Jean Bontemps (impr. F. Nys) (p. 138-166).

CHAPITRE VIII

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   SOMMAIRE :


S’étourdir. — Je m’abandonne à mon triste sort. — De quoi se composait ma vie. — Je n’ai jamais eu qu’une passion. — Perplexités. — e m’adresse à ma mère. — Secours inattendu. — Madame de Couradilles. — Une jolie entremetteuse. — Proposition tentante. — Situation tragique. — Suprêmes préparatifs.



J ’eus assez d’empire sur moi-même pour ne faire aucune récrimination, n’adresser à mon mari aucun reproche.

Quoi que je lui eusse dit, au surplus, je me serais donné une peine inutile ; il aurait toujours eu raison.

N’ayant jamais eu d’autre occupation que de satisfaire ses passions, ne se sentant propre absolument à rien d’utile ou, du moins, qui fût assez productif pour couvrir nos dépenses, quand même elles auraient été réduites de moitié, il se laissait aller insouciamment au courant des choses, comptant sur le hasard, sur l’imprévu, qui, selon lui, joue le principal rôle dans toutes les affaires de ce monde. Il paraissait n’avoir qu’une seule règle de conduite : s’étourdir !

C’était, en vérité, un bien singulier homme. Il n’avait pas un grain de méchanceté. Sa candeur, quoiqu’il fût constamment dans le vice et dans le faux, était celle d’un enfant à la mamelle. Il était homme du monde, il avait de l’expérience, on ne pouvait le soupçonner de sottise, ni même de banalité. Et, uniquement parce que, jusqu’alors, il avait été habitué à représenter, à vivre d’une certaine manière, à fréquenter intimement des gens qui, étant riches, pouvaient impunément et plus légitimement que lui faire figure, il n’entrait pas dans sa pensée que, étant marié, il y avait pour lui une certaine opportunité à changer de système et de régime de conduite, et que, avant de condamner sa femme à cette existence d’expédients qu’il avait pu impunément mener depuis sa sortie du collège, il aurait été au moins équitable de la consulter. Ce qu’il y eut de plus affreux pour moi, dans tout cela, ce qui devait avoir les plus terribles conséquences pour mon avenir, c’est que le voyant si calme dans les dettes, si peu craintif du lendemain, si confiant dans son étoile, si convaincu de sa propre infaillibilité, il m’amena insensiblement, et sans me sermonner, à sentir comme il le faisait lui-même. Me voilà donc, à vingt ans, acceptant cette vie de la bohème dorée du grand monde, ne luttant pas, autant par paresse native que par impossibilité de lutter, me laissant doucement aller au fil de l’eau, comme une noyée, ne me doutant même pas alors que, étant femme, jeune, belle, adulée, courtisée, j’avais une ressource extrême pour me tirer d’affaire, ressource que mon mari n’avait pas, lui, et qui ne pouvait être le sujet d’aucune discussion entre nous.

Ce fut précisément au moment de mes plus grands succès que je fis la découverte de notre ruine totale, irrémédiable.

Elle me cassa bras et jambes. Mais, stimulée par mon mari et entraînée par l’habitude, je n’eus même pas la pensée de modifier la plus petite chose de mon train de vie. Mêmes occupations, mêmes dépenses. Un jour, cependant, nous examinâmes, à tête reposée, s’il n’y avait pas moyen de retrancher quelques petites choses dans le train ordinaire de notre existence. Nous ne trouvâmes rien, absolument rien. Toutes les dépenses que nous faisions étaient utiles, indispensables. Je proposai de sacrifier mes nippes ; mon mari émit en tremblant l’idée de supprimer les voitures et les chevaux, mais nous n’y consentîmes ni l’un ni l’autre.


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La chose nous paraissait trop ridicule. Et d’ailleurs, qu’aurait dit le monde si, après quelque temps de mariage, il m’avait vue aller à pied ?

Nous continuâmes donc à vivre comme par le passé. À cela près que je n’avais pas cent sous dans ma bourse et dépensais, à moi toute seule, cent[1] mille francs par an pour ma toilette ; mon existence ressemblait, de tous points, à celle que mènent toutes les femmes.

À une telle existence, je ne cherche ni excuse ni explication même. Je me contente de la constater.

Passer toutes ses journées hors de chez soi, à courir en voiture de magasin en magasin pour choisir des étoffes, puis envoyer[2] des robes chez sa couturière, de là promener en public les toilettes et les coiffures de son invention… il n’y a besoin, pour cela, ni d’un bien grand mérite, ni d’un bien grand cœur. Ce n’est pas mal en soi. Ce n’est peut-être pas non plus très bien. Il est certain qu’on pourrait faire autre chose. Mais on est femme, jeune, belle. Et c’est amusant ! c’est amusant !

