Souvenirs d’une morte vivante/04
CHAPITRE II
Quoique voulant ne retracer que mes souvenirs, je me trouve dans la nécessité de donner quelques faits de certains événements pour constater l’évolution qui s’est produite depuis ce temps-là jusqu’à la révolution de 1871.
Nous sommes en République, un gouvernement provisoire est proclamé, les membres du gouvernement déclarent la liberté de la presse, le droit de réunion, d’association et de pétition, l’abolition de la peine de mort en matière politique ; dans les colonies, l’abolition de l’esclavage pour les nègres. Actes de clémence, de générosité et d’humanité.
Après la révolution un grand nombre d’ouvriers sont sans travail, — il faut pourtant vivre, — la question sociale s’impose ; le peuple réclame le droit au travail. Nous avons trois mois de misère à mettre au service de la République, disaient les ouvriers. Le 28 février il fut décidé qu’une commission du gouvernement s’établirait au Luxembourg, sous la présidence de Louis Blanc. Les divers délégués des corporations discutèrent la question sociale et les moyens pratiques d’arriver à l’organisation du travail ; en un mot ils voulaient supprimer l’individualisme et y substituer la fraternité.
Par opposition au Comité du Luxembourg, le même soir on ouvrit des ateliers nationaux. Du 9 au 30 avril 100 000 ouvriers furent embrigadés. La dépense atteint 7 240 000 francs. Le trésor était épuisé. Les dons patriotiques reçus à l’Église par une Commission sous la présidence de Lammenais et de Béranger, témoignaient de la bonne volonté des classes laborieuses, mais restaient insuffisants. Garnier Pagès, aux finances, fit décréter un impôt de 45 centimes. On comptait ainsi se procurer 190 000 000, on obtint seulement 80 000 000.
Le 14 mars, le gouvernement provisoire supprime les compagnies d’élite de la Garde Nationale et ouvrit les rangs de cette milice à tous les citoyens sans distinction[1]. Il y eut une grande manifestation à l’Hôtel de Ville demandant l’abrogation du décret ; cela eut pour résultat d’amener une contre-manifestation de 100 000 ouvriers sous la conduite de Barbès, de Blanqui et de Cabet. Le 16 avril, un mois après, les ouvriers reparurent devant l’Hôtel de Ville, mais sans résultat.
Le 15 avril[2], l’assemblée nationale se réunit pour faire une constitution. Il devait y avoir 900 représentants élus directement par le suffrage universel. Tout Français âgé de 21 ans, ayant six mois de résidence était électeur, le vote se faisant au chef-lieu du canton.
15 mai, à peine nommée, l’assemblée se trouve menacée de dissolution. Le peuple est résolu à faire une nouvelle révolution, les élections n’ayant pas répondu à ses désirs, une foule immense mélangée d’ouvriers et de gardes nationaux envahit l’assemblée en chantant, et aux cris de vive la Pologne ! Mon père était avec ses amis polonais, mêlés à ce mouvement. Hubert, Blanqui, Barbès, montent à la tribune et déclarent l’assemblée dissoute. Un gouvernement provisoire est bientôt proclamé, composé de Louis Blanc, Barbès, Albert (premier ouvrier au parlement), Blanqui, Raspail, Huber, Caussidière, Pierre Leroux, Cabet, Proudhon, mais bientôt le tambour bat, la Garde Nationale et la garde mobile rassemblées sur tous les points de Paris, chassent les envahisseurs, ramènent les représentants au Palais Bourbon. Barbès et Albert sont arrêtés.
À l’Hôtel de Ville, Blanqui est obligé de s’enfuir, enfin Caussidière, à la tête de ses montagnards est contraint de quitter la Préfecture qu’il occupait depuis le 24 février.
La majorité de l’assemblée eut recours aux moyens de répression. Sur la proposition de Goudchaux et de Falloux on résolut de dissoudre les ateliers nationaux, 107 000 ouvriers se trouvaient jetés sur le pavé. Les ateliers nationaux créés par les ennemis du socialisme qui voulaient démontrer la folie des réformateurs sociaux servent encore dans la bouche des bourgeois férus des mensonges officiels, d’arguments contre ceux qui étaient opposés à la fondation des ateliers.
Le 21 juin, tous les ouvriers de 18 à 25 ans furent invités à s’enrôler ou à partir pour la Sologne, où on leur offrait du travail.
Le 22, Paris fut parcouru dans tous les sens par les groupes irrités. On se regardait, on se mesurait des yeux, à des cris de colère succédait un morne silence. On sentait qu’une bataille était proche, car ce n’est plus ici une lutte politique, c’est une guerre sociale.
