Souvenirs d’un page de la cour de Louis XVI/Fédération de 1790

CHAPITRE VII

fédération de 1790

On dirait que le ciel, qui se fond tout en eau,
Veuille inonder ces lieux d’un déluge nouveau.

Boileau, Satires.


Il y eut, pendant les premières années de la Révolution, plusieurs époques où Louis XVI aurait pu retrouver son autorité, s’il n’eût encore écouté les faibles conseils qui la lui avaient fait perdre. La fédération de 1790 parut un instant lui avoir ramené tous les esprits et tous les cœurs ; s’il eût profité de cet enthousiasme, il n’est pas douteux qu’il recouvrait sa liberté et sa puissance. Mais, comme dans bien d’autres circonstances, au lieu de profiter de l’occasion, on multiplia les fautes et les gaucheries.

L’Assemblée nationale, sous prétexte de célébrer l’anniversaire de la prise de la Bastille et de la fondation de la liberté, avait rendu un décret qui convoquait à Paris des députations des gardes nationales et de l’armée de terre et de mer, afin de resserrer les liens fraternels qui devaient unir tous les citoyens. Chaque faction espérait, par l’influence qu’elle exerçait sur ces différents corps, avoir les fédérés à sa disposition et s’en servir pour frapper un grand coup à son profit. Le duc d’Orléans, qui était depuis six mois en Angleterre, accourut pour ce grand jour. L’inquiétude et les alarmes étaient si répandues dans Paris, que bien des personnes, effrayées, quittèrent cette ville dans la crainte de voir les diverses factions en venir aux mains. Mais, pour cette fois, les députés furent choisis avec soin parmi la classe aisée, et tous ces fédérés, déjà bien disposés, furent de suite gagnés à la famille royale, à la vue de ses vertus et de ses malheurs.

Les huit jours qui précédèrent la fédération furent marqués par un désordre et une licence dont les temps de troubles peuvent seuls donner un exemple. Trois mille ouvriers travaillaient au champ de Mars à y former un vaste amphithéâtre avec des gradins en terre capables de contenir deux cent mille spectateurs. Sous le prétexte d’aider les ouvriers, une population insolente se répandait dans les rues, forçait les citoyens paisibles à se rendre dans l’amphithéâtre avec des outils. Les moines, les religieuses, voués à la retraite, n’étaient pas à l’abri de ces persécutions. On forçait les couvents au bruit d’une musique guerrière. Les Chartreux, les Bénédictins arrachés à leurs études, étaient traînés à l’ouvrage, obligés de prendre la pioche, de boire et de trinquer avec les soldats, de troquer leurs frocs contre les bonnets des sapeurs et les plumets des grenadiers, de crier : Vive la nation ! et de chanter le Ça ira. Ces fameux couplets, signal du tapage, chant de mort pour tant de malheureux, avaient d’abord été chantés par les filles du Palais-Royal, sur des paroles très-libres ; bientôt on y substitua le refrain : « Les aristocrates à la lanterne ! » et ils devinrent le tocsin du massacre et du pillage.

M. de La Fayette venait tous les soirs au champ de Mars entonner ce refrain[1] et semblait lui-même autoriser et exciter ce désordre. Absent de Paris depuis plusieurs semaines, je fus très-surpris, en y rentrant, de rencontrer dans toutes les rues des groupes de femmes élégantes qui portaient des pics et des pelles pour aller travailler aux préparatifs de la fête. Beaucoup s’y rendaient par esprit de parti ; d’autres y étaient poussées par la crainte.

Enfin, le fameux jour de la fédération arriva. Mais le ciel, contraire à cette cérémonie, faisait depuis trois jours tomber un véritable déluge. Dès l’aurore tout Paris se précipita au champ de Mars. Comme les femmes n’y étaient reçues qu’en blanc garni de rubans tricolores, et que les voitures ne pouvaient circuler, elles y arrivaient dans un état impossible à décrire. Tout l’énorme cortége des fédérés, des autorités et de l’Assemblée nationale se réunit à quatre heures du matin, sur l’emplacement de la Bastille, d’où cette interminable procession défila par les boulevards et la place Louis XV, et entra au champ de Mars par un pont de bateaux construit près de l’extrémité des Champs-Élysées. Tout ce cortége, recevant la pluie pendant dix heures consécutives, présentait un spectacle pitoyable, et qui faisait l’amusement du peuple, très-peu respectueux envers ses représentants.

On avait élevé pour le roi, en avant de l’École militaire, un grand pavillon sous lequel était le siége royal, et à côté un fauteuil pour le président de l’Assemblée nationale, qui était alors le marquis de Bonnay. Derrière se trouvait une tribune pour la famille royale, et de chaque côté deux longues galeries pour les députés et le corps diplomatique.

