Souvenirs d’une actrice/Tome 1/13

Dumont (Tome 1p. 173-189).

XIII

Théâtre des Variétés au Palais-Royal. — Ouverture du théâtre de la rue de Richelieu. — Monvel, son retour de Suède. — Ses débuts au théâtre des Variétés. — Les chemises à Gorsas. — Talma, Dugazon, Madame Vestris. — Le Foyer. — Mademoiselle Rachel. — Mademoiselle Sainval. — Monvel dans la tragédie. — Anecdote sur M. de La Harpe. — Les opéras-comiques de Monvel. — Blaise et Babet. — La Chanson de Lisette.


J’ai lu, dans plusieurs Mémoires contemporains, des récits tellement inexacts sur l’ouverture du théâtre de la rue de Richelieu, que l’on me permettra, je pense, d’en parler comme témoin oculaire, puisque j’en faisais partie a cette époque, lorsque la fraction des acteurs du Faubourg-Saint-Germain s’y réunit à ceux qui avaient ouvert ce théâtre. Voici donc très exactement les choses comme j’ai été à même de les voir et de les entendre.

MM. Gaillard et Dorfeuil étaient directeurs du théâtre des Variétés au Palais-Royal ; on n’y avait encore joué que des pièces comiques dans lesquelles avaient brillé Volanges, Beaulieu et Bordier. Le mouvement de la révolution qui commençait à s’opérer leur donnait l’espoir d’être bientôt à la tête d’un second Théâtre-Français, car on se lassait de la tyrannie du premier, et les jeunes littérateurs qui éprouvaient tant de difficultés pour faire recevoir leurs ouvrages, le désiraient vivement aussi. La salle de la rue de Richelieu, que le duc d’Orléans faisait bâtir, fut donnée à MM. Gaillard et Dorfeuil. Ils n’attendaient donc que le décret sur la liberté des théâtres pour se mettre en mesure ; ils avaient déjà quelques bons acteurs pour le genre qu’ils voulaient adopter, Michot, dont on se souvient toujours au Théâtre-Français ; mademoiselle Fiat, charmante soubrette, bien digne de briller dans un plus grand cadre ; monsieur et madame Saint-Clair, et plusieurs autres. On engageait les meilleurs acteurs de la province, où l’on jouait alors tout le grand répertoire tragique et comique.

Monvel arrivait de Suède ; il voulait rentrer au Faubourg-Saint-Germain, mais de sévères réglements empêchèrent ce théâtre de s’attacher ce grand artiste. Il ne pouvait manquer d’être recherché par une entreprise rivale. On profita avec empressement de cette circonstance, et l’on fit à Monvel les propositions les plus brillantes. Il accepta, et commença même à jouer dans la salle des Variétés, où il débuta dans le rôle de Louis XII, espèce de tragi-comédie de Collot-d’Herbois, dans laquelle on chantait en chœur :

Vive à jamais notre bon roi :
Il fait le bonheur de la France.

Monvel joua aussi le Pessimiste de Pigault-Lebrun. Ce furent les seuls rôles qu’il établit dans cette salle[1]. Mademoiselle Contat, qui assistait à la représentation

de Louis XII, disait à l’un de ses voisins :

Contemplez de Bayard l’abaissement auguste.

Il y avait alors une telle hiérarchie dans les théâtres du royaume, que les acteurs auraient cru déroger en jouant sur une autre scène que la leur. Le théâtre de la rue de Richelieu fut nommé d’abord théâtre du Palais-Royal. Il fit son ouverture au mois de mai 1790.

Les directeurs donnèrent aux artistes une fête brillante avant l’ouverture de la salle. Lorsque l’on vit arriver Talma, Dugazon, madame Vestris la tragédienne, et mademoiselle Desgarcins, on ne douta pas qu’ils ne se séparassent bientôt du Faubourg-Saint-Germain, car ils étaient au nombre des mécontents. Ils ne quittèrent cependant que l’année suivante. Cette fête fut donnée au nouveau théâtre ; on dansa dans la galerie des bustes et dans le grand foyer, où l’on servit un très beau souper. Les joueurs de bouillotte se réfugièrent dans le foyer des acteurs ; c’est le même qu’aujourd’hui. Il était disposé à peu de chose près comme il l’est maintenant ; on a fait disparaître seulement les deux loges du fond, pour jouir des fenêtres qui les éclairaient. Une cloison a été pratiquée près de la cheminée pour établir le couloir qui va aux loges d’acteurs.