Le 23, à 7 heures du matin, 8 000 ouvriers accourus du Panthéon, s’étaient réunis autour de la colonne de Juillet, où les combattants du 14 juillet 1789 étaient tombés au pied du mur de la Bastille. Pujol, le lieutenant des ateliers nationaux, en blouse blanche, les attirait dans ce piège, les excitant jusqu’au délire, tous crient : « La liberté ou la mort. » Une jeune fille, marchande de fleurs, apporte à Pujol un magnifique bouquet de violettes, qu’il met à la hampe de son drapeau rouge. Ce dictateur en blouse blanche donna le signal du combat. À 11 heures, au moment où le tambour de la Garde Nationale commençait à battre le rappel, (Louis Napoléon n’était pas étranger à tous ces troubles) mon père nous disait « Il travaille à désorganiser la République. Il veut s’imposer à la France, il fera comme son oncle ».
Les quartiers des portes St-Denis, St-Martin, le faubourg Poissonnière et du Temple, les Boulevards, les bords du Canal, la Cité, la place du Panthéon sont hérissés de barricades. Rien que dans la rue St-Jacques il y en a eu 38, entre la rue Soufflot et le Petit Pont.
Les 23, 24, 25 juin pour combattre les insurgés, le gouvernement avait à sa disposition 20 000 hommes de troupes de lignes, les 24 bataillons de mobile et la Garde Nationale. Le général Cavaignac, ministre de la guerre commandait en chef ; principaux lieutenants : Les généraux Lamoricière, Bedeau, Damesne, Duvinier, Négrier, Bréa, Clément Thomas.
Pendant toute la journée du 23, on combattit avec un acharnement inexprimable. Malgré les efforts du général Lamoricière qui occupait les boulevards, la place du Château d’Eau, et le nombre des soldats le peuple restait maître de Montmartre, de la Chapelle, des faubourgs du Temple, St-Denis et St-Martin. La résistance était si grande que dans la nuit du 24, l’assemblée dut télégraphier aux villes voisines pour demander du renfort. Paris fut déclaré en état de siège. Des représentants allèrent se joindre aux soldats. Cavaignac fut investi de pleins pouvoirs. La commission exécutive donna sa démission. (Le général Cavaignac tailla dans le grand.)
Chère République, que de crimes on a commis en ton nom !
Dans la nuit du 23 au 24, les insurgés avaient désarmé un bataillon, Place des Vosges. L’armée et la Garde Nationale reprirent l’offensive sur tous les points.
Le 25, les troupes partout continuèrent leur mouvement offensif. Des deux côtés on devenait impitoyable. Au Panthéon les mobiles n’avaient pas fait de quartier. Ils massacrèrent sans merci les insurgés.
Quand les hommes cesseront-ils ces luttes sauvages, sous prétexte de civiliser les gens qui ne pensent pas comme eux ?
On parle bien dans l’histoire de la mort du général Bréa, mais pas des victimes du parti opposé, c’est trop peu de chose ; pourtant ce trop peu de chose, c’est la force, la puissance d’un pays, c’est cette foule anonyme qui suggère la pensée et enfante le génie. Quelque éphémère que soit un gouvernement, son premier mouvement n’est jamais la clémence, mais d’enrôler des légions d’hommes qui tuent, pour affermir son pouvoir. Livré à ses propres forces, sans l’armée, un gouvernement serait bien peu de chose.
Le faubourg St-Antoine paraissant imprenable, on résolut de le bombarder. La place de la Bastille se couvrit de canons. — Quelle affreuse boucherie !…
Ce triste jour, l’archevêque de Paris espérant que sa présence calmerait les esprits, vint dans la mêlée pour exhorter le peuple à l’apaisement, il fut atteint dans le dos par une balle perdue, sa mort fut involontaire ; ne s’étant jamais mêlé de politique, il était vénéré de tous les partis, il mourut dans la soirée du même jour, le 25 juin 1848. Pour la circonstance, on fit trêve.
L’entrée du faubourg St-Antoine fut forcée, les insurgés vaincus, durent mettre bas les armes, il y eut plusieurs milliers de prisonniers, un grand nombre d’entre eux furent déportés. Les hôpitaux étaient encombrés de blessés, et la place de la Bastille, la rue du faubourg St-Antoine étaient jonchées de cadavres.
Mon père était parti dans la mêlée avec ses amis les Polonais, qui vivaient chez nous depuis leur émigration. (Nous n’avons jamais revu ceux-ci, et nous pensons qu’ils auront été tués).
Nous n’avons revu mon père que beaucoup plus tard.
Ma mère m’emmena, nous allâmes dans les rues, lesquelles étaient très mouvementées. Elle voulait se rendre compte de ce qui se passait ; anxieuse, ne sachant ce qu’était devenu son mari, elle espérait avoir des nouvelles de lui.
Nous nous dirigeâmes du côté du Parvis-de-Notre-Dame où était exposé l’archevêque.
Nous suivîmes la foule, puis en entrant à gauche, entre des colonnes, nous vîmes sous un dais de velours rouge, couché, revêtu de ses habits sacerdotaux, entouré de flambeaux, Mgr. Denis Affre archevêque de Paris.
Paris était bien triste : dans les rues on ne voyait que des tombereaux charriant des morts, les blessés agonisants sur les civières.