Le roi n’avait point voulu se joindre au cortége, ou on l’en avait empêché. C’était déjà une grande faute ; plus il se serait montré aux fédérés, plus ils se seraient attachés à sa personne. Il avait été arrêté qu’il se rendrait en voiture, par le faubourg Saint-Germain, à l’École militaire, et qu’il se placerait sur son trône au moment où l’Assemblée nationale monterait les hauts degrés qui y conduisaient. En conséquence, un aide de camp de La Fayette devait venir prévenir de l’entrée des députés au champ de Mars. On avait calculé que le temps qu’elle mettrait à le traverser suffirait pour que la cour se rendit des Tuileries à l’École militaire. À huit heures du matin le roi était prêt avec toute sa suite. Les voitures, au nombre de vingt-deux, étaient réunies dans la cour. Nous attendîmes l’aide de camp jusqu’à près d’une heure, tant la marche fut lente ; alors on monta à cheval, et, au milieu des torrents de pluie, on se rendit rapidement au champ de Mars.

Le roi se retira un instant dans un appartement, et, curieux de voir le coup d’œil, je me rendis sous la galerie, peu disposé, je dois l’avouer, à trouver rien de beau à ce spectacle. Mais je ne pus m’empêcher d’être frappé du magnifique tableau qui s’offrait à ma vue. Une immense population faisant retentir cette vaste enceinte d’acclamations réitérées, toutes ces députations rangées en bataille avec leurs drapeaux flottant dans les airs, tout cela était vraiment majestueux. Au milieu s’élevait, sur un tertre, un autel magnifique entouré de vases antiques, qui jetaient des tourbillons de vapeurs odorantes. Un clergé nombreux dominait cette foule de guerriers ; à ses pieds cinq cents tambours et autant d’instruments attendaient le signal pour indiquer la célébration des mystères et publier les louanges du dieu des armées, tandis qu’une nombreuse artillerie, disposée sur les bords de la Seine, allait prévenir tout le pays du moment de la cérémonie.

Les fédérés, en attendant qu’elle commence, quittent leurs rangs pour former des rondes immenses au bruit des cris mille fois répétés de : Vive le roi ! Bientôt le roi se place sur son trône. Cette foule se précipite pour le voir de plus près ; les cris, les battements de main redoublent avec une nouvelle ardeur, et ne cessent que pour recommencer encore. Jamais, dans les circonstances les plus belles de son règne, le monarque n’avait été l’objet de transports d’amour aussi touchants. Une voix s’élève pour proférer le cri de : Vive la nation ! Ce cri est accueilli par des huées répétées, et l’amant de la nation se dérobe bien vite à la honte qu’on lui prépare. On crie avec un égal enthousiasme : Vive la reine, vive le dauphin ! La reine, alors, élève son fils dans ses bras. Avec cette aimable figure qui portait déjà dans un âge si tendre l’empreinte du malheur, il répond au peuple par des sourires gracieux et des saluts enfantins. Mais l’humidité le pénètre ; sa mère l’enveloppe de son châle, et ce tableau de l’amour maternel, dans la grandeur et la pompe des rois, redoubla les transports de la multitude. Les yeux sont baignés de larmes, et tout le peuple est ému. Louis XVI, pendant quelques heures, redevint l’idole de ses sujets, le maître de son empire. Les factieux se dérobaient aux remords qui les poursuivaient ; le côté gauche de l’Assemblée nationale, honteux de voir échouer ses sinistres projets, s’était réfugié avec son chef, le duc d’Orléans, à l’extrémité de la tribune. Necker regardait de derrière un lambeau de tapisserie, tandis que, au pied du trône, se tenaient les plus fidèles amis de la monarchie : Cazalès, l’éloquent abbé Maury, le brave vicomte de Mirabeau, le dernier des chevaliers français.

Pendant ces démonstrations d’amour, les députations des troupes de ligne entraient au champ de Mars. Placées du côté de la rivière, éloignées de leur souverain, elles cherchaient à le voir, mais en vain ; ses perfides conseillers, au lieu de lui faire parcourir à cheval cette vaste étendue, l’avaient relégué sous un pavillon où ces braves guerriers, retenus à leur place par la vieille consigne française, le cherchaient inutilement des yeux ; c’est ainsi que, par une préméditation coupable, l’armée avait été éloignée. Tout l’honneur de la fête devait retomber sur M. de La Fayette, qui, sur son grand cheval blanc, entouré de son brillant état-major, parcourait la plaine et cherchait des hommages qui, ce jour-là, ne lui furent pas prodigués.