Voilà tout.

Je n’en peux[3] pas dire davantage.

Dût-on m’en faire un crime, j’avancerai courageusement que je n’ai jamais eu qu’une seule véritable passion, celle de la toilette. Je ne sais pas si toutes les femmes sont comme moi, et je m’en inquiète peu. Mais encore aujourd’hui, où je suis arrivée à l’âge de la maturité dans la réflexion, à la seule pensée d’une mode nouvelle, et qui me siérait, je me sens sur le point de devenir folle.

Ma passion, depuis bien longtemps, était devenue une sérieuse occupation. J’avais pris pour habitude de composer mes toilettes moi-même, me confiant à mon bon goût et à mon esprit inventif.

Un mannequin de ma taille étant placé devant moi, je disposais sur lui, avec des épingles, les étoffes que j’avais achetées pour en faire des robes. Je trouvais ainsi souvent des motifs d’une élégance ravissante. Mon mari s’en allait disant partout que je jouais à la poupée, mais cela m’était bien égal.

Je composais aussi des coiffures et mes chapeaux sur une tête à perruque. Mais cela, malheureusement, ne me faisait faire aucune économie. Au contraire.

Tel était mon genre de vie enivrant et absorbant, quand notre situation pécuniaire descendit encore d’un cran.

Plus d’argent à la maison ! Les avances que le chef avait faites pour la bouche s’élevaient à deux mille[4] francs ; le piqueur en avait avancé douze cents pour payer le grainetier ; depuis six mois, les gages d’aucun de nos gens n’avaient été payés ; on clabaudait chez le portier et à l’office ; les mémoires des fournisseurs nous arrivaient dru comme grêle, avec des lettres insolentes, presque menaçantes.

Déjà même on avait remis à mon mari des papiers timbrés. Le malheureux, ne sachant littéralement plus où donner de la tête, jouait le jour à la Bourse, le soir au club, pour essayer de se refaire.

Mais, hélas ! il perdait, il ne payait pas, et l’avalanche des dettes grossissait.

Il n’osait pas chercher à emprunter, dans la crainte de démasquer notre affreuse situation. D’ailleurs, lui aurait-on prêté ? Notre ciel était gros d’orages. Nous faisions les plus grands efforts pour tenir bon le plus longtemps possible. Mon mari maigrissait, changeait à vue d’œil. Parfois, je surprenais des larmes dans ses yeux.

Il nous paraissait extrêmement important que le monde ne soupçonnât pas notre position. Personne ne pouvait nous sauver ; l’animosité déchaînée pouvait aggraver nos désastres en les ébruitant. C’était ainsi, du moins, que nous pensions.

Ils s’ébruitèrent. Il y avait trop de gens qui pensaient avoir intérêt à savoir exactement où nous en étions, pour garder toujours le silence. Nous faisions bonne contenance, mon mari et moi ; mais déjà, dans le monde, parmi les hommes qui me faisaient la cour, il y en avait quelques-uns qui devenaient plus explicites.

Évidemment, selon l’expression de mon mari, « les chacals avaient flairé notre ruine. »

— Toutes les richesses de l’univers, si, je les possédais, me disait l’un, je les donnerais volontiers pour être distingué de vous.

Celui-là était vingt fois millionnaire, et, en parlant ainsi, ne s’aventurait pas beaucoup.

Un autre, plus familier ou plus grossier, me sermonnait ainsi :

— Soyez donc plus gentille. On sait que vous êtes gênée. On serait trop heureux de se mettre en quatre pour vous.

Un autre encore, mieux élevé ou plus discret, se contentait de me serrer la main en soupirant, et me disait :

— Si jamais il vous arrivait d’être obligée de recourir aux services d’autrui, c’est à moi que vous vous adresseriez, n’est-ce pas ? Je serais si heureux de vous venir en aide !

Je répétais tous ces propos à mon mari.

Il en riait aux larmes, malgré ses préoccupations et sa tristesse. Je ne sais pas ce qu’il pensait de moi, mais il me dit :

— Ma chère, ne prends pas ces paroles au sérieux. Ces farceurs seraient enchantés de devenir tes amants, mais ils ne donneraient pas six sous pour cela. Je les connais. Ce sont des pingres.

Quelques secondes plus tard, sous forme de réflexion, il ajouta :

— Ce n’est point ainsi qu’on s’y prend quand on a envie d’une femme.

