Jean Bontemps (impr. F. Nys) (p. 9-30).

CHAPITRE PREMIER

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SOMMAIRE


Quel est mon but en écrivant ces mémoires. — Ce qu’ils seront. — Je n’écris que pour moi. — Qui je suis. — Ma naissance. — Un ménage de savant. — Mon portrait. — Persécutions maternelles. — Les Robes abricot. — Portrait en pied de ma bonne mère. — Un singulier train de maison. — Monsieur Gobert. — Événement qui a dû arriver à bien des mères. — Utilité des tours de clef donnés à se laisse pas démonter.



J ’entreprends une tâche sans précédents dans l’histoire des lettres, celle de montrer tout à nu l’âme d’une femme, de la faire voir, cette âme, dans les circonstances les plus graves, les plus poignantes, les plus délicates et les plus intimes.

Avec la plus entière indépendance et la plus complète bonne foi, je vais décrire sans rien déguiser ni retrancher, les incidents de toutes sortes par lesquels je me suis vue forcée de passer, depuis l’âge où l’adolescence succède à l’enfance, jusqu’à celui où la nature, par une révolution soudaine, avertit la femme que son rôle actif, ici-bas, est terminé. Pour m’acquitter de cette tâche, la mener à bien jusqu’au bout, pour dire… tout, je mettrai de côté, je foulerai aux pieds, s’il le faut, les considérations mondaines, les préjugés et les conventions qui, d’ordinaire, sont des choses d’une si grande importance pour mon sexe. Je m’efforcerai de ne rien oublier et d’être sincère.

Je n’écris pas ces mémoires pour le public ; j’ignore et ne me soucie même pas de savoir s’ils seront jamais publiés : je ne les écris que pour moi-même, dans l’unique but de me distraire, de revivre, en quelque façon, en les écrivant.

Quoique mon existence ait été dépourvue d’événements romanesques, et bien qu’elle ressemble, à quelques menus détails près, à celle de beaucoup d’autres femmes, je pense qu’elle pourra les intéresser toutes.

Je m’estimerai trop heureuse si ces pages, dans lesquelles j’oserai dire ce que les personnes de mon sexe cachent d’habitude le plus soigneusement à autrui et parfois à elles-mêmes, après avoir été châtiées, un jour, où, tout au moins émondées par une plume plus autorisée que la mienne, ont le pouvoir, la providence aidant, de préserver des fautes où je suis tombée, et des peines que j’ai subies, quelques-unes des femmes qui ne craindront pas de les lire.

Je suis née à Paris, le 18 mars 1831[1], d’un père italien d’origine et d’une mère française. J’ai toujours conservé la plus grande vénération pour la mémoire de mon père. C’était un homme spirituel, parfaitement bon, tolérant, serviable savant, plus réellement savant qu’on ne l’est aujourd’hui en Italie et même en France. Les travaux remarquables qu’il publia sur l’Anthropologie et l’Ethnographie, l’avaient placé de bonne heure à la tête de la génération des jeunes écrivains et professeurs qui, cultivant chacun différentes branches de la science, aspiraient à la haute réputation des Cuvier, des Geoffroy Saint-Hilaire et des Brongniart, Mon père faisait partie de toutes les sociétés savantes de l’Europe.

Il était particulièrement très fier de son titre de membre correspondant de l’Institut de France. Aussi loin que mes souvenirs se reportent, je vois sa fréquentation et son amitié recherchées par les hommes les plus distingués. Notre maison qui était pleine, du haut en bas, de bouquins poudreux, de cartes de géographie, de plans en relief, et de pièces anatomiques, ne désemplissait pas d’étrangers qui venaient consulter mon père sur les moindres problèmes concernant l’origine et la filiation des peuples, l’histoire naturelle de l’homme, les mœurs et les coutumes des différentes races humaines, problèmes qui les passionnaient tous à un point que je ne saurais expliquer. Comme j’étais l’aînée de mes frères et sœurs, mon père m’avait prise en affection particulière, se figurant, je ne sais pourquoi, que je pouvais, plus que tout autre, m’intéresser à ses études.

