Jean Bontemps (impr. F. Nys) (p. 72-90).

CHAPITRE IV

Gravures incluses dans Souvenirs d’une cocodette
Gravures incluses dans Souvenirs d’une cocodette
Mon entrée dans le monde. — Mes préparatifs de toilette. — Description de ma robe de bal. — Les salons de l’Hôtel de Ville. — Je produits un effet immense. — Première désillusion. — Mon succès se consolide. — Le marquis de B***, — Je suis demandée en mariage. — Je suis accordée. — Visite de ma tante Aurore. — Elle me prépare au mariage. — Conseils de ma tante. — Je me marie en pleurant.




À peine fut-elle délivrée de la grossesse qui la gênait, ma mère redevint plus jeune, plus jolie, plus appétissante que jamais. Pour moi, ma rentrée à Paris fut le point de départ d’une existence toute nouvelle. J’allais faire « mon entrée dans le monde ». Mes parents me disaient que le moment était venu de songer sérieusement à me marier. À cette idée, mille ambitions confuses s’éveillaient en moi. Je pensais toucher au bonheur.

Quand il s’agit de me produire, ma mère m’annonça l’intention de donner quelques soirées et de me prendre avec elle pour faire des visites. Moi, je voulais débuter par un coup d’éclat, et, fort heureusement, malgré les finasseries du Gobert, qui voulait tout régenter à la maison, ce fut mon opinion[1] qui prévalut dans le conseil de famille. Tout le monde s’entretenait alors à Paris des bals de l’Hôtel-de-Ville. La vogue dont ils étaient l’objet provenait aussi bien de l’affluence de jolies femmes qui s’y portaient que de l’élégance des toilettes « à tout casser » qu’on y étalait. Chaque bal nouveau était signalé par l’apparition de quelque nouvelle beauté et de quelque mode nouvelle. Avec l’esprit de résolution dont je fis toujours preuve par la suite, ne pouvant jamais être tentée que par quelque chose de grand et de hardi, le bal de l’Hôtel-de-Ville fut le champ que je choisis pour livrer ma première bataille, et pour la gagner.

Et je la gagnai.

Je m’y préparai quinze jours à l’avance en donnant à ma santé des soins tout particuliers, afin de n’être pas, au dernier moment, affligée d’un rhume de cerveau ou de quelques feux de visage qui m’auraient enlaidie.

Je me purgeai, je pris des bains, je me tins chaudement, je ne m’exposai pas au froid, je fis enfin, conseillée en secret par mon père, tout ce qui était nécessaire pour me maintenir en bon état et en beauté.

De plus, je voulus faire ma robe de bal moi-même. J’avais un excellent patron que maman m’avait procuré. Elle se mit gracieusement à l’ouvrage avec moi, ainsi que mes deux sœurs, et, pendant quinze jours, nous voilà toutes quatre taillant, cousant et bavardant. Nous fîmes un chef-d’œuvre.

C’était une robe toute simple, en tulle blanc, sans aucuns nœuds ni agréments d’aucune sorte. Il n’y avait même pas de garnitures de dentelles. Je l’essayai quand elle fut faite. Elle m’allait à merveille, me prenait bien la taille, dégageait les épaules. Ma mère et moi, nous nous embrassâmes. Depuis l’affaire Gobert, ce fut le premier élan de cœur que je surpris chez elle, à mon endroit.

Le grand jour arriva enfin. J’avais pris un bain le matin. Je me sentais fraîche, reposée, la tête calme, le pouls tranquille, en pleine possession de moi-même. Je me coiffai toute seule, selon mon habitude, et je ne mis pas le moindre ornement, pas même une fleur, dans les larges bandeaux de mes cheveux noirs. Ma robe produisait un effet délicieux, et j’étais chaussée « comme un ange. » Il y avait un monde énorme dans les salons de l’Hôtel-de-Ville quand nous y entrâmes, ma mère et moi marchant de front, en avant, sans nous donner le bras, mon père nous suivant, et prenant toute sorte de précautions touchantes pour ne pas s’empêtrer les pieds dans nos jupes. Je ne fus pas trop ahurie, ni trop éblouie par l’éclat des lumières, le mouvement de la foule, et la chaleur, quoiqu’elle fût excessive, ne m’incommoda nullement. Je puis dire, sans immodestie, que, ma mère et moi, nous attirions tous les regards.