Il n’avait pas un grain de jalousie, et, quoique tout le long du jour il m’entendît m’écrier : « Qu’allons-nous devenir, grand Dieu ! » il ne modifiait rien dans sa manière d’être. Il caressait sa manie érotique avec autant de soin que, moi, je cultivais celle de la toilette. Quelquefois, en plein jour et à propos de rien, il m’invitait à me déchausser, et me disait :

— Donne-moi ton joli pied à baiser. Et puis, sans même prendre la peine de tirer le verrou, lorsque nous étions seuls dans mon boudoir ou dans mon cabinet de toilette, sans dire gare, il me prenait sur ses genoux, me troussait comme une servante ; et puis, moitié de gré, moitié de force, il tirait de moi tout ce qu’il voulait, en riant aux éclats et jurant ses grands dieux que j’étais « la plus ravissante des femmes. »

Moi, je le rappelais constamment à la réalité de notre situation. Il enrageait. Cela gâtait ses plaisirs.

Jamais un mot de ce qu’il comptait faire pour nous tirer d’embarras.

De loin en loin, il disait que ses oncles finiraient par mourir et que, alors, selon toute probabilité, nous serions riches. L’un de ses oncles avait soixante ans, l’autre soixante-trois, et ce dernier avait deux enfants naturels. Ils se portaient tous deux fort bien. Leur héritage me semblait terriblement problématique.

Voyant que mon mari n’était bon à rien, je me mettais la tête à l’envers pour chercher le moyen de nous tirer d’embarras, mais je ne trouvais absolument rien de praticable… M’adresser à mon père ? Je n’aurais réussi qu’à faire à cet excellent homme une peine inutile. Il lui restait encore cinq enfants à doter, dont deux filles, et il n’aurait pu me donner un liard.

Je pensai un instant à m’adresser à mon cousin Alfred. Je ne l’avais pas revu depuis le jour de mon mariage, où il faisait piteuse mine. Sans faire alors la moindre allusion au passé, il m’avait dit, tout simplement, que je pourrais toujours compter sur son amitié.

Mais il vivait avec sa mère et n’avait pas un sou[5] de fortune. À quoi bon alors le mettre au courant d’une situation dont je n’avais pas lieu d’être fière ? Un instant, je pensai à aller demander conseil à ma mère. Elle était très experte en toutes sortes de choses, on ne pouvait pas le nier, et fort capable d’indiquer une bonne règle de conduite. Mais depuis l’aventure de Gobert, elle avait toujours eu l’air gênée devant moi, et je craignais d’être mal reçue. Cependant, je me décidai à aller la trouver, par acquit de conscience, très embarrassée de savoir ce que je lui dirais, ne pouvant prendre sur mon amour-propre de lui tout dire, mais seulement ce qui avait rapport aux affaires d’argent, et appréhendant fort de la voir accueillir ma triste confession par une joie secrète.

Je trouvai ma mère charmante, comme toujours. Elle portait une délicieuse robe de soie lilas qui lui seyait à ravir. J’en étais jalouse.

Elle se leva gracieusement, et m’embrassa dès qu’elle m’aperçut, me gronda doucement sur la rareté de mes visites[6], et enfin m’écouta parler.

Je lui dis simplement que mon mari était beaucoup moins riche qu’il ne l’avait dit en m’épousant, que le chiffre de nos dettes augmentait chaque jour, que nous étions gênés, et que, sachant combien elle était de bon conseil, et comme elle m’aimait, j’étais venue la consulter, lui demander quel parti je devais prendre.

Ma mère accueillit ma confession par un véritable cri du cœur et de la nature :

— C’est amusant pour moi ! s’écria-t-elle en sautant de son siège et choquant ses deux mains l’une contre l’autre. Avec le caractère que je te connais, tu ne sauras[7] jamais garder pour toi le secret de votre gêne ; tout Paris le saura demain ; on dira que je t’ai mal mariée, que je n’avais pas pris assez d’informations sur mon futur gendre. Ah ! c’est bien amusant pour moi !

Cette sortie fut tout ce qu’il me fut possible de tirer du modèle des mères. Elle n’avait vu dans la ruine de ses enfants qu’un inconvénient pour elle. Peut-être voulait-elle que je la plaignisse !

« Tu n’as que ce que tu as mérité, me disais-je en rentrant chez moi. Quel besoin avais-tu de lui raconter tes chagrins ? Pouvais-tu ignorer de quelle manière elle les accueillerait ? »

Je me sentais découragée par l’école que je venais de faire, je me voyais si isolée, si abandonnée, que je passai le reste de la journée à examiner sérieusement avec moi-même si je ne ferais pas bien de me consacrer au théâtre[8].