La vérité était que je n’y comprenais pas grand chose et, toute enfant, comme jeune fille, je les admirais de confiance. Mon père représentait à mes yeux ce qu’il y a de plus noble et de plus élevé dans la créature[2].

Ce que je connaissais de la vie me donnait le droit de le faire[3]. Il avait sacrifié les trois quarts de sa fortune patrimoniale, qui était considérable, dans l’unique but de contribuer à l’affranchissement de son pays. Exilé pour ses convictions politiques, il était devenu Français par reconnaissance de l’hospitalité qu’il avait reçue à Paris, mais il ne cessa jamais de porter à sa terre natale, et surtout à la ville de Florence, berceau de sa famille, une religieuse affection. Je ne finirais pas si je me laissais aller au plaisir de parler plus longtemps de mon père.

J’abrège donc. Quoique nos revenus ne nous permissent pas de faire grande figure et de recevoir d’autres personnes que quelques intimes, notre maison passait, avec raison, grâce à l’esprit de mon père et à l’amabilité de ma mère, pour l’une des plus agréables de Paris. Toute ma vie, je me rappellerai, avec un indicible plaisir, nos dîners de famille auxquels il était rare que ne fussent pas conviés quelques-uns des étrangers de distinction qui étaient de passage à Paris. La table était la grande dépense de mon père. Il était gourmet, sensuel, et il en convenait avec une bonne humeur charmante. C’était toujours à table qu’il savait le mieux faire briller tous ses avantages. Alors, quand nulle contrariété ne le préoccupait, que son esprit méridional et voltairien était légèrement excité par le vin du midi, qu’il voyait alignées autour de lui les têtes joyeuses de sa petite famille, sûr de la bienveillance de son auditoire, lequel ne demandait qu’à s’amuser et à l’applaudir, il se laissait aller au plaisir de conter, et personne, mieux que lui, ne sut jamais tenir les oreilles sous le charme de sa parole.

Malheureusement, par moments, mon excellent père oubliait qu’il parlait devant ses cinq enfants, deux garçons et trois filles, dont l’une — c’était moi — commençait à grandir et avait l’esprit ouvert à toutes les curiosités. Entraîné malgré lui par l’amusement de conter, cher aux professeurs, le savant laissait échapper des choses que nous ne comprenions guère, et qui nous scandalisaient d’instinct, mes sœurs et moi, et qui mettaient notre mère au supplice.

Une des particularités qui contribuaient le plus à me faire chérir mon père, après son excessive bienveillance, c’est qu’il y avait entre lui et moi une foule de points de ressemblance et de contact. J’étais vraiment sa fille au physique et au moral. Cet homme de très grande taille, élégant de manières, aux traits doux, aux cheveux noirs, toujours soigneusement rasé, recherché dans sa mise, avec son air affable et spirituel, m’inspirait un orgueil mêlé de respect. Il avait voulu diriger lui-même les débuts de mon instruction, mais il s’y prenait mal, me faisant lire des livres auxquels il m’était impossible de rien comprendre. Il avait une préférence marquée pour moi. Mes deux sœurs en étaient jalouses ; et mon institutrice, une respectable dame anglaise, de même que ma mère et mes deux tantes, ne cessaient de me taquiner à ce sujet.

Je voudrais bien parler de mon éducation. Malheureusement, mes souvenirs sont demeurés un peu confus à cet égard. Tout ce qu’il m’est possible de m’en rappeler aujourd’hui, c’est que le plus grand nombre des personnes qui m’entouraient semblaient s’être donné le mot pour me maintenir dans une ignorance absolue sur la différence des sexes. On aurait dit que le salut de ma vie était dans cette ignorance. Peut-être n’avait-on pas absolument tort.