De telles choses, on ne les oublie jamais !…
Pour nous rendre dans cette direction, il nous a fallu traverser plusieurs rues garnies de barricades, la circulation était difficile.
À la suite des journées de juin, Cavaignac conserva le pouvoir exécutif. Il constitua un ministère. Son gouvernement fut inéxorable.
La première action de l’assemblée fut de décréter la transportation dans les possessions françaises d’outre-mer, par mesure de sûreté générale, des détenus qui avaient pris part à l’insurrection.
Pierre Leroux et Caussidière s’étaient opposés sans succès à ce vote.
Il y avait 4 348 prisonniers, une commission d’enquête en fit mettre 991 en liberté. Malgré les instances du représentant Lagrange, personne ne fut amnistié. Louis Blanc et Caussidière furent décrétés d’accusation comme complices du 15 mai.
Onze journaux furent supprimés. Le Peuple constituant cessa de paraître parce qu’il ne put verser la somme nécessaire. « Il faut beaucoup d’or aujourd’hui pour avoir le droit de parler », dit Lamennais, nous ne sommes pas assez riches, silence au pauvre !
La réaction contre le socialisme fut des plus vives. Comme remède à la crise financière, Proudhon proposa que les créanciers de l’État abandonnent 1 pour cent sur leurs rentes, que les propriétaires fassent remises d’une partie des fermages échus, que le banquier réduise sa commission et son intérêt, que les travailleurs laissent à l’entrepreneur un 20 pour cent de leur salaire.
Mais entièrement antipathique au socialisme, l’assemblée accueillit par un déchaînement de colère le discours de Proudhon, prononcé à l’appui de la proposition dans la séance du 31 juillet[3]. Les partisans de Louis Bonaparte n’étaient pas étrangers à ces luttes sanglantes et fratricides. Les blouses blanches inaugurent leur entrée en scène. Enfin les élections donnèrent une forte majorité à Louis Napoléon. Le 10 décembre 1848 il fut élu président. Le peuple français était encore entiché des gloires légendaires de Napoléon Ier, dit le Grand.
Louis Napoléon, dit le Petit, escalada l’Hôtel de Ville grâce aux montagnes de cadavres amoncelés pendant dix ans de luttes homicides sous le règne de son oncle, en attendant qu’un beau soir dans un guet-apens, lui-même étranglât la République… comme son oncle. Tuant, proscrivant tous ceux qui pouvaient être un obstacle pour s’emparer du trône. Le soir du 10 décembre il y eut une fête à l’Hôtel de Ville, une foule considérable se pressait, se bousculait sur la place, la soirée était magnifique, mon père était revenu ; il m’emmena pour que je visse la manifestation, il me mit sur ses épaules pour que je pusse mieux voir, au-dessus du portique de l’Hôtel de Ville, pompeusement illuminé, le navire emblème de la ville de Paris. C’était splendide. Ce vaisseau semblait voguer dans une mer de flammes. Il y eut un feu d’artifice.
J’entends encore dans mes oreilles les voix insensées de ce peuple inconscient criant à tue-tête ; Il nous le faut, nous l’aurons notre petit Napoléon (imbéciles ! disait mon père). Pauvre peuple, sachant à peine lire, ne connaissant de l’histoire que la légende, comme toujours son ignorance fit sa perte.
Le 20 décembre, Louis Bonaparte fut proclamé président de la République, prêta devant l’assemblée constituante le serment suivant :
En présence de Dieu et par devant le peuple français, je jure de rester fidèle à la République démocratique et de défendre la Constitution.
Pour que son succès fut complet, il avait pris les précautions nécessaires pour faire désarmer toutes les compagnies de la Garde Nationale qui lui avaient été hostiles.
On avait dressé des listes de proscriptions sur lesquelles le nom de mon père figurait.
Tout une compagnie vint chez nous le demander, ma mère leur dit qu’il n’était pas là. Elle ne pouvait dire où il se trouvait. « Eh ! bien, dit un officier avec brutalité à ses hommes, cherchez dans cet appartement s’il y a des armes. Nous voulons le fusil de votre mari. »
Ma pauvre maman ne pouvait pas le leur donner puisqu’elle ne l’avait pas. Je suis restée debout, j’ai suivi cette scène avec effroi. Dès le départ des soldats je suis tombée comme foudroyée, j’ai perdu connaissance. Lorsque je suis revenue à moi, j’ai ouvert les yeux, mais j’avais perdu toutes mes facultés et je suis restée sans mouvement les yeux fixes pendant plusieurs mois. J’avais perdu également l’usage de la parole, une seule faculté me restait, l’ouïe, mais on l’ignorait. Je ne pouvais faire aucun signe pour me faire comprendre. Je regardais toujours dans le vide, les nerfs étaient affaiblis, j’avais enfin la danse de St-Guy (résultat de la peur pendant la révolution). Je suis restée malade une année environ, j’avais complétement perdu la mémoire. Je ne me souviens même pas de la présence de mon père, dans le cours de ma maladie.