Je me voyais déjà devenue subitement l’une des reines du chant, ayant fait de brillants débuts à l’Opéra, gagnant des millions avec mes roulades. Mon mari, qui entra chez moi comme je m’amusais à ces beaux rêves, m’ayant demandé à quoi je pensais, je le lui dis tout naïvement. Mais, d’un seul mot, il fit tomber mon enthousiasme.

— Ton intention est bonne, me dit-il, mais elle est irréalisable. On t’applaudit dans les salons, on te sifflerait au théâtre. Je regrette de t’enlever tes illusions, mais tu n’as qu’un talent de société.

Le lendemain matin, comme j’étais encore sous la double influence des sèches paroles de ma mère et de mon mari, il m’arriva une aventure qui devait bientôt bouleverser toute ma vie.

Il était encore de bonne heure, et j’étais dans mon cabinet de toilette, occupée à me coiffer ; mon mari venait de sortir pour tâcher d’apaiser un créancier qui se montrait de méchante humeur ; ma femme de chambre vint me dire qu’une blanchisseuse de dentelles, dont elle me remit la carte, demandait à me parler. Quoique je n’eusse pas invité cette femme à venir chez moi, son nom m’étant connu — elle avait pour clientes quelques unes de mes amies les plus intimes, — je permis qu’on la fît entrer.

C’était une petite femme à l’air distingué, blanche et rose, toute mignonne, gentiment potelée, aux yeux d’un bleu profond, aux cheveux d’un très joli blond doré. Elle me parut avoir une quarantaine d’années, sa mise fort élégante annonçait du goût et elle se présentait avec aisance. On aurait pu la prendre pour une femme du monde. Elle portait à la main un petit carton, et, en entrant, elle me dit qu’elle m’était adressée par une femme de ma société, qu’elle me nomma.

Je la priai de s’asseoir et renvoyai ma domestique. Quand nous fûmes seules, elle se rapprocha de moi, souleva son voile, et me dit fort tranquillement en me regardant entre les deux yeux :

— Je vous demande pardon, madame la marquise, de m’être servie d’un subterfuge pour m’introduire auprès de vous. Je ne suis pas blanchisseuse de dentelles. Je me nomme la baronne de Couradilles. J’espère que mon nom ne vous est point inconnu. Personne ne m’a envoyée auprès de vous. J’appris, par hasard, que vous êtes dans de grands embarras d’argent, et je viens essayer de vous en tirer.


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Le nom de cette femme m’était, en effet, connu et même très connu. Quelques personnes de nos amies en avaient plusieurs fois parlé devant moi comme d’une femme séparée de son mari depuis longtemps, menant la vie des filles entretenues et ne recevant que des hommes. « Personne ne la salue plus, disait-on ; elle n’est plus reçue nulle part. »

J’étais extrêmement embarrassée. Je voyais que la nouvelle de notre désastre était ébruitée, et il ne me plaisait guère d’en parler.

Cependant, comme madame de Couradilles, tout en m’inspirant assez peu de confiance, affirmait qu’elle pouvait me tirer d’embarras, je réfléchis que je ne courais pas grand risque à la laisser parler, et, d’un geste poli, je l’invitai à s’expliquer.

— Les affaires de votre mari ne m’intéressent pas, me dit-elle. On dit qu’il a un million de dettes. C’est à lui de trouver le moyen de les payer. Mais vous, madame, vous pour qui je ressens toute la sympathie dont vous êtes digne, quelle somme vous faudrait-il pour payer vos petites dettes personnelles ?

— Qu’appelez-vous dettes personnelles, madame ? lui demandai-je.

— Eh ! parbleu, cela se comprend. Je veux parler de ce que vous devez à vos fournisseurs particuliers : couturière, cordonnier, marchande de modes, lingère, bijoutier.

J’étais horriblement perplexe.

— Mon Dieu !… il me faudrait… une centaine de mille francs, répondis-je.

— C’est gros ! fit-elle ; bien gros ! mais cela pourrait se trouver[9].

Quoique je fusse alors terriblement préoccupée par les ouvertures que venait de me faire madame de Couradilles, je ne pus m’empêcher de l’observer. Elle avait éveillé ma curiosité. En toute chose, dans toute sa personne, elle paraissait être absolument le contraire de moi-même : je suis très grande, elle était petite ; j’ai les cheveux très noirs, les siens étaient du plus délicieux blond doré ; elle avait de beaux yeux d’un bleu très foncé, une bouche fraîche, de belles dents, un teint éblouissant de douceur et de clarté. C’était enfin un charmant spécimen de petite femme blonde.