Je ne serais pas femme si je n’aimais pas à parler de moi-même. Sans me vanter, je puis dire qu’à seize ans, j’effaçais toutes mes compagnes. Il y avait surtout en moi une chose qui obligeait les personnes les plus indifférentes à me remarquer : c’était ma taille qui dépassait en hauteur, je pourrais ajouter « en élégance » tout ce qu’on avait vu jusqu’alors. Les plus longues, les plus minces, les plus sveltes, les plus souples Anglaises, résidant à Paris et partout, admirées par leur grâce native, n’existaient pas, pour ainsi dire, auprès de moi. Mon père qui, en sa qualité de membre de l’Institut, se plaisait aux comparaisons classiques, chaque fois qu’il me voyait assise au milieu d’un cercle de jeunes filles, les dominant de toute la tête, disait invariablement que je lui rappelais « la déesse Calypso parmi ses nymphes ». Le fait est que ma taille me donnait une supériorité d’une nature particulière, mais incontestable, sur toutes les femmes. Ce qu’il y eut toujours de plus remarquable, je n’ose pas dire « de plus séduisant » en moi, c’est que tout en demeurant très grande, je sus toujours rester très mince, et sans maigreur. Même à trente ans, âge auquel, assure-t-on, les femmes prennent toujours un peu d’embonpoint, on ne m’aurait pas trouvé d’épaisseurs malséantes en aucune place de mon corps. Mes pieds comme mes mains, demeurèrent toujours d’une finesse de forme et d’une délicatesse irréprochables. Mon corsage « correctement modelé, disait mon père, sur celui d’Hébé, » ne s’accentua jamais de manière à me faire élargir mes robes d’un seul point. Il en fut de même de mon cou, de mes épaules, de ma ceinture, de toutes les autres parties de ma personne. J’avais, comme j’ai encore, la peau extrêmement fine et satinée, blanche et rose, d’un grain doux, qui contrastait heureusement avec mes cheveux abondants, soyeux et d’un noir bleuâtre ; mes sourcils et mes yeux également noirs. Les mauvaises langues disaient que j’avais la bouche trop grande ; mais mon père, qui était connaisseur en cette matière, puisqu’il avait pour spécialité d’étudier les races humaines, assurait que cette bouche, aux lèvres ondulées, épaisses et rouges comme le sang même, était pétrie de grâce et comme saturée de voluptueuse expression.

Il faut absolument que les femmes qui pourront lire ceci, excusent la trop grande bienveillance de mon père. En sa qualité d’anthropologiste et, quoique je ne représentasse pas, comme femme, le type qu’il préférait, il fut toujours très préoccupé de ma figure. Plus de cent fois il m’a répété que « la nature semblait avoir pris un certain plaisir à mettre deux âmes différentes sur mes traits ; l’une, élevée, entièrement détachée des choses matérielles : celle-là, disait-il, se voyait sur mon front lisse et mollement entouré de mes bandeaux noirs, dans la ligne droite et fine de mon nez, dans mes yeux à la fois tendres et fins[4] — c’est toujours mon père qui parle ; — ma seconde âme, ajoutait-il, un peu sensuelle[5], s’accusait sur mes lèvres dont j’ai déjà parlé, et dans la forme de mon menton qui était un peu large et comme partagé en deux, vers le milieu, par une ligne horizontale[6]. »

La vérité, pour laisser de côté les poétiques effusions de mon père[7], c’est que dès l’âge de seize ans, j’avais le visage plein et d’un bel ovale[8], sans bouffissures ni maigreur.

C’est que mon teint avait l’éclat et la fraîcheur que font si bien valoir les yeux et les cheveux noirs, c’est enfin que mes traits les plus accentués étaient le menton et la bouche. Tout cela me composait une physionomie qui, m’a-t-on dit souvent plus tard, n’était pas sans charme.

Lorsque j’eus atteint[9] seize ans, me sentant déjà femme et toute formée, je montrai quelque velléité d’indépendance. Ma mère qui m’aimait peu, étant jalouse de mes charmes naissants, et elle avait bien tort, car elle était charmante, la pauvre femme ! ma mère, donc, commença à monter contre moi une petite persécution des plus déloyales et des plus sournoises. Comme elle avait naturellement la haute main sur les moindres objets qui concernaient la toilette de ses filles, et comme mes sœurs étaient trop jeunes encore pour qu’elle daignât s’occuper d’elles, elle se plaisait à me faire porter les vêtements qu’elle supposait devoir le plus m’enlaidir, tels que des robes couleur abricot, ou des mantelets de soie verte, ou bien encore de tout petits[10] chapeaux qui contrastaient le plus désagréablement du monde avec ma haute taille. Ces mauvais procédés, dont toutes les jeunes filles placées dans ma position ont dû, comme moi, être victimes, vont m’amener naturellement à dire quelques mots de ma mère.

