvent de contrebande, puis elle lui a fait offrir un des pavillons qui tiennent à son jardin.

— C’est le trait d’une bonne compatriote, dis-je. Puisse-t-elle en être récompensée par un hôte amusant !

— À propos, j’oubliais de vous dire qu’elle sait toute l’histoire des habitantes du château Byron. C’est un vrai roman.

— Ah ! contez-nous-la, dit ma mère, en affectant autant de curiosité qu’elle lisait d’impatience dans mes yeux.

— Pour moi, je vous tiens quitte de tout ce qui regarde la vieille, dit Albert ; mais pour la belle Tartare…, dont la blonde chevelure rappelle si bien les héroïnes du Nord…

— Cette belle Tartare, reprit M. de Bonst… en riant, est tout simplement la fille d’un excellent et pauvre gentilhomme français, qui, se trouvant l’année dernière en Russie avec elle, lui a fait faire un brillant mariage, dont la solennité a pensé être fort tragique.

— Quelque rival de mauvaise humeur, dit Albert, qui aura voulu disputer la fiancée à coups de pistolet, n’est-ce pas ?

— Mon Dieu ! qu’Albert est ennuyeux avec sa manie de vouloir tout deviner ! dit ma mère.

Combien je lui sus gré de cette réflexion !

— Il s’agit bien de rival, vraiment !… La pauvre jeune fille, arrivée depuis peu de temps à Saint-Pétersbourg, n’y voyait que les vieux amis de sa tante, chez qui elle demeurait. C’est la comtesse Noravief qui a arrangé ce mariage, en reconnaissance de celui qui l’avait fixée en Russie, et qui la rendait maîtresse d’une grande fortune. Elle se serait bien gardée de présenter à sa nièce aucune personne qui pût la détourner d’épouser le prince Olowsky. C’est celui-là qui est un vrai Tartare, ajouta M. de Bonst… en s’adressant à Albert : devinez ce qu’il a fait au sortir de la messe nuptiale ?

— Ah ! mon Dieu ! vous me faites frémir, dit ma mère en souriant.

— Vous verrez qu’il a battu sa femme, dit Albert.

— Mieux que cela, reprit M. Bonst… il l’a poignardée.

— Quelle horreur ! s’écria tout le monde… Moi seul, je ne dis mot.

— Fort heureusement, la blessure, quoique profonde, n’était point mortelle ; mais elle a mis longtemps la princesse en danger, et l’on prétend qu’elle en conserve encore une pâleur extrême.

— Quel motif a pu porter son mari à ce crime ?

— Un excès d’amour. On assure qu’en parlant de la beauté de sa future, de la crainte qu’il avait de n’être point aimé d’elle, il se mettait dans une fureur horrible, et que son valet de chambre avait déjà surpris en lui quelques signes d’aliénation ; dans cette idée, il avait cru de son devoir d’en parler au père de la jeune fiancée ; mais celui-ci prétendit reconnaître sa propre jeunesse dans ces sortes d’extravagances, et le mariage n’en fut pas différé d’un jour. Celui fixé pour la célébration, les gens du prince l’entendirent faire des menaces étranges : l’un d’eux l’avait vu saisir, avec un geste théâtral, le poignard turc qui faisait partie d’un faisceau d’armes suspendu près de son lit ; un autre l’avait entendu proférer ces mots à voix basse, et d’un air égaré :

— Je l’empêcherai bien de jamais me trahir !

Enfin, tous se reprochaient de n’avoir point prévu que ces actes de déraison pouvaient le conduire à quelque autre plus funeste. Après le coup de poignard, il fut reconnu, par tous les médecins, que le prince était dans un état complet d’aliénation : on le conduisit chez le docteur le plus renommé pour la guérison de cette affreuse maladie ; la jeune princesse a été depuis confiée aux soins de sa tante ; et c’est pour la rétablir des suites de cet affreux événement qu’on lui a ordonné de voyager en Suisse. Le docteur C…, qui vient d’être appelé en consultation près d’elle, avec le médecin russe de sa tante, prétend qu’il ne reste plus de sa blessure qu’une grande faiblesse, et une terreur telle, qu’elle s’évanouit au moindre souvenir qui lui rappelle son assassin. Elle a pensé mourir l’autre jour, à ce que dit le docteur C…, en recevant la nouvelle que le prince était guéri de sa démence, et qu’il serait bientôt en état de se mettre en route pour venir la rejoindre.

— Et l’on souffrirait, m’écriai-je, qu’elle retombât au pouvoir de ce fou furieux !

— Que voulez-vous ! elle est sa femme, répondit M. de Bonst… ; et si les gens de l’art affirment l’avoir guéri, il faudra bien…

— Jamais ! jamais ! repliquai-je avec feu. On sait ce que c’est qu’un fou guéri ; c’est un malade affaibli par les saignées, qui n’attend que le retour de ses forces pour retomber dans ses accès. L’assassinat est sa monomanie ; s’il la revoit, il la tuera, vous dis-je. Je n’en veux pour preuve que la terreur qu’il lui inspire : cette terreur est un avis du ciel.

— En vérité, je crois que rien que d’en parler, le mal se gagne, dit Albert ; car te voilà dans une fureur inconcevable.

En effet, j’étais hors de moi ; ce que je venais d’apprendre me livrait à tant de sentiments contraires, que, malgré le ridicule de paraître ainsi animé à propos d’une inconnue, je dis une foule de choses qui excitèrent l’étonnement et le rire de tout ce qui était là ; ma mère seule m’écoutait d’un air triste ; son cœur devinait mon trouble ; elle reconnaissait l’accent vrai d’un sentiment passionné dans ces mots que chacun traitait d’extravagances ; et l’inquiétude qui se peignit alors sur son visage me rendit tout à coup silencieux.

— Le diable m’emporte si je ne crois pas Enguerrand amoureux de la belle assassinée, s’écria Albert ; et si elle était plus accessible, je soupçonnerais…

— Lui, amoureux en perspective ! interrompit madame de Verdiac ; ah ! vraiment, il n’est pas si dupe !

Et la conversation s’établit sur moi sans que j’y prisse aucune part. La soirée s’avançait ; je ne pensai plus qu’au moyen de m’échapper, pour aller guetter la réponse à ma lettre. Enfin, je suis libre… il fait nuit ; le télescope immobile est braqué depuis le matin sur la fenêtre d’Alexine ; mais le tonnerre gronde, la pluie tombe par torrents, et la plus profonde obscurité règne dans le château Byron.

L’espoir s’était affaibli dans mon cœur à mesure que le moment de le voir réaliser s’approchait, et je rendais grâce à l’orage d’opposer à mes vœux un obstacle naturel, tant j’en redoutais un, né de la volonté d’Alexine. Triste, découragé, à la vue de ce ciel noir qui répandait son ombre sur les deux rives, je restais absorbé dans mes pensées, oubliant même le télescope. Mais la pluie a cessé, l’orage semble se porter sur les hauteurs du Jura. Il fait retentir les montagnes ; on croirait qu’elles s’écroulent. Tout à coup, un éclair me montre la cime du Mont-Blanc, un second va sans doute éclairer la colline qui borde l’autre côté du lac ; je pourrai du moins apercevoir le toit où Alexine repose. Je me rapproche du télescope… Oh ! ciel !… est-ce bien elle ?… Pendant cette seconde lueur, mes yeux ne m’ont-ils pas trompé ?… Oh ! mon Dieu, le bruit du tonnerre s’éloigne… Ne viendra-t-il plus d’éclair ?… Et je retombe dans cette sorte d’anéantissement qui succède à la fièvre ; c’est l’effet de mon transport au cerveau, pensai-je… Mais le ciel s’embrase de nouveau… et je m’écrie : Oui, c’est elle… c’est sa harpe… elle brave l’orage pour me répondre… elle a pitié de ce pauvre inconnu… Ah ! ce moment de bonheur lui donne ma vie.