Plusieurs hommes de lettres et des journalistes avaient été invités à la fête ; de ce nombre était Gorsas dont le nom fut si plaisamment chanté dans les Actes des Apôtres sous le titre des Chemises à Gorsas. Lorsque les tantes du roi, mesdames Adélaïde et Victoire, émigrèrent, Gorsas dit dans un journal, que tout ce qu’elles emportaient de France appartenait à la nation ; qu’elles n’avaient rien à elles, et il finissait par cette phrase : « Jusqu’à leurs chemises, tout est à nous. » Alors dans le numéro des Actes des Apôtres qui suivit cette réclamation, on supposait que Mesdames étaient arrêtées à la frontière, et qu’un officier municipal leur disait sur l’air : Rendez-moi mon écuelle de bois :

Rendez-nous les chemises à Gorsas ;
Rendez-nous les chemises ;
Nous savons, à n’en douter pas,
Que vous les avez prises.
Rendez-nous, etc.

Alors Madame Adélaïde répondait :

Je n’ai pas les chemises à Gorsas,
Je n’ai pas les chemises


Madame Victoire ajoutait d’un air surpris :

Avait-il des chemises, Gorsas,
Avait-il des chemises ?
— Oui, mesdames, n’en doutez pas,
Il en avait trois grises.

Mesdames le regardaient d’un air surpris :

— Ah ! Il avait des chemises, Gorsas,
Il avait des chemises.

On ajoutait que ces trois chemises lui avaient été données par le club des Cordeliers. Hélas ! lorsqu’il allait à l’échafaud, la foule impitoyable pour tous lui chantait les Chemises à Gorsas !

Quelqu’un à qui j’énumérais la liste des artistes qui composaient ce théâtre en 1790 et en 1791, et dont aucun n’existe aujourd’hui, me disait :

— Vous avez donc vécu cent ans pour avoir vu et connu tous ces gens-là ?[2]

— Non, pas tout à fait, mais les générations se succèdent rapidement au théâtre, car elles ne peuvent passer une époque voulue sans risquer de décroître ; plus d’un grand artiste nous en a donné la preuve.

Il est pourtant des talents tellement heureux qu’ils achèvent leur carrière sans s’affaiblir. Ce privilège appartient principalement à ceux qui ont reçu de la nature des dons précieux que l’étude n’a pas détruits ; car une trop grande recherche peut nuire au naturel ; il est si facile de dépasser le but ! L’esprit ne s’apprend pas, a dit un auteur ; la sensibilité, la chaleur, la simplicité de la diction, le goût enfin ne s’apprennent pas non plus. Un maître habile empêche de s’égarer ; il fait valoir les qualités, détruit les défauts : c’est déjà un assez grand bien ; mais il ne peut donner ce qu’on n’a pas. Le talent vrai, est comme l’éloquence, il persuade, il émeut, il entraîne. Ne voyons-nous pas de nos jours une jeune fille dont le génie a deviné tout cela ? Pour son bonheur elle n’a pas vu ses devancières, et son guide[3] a su développer en elle les qualités dont la nature l’a si abondamment pourvue. Elle a compris qu’une princesse n’exprime pas ses sentiments par des cris de rage et des hoquets fatigants pour le spectateur ; qu’il n’y a que les passions fortes, comme la jalousie, l’ambition déçue, qui puissent entraîner quelquefois hors des bornes, des femmes d’un rang illustre. Si l’on examine avec attention les caractères tracés par nos grands maîtres, on verra que ces élans de l’âme sont presque toujours réprimés par la fierté, par la crainte, par la dissimulation de la politique. L’amour maternel est le seul qui ne connaisse point de bornes.

Aussi barbare époux qu’impitoyable père,
Venez, si vous l’osez, l’arracher à sa mère.

C’est ainsi que doit parler Clytemnestre ; mais ce n’est qu’après une scène d’ironie, si parfaitement rendue par mademoiselle Rachel qu’Hermione cède aux transports d’un amour méprisé. C’est avec modération qu’Agrippine reproche à Néron son ingratitude, et Cléopâtre nous dit d’une manière concentrée dans Rodogune :

Serments fallacieux, salutaire contrainte,
Que m’imposa la force et que dicta la crainte.

C’est par cette simplicité noble que Monvel était admirable, et ce sont ses conseils et son exemple qui ont amené Talma à suivre ses traces ; il en convenait souvent lui-même.