Elle avait été et était encore, à trente-six ans, l’une des plus belles et des plus séduisantes femmes de son temps. Impossible de rencontrer plus de distinction servant à faire valoir plus de grâce, une plus exquise amabilité unie à une plus parfaite beauté. Je puis en parler aujourd’hui en toute liberté, puisque ma mère et moi nous ne nous ressemblions pas, qu’elle était de moyenne taille et que je suis grande, qu’elle était blonde et que je suis brune : la main sur la conscience, je ne crois pas que la nature ait jamais créé une femme plus accomplie.

Ses épaules, ses bras, ses mains, ses jambes, ses pieds, ses seins étaient autant de merveilles. Elle avait des caresses plein les regards et plein la voix. Mais ce qu’il y avait de plus attrayant en elle, ce qui faisait d’elle, en réalité, une femme sans pareille, c’était son air angélique et chaste, je ne sais quelle fleur de pureté qui ennoblissait son visage. Elle enchantait, elle fascinait par sa démarche, comme par ses manières et par ses traits. On aurait dit une madone de Raphaël. Comme elle avait l’humeur facile et le caractère enjoué, qu’elle aimait les hommages et n’en faisait aucun mystère, elle n’avait jamais manqué de soupirants, ni même, à ce que j’appris depuis, de galants.

Quoique je ne fusse, à seize ans, qu’une enfant sans malice et absolument innocente, il m’était facile de voir que la conduite de cette mère, qui avait l’air d’une sainte, n’était pas toujours exemplaire. Néanmoins, jusqu’alors, avec la meilleure volonté du monde, il m’aurait été impossible d’articuler contre elle, du moins en connaissance de cause, un seul fait.

Mon père l’adorait. Ce n’était même pas de l’adoration qu’il avait pour elle, mais du fétichisme. Cet homme intelligent, ce lettré dont l’esprit cultivé me plongeait dans un perpétuel enchantement, était d’une faiblesse pour sa femme, qui tenait du prodige. Quoiqu’elle fît, c’était bien fait.

La plus légère observation n’était pas permise. Elle avait les cheveux d’un blond cendré, les yeux bleus, les manières d’un ange, elle se balançait avec un certain air pudique en marchant ; cela suffisait. Après vingt ans de mariage, mon père était encore à ses pieds. Il lui aurait tout sacrifié : position, avenir, fortune, amis, ses enfants même ! et cela pour l’unique satisfaction de la voir sourire. Si le profond respect que je porte à la mémoire de mon père ne me retenait, je dirais que je ne crois pas qu’on ait jamais vu sur terre pareille dupe.

Orgon lui-même n’était rien auprès de mon père. De sa femme, il avalait tout, les yeux fermés. Elle lui aurait mis de l’aloës dans la bouche, qu’il aurait juré que c’était du sucre. Il ne pouvait douter qu’elle eût des amants, c’était par trop visible. Il en prenait stoïquement, presque joyeusement son parti, répétant à satiété, en toute occasion que[11], pour rien au monde, il ne voudrait jamais causer le plus léger chagrin à sa femme. Étrange philosophie ! Il l’appelait parfois, en pleine table, devant ses domestiques et ses enfants, du nom de son amant en exercice.

Mais tout cela, quoique singulier, ne m’aurait rien été, si ma mère qui, naturellement abusait de la passion de mon père, n’avait fait exactement tout ce qu’il fallait pour le ruiner.

Ce n’est pas qu’elle eût mis la maison sur le pied d’un train excessif. Il y avait bien quelques petites choses de plus que le nécessaire, mais cela ne valait pas la peine d’en parler. Ma mère n’avait point à se reprocher les dépenses de table, de beaux ameublements, de voitures et de chevaux qui prenaient les quatre cinquièmes de nos revenus. La dépense folle, permanente, ridicule, le vice — c’en était un ! — de cette femme incomparable, n’était autre que la toilette.