Et me voilà dans un vrai délire d’amour et de joie. Je guette le moindre éclair, pour apercevoir encore cette ombre adorable, que la lumière du fond de l’appartement, jointe au feu du ciel, me fait apparaître comme un divin fantôme. L’orage a fui, les éclairs sont éteints, et je regarde encore. Le jour me retrouve au belvédère, saluant par mes vœux et ma reconnaissance, l’asile de celle qui fait battre mon cœur. Jeunes gens du siècle, esprits raisonnables, philosophes positifs, moquez-vous de ma joie romanesque ; je suis assez vengé en pensant que vous ne l’éprouverez jamais.


IV


Alexine avait exaucé ma prière ! c’était m’autoriser à lui en adresser une autre ; je connaissais sa situation, ses peines, je pouvais lui en parler, et m’attirer sa confiance par mon respect ; je pouvais devenir son défenseur contre une autorité barbare. Enfin, mon imagination créait cent moyens de la servir, de me dévouer pour elle. J’avais reconquis un avenir.

Lorsque je me retrouvai le lendemain avec ma mère et nos amis, je fus un peu embarrassé de ma bonne humeur, après avoir été si maussade la veille ! Tout le monde me paraissait aimable, j’étais de l’avis de chacun. Seulement, quand madame de Verdiac proposa de diriger la promenade accoutumée sur la route de Copet, je décidai ma mère à venir voir la charmante habitation de madame Hen…, à Genève, me doutant bien que l’esprit et la grâce des maîtres de la maison la retiendraient quelque temps chez eux, que cela me donnerait celui de déposer moi-même à la poste la lettre que je venais d’écrire à la princesse Olowska, et de prendre des informations sur ce prince russe dont l’arrivée me causait une vive inquiétude.

Ma lettre contenait une foule de choses ennuyeuses à redire, mais qui devaient intéresser Alexine, n’eût-elle que la curiosité d’apprendre par quel moyen prestigieux un homme qu’elle ne connaissait point, qu’elle n’avait jamais vu, pouvait être si bien instruit, non-seulement de ce qui la regardait, mais encore de ses actions les plus intimes.

Le soir, de retour au belvédère, avec quel plaisir je l’aperçus tenant ma lettre d’une main, et soutenant sa tête de l’autre, dans l’attitude d’une personne qui cherche à s’expliquer une chose incompréhensible ; d’abord, avec un signe d’impatience, elle jeta la lettre sur une petite table qui se trouvait près d’elle. Alors, sa femme de chambre entra, lui dit quelques mots accompagnés de grands gestes. Alexine se leva précipitamment pour la suivre, puis, revenant sur ses pas, je la vis reprendre la lettre qui était restée ouverte, la plier, la mettre sous sa pèlerine, puis courir vers la porte,

Quatre jours se passèrent ensuite sans que je pusse la revoir. Sa chambre, dont les fenêtres étaient presque continuellement ouvertes, semblait inhabitée ; le soir, aucune lumière ne l’éclairait. « Hélas ! pensai-je, je me serai trahi dans cette longue lettre, elle aura deviné le moyen qui me rapproche d’elle ; et sa prudence me punit de mon indiscrétion. Quelle faute impardonnable ! mais je l’aimais trop pour n’en pas commettre. »

Dans mon regret d’avoir perdu le bonheur qui faisait depuis un mois l’intérêt de ma vie, je projetai de quitter la Suisse, elle me semblait déserte, il n’y avait plus rien à voir pour moi. Je parlai des eaux d’Aix ; ma mère, qui prenait ma tristesse et les variations subites de mon humeur pour un commencement de maladie, s’empressa d’approuver ce projet, et prétendit qu’elle-même serait enchantée de ce petit déplacement ; car elle avait confiance dans les eaux d’Aix pour achever sa guérison. Les ordres sont donnés pour hâter le départ, mais, avant de m’éloigner de ce belvédère où j’ai éprouvé tant d’émotions différentes, je veux jeter un dernier regard sur le château Byron.

Toutes les fenêtres en sont ouvertes ; c’est l’heure où le soleil est le plus ardent ; mais il est voilé de nuages. Quelle est donc cette lueur rougeâtre qui colore l’intérieur du salon ? Bonté divine ! ce sont des cierges allumés… Ils entourent un cercueil… ; voilà le prêtre…, l’eau bénite… ; elle est morte !…

Et mes yeux se fermèrent ; je tombai à genoux, respirant à peine, dans l’état d’un homme qui perd tout ce qui l’attachait à la vie.


V


Cette première impression ayant été produite par la crainte, la réflexion me ramena bientôt à l’espérance. Ce cercueil pouvait être celui de la comtesse Noravief ; son âge, sa maladie devaient le faire supposer ; et il fallait n’avoir, ainsi que moi, qu’une pensée, pour que celle-là ne me fût pas venue plus tôt à l’esprit. Une femme en pleurs, qui vint se prosterner au pied du cercueil, me sortit presque au même instant de cette affreuse incertitude : c’était Alexine, priant de toute la ferveur de son âme pour le repos céleste de l’amie qu’elle pleurait. Avec quel sentiment religieux je la contemplai dans sa douleur pieuse ! Qu’elle était belle…, et que je l’aimais !

Hélas ! son silence, la raison qui l’avait empêchée de rentrer dans son appartement pour y prendre un instant de repos, cette espèce d’immobilité de la maison entière ; la mort de la comtesse expliquait tout. Mais pouvais-je m’éloigner d’Alexine, quand ce malheur la privait de son appui dans un pays étranger, et peut-être de la seule protection qu’elle eût contre l’autorité d’un fou furieux ? Non, dis-je, le ciel ne m’a inspiré un amour si déraisonnable, en apparence, que pour le salut d’un être faible, innocent, et dont la vie, sans cesse menacée, réclame mon secours. Je ne l’abandonnerai pas ; mes conseils, mon bras, ma fortune, ma vie, j’emploierai tout pour la délivrer d’un joug terrible. Ah ! ces faiblesses de l’âme, ces mouvements du cœur qu’on ne peut réprimer, c’est le secret de Dieu.

J’étais venu dans le belvédère pour y faire mes adieux à Alexine ; je voulais qu’un dernier mot écrit, en regardant par intervalle son habitation, lui peignît ce que cette vue m’avait causé de trouble, et mes regrets de voir payer un amour si désintéressé par un dédain cruel. Mais, au lieu de reproches, de plaintes et d’adieux, j’écrivis :

« Ce deuil qui vous accable, cette mort qui vous soustrait à une autorité chérie, ne vous livrent-ils point à celle que vous avez tant de raisons de craindre ? Ah ! si le moindre danger vous menace, oubliez le sentiment dont j’ai osé vous parler, ne voyez plus en moi qu’un frère dévoué, disposez de toutes les actions de ma vie. Je suis libre, ou plutôt je l’étais ; car, depuis que j’ai vu vos larmes inonder la lettre d’un assassin, et tomber sur le cercueil d’une seconde mère, je suis enchaîné à votre destinée. Vous secourir, pleurer vos peines, vous en éviter, s’il se peut, de nouvelles : voilà ma mission, et les seuls vœux que je forme.

« C’est Moritz, le batelier, qui vous a conduite dernièrement à Meillerie, que je charge de ce billet. Il passera la nuit dans sa barque, en face de votre jardin. Ah ! ne le laissez pas revenir sans un mot qui m’autorise à vous défendre ! »

Je redescends à la hâte, les gens de la maison m’arrêtent à chaque instant pour me demander quelque ordre relatif au départ ; je ne sais que répondre ; mais Raimond me suit, il veut savoir à quelle heure il faut commander les chevaux de poste pour le lendemain matin.

— Demain ? dis-je, je ne saurais partir.

— Comment ? monsieur ; mais madame la marquise vient de m’ordonner de fermer les malles ; elle veut être en route de grand matin, pour éviter la chaleur…

— Ma mère ?… repris-je… ; ah ! oui, il faut que je la prévienne… ; une lettre que j’attends… ; une affaire indispensable… ; enfin, Raimond…, le départ est remis ; cours en prévenir madame de Verdiac… ; en disant cela, j’entre dans la chambre de ma mère.