Ma mère était en bleu, avec des touffes de barbeaux entremêlés d’épis dans ses blonds cheveux. Jamais je ne l’avais vue plus ravissante que ce soir-là.

Évidemment, elle s’était appliquée pour ne pas se laisser éclipser.

Ses épaules, sa poitrine, ses bras étaient d’un éclat sans pareil.

Quoiqu’elle eût quarante ans sonnés, elle avait l’air heureux, et on l’aurait crue toute jeune. C’était peut-être parce que le Gobert n’était pas là, avec sa mine vertueuse. Nous ne nous ressemblions pas, nous avions même les types les plus différents, comme je crois l’avoir dit, et tout le monde nous prenait pour les deux sœurs.

Mais il est temps de parler de moi.

L’effet que je produisis fut immense.

Plus de cent personnes me l’ont dit depuis. De mémoire d’homme, on n’avait vu à Paris un début pareil. Ma grande taille, ma tournure ondoyante[2] faisaient valoir tous mes avantages. J’étais entièrement vêtue de blanc.

Pas un bijou, ni boucles d’oreilles, ni collier, ni bracelets. Rien, ma robe blanche, des souliers blancs et des gants blancs. Mon corsage était très décolleté sur les épaules, de même que par derrière et par devant, ainsi que la mode l’exige, et, avec une peau satinée, mes joues rosées, mes yeux et les bandeaux de mes cheveux noirs, j’avais l’air, me dit depuis, bien souvent, mon père, « d’une déesse sortant d’un nuage. »

Lorsque nous fûmes assises, ma mère et moi, un grand cercle nous entoura. Tout le monde nous regardait. Les hommes surtout. Ils se faisaient présenter à nous, à tour de rôle, et ne tarissaient pas en compliments.

C’était plus que de l’admiration qu’ils paraissaient avoir pour moi.


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Il se tenaient devant moi, comme en extase. Plus tard, j’aurais compris l’expression de leurs regards. Alors, ils ne faisaient que m’embarrasser. Comme il n’est pas reçu de causer avec les jeunes filles — du moins en France ; il n’en est pas de même en Amérique, m’a-t-on dit — c’était à ma bonne mère qu’ils s’adressaient pour faire mon éloge, et l’excellente femme, quoiqu’elle eût sa part de louanges, en verdissait.

Quelques femmes, cependant, trouvèrent « le chemin de son cœur » en lui disant que j’étais trop grande.

Je dansai plusieurs fois. Je m’amusai comme on ne s’amuse guère qu’à vingt ans. Il me semblait, tant j’étais peu faite aux hommages, que l’offre d’une couronne de princesse était le moins qui pût m’attendre le lendemain à mon réveil. Ce fut mon père qui se chargea de me faire perdre mes illusions. Comme nous étions en voiture, dans le trajet assez long de la place de Grève à la rue Mazarine, où nous demeurions, il se tourna vers ma mère et dit :

— Notre grande fillette a eu beaucoup de succès, ce soir.

— Elle le méritait bien, répondit ma mère, elle était charmante.

— Cela ne la rendra malheureusement que plus difficile à marier.

À ce mot, je dressai l’oreille.

— Pourquoi donc ? avait dit maman.

— Eh ! mon Dieu, parce que nous n’avons qu’une petite dot à lui donner, deux cent mille francs ; et avec sa figure, sa tournure, son élégance, elle découragera les épouseurs. Ils penseront tous, avec raison, qu’elle est faite pour briller dans le monde, y effacer toutes les femmes, et que, n’ayant qu’une très minime fortune, elle devra nécessairement économiser peu celle de son mari. Allez donc proposer une pareille merveille à un modeste employé ! Elle ne manquerait pas de n’en point vouloir, le jugeant trop au-dessous d’elle. Et lui n’oserait même pas se permettre de la regarder. C’est un millionnaire qu’il faut à Aimée, et les millionnaires sont rares.