À une époque où le luxe était bien loin d’avoir atteint les proportions qui font tant crier aujourd’hui, où les gens les plus riches, s’inspirant de l’exemple de la cour du roi Louis-Philippe, se contentaient d’une existence des plus modestes, tout, chez nous, passait en nippes, en chiffons, tout s’en allait en belles lingeries, en satins, velours et dentelles. Les dentelles surtout étaient la passion de ma mère. Elle en mettait partout, à ses corsages, au dos[12] de ses chemises de jour et de nuit, à ses[13] camisoles et ses jupons[14]. Je dois convenir immédiatement qu’elle avait un goût délicieux. Jamais aucune femme ne sut s’habiller comme elle. Elle employait toute son intelligence et tout son temps à faire la fortune des marchandes de modes et des couturières. Dès le matin, en sortant du lit, elle se trouvait sous les armes. Ses pantoufles, ses bas, ses jarretières, ses jupons, ses rubans de taille et de cou, tout était dans une harmonie parfaite. On pouvait lever tous ses voiles, on était sûr de ne rencontrer que des choses délicieuses, dessus et dessous. Elle ne portait jamais le moindre bijou. C’était son luxe. Je renonce à décrire les différents costumes appropriés à chaque saison, qu’elle avait inventés pour le lever, l’après-midi, la promenade, le dîner, le théâtre, etc., etc. J’ai passé, et je passe encore, non sans raison, j’espère, pour l’une des femmes les plus élégantes du monde parisien, et je dois mes succès autant à ma manière de me mettre qu’aux agréments de ma personne. Eh bien, je le déclare en toute sincérité, sous le rapport de l’élégance, quoique j’aie été plus jolie que ne le fut jamais ma mère, je n’existe point auprès d’elle. Je n’ai pas le droit de me montrer trop sévère. J’adore la toilette, j’ai fait en[15] mon temps de folles dépenses, comme tant d’autres. Mon coup d’œil passe pour infaillible. Mes moindres fantaisies font encore la loi dans les salons. Cela ne me hausse pas d’un cran au-dessus de celle qui restera toujours comme un inimitable modèle à mes yeux.

Aujourd’hui qu’elle n’est plus, je puis le dire avec orgueil, c’était quelque chose d’inouï de la voir, le matin, sortir de sa chambre à coucher, avec ses yeux pudiques, sa tournure de vierge, plus fraîche qu’une journée d’avril, mieux attifée qu’un buisson en fleurs.

On l’aurait mangée toute vivante.

Moi-même, je prenais alors une sorte de voluptueux plaisir à l’embrasser.

Comme je venais d’avoir seize ans, étant déjà toute formée, propre au mariage, ma mère qui ne se défiait point assez de mes juvéniles curiosités, était en possession d’un amant que je ne pouvais voir, même en peinture, et qui, sans doute, afin de ne pas donner de jalousie à sa belle amie, affectait de montrer pour moi les sentiments les plus hostiles.

M. Gobert, je dois l’avouer, quoiqu’il fût homme du monde et riche, en aucun temps de ma vie, n’aurait été mon fait.

Il affichait une rigidité de principes et une austérité de langage qui me semblait absolument incompatible avec la qualité d’amant d’une femme mariée. Ma mère, pour laquelle il réservait des qualités cachées, le disait aimable ; pour moi, il m’était impossible de reconnaître en lui autre chose qu’un pédant sot et prétentieux. Il avait la manie de faire la leçon à mes sœurs et à moi ; il nous prêchait l’économie, comme si, à nos âges, il nous eût été possible de faire des dépenses ; il avait même l’impudence de m’engager à me vêtir avec simplicité, moi, pauvre et belle fille de seize ans, obligée, par la jalousie de sa mère, à porter des robes abricot, disant effrontément que les plus belles qualités des femmes étaient les qualités du cœur et de l’âme.

C’était à croire, ma parole d’honneur, que ce grand imbécile de Tartufe[16] poussait l’aveuglement encore plus loin que ma mère[17].

Cela lui allait bien, à lui dont la maîtresse dépensait cent[18] mille francs par an pour se vêtir mieux qu’une princesse, de venir nous parler d’économie et de simplicité.

Chaque fois qu’il me rencontrait sur son chemin, cet homme pur ne manquait jamais de m’adresser quelque observation désobligeante.