— Ne me questionnez pas, lui dis-je ; mais accordez-moi ce que j’attends de votre bonté ; c’est pour moi que vous vous décidiez à braver la fatigue d’un voyage à Aix ; eh bien, restez ici pour moi. Ce n’est pas tout, il faut que vous seule ayez le droit de me trouver capricieux, ridicule ; je sens que je n’aurais pas la patience d’endurer les reproches, les plaisanteries amères que je mérite, et que nos amis ne m’épargneraient pas en cette circonstance ; ainsi donc, soyez encore mon ange préservateur de tous malheurs comme de toutes contrariétés. Dites à madame de Verdiac, à Albert, que vous êtes plus souffrante, que vous ne pourriez, sans imprudence, vous mettre en route de quelque temps. Le docteur Butigny sera de cet avis, je vous l’affirme ; enfin, par cette complaisance, vous me rendrez un service important, et je bénirai une fois de plus cette indulgence inépuisable qui vous fait ressembler à la Providence même.

— Quoi ! répondit-elle, avec un sourire mêlé d’inquiétude, sans savoir la cause de ce changement subit ?…

— Vous la saurez, ma mère ; mais aujourd’hui, sais-je quelque chose moi-même… Demain, oui, demain, mon sort sera décidé… vous approuverez ma folie, ou vous m’aiderez à m’en guérir. Adieu, il faut que je rejoigne Moritz ; qu’il traverse le lac… Oh ! que vous êtes bonne ! ajoutai-je en baisant la main de ma mère, car j’avais lu dans ses yeux qu’elle consentait à ce que je désirais d’elle.


VI


Je me rendis au port de Secheron ; Moritz amarrait ses barques. Quel voyageur, quel riverain du lac de Genève ne connaît point Moritz ? Ce compagnon des promenades sur l’eau du poëte anglais ; qui n’a pas entendu, avec un vif intérêt, le récit de ses visites nocturnes au château Chillon ; dans ces souterrains, où le batelier tenait deux flambeaux à la lueur desquels Byron écrivait ses strophes admirables. « Tu vois, disait-il à Moritz, ce chiffon de papier ? Eh bien, si je te le donnais, il ferait ta fortune. » Rien n’était plus vrai ; mais ce que l’on ne conçoit pas c’est que le don de ce chiffon de papier immortel n’ait pas suivi la réflexion du poëte.

Avant d’être son guide, Moritz avait souvent conduit Napoléon et Joséphine sur ce beau lac ; et c’était encore à lui que se confiait la rêverie du célèbre auteur de Corinne, Riche de tant de souvenirs, la conversation de Moritz était souvent préférée à celle des beaux esprits voyageurs, et j’aimais tant à l’écouter, que nous étions les meilleurs amis du monde. Aussi n’hésita-t-il point lorsque je lui demandai de passer la nuit pour faire ma commission.

— Vous me croirez si vous voulez, monsieur, mais je n’aborde jamais sur la rive, auprès de cette habitation, dit Moritz en me montrant le château Byron, sans avoir le cœur gros.

C’était un original, c’est vrai. Il me tirait des coups de pistolet à côté de l’oreille pour voir si je broncherais ; cela ne m’amusait pas du tout. Il me faisait ramer des nuits entières pendant qu’il parlait aux étoiles ; c’était fatigant. Mais aussi jamais il ne vidait sa bouteille de vin de Bordeaux sans, m’en donner un verre ; puis il trinquait avec moi, et buvait à mes amours. Ah ! si j’avais bu aux siennes, je n’aurais pas été longtemps sans voir danser les montagnes autour du lac. C’était un diable à quatre celui-là ! il m’a donné à porter plus d’une fois des petits billets comme celui-ci vraiment ; et c’est dommage que le pauvre homme ne soit plus là pour vous dire si je m’entends à les faire parvenir.

J’eus d’abord l’idée d’accompagner Moritz ; cette nuit passée dans l’attente m’aurait paru plus douce, bercé par les flots du lac, et distrait par les récits du compagnon de Byron. Mais la crainte d’être aperçu des gens de la princesse, et de donner à une simple démarche l’apparence d’une aventure compromettante, me détermina à revenir chez moi guetter le moment où Moritz aborderait sur la rive droite du lac.

Comme je lui répétais au moins pour la dixième fois mes instructions, et les moyens les plus sûrs d’arriver à faire remettre mon billet à la princesse ; je m’aperçus que, préoccupé d’une idée, il ne m’écoutait pas.

— C’est singulier, disait-il en se parlant à lui-même, il faut que les personnes qui habitent cette maison-là aient quelque chose de bien particulier, et qui inspire une étrange curiosité ; car j’ai reçu avant-hier presque autant d’argent qu’aujourd’hui, pour conduire au milieu de la nuit, et au même endroit, un monsieur que j’ai été prendre aux bains que la comtesse B… a fait construire au bas de ses jardins.

— Que dis-tu ? demandai-je avec anxiété, tu as conduit un homme, l’autre nuit, au château Byron ?…

— Oui, monsieur, et je serais bien embarrassé de vous en faire le portrait, tant il était entortillé dans son grand manteau. Cependant, à la manière leste dont il a sauté dans ma barque, c’est un jeune homme, je le parie.

— Et tu ne sais pas quel motif le conduisait à cette heure de l’autre côté du lac ?

— Non, monsieur, j’ai tenté plusieurs fois de le faire parler ; il me répondait rarement et par un signe de tête ; j’aurais pu le croire muet, s’il ne m’avait ordonné, de la manière la plus nette, de le laisser tranquille.

— Qu’est-il devenu après que tu l’as eu débarqué ?

— Ma foi, monsieur, je n’en sais rien ; seulement, je dois croire qu’il ne s’est pas amusé pendant sa promenade, car il avait l’air de bien mauvaise humeur au retour. Je l’ai entendu murmurer des mots, dans un langage que je ne connais, pas, mais d’un ton de colère qui est le même dans toutes les langues.

— C’est lui…, je n’en puis douter…, m’écriai-je, c’est lui…

— Un de vos amis, peut-être ?

— Non, le prince Olowsky…, un Russe nouvellement arrivé… Ah ! si je pouvais le rencontrer…, avec quel plaisir je…

— Rien de plus facile, monsieur, il m’a dit d’aller le prendre demain pour traverser le lac, au soleil couchant…, et sans doute nous débarquerons au même endroit.

— Eh bien, va l’attendre une heure avant celle qu’il t’a prescrite, et questionne les gens de la comtesse B… sur le nom, les habitudes de ce mystérieux promeneur ; écris le nom qu’on te dira sur cette carte ; remets-la à Raimond qui se trouvera assis sur le banc, à la petite porte du jardin de la comtesse B… En prenant ce soin, il dépend de toi d’éviter peut-être un grand malheur.

— Si c’est ainsi, je le veux bien, reprit Moritz ; car je n’aime pas à me mêler de ces sortes d’affaires qui finissent trop souvent par des coups de pistolet, et si vous me promettez…

— L’heure s’avance, interrompis-je, dans l’embarras de répondre ; pars, songe qu’il faut que tu sois arrivé avant qu’on ferme la grille du château. À demain, je t’attendrai ; viens de bon matin ; soit que tu me rapportes ou non une réponse, j’ai à te parler.

Alors, quittant brusquement Moritz, je revins près de ma mère. Je la trouvai étendue sur un canapé, entourée de nos amis. Madame de Verdiac s’empressa de me dire :

— Ne vous inquiétez pas ; elle est plus souffrante, il est vrai ; mais le docteur a dit qu’il n’y avait pas lieu de s’alarmer d’un petit mouvement de fièvre. Seulement, comme il serait imprudent de l’exposer à la fatigue de la voiture dans cet état d’indisposition, nous avons décidé qu’il fallait remettre notre départ à la semaine prochaine. Puis, se trompant sur l’expression de reconnaissance qui se peignit dans mes yeux ; cela vous attriste, vous contrarie sans doute, ajouta-t-elle ? mais l’intérêt de votre mère vous fera supporter patiemment ce retard ; elle mérite bien qu’on se sacrifie pour elle de bonne grâce.