Dans la nomenclature des acteurs que j’ai vus se succéder, Monvel devait être le premier qui s’offrit à moi ; il a laissé une réputation assez brillante pour croire qu’il n’y ait plus rien à en dire ; mais tous les détails intérieurs de la vie d’un grand artiste sont toujours intéressants à connaître lorsqu’ils tiennent surtout à son art. Je me fais gloire d’avoir retenu ses préceptes, car il a quelquefois abaissé avec moi la dignité de son genre pour me guider dans les jolis opéras dont il était l’auteur. Il démontrait et ne montrait pas ; la multiplicité des gestes, me disait-il, nuit au jeu de la physionomie. Le regard a bien plus d’expression, lorsqu’il n’est pas accompagné d’un geste inutile qui en détruit l’effet. Et il me citait mademoiselle Sainval dans la scène d’Émilie avec Cinna, lorsqu’on lui nomme ceux des leurs qui sont mandés par Auguste ; elle écoutait, sa main gauche appuyée sur son coude, dans l’attitude de l’attention, et répondait lentement sans les regarder, et comme à elle-même :

Mandez… les chefs de l’entreprise…
Tous deux en même temps,

Elle tournait vivement la tête vers Cinna ;

Tous deux en même temps, Vous êtes découverts !

Cela faisait un effet prodigieux ; de même que dans Sémiramis, lorsqu’elle voyait le billet entre les mains d’Arsace, et qu’elle lui disait :

– D’où le tiens-tu ?
– D’où le tiens-tu ? – Des Dieux.
– D’où le tiens-tu ? – Des Dieux. – Qui l’écrivit ?
– D’où le tiens-tu ? – Des Dieux. – Qui l’écrivit ? – Mon père.
– Que dis-tu ?

C’était un des grands effets de mademoiselle Sainval.

Quelle simplicité noble Monvel déployait dans la scène d’Auguste avec Cinna ! quelle énergie dans don Diègue du Cid ! Comme il était touchant dans Fénélon ! aussi le public ne manquait-il jamais de saisir cette application :


Où prenez-vous ce ton qui n’appartient qu’à vous ?


Dans l’Abbé de l’Épée, lorsqu’il disait « Je serai peut-être un peu long, » on entendait répéter dans la salle « Tant mieux ! » Je me rappelle, au sujet de cette pièce, que lorsqu’elle était en répétition, je demandai à Monvel quel était l’épisode que l’auteur avait choisi. Alors, avec sa complaisance accoutumée, il me raconta le sujet. J’écoutais avec beaucoup d’attention, et cela m’intéressait tellement par la manière dont il me détaillait les faits, que je ne m’aperçus pas qu’il avait fini. « Voilà, ma chère enfant, me dit-il, le récit de mon rôle, que je viens de vous répéter. » Je restai si étonnée, que ça le fit beaucoup rire : on peut juger par-là s’il parlait naturellement ; et quel effet cela devait produire au théâtre.

La carrière des arts est ingrate pour ceux qui en sont les interprètes ; à peine en reste-il un faible souvenir. C’est du temps que le peintre acquiert une plus grande renommée : il en est même dont les ouvrages n’ont été appréciés qu’après leur mort. La littérature peut changer de genre, le goût s’épure, mais il reste des monuments que le temps ne saurait détruire. Ce qui est véritablement beau, est beau dans tous les siècles. Chaque époque a possédé ses écrivains ; s’ils sont parfois méconnus par le public épris du changement, le temps qui détruit les préjugés et l’esprit de coterie, remet tout à sa place. Mais que reste-t-il des acteurs célèbres ? Encore quelques années, lorsque cette génération sera entièrement détruite, que restera-t-il de Lekain, de Talma, de madame Saint-Huberty, de Monvel, de mademoiselle Contat ? quelques vagues traditions qui s’affaibliront et que l’on regardera comme un radotage du vieux goût.

À mesure que le tableau s’éloigne, les couleurs s’effacent, et si l’on se rappelle quelque chose, ce sont les défauts qu’on leur reprochait. Lorsque j’entends parler de Monvel par des gens qui ne l’ont pas vu, on ne manque jamais de dire « Il avait un physique grêle ; son manque de dents nuisait à son organe, et d’ailleurs le goût change ; il faut savoir si tous ces talents réunis alors, plairaient maintenant ? » Je le crois, car il y a quelque chose qui ne change jamais et qui frappe juste sur toutes les classes de spectateurs. J’ai quelquefois entendu, le jour des représentations gratis, les gens du peuple se disant : « As-tu vu ? ils ne se gênent pas, c’est qu’ils ont l’air d’être chez eux. » Et dans la tragédie, ils applaudissaient toujours à propos, guidés par cet instinct de la nature, qui nous révèle ce qui est beau, et qui nous sert quelquefois mieux que l’instruction.