Il disait à maman qu’il me trouvait laide. Et cela faisait pâmer d’aise la pauvre femme. Lui dire du mal de sa fille, n’était-ce pas la prendre par son faible ?

Je travaillais habituellement à préparer mes leçons dans la salle à manger. Deux portes qui se faisaient face donnaient entrée dans cette pièce. L’une était celle de l’antichambre, l’autre celle de la chambre à coucher de ma mère. Monsieur Gobert, quand il venait la voir, ce qui lui arrivait presque chaque jour, entrait par la première de ces portes, me faisait, en passant, un salut cérémonieux, s’éloignait par la porte de la chambre à coucher, et j’entendais presque aussitôt le frou-frou de la robe de soie de ma mère qui s’approchait à pas de loup et donnait, bien discrètement, un tour de clef à la serrure.

Or, un dimanche matin, M. Gobert étant entré comme d’habitude chez maman, ce tour de clef, je ne sais pourquoi, ne fut pas donné, sans doute l’avait-on oublié, et moi qui, depuis bien longtemps, me demandais vainement ce que ma mère et M. Gobert pouvaient faire, enfermés ensemble, je sentis, ce jour-là, ma curiosité décupler. Sans bien me rendre compte de la partie[19] de l’indiscrétion que je méditais, sans même prévoir à quel point je pouvais être embarrassée de la découverte que je voulais faire[20], je me levai, sans bruit, de la place que j’occupais à ma salle de travail et m’approchai tout doucement de la serrure.

Me pencher, appuyant une main au montant de la porte, braquer mon œil dans la direction voulue pour voir ce qui se passait dans la chambre à coucher furent l’affaire d’une seconde. Mais je fus mal récompensée de mon manque de discrétion. Je ne vis rien que des choses confuses, ma mère qui semblait s’agiter, le visage tourné du côté de la muraille. Rien de M. Gobert absolument, et cependant il devait être là, n’étant pas parti.



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L’impossibilité de rien comprendre au peu que je voyais irritait cependant ma curiosité. Il faut se rappeler que j’étais presque une femme, entièrement innocente cependant, ignorante, affamée de connaître toutes les choses qu’on me cachait. Il est bon aussi de savoir que, dans mes imaginations les plus osées de jeune fille, j’étais à mille lieues de soupçonner la réalité de ce que mon père, dans son langage pittoresque, appelait « la gymnastique de l’amour. »

Mon père, qui n’aimait point à se gêner, comme on le sait, disait parfois, à table, devant moi, des choses qui me faisaient croire que, entre un homme et une femme enfermés ensemble, il devait y avoir un échange de caresses passionnées ; mais je ne songeais même point à approfondir ce qu’ils pouvaient faire de spécial.

Cependant, ce jour-là, je me sentais si bien aiguillonnée par la curiosité qu’une tentation folle me saisit, et, sans[21] réfléchir aux conséquences que pouvait avoir mon action, je tournai brusquement le bouton de la porte et j’entrai dans la chambre.

Ce que je vis me cloua au seuil. C’est à peine si j’eus la présence d’esprit de refermer la porte derrière moi. La chose était étrange, accablante, pour une jeune fille chastement élevée comme je l’étais[22].

Il me fut d’abord impossible d’y rien comprendre.

Tout au fond de la pièce, les jambes allongées, M. Gobert était assis sur une chaise posée contre la muraille, et ma mère qui portait, pour la circonstance, une délicieuse[23] robe de chambre en taffetas rose[24] glacée d’argent, ma mère, ma sainte mère… car comment dire cela[25], sans mourir de honte, ou de rire… (ma mère[26], jupes retroussées, était à califourchon sur le vertueux M. Gobert.)



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Pétrifiée, scandalisée, j’étais restée en place, pouvant à peine respirer. Ni l’un ni l’autre ne bougeait, ne se dérangeait.

Ils devaient cependant me savoir là[27].

De ma place, je voyais les belles jambes de maman, découvertes jusqu’à mi-cuisses.

Elle avait ses deux bras languissamment posés sur les épaules de son amant.

Je ne pouvais voir son visage, mais je voyais très bien celui de M. Gobert. Il avait la face très rouge et les yeux tout blancs.