— Ah ! moi seul sais tout ce qu’elle mérite d’amour et de reconnaissance, dis-je en serrant sur mon cœur la main que me présentait ma mère. Et je courus au télescope pour découvrir le petit fanal de la blanche voile de Moritz parmi les barques des pêcheurs qui revenaient à la ville.


VII


Avec quelle attention mon œil suivit ce point lumineux qui semblait une étoile brillante ! Il s’arrête : la lumière que le fanal répand sur la rive permet d’apercevoir Moritz s’élançant du bateau et se dirigeant vers la colline ; bientôt il se perd dans l’ombre ; mes yeux se reportent alors sur la maison ; le salon est rentré dans l’obscurité ; le cercueil a disparu ; une seule lampe éclaire la chambre d’Alexine.

Je calcule, ma montre à la main, le temps qu’il faut à Moritz pour arriver jusqu’à la grille ; il me semble voir la barque vaciller ; il est de retour ; mais mon regard ne peut plus pénétrer dans l’intérieur du château : la fraîcheur de la nuit a fait fermer les fenêtres de chaque chambre, excepté de celle que la mort vient de rendre inhabitée. Longtemps je contemple la faible lueur qui me dit qu’on veille au château Byron ; puis mes paupières s’appesantissent, mon esprit courbaturé par tant de suppositions, de projets, de pressentiments, s’engourdit ; et je m’endors, la tête durement appuyée sur la table qui soutient le télescope.

Les rayons du soleil, dardant sur les vitraux du belvédère, me réveillent ; je cherche aussitôt la barque ; elle est encore sur la rive ; mais Moritz où est-il ? Serait-ce cet homme qui s’entretient sous les peupliers avec une femme ? Elle a un manteau noir ; son chapeau, son voile sont noirs aussi ; c’est quelqu’un de sa maison : ah ! si c’était elle-même !… Et mon cœur bat avec violence.

Peu d’instants après, la femme prend le chemin de la colline ; elle gravit avec peine le sentier pierreux qui semble blesser ses pieds délicats, tandis que Moritz rentre dans sa barque, et rame de toutes ses forces pour regagner le port, où je cours l’attendre.

— Tu l’as vue ! dis-je avant qu’il pût m’entendre ; tu l’as vue ! Et sautant dans la barque pendant que Moritz se disputait avec des pêcheurs dont les bateaux venaient frapper le sien, et l’empêchaient de prendre sa place accoutumée, je l’accablai de questions.

— Patience ! patience ! répondait-il ; il faut avant tout que j’apprenne à ces gaillards-là que Moritz ne se laisse pas aborder par des coups de gouvernail, et qu’ils auront affaire à moi, s’ils ne vont pas planter leur pieu plus loin.

— Me rapportes-tu une réponse ?

— Je suis à vous tout à l’heure ; mais, tenez, en voilà encore un qui vient me barrer le chemin ! Veux-tu bien filer ton câble, et amarrer ta liquette à l’autre bout du port, grand paresseux !

Enfin, Moritz, plus heureux que moi, se fait écouter ; on lui obéit comme au roi du lac.

— Cette femme en deuil qui t’a parlé, lui dis-je, c’était elle, n’est-ce pas !

— Qui elle ? J’ai effectivement vu une femme vêtue de noir, qui avait…

— Un manteau, un voile ?

— C’est cela ; mais où donc étiez-vous monsieur, pour savoir…

— Ne t’inquiète pas. Que t’a-t-elle dit ?

— Mais puisque vous l’avez si bien vue, vous avez bien pu l’entendre…

— Non ; dis-moi bien vite.

— Eh bien, elle m’a d’abord demandé de quelle part je venais : je m’attendais à cela ; aussi je lui ai répondu tout net qu’on m’avait recommandé de ne pas le dire.

— Toi qui es si intelligent, tu n’a pas su distinguer si c’était la femme de chambre ou la maîtresse qui te parlait.

— Ma foi, monsieur, elle avait la voix si douce, et le ton si suppliant, que ça ne m’a pas l’air d’une personne accoutumée à commander.

— Tu ne t’y connais pas. Après.

— Si on vous a fait promettre de ne pas dire le nom, ou ne vous a pas défendu de donner quelques détails sur la personne qui vous envoie.

— Madame, a-t-elle dit comme s’il lui en coûtait de prononcer ce mot, madame ne peut répondre au billet que vous avez apporté, qu’autant qu’elle saura qu’il vient de quelqu’un… de…

— Oh ! qu’à cela ne tienne, ai-je interrompu en devinant sa pensée ; je puis vous affirmer que c’est un homme de bien comme il faut, et dont, par rapport à l’honneur, je répondrais comme de moi-même ; d’abord il est très-beau garçon ; puis il est riche, brave et généreux ; avec ces qualités-là on n’est jamais à craindre.

— Je vous crois, Moritz ; vous êtes un honnête homme ; vous ne voudriez pas vous charger des commissions d’un jeune étourdi ; aussi je vous confie sans crainte ce mot de réponse.

— En disant cela, elle me donne le billet que voici.

Le récit de Moritz continua toujours ; mais je m’étais emparé de la lettre, et rien ne pouvait m’en distraire. La voici : je l’ai lue si souvent que je la sais par cœur :

« Qui donc êtes-vous, pour connaître ainsi mes malheurs ? pour voir couler les larmes que Je cache à tous les yeux ? quel est le pouvoir surnaturel qui vous instruit de toutes mes actions, qui vous fait lire dans mes plus secrètes pensées ? Si ce miracle est l’effet d’un sentiment généreux, d’une pitié sincère, j’en rends grâces au ciel ; car dans l’isolement où la mort de ma tante me plonge aujourd’hui, l’idée qu’une âme amie veille sur moi me soutient, me console ; ne pouvant expliquer d’où me vient cette protection, tantôt j’adopte les croyances du pays où je suis condamnée à vivre, tantôt me rappelant ce que j’ai entendu dire du somnambulisme, je me crois soumise à une volonté occulte ; mais quelle que soit la cause de cette protection nécessaire à mon cœur, l’arrivée prochaine du frère dont je suis séparée depuis tant d’années, m’empêche de la réclamer. C’est à lui de m’encourager, c’est à lui de me défendre ; je ne puis accepter que de lui les secours dont j’ai besoin pour me soustraire, ou pour me résigner à la plus cruelle existence. Mais il est un autre secours que le blâme du monde ne saurait atteindre ; c’est la certitude d’intéresser un être supérieur ; de vivre, de souffrir dans sa pensée, d’être sans cesse présente à sa seconde vue, à ce regard magnétique qui pénètre tous les secrets de la vie matérielle et spirituelle. Ah ! si comme tout me le fait croire, le ciel vous a donné ce don prestigieux, la feinte est inutile ; vous voyez dans mon cœur, vous connaissez la terreur qui le domine, vous savez qu’il est tendre, reconnaissant ; digne d’éprouver et d’inspirer une affection dévouée ; mais vous savez aussi que je mourrais plutôt que d’ajouter un remords à toutes les douleurs qui m’accablent.

« Alexine. »

L’aveu le plus passionné ne m’aurait pas rendu plus heureux que cette lettre écrite pour m’ôter tout espoir ; il me semblait que ce frère dont Alexine attendait protection contre l’autorité d’un mari insensé, devait naturellement être de mon parti, et accueillir tous les moyens que je rassemblais dans ma tête, pour faire casser le mariage de sa sœur ; car ce mariage, scellé par un assassinat, était nul devant Dieu, et devait l’être devant les hommes.