Tout me sembla mignon[10] en elle : les pieds, les mains, la taille, les seins ; tout était soigné dans sa mise : le linge, la chaussure, les gants. Plus je l’étudiais, plus sa personne me plaisait. Son ton seul me choquait un peu. Je la trouvais trop familière. Pour tout dire[11] en un mot, si je ne craignais pas de me servir d’une expression un peu triviale, je dirais qu’elle était, avant tout, « ragoûtante. »

Elle parut embarrassée de se voir ainsi observée. Cependant, elle reprit vite possession d’elle-même, et me regarda bien en face, semblant attendre une réponse à l’objection qu’elle m’avait faite.

— Je ne désire point emprunter, lui dis-je. Il faut rendre, tôt ou tard, quand on emprunte, et je ne saurais prendre d’engagements pour l’avenir.

— Qui parle de vous prêter ? fit-elle avec un cri d’humeur. Il s’agit simplement de vous… obliger.

— Qui consentirait à m’obliger en cette circonstance ?

— Ce ne serait pas moi, pour sûr ; malgré le vif désir que j’en aurais, mes moyens ne me le permettraient pas. Mais ce pourrait être… un ami.

— Hélas ! madame, je n’ai pas d’amis.

— Oh ! que si.

— Qui donc ?

— Cherchez.

— J’ai beau faire, je ne trouve pas.

— C’est que vous cherchez mal.

— Mais non. Je fais tout mon possible.

— Je ne suis malheureusement pas autorisée à vous dire le nom de la personne, reprit-elle. Il m’est même formellement interdit de vous le faire soupçonner

— Vous pouvez bien, au moins, me dire si cette personne est un homme ou une femme.

— Voilà une question ! C’est un homme, pardieu !

— Quel intérêt peut-il avoir à me donner cent mille francs pour payer mes dettes ?

— D’abord, il n’est pas dit qu’il vous les donne. Cent mille francs, c’est excessif ! cela ne se sera jamais vu jusqu’ici. Mais supposons que tout se passe au gré de vos désirs : je pense que ce monsieur, en vous rendant un si grand service, tient à gagner votre affection.

— Bon, je conçois. Mais que me demandera-t-il en échange d’une pareille somme ?

— Cela se comprend suffisamment.

— Mais non.

— Eh bien ! il ne vous demandera rien du tout. Mais je pense qu’il sera heureux s’il vous voit lui montrer quelque reconnaissance.

— Et comment voulez-vous que je m’y prenne pour prouver ma reconnaissance, à l’occasion d’un pareil service ?

— Cela se demande-t-il ?

— Vous le voyez bien.

— Vous voulez vous moquer de moi, chère marquise. Une femme comme vous, belle, jeune, courtisée, a-t-elle besoin qu’on lui dise comment elle doit et peut récompenser l’ami qui l’aura tirée d’embarras ?

— Oui. J’ai besoin qu’on me le dise.

— Vous êtes vraiment embarrassante. Moi, à votre âge, lorsqu’un monsieur m’avait rendu quelque service analogue…

— Eh bien, achevez donc. Que faisiez-vous ?

Madame de Couradilles était quelquefois d’un cynisme qui n’avait rien de féminin.

— Je le faisais prier de venir me voir, un tel jour, à telle heure, répondit-elle, et je m’arrangeais de façon à ce qu’il me surprît en chemise[12].

Je me sentais mourir de honte.

— Comme vous dites cela, madame !

— Puisqu’il faut mettre les points sur les i.

L’impudence de cette femme me révoltait.

— Et vous dites, repris-je, que cet homme est un de mes amis, un homme que je connais, de ma société ?

— Oui.

— Un homme que je reçois chez moi, peut-être ?

— Je n’en sais rien.

— S’il me connaît, comment se fait-il qu’il ait été vous chercher pour vous charger de cette commission ? Que ne s’est-il expliqué lui-même ?

— Quand vous aurez plus d’expérience, belle marquise, vous saurez que les affaires de « haute galanterie » doivent toujours se passer comme elles se passent aujourd’hui. Un homme de votre société est amoureux de vous ; il apprend, par hasard, que vous êtes dans des embarras d’argent ; naturellement, il en profite pour vous faire agréer ses services, par l’entremise d’une personne adroite et discrète, et cela dans l’espoir de se faire aimer.

Trouveriez-vous plus délicat, de meilleur goût, qu’il s’en vînt vous trouver lui-même, et, entre les deux yeux, comme cela, à brûle-pourpoint, vous proposât cent mille francs pour prix de vos faveurs ?

— Vous avez une manière de dire les choses !…

— C’est la bonne. Et la preuve, c’est que vous me comprenez enfin.