Je ne savais que faire de moi-même[28].

Je comprenais et ne comprenais rien.

Je n’osais ni avancer ni m’en aller.

J’étais là, droite, fixe, et les mains baissées[29], l’air fort sot, je suppose, et tout mon sang affluait au cœur.

Alors ma mère, sans se laisser désarçonner par ma présence, tourna tranquillement la tête sur l’épaule, et me dit, du ton le plus naturel :

— Que faites-vous ici ? Retirez-vous.

Je sortis, écrasée de sa supériorité.


Dessin vignette de fin de paragraphe
Dessin vignette de fin de paragraphe
  1. Variante, ligne 10, au lieu de 1831 ; l’édition de Londres porte : 1821.
  2. Variante, ligne 22, au lieu de créature ; lire : création.
  3. — ligne 23, au lieu de la vie me donnait le droit de le faire ; lire : de sa vie m’autorisait à le placer dans mon esprit au-dessus de tous les hommes.
  4. Variante, ligne 16, au lieu de fins ; lire : fiers.
  5. — ligne 18, après sensuelle ; lire : ajoutait-il, c’était bien peu !
  6. Variante, ligne 22, au lieu de horizontale ; lire : horizontalement, par une ligne courbe, formant une ombre légère.
  7. Variante, ligne 1, de mon père ; lire : paternelles.
  8. — ligne 2, après ovale ; lire : un peu allongé.
  9. — ligne 10, après atteint ; lire : mes.
  10. — ligne 25, après petits ; lire : tout petits.
  11. Variante, ligne 8, au lieu de qui ; lire : que.
  12. Variante, ligne 11, au lieu de dos ; lire : bas.
  13. — ligne 12, après à ses ; lire : peignoirs.
  14. — ligne 12, après jupons ; lire et même à ses bas.
  15. Variante, ligne 13, au lieu de fait en ; lire : eu.
  16. Variante, ligne 1, au lieu de Tartufe ; lire : républicain, car il était républicain !
  17. Variante, ligne 2, au lieu de ma mère ; lire : mon père.
  18. Variante, ligne 4, au lieu de cent lire : cinquante.
  19. Variante, ligne 11, au lieu de partie ; lire : portée.
  20. — ligne 13, après faire ; lire : ressentant de terribles battements de cœur, comme si j’eusse été dans l’attente d’un grave événement.
  21. Variante, ligne 20, après sans ; lire : même.
  22. Variante, ligne 2, au lieu de l’étais ; lire : l’avais été.
  23. — ligne 8, au lieu de délicieuse ; lire : de délicieux bas de soie rose, et une ravissante…
  24. Variante, ligne 9, au lieu de rose ; lire : bleue.
  25. — ligne 10, après cela ; lire : mon Dieu !
  26. — lignes 11 et suivantes, au lieu de (ma mère, etc.) lire :
     Elle était, très exactement, dans la position où, s’il faut en croire un jugement célèbre, rendu le 10 septembre 1872 par le tribunal correctionnel de la ville de Brest, se trouvait, quelques mois auparavant, dans une caisse de première classe du chemin de fer de la ligne de Bretagne, une jeune veuve appartenant à la meilleure société de cette province, conjointement avec un révérend Père de la société de Jésus *.
    * L’excessive liberté dont, grâce après cent années de révolutions successives, la presse littéraire jouit aujourd’hui en France, et qui  a placé le pays de Rabelais, de Montaigne et de Brantôme très au-dessous de ce qu’il était intellectuellement sous les règnes des princes de la maison de Valois, ne me permettrait pas, sans exposer mes éditeurs et moi, de me servir des expressions textuelles de ce jugement. Je me vois obligée de renvoyer aux journaux du temps les personnes qui seraient curieuses de le relire, la presse judiciaire ayant des privilèges qui manquent à la littérature. E. F.
  27. Variante, ligne 4, après savoir là ; lire : même aujourd’hui, après plus de trente années d’intervalle, au seul souvenir de cette scène, les mains, en écrivant, me tremblent encore.
  28. Variante, ligne 12, après moi-même ; lire : Je me sentais honteuse.
  29. Variante, ligne 15, au lieu de baissées ; lire : pendantes.