Lorsque Monvel fit jouer sa comédie de l’Amant bourru, au Théâtre-Francais, M. de La Harpe était directeur du Mercure de France ; il y distribuait l’éloge et la critique, souvent avec partialité. Rencontrant Monvel à la sortie du spectacle, il l’arrête pour lui témoigner combien il est enchanté de sa pièce, l’assure qu’il n’y a qu’une voix là-dessus, que tout le bien qu’il en pense, il l’écrira dans le Mercure, que c’est une tâche facile de faire l’éloge d’un semblable ouvrage, et qu’il ne sera que l’interprète de l’opinion générale.

Le lendemain, quelques amis de l’auteur arrivent chez lui le Mercure à la main, et Monvel n’est pas peu surpris d’y lire la critique la plus amère de son œuvre. Cette perfidie l’indigna avec raison ; car n’ayant point recherché les éloges du rédacteur, il pouvait les croire sincères ; il fut piqué au vif. Amour-propre d’auteur ne se calme pas facilement ; aussi se promit-il de saisir la première occasion qui se présenterait de se venger ; elle ne tarda pas à s’offrir.

M. de La Harpe fit jouer sa tragédie des Barmecides. Cet ouvrage tomba complètement, et Monvel en fit une parodie qui fut donnée aux boulevards et qui fit courir tout Paris.

La pièce finissait par l’enterrement des Barmecides, dont le dernier frère jouait la marche funèbre sur la harpe. Lorsqu’ils avaient tous disparu dans un immense trou, il s’y précipitait avec son instrument, et la toile tombait. La Harpe et Monvel furent toujours mal ensemble depuis cette époque, comme on peut le croire.

Avant d’aller en Suède. Monvel avait déjà enrichi le théâtre de l’Opéra-Comique d’une quantité de jolis ouvrages : les Trois Fermiers, Alexis et Justine, Julie et l’Erreur d’un moment, mais surtout Blaise et Babet, qui eut un grand nombre de représentations, et qui était joué admirablement par madame Dugazon. L’auteur m’a raconté que, le jour où l’on donnait pour ! a première fois cet opéra, il y avait, au Théâtre-Français, une représentation extraordinaire, par ordre, dans laquelle il jouait le rôle du métromane de la Métromanie ; il ne put donc assister sa pièce, et il n’était pas sans inquiétude sur la réussite ; aussi n’avait-il jamais mieux dit ce monologue, où M. de l’Empirée peint l’état d’un pauvre auteur devant un parterre agité[4].

Tantôt bruyant, tantôt dans un profond silence.

Au dénouement, lorsque la soubrette dit, en le désignant :

Tenez, voilà l’auteur, que l’on vient siffler,

Un amateur tout essoufflé, qui arrivait de l’Opéra-Comique, s’écria, comme si c’eût été sa réplique :

Non, non, qui vient de réussir !

Alors trois salves d’applaudissements accueillirent cette nouvelle. Monvel fut embrassé par tous les acteurs qui étaient sur la scène ; chacune des applications fut saisie et excita un enthousiasme général.

Il est flatteur d’être auteur et acteur, en semblable circonstance ; après la seconde représentation de la pièce à laquelle il assista, on le redemanda avec fureur, et il fut obligé de paraître.

De jeunes fous firent le pari de jouer à Monvel le même tour qu’on joua jadis à l’auteur des Mille et une Nuits. Dans l’opéra, Babet chante trois couplets qui ont pour refrain :

Il répétait sur sa musette
La chanson que chantait Lisette.

Ces jeunes gens furent réveiller Monvel, pour savoir de lui quelle était la chanson que chantait Lisette. Il prit fort bien la plaisanterie, et comme il commençait à pleuvoir, il les engagea à monter chez lui ; car, leur dit-il, c’est

Il pleut, il pleut, bergère.

Il fit servir des rafraîchissements à ces étourdis, qui furent enchantés de lui, et se confondirent en excuses, lui disant qu’ils n’avaient cependant pas le courage de se reprocher une folie qui leur avait procuré le plaisir de passer une heure si agréable.

  1. On y joua plusieurs ouvrages du même auteur, l’Orpheline, la Joueuse, Charles et Caroline, où Michot était parfait, ainsi que M. et madame Saint-Clair.
  2. J’étais alors fort jeune et la plupart d’entre eux étaient déjà d’un âge mûr.
  3. M. Samson, du Théâtre-Français.
  4. À cette époque, il y avait encore un parterre sans claqueurs ; si l’on formait une cabale, le bon goût en faisait bientôt justice.