Je l’interrompis aussitôt :

— Dites-moi le nom de cet homme. Je le veux. Il le faut.

— Impossible. Cela ferait tout manquer.

— Mais je vous dis que je le veux.

— Et moi, je vous répète que c’est impossible. Mais voyons, belle marquise, il est temps de vous décider. Vous ne trouverez pas souvent des occasions pareilles. Cent mille francs, c’est une fortune.

— Eh bien ! madame, je me décide à vous prier de sortir d’ici tout de suite, où je vous fais jeter dehors par mes gens.

J’étais exaspérée. Penser que, sans avoir rien fait pour cela, j’étais tombée si bas dans l’estime publique, qu’un homme de mon monde, que j’étais exposée à rencontrer partout, pouvait avoir eu la pensée de m’acheter comme une fille publique, avec l’espoir que je me livrerais à lui, cela me mettait hors de moi. Et cette femme, cette horrible entremetteuse, si jolie, qui m’avait tenue là, pendant une heure, familière, me traitant comme si j’avais été l’une de ses pareilles !…

Elle s’était levée, elle était partie.

Mais à peine la porte eût-elle été refermée derrière elle, que la pensée de mes embarras d’argent, si pressants, me revint soudain à l’esprit. Je me dis avec terreur que j’avais été peut-être trop prompte à me laisser dominer par l’indignation et la colère. Et je sentis des larmes me monter au bord des yeux.

Mon mari se fit annoncer chez moi, sur ces entrefaites.

— Parlez-moi franchement, lui dis-je. Cent mille francs vous suffiraient-ils pour sortir d’embarras et payer toutes nos dettes ?

Il me répondit d’un ton dégagé :

— Si j’avais cette somme, je pourrais faire face au plus pressé, et j’obtiendrais facilement du temps pour le reste. Mais pourquoi me demandez-vous cela, ma chère ? reprit-il.

J’avais froid dans le dos. Cependant, je fus assez forte pour payer d’audace.

— Excusez-moi, lui dis-je. C’était uniquement pour savoir où nous en sommes.

Lorsque mon mari fut parti :

« Comment faire pour revoir cette affreuse femme tout de suite ? » me demandai-je.

Hélas ! la Couradilles ne m’avait pas laissé son adresse.

Et voilà que, maintenant, j’avais pris mon parti, j’étais décidée à me vendre.

Je ne parlerai point des angoisses terribles qui me rendirent malade pendant plusieurs jours. J’avais la fièvre. Je gardai le lit. L’idée de m’immoler me tenait et m’inspirait une sorte de fierté extraordinaire.

Plus j’y réfléchissais, plus je passais en revue, dans mon esprit, tous les détails probables du sacrifice, plus la chose me semblait possible.

La vérité était que mes dettes personnelles s’élevaient à vingt mille francs. Je n’avais dit « cent mille » à la Couradilles que pour être crue, par un singulier amour-propre. Il me semblait que, à l’époque où nous vivons, une femme à la mode ne pouvait pas se contenter d’avoir pour vingt mille francs de dettes, que cela ne paraîtrait probable à personne, et ne serait pas, d’ailleurs, considéré comme de « bon ton. »

Je ne devais qu’à ma couturière, laquelle était, naturellement, la meilleure faiseuse de Paris. Or, comme une sorte de liaison familière, et même affectueuse, ne tarde jamais à s’établir entre une femme et l’ouvrière qui l’habille, ma couturière m’adorait, ne cessait de me dire que « je lui faisais le plus grand honneur, que j’étais la meilleure des réclames pour elle, et qu’elle me devait sa fortune. » Bref, je me croyais sûre de n’être jamais-tourmentée de ce côté. Si je trouvais cent mille francs, je pouvais donc les appliquer en entier aux dettes de mon ménage, et, en faisant des économies, cherchant une occupation lucrative pour mon mari, nous pouvions parvenir à nous tirer d’affaire. Oui, mais… cet homme !…

Ici, je ne puis rien traduire des sentiments qui m’agitaient. Toutes les femmes les comprendront, si elles sont sincères vis-à-vis d’elles-mêmes.

C’était un mélange d’horreur, de répulsion, de craintes vagues, de curiosité.

De curiosité, hélas !

Et comment retrouver madame de Couradilles !

Elle ne s’était pas représentée chez moi ; elle ne m’avait pas écrit. Le jour même où je pus me lever et sortir pour la première fois, comme je tournais le bouton de la porte, chez ma corsetière, une femme qui poussait cette porte de l’autre côté, pour sortir, me heurta involontairement, mais si fort, que je faillis tomber à la renverse.

C’était elle, la Couradilles !