— Et puis, reprit ma mère, plus un homme apporte de fortune à une femme, en mariage, plus il tient à la réciprocité.

Les pronostics fâcheux qui ressortaient de cette discussion ne jetèrent aucun découragement dans mon esprit. Mon succès, pendant tout l’hiver, ne fit que grandir. Ayant eu le bonheur, en quelques occasions, où l’on me parlait d’autre chose que de la pluie et du beau temps, de montrer que je n’étais pas complètement dépourvue d’intelligence, on me fit la réputation d’une femme d’esprit, et, comme je passais déjà pour l’une des plus belles personnes de la saison, je devins bientôt à la mode.

Chaque homme qui me voyait alors pour la première fois devenait forcément, ne fût-ce que par bon ton, mon adorateur. J’avais refusé plus de vingt partis, me croyant en mesure de me montrer difficile, quand enfin il s’en présenta un que je fus, pour ainsi dire, obligée d’agréer.

Tout le monde a connu le marquis de B***. Lorsque je le vis pour la première fois, il passait pour avoir plus de quarante ans, avait l’air distingué, légèrement sceptique, ne s’était jamais occupé que de sport, et s’était fait une sorte de réputation de viveur aimable et bon enfant, par la fréquentation presque quotidienne des artistes et des journalistes.

Il avait eu, me dit-on plus tard, deux ou trois intrigues avec des femmes de théâtre, qui l’avaient promptement aidé à dépenser une belle somme gagnée au club, aux courses, à la Bourse, peut-être un peu aussi de son patrimoine.

On le disait joueur, ce qui ne m’allait guère, et généreux, ce que je ne pensais pas être un grand mal. Sa famille était de vieille et bonne noblesse.

Il me vit au théâtre, s’amouracha de moi, sans m’avoir dit un mot, se fit présenter à mes parents par l’homme qui était le mieux vu chez nous, c’est-à-dire par M. Gobert, ne craignit pas, pour s’avancer, de faire un doigt de cour à ma mère, et, précisément à l’instant où je pensais qu’il allait être appelé à l’honneur de succéder à mon parrain il vint un matin chez mon père, à l’heure où ma mère et moi n’étions pas encore habillées, et demanda ma main sans aucune sorte de préambule.

Il tenait peu à la fortune, disait-il, étant riche et attendant de gros héritages de plusieurs membres de sa famille.

C’était par inclination qu’il désirait avoir l’honneur de m’épouser. Il tenait à ce que cela fût dit et bien constaté.

Mon excellent père, très flatté, quoique peu satisfait à l’idée d’avoir pour gendre un homme inoccupé, répondit qu’il « ne voulait pas s’engager sans m’avoir consultée ».

Ma mère était ravie. Le Gobert la poussait. Ils croyaient avoir intérêt à me faire définitivement partir de la maison. Pour moi, je croyais faire un rêve. Et quel beau rêve ! mariée à dix-neuf ans ! et riche ! et marquise !

La seule chose qui faisait ombre à ce tableau, c’était que j’allais tenir mon époux de la main de Gobert.

La présentation ayant été faite, toutes les choses étant convenues, le trousseau acheté, la corbeille envoyée, l’hôtel que nous devions habiter auprès de ma future famille ayant été restauré et meublé, trois jours avant le mariage, un matin de bonne heure, comme j’étais dans ma chambre occupée à renfermer dans une malle, afin de les envoyer à mon nouveau domicile, les menus objets de souvenirs de jeune fille que je tenais à conserver, ma tante Aurore, la mère de mon cousin Alfred, se fit annoncer chez moi, et, à son air apprêté quand elle entra, je compris qu’elle venait m’entretenir de choses graves.