Passant de l’espoir aux convictions les plus folles, j’allai jusqu’à me croire la puissance de volonté qu’Alexine me supposait ; ce n’était plus au télescope que je devais de connaître ses actions et les pensées qui en naissaient naturellement ; je me sentais doué de cette seconde vue qui défie l’ombre et l’espace ; je voyais battre son cœur ; j’entendais les soupirs qu’exhalait sa poitrine oppressée ; ses craintes, ses désirs, ses combats, ses remords ; je les suivais d’un œil avide, comme le joueur passionné étudie les chances du sort, et suit des yeux le roulement de cet or qui doit assurer sa fortune.

Enfin, je me croyais tel que mon imagination m’avait créé, et, dans cette confiance de mon pouvoir surnaturel, l’impossible n’était plus pour moi qu’un vain mot, et l’on verra jusqu’où cette exaltation a porté mon audace.

Le soir même, Raimond m’apporta la carte que j’avais donnée à Moritz, avec ces mots tracés au crayon :

« C’est le prince Olowsky. »

— Mon manteau, mes pistolets, demandai-je aussitôt à Raimond sans prendre garde à son air étonné.

— Quoi, monsieur va se battre ? dit-il effroi.

— Eh ! non, repris-je, mais je vais me promener dans les montagnes cette nuit, et l’on dit qu’il est prudent… Au reste, tâche qu’on ne sache point ici que je fais cette promenade nocturne : cela inquiéterait ma mère.

— Je vais donc faire seller les chevaux ?

— C’est inutile ; cette maudite ville dont on ferme les portes, ne permet pas…

— Mais je suivrai monsieur, du moins ?

— Non, je n’ai pas besoin de toi.

Et le pauvre Raimond leva les yeux au ciel, comme pour lui demander de veiller sur son maître.


VII


Moritz ne devait conduire le prince qu’à la nuit close ; j’avais le temps de traverser le lac, avant qu’il s’embarquât ; je choisis le batelier le plus jeune, le plus leste, pour me mener, je ramai avec lui pour arriver plus tôt ; puis, craignant un témoin importun, je payai double le loyer de sa barque jusqu’au lendemain, et je l’envoyai souper et coucher au village voisin.

Me voici donc seul, étendu sur la voile pliée de cette petite nacelle dont le phare ne s’allumera point ; car je veux attendre sans être aperçu.

Certes, le moment était propre aux sages réflexions ; mais la solitude qui calme les agitations de l’amour-propre, ou triomphe des sentiments faibles, exalte les cœurs passionnés ; et cette heure passée dans l’attente d’une scène que mon imagination composait de cent manières, m’avait monté la tête au point que j’étais prêt à tout pour punir le prince Olowsky des mots outrageants que je lui faisais dire.

Enfin, le bruit des rames m’apprit que sa barque approchait ; je la vis à la lueur des étoiles se diriger vers la rive à quelque distance des saules qui cachaient la mienne.

Je m’élançai à terre, et je courus vers le sentier qui conduit au château Byron. À peine j’y étais parvenu, que je tressaillis en entendant les pas d’un homme.

Cette émotion, vrai frémissement de conscience, me parut une indigne faiblesse ; et c’est à l’envie de la surmonter que je dus l’audace de crier d’une voix de tonnerre :

— Où allez-vous ?

— Qui êtes-vous, pour oser me le demander ?

— Un homme qui veut vous épargner un nouvel assassinat.

— Ah ! malheureux ! s’écria le prince en cherchant un appui près d’un tronc d’arbre, que me rappelez-vous ? Est-ce elle qui vous envoie pour la venger d’un crime involontaire ? Si c’est Alexine qui veut ma vie, frappez-moi, je ne la défendrai pas.

— Me croyez-vous donc un vil assassin ? repris-je furieux d’un tel soupçon. Ah ! je saurai bien vous punir d’en avoir eu un moment la pensée.

— Me punir ? répéta-t-il en se redressant fièrement, me punir, vous ! Apprenez qu’elle seule a ce droit, et que le prince Olowsky ne se laisse insulter par personne.

— Eh bien, soit ! La nuit n’est pas tellement obscure qu’on ne puisse voir à quatre pas : voici deux épées, des pistolets, choisissez.

— J’accepte, dit le prince en prenant une des épées que je lui présentais ; prenez garde à vous… à vous, qui, sans doute, aimez la vie ; car moi je la hais trop pour la perdre ; mais que je sache au moins avec qui je me bats, quel motif vous porte à m’insulter.

— L’horreur d’un meurtre abominable, l’effroi de voir cette main encore sanglante, porter un nouveau coup sur celle dont l’existence sans cesse menacée ne vous appartient plus.

— Qu’osez-vous dire ! Alexine, la femme qui porte mon nom n’est plus à moi ? quel homme assez fat, ou assez téméraire, tenterait de me la disputer ? ah ! si votre amour allait jusqu’à la déshonorer ainsi… je…

— Moi, déshonorer la femme la plus pure ! m’écriai-je hors de moi ; rétractez cette parole infâme avant que j’en tire vengeance, rétractez-la, vous dis-je. En prononçant ces mots, tremblant de rage, ma main se cramponnait au bras d’Olowsky, comme la serre d’un vautour au flanc de sa proie.

— Non, reprit-il avec colère, un amant seul peut s’égarer au point de me parler de la sorte ; nul autre ne serait assez imprudent pour la perdre ; c’est donc pour un rival qu’elle me repousse. Sa terreur est une feinte, sa vertu, un mensonge ; elle se riait avec lui de mes regrets, de mon malheur… ah ! cette pensée me rend à toute ma fureur ; défendez-vous, misérable !

— Et, si j’étais son frère ! m’écriai-je, dans la honte et le remords d’attirer le mépris sur Alexine.

— Son frère, répéta-t-il en jetant au loin son épée, ah ! maudit soit l’affreux sentiment qui m’a fait l’outrager ! moi, le bourreau de sa sœur ! j’allais tremper cette épée dans son sang… ah ! pardon ! pardon ! criait le malheureux prince, en pressant mes genoux ; pardon pour cet amour qui a troublé ma raison ; pour cette ivresse du cœur, ce moment horrible qui me voue aux remords sans être criminel ; punissez-moi, disposez de ma vie, elle vous appartient. Mais avant que je meure, obtenez-moi d’elle un instant de pitié, qu’elle entende mes regrets, qu’elle voie ces pleurs qui me justifient ; je jure de ne point braver l’effroi que je lui inspire. Ô vous, son frère, implorez-la pour moi !

Ce qui se passa en moi pendant ce moment, je ne saurais le définir, car rien dans mon caractère n’explique la résolution que je pris alors de maintenir le prince dans son erreur, et de me résigner à ce rôle de frère, jusqu’au moment où je pourrais lui prouver l’innocence de mes rapports avec sa femme. D’abord la crainte de compromettre Alexine m’inspira seule ; puis l’accent vrai et touchant de ce malheureux, qui m’implorait avec tant de chaleur, acheva de m’entraîner ; sans prévoir à quoi je m’engageais par ce mensonge, je m’abandonnai à un sentiment généreux, qui redoubla en voyant l’état où tant d’émotions diverses plongèrent Olowsky.

Quand je voulus le relever, je sentis sa tête s’appesantir sur mon bras ; il avait perdu connaissance. Alors j’appelai Moritz de toutes mes forces ; ma voix retentit dans le silence de la nuit, et je vis bientôt Moritz accourir vers nous. Une gourde remplie d’eau-de-vie, qui ne le quittait pas, m’aida à ranimer un instant le pauvre Olowsky, tant affaibli par les saignées ; mais il retomba bientôt dans un profond anéantissement. Son regard immobile, son pouls, dont les battements inégaux annonçaient la fièvre, me firent craindre un accès violent, et je traversai le lac en proie à des sentiments bien différents de ceux qui m’animaient quand je le passai pour aller défier un rival.