Nous nous reconnûmes en même temps. Elle me barra résolument le passage, et me dit rapidement :

— Avez-vous réfléchi ? êtes-vous décidée, madame ?

— Sans doute, répondis-je… Mais je ne pouvais vous écrire pour vous prier de revenir. Vous ne m’aviez pas laissé votre adresse.

Par cette seule phrase, j’étais déjà vaincue, perdue, livrée, souillée.

— Mon Dieu, que je suis folle ! avait-elle dit.

Puis elle me donna sa carte en ajoutant :

— J’irai vous voir demain matin. Le temps presse. Votre amoureux brûle.

On peut penser si, le lendemain, j’étais impatiente de voir arriver Mme de Couradilles. À huit heures, comme je venais de me lever, on m’annonça enfin la « blanchisseuse de dentelles. »

Je donnai l’ordre de la faire entrer.

Elle entra.

Dès que nous fûmes seules :

— Donnez-moi les cent mille francs tout de suite ! lui dis-je.

— Comme vous y allez ! répondit-elle. L’autre jour, vous ne paraissiez point assez pressée ; aujourd’hui, vous allez trop vite en besogne. Ce n’est point de cette façon que les choses doivent se passer.

— Et comment donc ?…

— Donnant, donnant.

Quoique sa résolution fût bien prise, je me sentais tout interdite.

— Je suis charmée de vous voir devenue plus raisonnable, reprit madame de Couradilles. Mais il est bon de prendre ses précautions et de ne pas faire de fautes en de telles affaires. Vous ne pourrez sans doute pas recevoir ce monsieur ici ?

— Non, sans doute. Mon mari n’aurait qu’à se méfier, je serais trop facilement surprise.

— Et lui, de son côté, ne peut pas vous recevoir chez lui. Il y vient trop de monde. Vous y seriez indubitablement rencontrée.

— Alors, je ne sais pas…

— Il faudra donc que l’entrevue ait lieu chez moi, reprit madame de Couradilles. Oh ! ne redoutez rien. Vous serez à l’abri des indiscrets et vous aurez toutes vos aises.

— Mon Dieu, je n’en doute pas. Mais…

— Mais quoi ?

— Je voudrais bien savoir le nom de ce monsieur.

— Je vous ai déjà dit que c’était impossible.

J’avais hâte d’en finir. Cette conversation me mettait au supplice.

— Quel jour donc ? demandai-je.

— Voulez-vous demain ?

— J’aimerais mieux après-demain.

— Pourquoi ?

— Demain, je ne serai pas disponible[13].

— Je comprends. Va pour après-demain. À quelle heure ?

je me mourais. Je dis :

— Deux heures.

— C’est entendu. Vous avez mon adresse. N’allez pas l’oublier.

— Oh ! non.

— J’espère bien, reprit-elle, que cette affaire n’est pas la dernière que nous ferons ensemble.

— Je vous suis obligée.

— Il n’y a pas de quoi.

— À après-demain, donc, à deux heures. Adieu, ma toute belle.

— Ah ! il faut que je vous recommande encore autre chose, fit-elle, en revenant sur ses pas.

— Quoi donc ?

— Soyez en costume de combat.

— Que voulez-vous dire ?

— Est-elle innocente ! pour une marquise ! J’entends qu’il faut que vous mettiez un costume galant, et surtout pas gênant. Quelque redingote[14] de chambre, ouverte par devant. Et puis…

— Quoi donc encore ?

— Surtout, pas de pantalons.

— Très bien !

— Ni de corset.

— Parfait !

Il était temps qu’elle partît. Je suffoquais.

Je n’avais retardé le rendez-vous de vingt-quatre heures que dans le but de me donner le temps de réfléchir. Je n’étais déjà plus décidée du tout. Mais c’était inutile. La résolution me revint avec la réflexion. Je me jurai à moi-même de me sacrifier. Je me sentais en de telles dispositions, que je crois que je serais morte si quelque événement imprévu m’avait forcée de manquer de parole.

Je passai tout le temps qui me séparait du rendez-vous à m’étourdir. Je fuyais ma pensée. Un homme qui a résolu de se suicider doit se trouver dans une situation morale à peu près semblable à la mienne. J’avais alors déjà lu bien des romans, assisté à la représentation de bien des drames. Jamais je n’avais rencontré nulle part, jamais je n’aurais cru qu’il pût exister une position plus réellement tragique que celle où je me trouvais. Moi, femme honnêtement élevée, de famille honorable, appartenant au monde, à la meilleure société, comme une fille publique, j’allais me vendre… Ce n’était pas pour moi que je consentais à subir cette dégradation ; c’était pour mon mari, dont le désespoir paraissait véritable et me remplissait de chagrin.