Je crois avoir déjà dit que cette tante était une sœur de mon père. Elle lui ressemblait par la haute taille, la figure, les manières, même un peu par l’esprit. Elle était cependant plus libre encore de propos avec son frère.

Il n’existait aucun moyen d’espérer d’elle qu’elle gazerait jamais sa pensée. C’était une de ces femmes « à la langue salée » comme on en trouve quelques-unes dans les mémoires du duc de Saint-Simon ; excellente personne, au fond, encore belle, avec ses yeux noirs, ses dents bien conservées et les cheveux blancs crêpés qui lui entouraient le visage. Elle m’aimait comme sa fille. Les choses les plus vives, non contente de les appeler par leur nom, elle vous les lâchait tout à trac, et une fois qu’elle était lancée, il n’y avait aucun moyen de l’arrêter.

Je pensais qu’elle venait me parler d’Alfred, intercéder en sa faveur, car, selon moi, mon cousin devait m’aimer encore ; je craignais qu’elle ne cherchât, pour servir les intérêts de son fils, à mettre obstacle à mon mariage. J’étais bien loin de compte, comme on va le voir.

— Ma chère nièce, me dit-elle après m’avoir tendrement embrassée et s’être assise auprès de moi, tu dois te marier dans trois jours et, grâce au caractère de ta mère, je crains bien qu’elle ne t’ait pas préparée à ce grave événement.

— Que voulez-vous dire, ma chère tante ?

— je te demande si ta mère t’a expliqué en quoi consiste le mariage, quels sont les devoirs de la femme, les exigences du mari ?

— Maman ne m’a rien dit du tout.

— Ton père et moi nous le craignions, sachant combien il lui répugne d’aborder certains sujets de conversation. C’est pourquoi nous sommes tous deux convenus que j’accepterai la tâche de la remplacer en cette circonstance.

— Merci mille fois. Je vous écoute, ma chère tante, et vous avoue que je ne serais pas fâchée d’apprendre de votre expérience et de votre bonté comment je dois me comporter.

— Voici ; le sujet est un peu scabreux, mais tu m’excuseras en faveur de mon intention, qui est bonne.

Je voulais me récrier. Ma tante Aurore me coupa la parole.

— D’abord, ma grande et belle fillette innocente, sais-tu quelles sont les différences qui existent entre la femme et l’homme ?

— De quelles différences voulez-vous parler ?

— Tu me la donnes belle, toi ? Des différences physiques, pardieu !


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Le souvenir de l’expérience que j’en avais faite un soir, malgré moi, auprès d’Alfred, me revint alors à l’esprit, et je fus sur le point de me trahir. Mais je trouvai la force de me maîtriser, et je balbutiai :

— À quoi bon tout cela, ma tante ?

— Pour rien, mon Dieu !… Pour que tu saches comment te comporter la première nuit de tes noces.

Et comme je voulais encore me récrier :

— T’imagines-tu donc, comme la plupart des jeunes filles, qui ne savent ni A, ni B des choses sérieuses de la vie, que le mariage consiste uniquement, pour une femme, à faire les honneurs de sa maison, à sortir seule, à régler les comptes de son ménage, à porter des dentelles et des diamants ?…

Je me levai pour l’interrompre. Elle reprit :

— Le mariage est cela, sans doute. Mais il est encore autre chose. Son but, pourrait te dire ton père, « est de faire vivre l’homme et la femme dans une société fraternelle, de sorte qu’ils soient constamment obligés de s’entr’aider, de se porter des secours mutuels en partageant leur commune destinée. La raison d’être naturelle du mariage, pourrait encore te dire ton père, si les plus simples convenances ne lui interdisaient de traiter ce sujet devant toi, sa raison d’être réside tout entière dans la conservation de l’espèce humaine. »

On se marie pour mille raisons et sous mille prétextes. Mais le mariage, au fond, n’a qu’un but, c’est de faire des enfants. Ah ! ma foi, le mot est lâché.

Je sautai de mon siège.