Quand nous arrivâmes aux bains de la comtesse de B…., Moritz me conjura d’accompagner les bateliers qu’il venait de réveiller pour porter le prince jusqu’à la maison, afin, disait-il, d’expliquer comment ce monsieur s’était trouvé mal ; car un semblable accident arrivé au milieu de la nuit pouvait lui susciter quelque mauvaise affaire. J’étais fort embarrassé de donner un motif raisonnable à ma rencontre avec le prince ; j’imaginai une partie de pêche aux flambeaux, pendant laquelle il se serait évanoui. Enfin, comme je lui donnais des soins fort empressés, M. de S…, le médecin qui se trouvait chez la comtesse B…, crut facilement à mon récit, et me proposa de passer le reste de la nuit près du malade ; j’y consentis ; mais désirant me trouver seul avec le prince, lorsque la potion qu’il venait de prendre aurait ranimé ses forces, j’engageai le docteur à aller se remettre au lit.

Que de réflexions m’assaillirent auprès de cet homme souffrant confié à mes soins, de ce malheureux, possesseur d’un bien qui réunissait à lui seul tous les vœux de mon cœur ! Que de projets, de sacrifices, d’ambitions, de regrets amers passèrent par mon esprit, pendant ces heures silencieuses !…

Un soupir douloureux m’annonça le réveil d’Olowsky. Il paraissait calme ; à ma vue, il fit un mouvement de surprise ; puis, cherchant à rassembler ses souvenirs, il sourit en me tendant la main ; je pris cette main amaigrie par de longues souffrances, je la serrai cordialement, et réclamant du prince toute la confiance que doit inspirer un homme d’honneur, je lui fis jurer d’écouter sans l’interrompre l’aveu que j’avais à lui faire, et je lui racontai franchement comment, sans lui avoir jamais parlé, sans être connu d’elle, j’étais devenu passionnément amoureux d’Alexine.

Pendant cette singulière confidence, j’observais les différentes impressions qu’elle faisait naître ; c’était un combat entre le doute et la sécurité, entre la loyauté qui rassure, et la jalousie qui craint tout ; enfin, le sentiment d’honneur, qui est la sympathie des âmes nobles, l’emporta.

— Je vous crois, dit le prince, malgré tout ce qu’il y a d’incroyable dans ce que vous venez de me dire ; mais pour m’affermir dans cette confiance, il faut un sacrifice : le repos d’Alexine, le mien, le vôtre en dépendent.

— Qu’allez-vous exiger ? repris-je en retirant la main qu’il pressait dans la sienne.

— Vous le devinez assez, et je vois que j’avais trop présumé de vous.

— Enfin, que faut-il faire ? demandai-je avec impatience.

— Il faut employer l’ascendant que vous donne auprès d’elle cette prétendue puissance occulte qu’elle vous suppose, pour obtenir mon pardon, pour la convaincre qu’en se fiant à mon amour elle n’a plus rien à craindre, que son bonheur est mon unique vœu, que j’y consacrerai ma vie entière ; alors, je croirai que son honneur, sa tranquillité vous sont chers ; alors, je vous regarderai comme le plus loyal, le plus généreux des hommes.

— Au nom de son bonheur, dites-vous ? Ah ! vous pouvez tout exiger, s’il est vrai qu’elle puisse être heureuse en…

Le prince ne me laissa point achever, empressé de m’apprendre ce qu’il attendait de mon dévouement, et de profiter ainsi de l’élan généreux qui me portait à le servir, il me remit la lettre qu’il espérait faire parvenir la veille à la princesse ; lorsque je l’arrêtai près du château Byron.

— J’ai juré de ne point violer sa retraite, ajouta-t-il, et je tiendrai ma parole ; mais que je la voie un instant ! qu’elle consente à entendre ma prière, mes serments, et je m’engage sur l’honneur à la fuir si elle me l’ordonne. Vous serez le garant de cette cruelle promesse.

En finissant ces mots, Olowsky tomba dans un état de faiblesse alarmant. Je courus appeler le docteur de S… Après avoir tâté le pouls du malade, il me dit à voix basse : « Voici un homme, qu’on a presque tué pour le guérir ; à force d’opium et de saignées, les médecins de son pays l’ont mis dans un si misérable état, que la moindre crise doit l’emporter.

— Comment se peut-il que les gens de l’art ?…

— Ah ! ce n’est pas leur faute : lui-même me disait dernièrement que, dans ses moments lucides, il leur répétait sans cesse : « Il faut me tuer, ou me guérir. »

— Pauvre malheureux ! m’écriai-je sincèrement attendri sur son sort, et décidé à l’adoucir par tous les sacrifices possibles.


VIII


Dès que le prince fut ranimé, je revins chez moi déterminé à m’acquitter sans délai du nouveau devoir que je venais de m’imposer. Malgré tout ce que ce devoir avait de pénible, je suis trop franc pour ne pas avouer la secrète joie qui faisait battre mon cœur en pensant que j’allais parler à Alexine, l’entendre ; que j’allais lire sur ses traits charmants l’impression que produirait ma présence ; car je ne voulais pas me présenter comme l’émissaire de l’homme qu’elle redoutait, c’était à l’inconnu, à ce frère idéal, qu’elle parait d’un pouvoir merveilleux, qu’elle devait accorder un moment d’entretien : en conséquence, j’écrivis à la princesse un petit mot bien respectueux, bien rassurant, dans lequel je m’annonçais comme ayant à lui parler d’un intérêt grave, et j’attendis avec une impatience folle la réponse qui devait autoriser ma visite.

Elle arriva enfin : on consentait à me recevoir, mais sans me prescrire d’heure. Il était midi passé : je fis seller les chevaux ; puis m’habillant avec une sorte de recherche (car les petits sentiments de vanité se mêlent souvent aux plus nobles), je pris la route de Genève, pour me rendre plus tôt au château Byron.

La grille était ouverte ; j’étais attendu : mon empressement étant ainsi deviné me donnait l’espérance d’un accueil favorable, et pourtant je tremblais comme un coupable en suivant le domestique qui devait m’annoncer. Il ouvre la porte du salon : j’aperçois une jeune femme vêtue de noir ; elle travaille à un métier de tapisserie ; mais sa taille est petite, sa chevelure est brune. Ce n’est pas elle. Je salue et garde le silence ; on fait avancer un siège ; on me propose de m’asseoir : je m’incline de nouveau, et je reste debout dans l’attitude d’une personne qui attend quelqu’un. Mes yeux se fixent sur une porte ouverte : c’est celle de la chambre d’Alexine. La jeune personne veut m’adresser la parole : elle s’embarrasse dans sa phrase ; je l’interromps en lui demandant si je puis avoir l’honneur de parler à madame la princesse Olowsky. À cette question, qui prouve assez que je ne me méprends pas, Alexine paraît : l’émotion que j’éprouve alors semble se refléter sur son beau visage ; elle rougit ; ses yeux, levés un instant sur moi, se baissent aussitôt, et, dans son trouble, elle oublie de me saluer, et peut à peine articuler quelques mots polis, mais sans aucun sens.

Ah ! combien sa gaucherie gracieuse, son tremblement timide me ravissaient ! Que je lui savais bon gré de manquer, en cette occasion, à l’usage du monde, et de manquer d’empire sur elle pour me cacher ce que cette entrevue lui causait !

Qu’elle était belle !

Retrouvant tout mon courage dans sa faiblesse, je m’approche d’elle comme pour ne pas être entendu de sa demoiselle de compagnie, et je lui remets la lettre du prince. Elle reconnaît l’écriture ; je la vois pâlir : un étonnement mêlé de crainte se peint dans ses yeux ; celui dont elle ne connaît que l’amour, cet inconnu qui s’offre pour la défendre contre son mari se fait le messager de l’homme qu’il veut combattre : elle n’y comprend rien.

— Comment se fait-il, monsieur, dit-elle enfin d’une voix émue, que cette lettre soit tombée entre vos mains ?

Je ne répondis point, un regard porté sur la personne qui se trouvait là expliqua mon silence.

— Ma chère Euphémie, dit la princesse en prenant un volume sur la cheminée, faites-moi le plaisir de faire porter ce livre au docteur.