Quel abîme est-ce donc que le cœur des femmes… J’allais faire cela pour mon mari, pour mon mari seul… et je n’aimais pas ce mari !

. . . . . . . . . . . . . . . .

Ce n’est point impunément qu’on est femme. Même dans les plus grands malheurs, dans les plus grandes hontes, on n’oublie rien de ce qu’on doit à sa réputation d’élégance et de beauté. Ce malheureux, qui était venu si étourdiment se jeter dans mes filets, je ne voulais pas me contenter de l’éblouir ; il me fallait le fasciner, l’épouvanter de son bonheur. Quand le jour que j’avais indiqué pour le rendez-vous se leva, je me trouvai la tête froide et lucide, mais je n’avais pas le cœur calme. La moindre de mes actions fut mûrement méditée. En sortant de mon bain[15], j’allai me placer complètement nue devant ma psyché, pour m’examiner. « Cent mille francs, me disais-je, ce n’est vraiment pas trop payé. » Jamais je ne m’étais trouvée plus parfaitement belle. Cependant, autour des seins, que j’ai toujours eus fort petits, quelques-unes des petites veines bleues qui me semblaient placées là tout exprès pour faire valoir la blancheur satinée de ma peau, ne me parurent pas, ce jour-là, assez apparentes. Et me voilà avec un pinceau délicatement imbibé d’indigo, occupée à refaire ces jolies petites veines. Tous les menus détails de ma toilette furent l’objet des soins les plus minutieux. Je me chaussai de bas de fil d’Écosse brodés à jour, qui laissaient transparaître la nuance rosée de la peau, et de souliers découverts, à talons hauts, en chevreau mordoré. Mon mari, qui s’y connaissait, trouvait cette manière de me chausser « irrésistible ». Je n’ai pas besoin de dire que mon linge fut choisi dans tout ce que j’avais de plus fin et de plus beau. « Il en aura pour son argent[16] ! » me disais-je en passant mes jupons garnis de dentelles. Je suis honteuse de ces détails. Pour les esprits superficiels, ils sembleraient indiquer une insouciance vicieuse. Il n’y avait cependant chez moi que le désespoir d’une femme froidement décidée à s’immoler, joint à ce sentiment de coquetterie qui ne peut nous abandonner dans aucune des plus poignantes et des plus douloureuses circonstances de la vie, même, dit-on, à notre lit de mort. Quand je fus habillée, au moment de partir, je me trouvai, sur le palier de mon appartement, nez à nez avec mon mari.

Je craignais qu’il ne se doutât de quelque chose, et je devins toute tremblante.

— Quel mortel aimé des dieux vas-tu voir ? me demanda-t-il. Je ne t’ai jamais vue si belle, même le jour de ton mariage.

— Je vais chez ma tante Aurore, lui répondis-je.

Je sortis à pied. Je pris une voiture de place dans la rue, et je me fis conduire à l’adresse indiquée.


Vignette et dessin de fin de paragraphe
  1. Variante, ligne 10, au lieu de cent ; lire : cinquante.
  2. — ligne 17, au lieu de envoyer ; lire : essayer.
  3. Variante, ligne 1, au lieu de peux ; lire : veux.
  4. Variante, ligne 5, au lieu de deux mille ; lire : douze mille.
  5. Variante, ligne 1, au lieu de pas un sou ; lire : que peu.
  6. Variante, ligne 21, après visites ; lire : me fit quelques observations sur la nuance de la jupe que je portais ce jour-là.
  7. Variante, ligne 11, au lieu de saura ; lire : connaîtra.
  8. Variante, ligne 1, après théâtre ; lire : J’avais de la voix, du talent.
  9. Variante, ligne 2, après trouver ; lire : Puis elle se mit à réfléchir.
  10. Variante, ligne 16, au lieu de mignon ; lire : charmant.
  11. — ligne, 21, au lieu de dire ; lire : exprimer.
  12. Variante, ligne 9, au lieu de en chemise ; lire : dans un déshabillé des plus engageants.
  13. Variante, ligne 1, au lieu de disponible ; lire : libre.
  14. — lignes 22 à 1. 5 p. suiv. au lieu de quelque redingote, etc. ; lire :
     — Voilà encore que je ne comprends pas.
     Elle se pencha vers mon oreille, prononça quelques mots à voix basse, puis elle se sauva sur la pointe des pieds.
  15. Variante, ligne 18, après mon bain ; lire : à peine essuyée.
  16. Variante, ligne 13, au lieu de Il en aura pour son argent ; lire : Voilà un homme qui n’est pas à plaindre !