— Faire des enfants ! m’écriai-je. Les enfants se font donc ?…

— Oh ! mon Dieu, comme les petits chiens, ni plus ni moins. Est-ce que tu en es encore, à ton âge, à croire qu’on les trouve sous les choux ?

— Dame ! ma tante…

— Pauvre sotte ! fit-elle. Qui voudrait croire, en l’entendant, qu’elle est la fille d’un savant du plus grand mérite ? Non, ma chère, il est temps que tu l’apprennes, les enfants ne se trouvent pas sous les choux. Les femmes les portent pendant neuf mois dans leur ventre. Elles les mettent au monde au risque de leur vie, en endurant d’épouvantables douleurs. Est-ce que tu n’as jamais rencontré, est-ce que tu n’as jamais entendu parler de femmes enceintes ?

— Mais si ! ma tante.

— Eh bien, c’est cela. Tu y es.

— Tout à l’heure, repris-je, vous parliez de différences physiques…

— Sans doute. Si ces différences n’existaient pas, les enfants ne se feraient pas. L’espèce humaine disparaîtrait de la surface de la terre.

— Le beau malheur ! m’écriai-je.

— Dieu, que tu es sotte !

Ma pauvre tante était cruellement embarrassée, j’en suis certaine maintenant, d’avoir accepté la mission dont mon père l’avait chargée. Je la ramenai, sans penser à mal, à son point de départ.

— Que devrai-je donc faire, lui dis-je, dans cette première nuit si terrible ?

— Ah ! ma nièce, c’est abominable !

— Vous me faites frémir.

— Rassure-toi. Tout se passera bien[3]. Seulement…

— Seulement ?

— Si tu ne veux passer pour une niaise, il faudra que tu ne te scandalises de rien.

— Je ne comprends pas.

— Voici ce qui arrivera : Selon l’usage, quand l’heure de te retirer aura sonné, ta mère viendra te déshabiller, te mettre au lit.

— Maman ?

— Ta mère. C’est son devoir. Elle le remplira avec résignation et avec courage.

— Pauvre chère femme !

— Puis, continua ma tante, lorsque tu seras dans ton lit, bien attifée, toute fraîche et toute blanche, ton mari viendra frapper à la porte, et ta mère se retirera pour lui laisser la place libre.

— Pour quoi faire ?

Ma tante n’avait jamais su ménager les mots. Elle avait même, en certaines occasions, comme je l’ai dit, une crudité de langage qui aurait pu passer pour du cynisme. Elle me répondit aussitôt :

— Pour quoi faire ? Pour qu’il couche avec toi, pardieu !

— C’est une horreur !

— Je n’en disconviens pas, ma belle enfant, mais c’est l’usage.

— Est-ce que toutes les femmes ?…

— Toutes, moi, ta mère, depuis que le monde existe, nous avons toutes passé par là. Il faut que tu y passes à ton tour.

— Et si je ne veux pas ?

— Tu feras bien de le dire tout de suite, parce que, dans ce cas, il n’y aura pas de mariage.

— Je comprends maintenant que maman n’ait point osé parler elle-même…

Ma tante Aurore n’était point sotte.

— Bien obligée ! fit-elle.

— Et… si je consentais ?

— Voici. Quand ton mari sera déshabillé et couché dans ton lit, auprès de toi, il te prendra dans ses bras, et commencera à te caresser. C’est

ici, par exemple, qu’il ne faudra pas faire la mijaurée.

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— Je ne comprends pas.

— Je veux te dire que la plupart des hommes, ce jour-là, n’y vont pas par quatre chemins. Ils n’aiment pas qu’on leur fasse payer leur plaisir trop cher. Il faudra donc te soumettre passivement à tout ce que ton mari exigera de toi.

— Ne pourriez-vous me dire ce qu’il exigera ?

— C’est bien difficile. L’homme, vois-tu bien, ma chérie, n’est pas du tout fait comme la femme. Il est le contraire de la femme.

— Que voulez-vous dire ?

— Permets-moi de me servir d’une comparaison. Tu es intelligente. Tu comprendras.