Dès que nous nous trouvâmes seuls, ce fut à mon tour d’être embarrassé ; car je tremblais d’effrayer Alexine par l’exaltation des sentiments qui m’agitaient ; le bonheur d’être près d’elle, l’espoir d’avoir jeté quelque trouble en son âme ; la résolution d’immoler l’intérêt le plus cher à l’honneur, la joie, le regret, tout m’enivrait : j’avais la fièvre !

— Oui, madame, dis-je alors en répondant à sa pensée, celui qui vous parle aujourd’hui pour la première fois, celui dont vous êtes l’existence, est le même qui vient vous implorer pour un malheureux digne de votre pitié ; je le haïssais plus que vous ne le haïssiez vous-même, car il avait attenté à vos jours ; mais si, dévoré du désir de vous venger, ma colère s’est changée en pitié, votre ressentiment doit céder à son malheur. Son crime involontaire est votre ouvrage ; pardonnez-lui, écoutez sa prière. Ah ! je n’ai jamais mieux conçu comment l’excès d’un sentiment inspiré par vous peut conduire à la démence !

En disant ces mots, d’un ton que je voulais rendre calme, je sentais qu’à l’aspect de cet être adorable ma tête s’égarait. Pendant que je parlais, Alexine s’efforçait de lire la lettre qu’elle venait d’ouvrir ; mais, toute à mes paroles, ses yeux seuls lisaient, et je voyais qu’en m’entendant plaider ainsi la cause de son mari, elle se disait intérieurement :

— Il ne m’aime donc pas ?

Avec plus de générosité, j’aurais dû la laisser dans cette croyance ; mais mon héroïsme n’allait pas jusqu’à la vertu ; je pouvais me sacrifier, mais non laisser ignorer l’étendue du sacrifice. Pauvre humanité ! Elle-même, cette femme angélique, dont la pureté était empreinte sur le front virginal, ne se défendit pas alors d’un mouvement de dépit. Je vis tout à coup changer l’expression de son visage ; ce fut avec une froideur affectée qu’elle me répondit :

— Je n’ai jamais eu, monsieur, la pensée d’accuser le prince Olowsky d’un malheur qui n’est pas sa faute ; cet accident m’a laissé, il est vrai, une terreur jusqu’à présent invincible ; les souffrances qui m’en sont restées, la profonde tristesse qu’un tel événement devait jeter sur ma vie m’ont décidée à la passer loin du monde, dans une solitude complète, ajouta-t-elle en appuyant sur ces derniers mots, et je crois plus sage de ne rien changer à ce projet ; cependant si vous pensez que le prince…

— Moi, madame ? interrompis-je, oubliant la sévérité du devoir que je m’étais imposé ; moi ! oser vous détourner d’un projet dont votre repos dépend ? moi, vous conseiller de vous livrer à celui ?… Non, madame, je n’ai pas tant de vertu ; et, s’il faut vous l’avouer, tout mon courage expire à la seule idée de votre condescendance ; accusez-moi d’inconséquence, de trahison même ; car j’avais juré de le servir, de vous rendre à lui, et je me sens frémir de rage à cette seule pensée. Dans ma folie, à moi, dans cette folie mille fois plus coupable que la sienne, je m’étais flatté d’un héroïsme impossible : vous seule pouviez me l’inspirer. Si j’avais lu un regret dans vos yeux ; si touchée de mon amour, il avait un moment fait battre votre cœur, alors tout me serait devenu possible ; oui, ajoutai-je en me rapprochant d’Alexine, car une larme coulait sur sa joue ; oui, vous m’auriez donné jusqu’au courage de vous perdre pour…

— Oh ! mon Dieu, dit-elle en levant ses yeux humides vers le ciel, je pouvais être aimée !…

— Ah ! vous le serez toujours ! m’écriai-je en m’emparant de sa main ; quel que soit votre sort, le mien vous est soumis ; je serai, à votre gré, le plus malheureux ou le plus heureux des hommes, le plus coupable ou le plus vertueux.

— Mais, serait-ce possible ? disait Alexine comme en rêvant ; m’aimer sans me connaître…

— Eh ! connaît-on son Dieu pour l’adorer ? N’est-ce pas notre amour qui nous répond de son indulgence ? Ah ! le mien est trop vrai pour redouter votre colère. Alexine, ne me cachez pas ce qu’il vous inspire ; il y va de ma vie, de mon honneur, peut-être : pour savoir mourir, il faut se croire aimé.

— Qu’exigez-vous ? répondit-elle d’une voix à peine articulée, je ne m’appartiens point ; ah ! si l’on n’avait pas disposé de ma vie…

— Dis qu’elle serait à moi ! m’écriai-je en tombant à ses pieds ; dis que cet amour qui m’enivre a pénétré ton cœur. Dis que tes vœux secrets, une puissance inconnue, t’entraînent vers moi ; que tu pleures sur le sort qui nous sépare, que tu te fies à mon honneur, que tu m’aimes, enfin ; ah ! dis-le, car je le sais…

— Éloignez-vous d’ici ! reprit-elle en me repoussant avec effroi, mais d’une voix empreinte de toutes les émotions de l’amour ; ah ! n’abusez pas de ce pouvoir qui vous livre tous les secrets de mon cœur. Voyez, je pleure, je tremble, oui, j’ai peur de vous aimer, vous que je ne connais pas, vous qui me faites dire ce que je n’ai dit de ma vie ; oh ! mon Dieu, prenez pitié de moi !

Et son regard suppliant, ses mains jointes comme pour la prière, tout en elle implorait cette puissance occulte dont elle croyait reconnaître l’empire. J’étais dans l’ivresse d’un bonheur inespéré, dans cette espèce d’enchantement où plonge un premier aveu ; et le ciel sait ce que serait devenue ma raison, si l’arrivée de la jeune Euphémie ne l’eût rappelée.

La crainte de compromettre Alexine me rendit aussitôt ma présence d’esprit, je pris alors le ton suppliant pour obtenir d’elle une réponse favorable au prince ; je lui peignis l’état de souffrance où je l’avais laissé, et j’ajoutai, d’un accent pénétré :

— Après ce que je viens d’entendre, madame, vous comprenez qu’il ne m’est pas permis de retourner auprès du prince, sans lui rapporter l’assurance que vous consentez à le voir ?

— Oui, je le verrai, dit-elle en faisant un effort sur elle-même ; et vous pouvez lui affirmer que rien ne saurait m’empêcher de remplir mes devoirs envers lui.

À ces mots elle rentra dans sa chambre, et je m’éloignai du château Byron, le cœur plein de bonheur, de désespoir et d’amour.


IX


— Elle vous recevra, dis-je au prince Olowsky.

Et ce mot, vrai talisman, eut la puissance de le rétablir en moins de deux jours.

— Je la reverrai, répétait-il sans cesse, elle me pardonnera. Ah ! je mourrai de joie en baisant ses pieds… Mon ami, ajoutait-il en se tournant vers moi ; oui, l’ami le plus noble, le plus dévoué, que de reconnaissance je vous dois ! car l’homme qui s’est conduit ainsi ne me trahira jamais, n’est-ce pas ?

— Jamais, répétai-je en serrant sa main. Puis je le quittai pour qu’il ne devinât point tout ce que me coûtait cette promesse.

Alors seulement ma situation m’apparut dans tout ce qu’elle avait de pénible ; je reconnus avec honte la part que l’état de maladie du prince Olowsky avait eue dans mon dévouement pour lui ; j’aime à croire que la raison, l’honneur, auraient suffi pour me résigner à un si grand sacrifice ; mais une espérance que je n’osais m’avouer le rendait si facile !

Vous qui m’écoutez, vous êtes sans doute à l’abri de semblables faiblesses ; vous savez être nettement vertueux ou coupables ; quant à moi, le diable se mêle toujours un peu dans le bien que je fais, et souvent un bon sentiment ennoblit mes fautes.

Je venais de me lier par un serment irrévocable, ma conduite était tracée : il fallait renoncer à l’amour d’Alexine, et cela, au moment même où j’en obtenais l’aveu. Cette pensée me plongea dans un accablement profond d’où je ne sortis que pour me livrer à des projets insensés ou à des imprécations violentes contre ma destinée. Ma souffrance était trop vive pour échapper au cœur de ma mère ; elle m’en parla avec cette douceur qui promet l’indulgence, et je trouvai quelque soulagement à lui confier ce qui m’avait amené à ce degré de malheur.

Pendant cet entretien, on me remit un billet du prince Olowsky. Il espérait, écrivait-il, être en état de se rendre le lendemain matin au château Byron, et me suppliait de l’y accompagner. C’était mettre ma générosité à une trop rude épreuve ; je répondis que la santé de ma mère ne me permettait pas de la quitter en ce moment. J’écrivis ensuite une longue lettre à Alexine, dans laquelle je lui avouai que cette puissance qui m’instruisait si souvent de ses actions n’était autre que le télescope, car j’aurais eu honte d’abuser de sa crédulité et de mêler la ruse la plus innocente même, à l’amour que je ressentais pour elle. Je finissais par la conjurer au nom d’un cruel souvenir, de ne pas revoir son mari sans témoin ; car on devait craindre l’effet de ce bonheur si impatiemment désiré sur un cerveau à peine guéri. La jalousie n’avait pas moins de part que la prudence dans cette recommandation, j’en conviens. Depuis que l’avais vu la joie briller dans les traits d’Olowsky, il me semblait que l’expression un peu dure de son visage s’était adoucie ; je lui trouvais une foule d’avantages qui, joints à son caractère noble, passionné, devaient le faire aimer. Les yeux d’un rival sont toujours si flatteurs !

Un peu avant l’heure où je présumai que le prince arriverait chez Alexine, je montai au belvédère ; il faisait un temps admirable.

J’aperçus Alexine écrivant près de la fenêtre ; une lettre ouverte était sur sa table, ce devait être la mienne, elle me répondait peut-être. Un domestique entre ; elle se lève précipitamment, serre les papiers dans un pupitre, et court s’asseoir sur la terrasse.

— Elle sait que je la vois, pensai-je, et je me sentis ému de reconnaissance.

Au moment même, un homme se jeta à ses pieds, les baigna de larmes ; elle lui tendit la main ; mais quand il voulut presser cette main sur son cœur, ses forces l’abandonnèrent ; il tomba inanimé sur le sable. On vint à son secours ; Alexine soutenait sa tête décolorée tandis que le docteur russe lui faisait respirer des sels : bientôt après, je vis qu’on transportait le prince dans la chambre autrefois habitée par la comtesse Noravief. Alexine allait, venait, donnait des ordres. Un domestique à cheval passa rapidement sur la route ; il se rendait sans doute à Genève, pour aller chercher les secours nécessaires. L’effroi, le désordre qui semblait régner dans la maison me dit assez que le prince était en danger ; je m’en affligeai sincèrement, car je le pressentais, la terreur, l’éloignement d’Alexine pour Olowsky céderaient à la pitié, et j’avais plus à craindre de son malheur, que de son amour et de ses droits.

Dans mon inquiétude sur cet événement, j’envoyai Raimond demander des nouvelles du prince, je lui dis de tâcher d’en savoir par la princesse elle-même. Voici la lettre qu’il me rapporta :

« Vous savez ma pensée. Quel que soit le hasard ou la puissance qui vous ait dévoilé mon cœur, vous savez le trouble que vous y avez jeté ; ne soyez pas moins généreux pour moi que vous l’avez été pour celui qui réclame aujourd’hui mes soins et ma vie. Un ordre de l’empereur le rappelle à Saint-Pétersbourg, sous peine de perdre tous ses biens ; il va s’y rendre, et moi je l’accompagne. Par grâce, ne nous suivez pas !

« Adieu ; cette prière vous dit assez ce que vous êtes pour moi. »

Ne plus la voir, mettre l’Europe entre elle et moi, se sentir glacé d’avance par l’oubli qui doit naître d’un semblable éloignement, c’était plus qu’il n’en fallait pour me livrer au désespoir.

Raimond, effrayé de l’agitation où cette lettre me plongeait, tenta de me calmer en m’apprenant que le prince était retombé dans un accès de démence qui avait duré plusieurs heures ; mais cette démence, loin d’avoir un caractère furieux, tournait à la mélancolie noire, et, dans ses moments lucides, il disait tant de choses touchantes, qu’il attendrissait tout le monde. Les médecins, ajouta Raimond, prétendent que lorsque la folie dégénère en cette sorte de mélancolie, elle est incurable ; mais qu’on peut vivre fort longtemps dans cet état déplorable.

C’était prononcer mon arrêt ; mais avant de subir cette mort de mon âme, je voulus revoir encore une fois Alexine.

Quand j’arrivai le lendemain au château Byron, l’aspect de deux voitures auxquelles on attelait des chevaux de poste me frappa comme l’eût pu faire un convoi funèbre. J’eus de la peine à recueillir assez de force pour demander à être conduit près du prince Olowsky. Je le trouvai étendu sur un canapé et gardé par deux valets de chambre, dont l’un me dit :

— Vous pouvez approcher, monsieur, le prince est calme.

Et il se retira, en faisant signe à son camarade de le suivre.

À peine Olowsky m’eut-il aperçu, qu’il me tendit les bras.

— Ah ! mon ami, que je vous devrai une douce mort ! dit-il d’une voix faible.

Et je me sentis presser sur son cœur. Au même instant, la porte s’ouvrit ; Alexine resta immobile de surprise en me voyant. L’émotion me suffoquait ; je ne pouvais proférer un mot.

— Elle a pardonné, continua le prince en se tournant vers Alexine ; et c’est à vous que je dois tant de…

— Calmez-vous, interrompit-elle en s’approchant du prince ; le docteur exige que vous ne parliez pas. Songez que la moindre agitation peut vous rendre la fièvre et nous empêcher de partir…

— Ce départ est-il donc nécessaire ? dis-je en fixant mon regard sur Alexine.

— Indispensable, répondit-elle d’une voix ferme et les yeux pleins de larmes.

Je baissai la tête, comme accablé sous le poids d’une sentence de mort.

— Tenez, ajouta-t-elle en me présentant une boîte cachetée, voilà un souvenir qui vous prouvera notre estime à tous deux et qui vous empêchera d’oublier tout ce que nous vous devons.

Elle respirait si difficilement en disant ces derniers mots, que je les entendis à peine.

On allait et venait autour de moi, je ne voyais rien, mon existence était comme suspendue.

Le prince m’embrassa avant de se faire transporter dans sa voiture : à peine si je m’en aperçus. Le coude appuyé sur le montant du canapé, je soutenais ma tête brûlante, ma main cachait mes yeux, j’étais anéanti. Tout à coup je sens une main inondée de larmes, j’entends ces mots : « Je t’aime ; adieu ! » Mes bras enlacent Alexine, je la sens frémir sur mon cœur. Une voix l’appelle ; elle m’ordonne de la laisser partir, j’obéis.

Le lendemain de ce jour cruel, j’étais sur la route de Grenoble, les yeux fixés sur le portrait qu’Alexine m’avait donné en partant, sur ce portrait charmant qu’elle avait destiné à sa tante ; et j’allais chercher, dans les austérités du couvent de la Trappe, les seules consolations à mes regrets déchirants. C’était offenser ma mère, c’était l’abandonner ; le ciel n’a pas permis que je devinsse coupable, et la mort du prince Olowsky…

— En vérité, on n’a pas une plus belle mémoire, interrompit en souriant une jolie femme qui avait écouté le récit de M. de Norcelles avec un vif intérêt : pas une action, pas un mot d’oublié ! Convenez que j’ai bien fait de vous rendre aussi malheureux, et qu’avec plus de bonté, je ne m’appellerais pas aujourd’hui madame de Norcelles.

— Ce serait bien dommage, reprit Enguerrand en baisant la main d’Alexine.