— Ma chère tante, je vous en prie, faites comme si je n’étais point intelligente[4].

— Eh bien ! l’homme est un sabre, la femme est le fourreau du sabre. Voilà tout ce que je puis te dire.

— Je vous comprends de moins en moins. Si vous m’expliquiez d’une autre manière…

— Je te dis que l’homme est un sabre. Cela se voit d’ici. La femme…, tu sais peut-être bien comment tu es faite ?

— Pas le moins du monde.

— Ma parole d’honneur, tu es trop niaise. C’est décourageant.

Je fis encore d’autres efforts pour obtenir des explications plus claires et plus précises de ma chère tante.

Mais la bonne femme était au bout de son éloquence. Il ne me fut jamais possible de la faire sortir de la comparaison. À toutes mes sollicitations, elle se contentait de répéter :

— L’homme est un sabre.

Heureusement, mes sœurs entrèrent dans la chambre et, à leur vue, ma tante se sauva.

Telle femme qui lirait ceci, se rappelant les diverses aventures que j’ai déjà racontées dans ces mémoires, me traiterait de niaise, comme ma tante, et me souffletterait volontiers.

Elle aurait tort. En toute chose, pour que je comprenne, il est indispensable de mettre les points sur les i. Je n’ai pas assez d’imagination pour suppléer aux lacunes qui se font quelquefois dans mon esprit. La position dans laquelle j’avais surpris ma mère et M. Gobert, mes petites débauches du couvent, la situation dans laquelle mon cousin s’était montré à moi dans le parc de Galardon, suffisaient largement pour me faire penser qu’il pouvait se passer de fort vilaines choses entre personnes de sexes différents et même du même sexe. Mais, de là à me faire comprendre ces choses dans tous leurs détails, comme un quart d’heure d’expérience les démontre, il y avait un abîme, et je ne cherchais point à le combler par la pensée.

Je ne ressentais point d’amour pour mon fiancé. Je l’épousais parce qu’il fallait bien me décider à me marier, puisque toutes les femmes se marient. Il ne m’inspirait ni répulsion, ni attraction. J’en aurais épousé un autre, à sa place, sans en ressentir de chagrin. Mais les demi-confidences de ma tante suffisaient pour me faire appréhender vivement l’opération qu’on nomme « la consommation du mariage ». J’y voyais, par avance, une nouvelle contrariété, de nouveaux tourments. J’en étais curieuse, cependant.

Toutes ces causes me rendirent un peu maussade le jour de mon mariage, et je ne pus m’empêcher de fondre en larmes quand le marquis et moi nous nous agenouillâmes au pied de l’autel.



Vignette avec dessin de fin de paragraphe
Vignette avec dessin de fin de paragraphe
  1. Variante, ligne 11, au lieu de opinion ; lire : avis.
  2. Variante, ligne 7, après ondoyante ; lire : mon meneo, diraient les Espagnols.
  3. Variante, ligne 11, après bien ; lire : cela se passe toujours très bien.
  4. Variante, ligne 16, après intelligente ; lire :
     Elle le fit. Sans chercher même à recourir au moindre artifice de langage, elle m’expliqua tout, « physiologiquement, » aurait dit mon père, médicalement ; appelant, selon son habitude, les choses par leur nom, et entrant dans de si intimes détails que je ne puis même pas songer à les reproduire.
     L’effet le plus direct de la démarche de ma tante Aurore fut de me rendre maussade. Comme il arrive trop souvent, l’excellente femme me fit du mal en voulant me servir. Depuis que je savais en quoi consiste le mariage, je l’avais pris en aversion. Pour un rien, maintenant, quoique la corbeille — et une splendide corbeille ! — m’eût été envoyée, j’aurais essayé de rompre. Grâce à mon imagination, qui se plaît à exagérer toute chose, ma tristesse prit enfin de telles proportions que, le jour de mon mariage, où je m’étais si bien promis à moi-même d’être charmante pour tout le monde, après avoir été sur le point de répondre non à la question de M. le maire…