Tout à coup, des rangs de l’infanterie de ligne sort un officier très-âgé. Il traverse le champ de Mars ; sur son front chauve le malheur semble avoir imprimé sa trace ; il monte lentement, dans l’attitude du respect, les trente marches du trône, et, un genou en terre, il présente un placet au roi. Le monarque le reçoit, et le vieillard se retire dans la même attitude. On pense bien qu’une demande unique, faite dans une pareille circonstance, ne fut pas refusée. À peine l’officier eut-il regagné son rang qu’un aide de camp part, et porte la réponse favorable. Les spectateurs, qui le comprirent, redoublèrent leurs acclamations. Je n’ai su ni le nom, ni le régiment de cet officier ; mais son uniforme était blanc, avec revers et parements jaunes.

Enfin, tout le cortége étant arrivé et placé, on commence la messe ; il était cinq heures. Une foule de lévites, vêtus de lin, se groupent sur les degrés de l’autel. À leur tête se trouve un homme qui fut la honte du clergé français, l’évêque d’Autun, Talleyrand de Périgord. Déjà il a trahi son roi ; bientôt il reniera son Dieu, méconnaîtra ses devoirs hiérarchiques, et presque le seul des évêques de l’antique église gallicane, il rejettera l’autorité pontificale. Funestes effets d’une vocation forcée ! Dans les intervalles des salves d’artillerie, un vent impétueux porte à toutes les extrémités du camp les cantiques sacrés. À la voix du ministre de l’Éternel, cent mille soldats fléchissent le genou et rendent hommage au Créateur.

Après l’évangile le pontife se retourne ; M. de La Fayette monte à l’autel et y prononce le serment de fidélité à la constitution, à la loi et au roi ; toutes les députations sont censées répéter le serment au même instant, et si toutes ne jurent pas, au moins les cris sont effroyables. M. de La Fayette remonte à cheval et arrive près du roi. Alors le président de l’Assemblée nationale prononce son serment, et se retourne vers le roi qui, d’une voix sonore, promet de maintenir une constitution à peine dégagée du cerveau de quelques factieux. Un redoublement de cris de : Vive le roi ! annonce cet instant, et donne le signal à l’artillerie de le proclamer dans toute la capitale. La messe terminée, à plus de six heures du soir, les députations défilèrent devant le roi, et à sept heures et demie nous étions rentrés aux Tuileries.

On avait préparé, au château de la Muette, dans le bois de Boulogne, un grand festin pour les fédérés ; mais la plupart, après avoir reçu la pluie pendant quinze ou seize heures, préférèrent le repos. Le roi, je ne sais pourquoi, n’y parut point. Ce fut encore M. de La Fayette qui y alla mendier des louanges. La ville de Paris avait eu le soin de faire disposer, à l’École militaire, un très-beau déjeuner pour le roi et des rafraîchissements pour sa maison. Après en avoir profité, je me trouvais à la tribune quand un député de ma connaissance, le marquis de Foucaut de l’Ardimalie, me pria de lui procurer un pain ; ils étaient tous à jeun depuis la veille, étant sortis de chez eux à trois heures du matin, et ne pouvaient quitter leur place. Je cours au buffet, je prends une volaille par les pattes, un pain sous le bras, une bouteille de vin dans chaque poche, et je porte à déjeuner à mon ami et à ses voisins, tous royalistes comme lui. À peine me voit-on que chacun demande du pain ; j’appelle mes camarades ; nous faisons vingt voyages au buffet, et nous sustentons les amis de la royauté, tandis que le côté gauche implorait vainement notre commisération, et n’obtenait tout au plus que des petits pains que nous leur jetions à la tête et qu’ils se disputaient entre eux. Je ne rapporte ceci que pour prouver combien l’esprit de parti était prononcé dans ces temps malheureux.

Tous les fédérés furent fêtés pendant huit jours. Ce n’étaient que bals publics. Les spectacles leur étaient ouverts. Le 18, l’illumination fut générale et très-belle pour un temps où l’on était moins accoutumé à ce genre de magnificence. Enfin, tous les députés fédérés retournèrent dans leur pays et laissèrent de nouveau le champ libre aux factieux. Quelques-uns restèrent à Paris pour protéger le roi ; mais, faute d’un point de ralliement, comme dans toutes les circonstances de la Révolution, les meilleures intentions restèrent sans effet.

La veille de la fédération, le roi avait vu défiler, sous le vestibule des Tuileries, toutes les députations. Les chefs lui remettaient la liste nominale de tous les fédérés ; et tous ces provinciaux retournèrent chez eux enchantés, bien persuadés qu’ils étaient connus du roi.

Je ne pourrais narrer tous les traits de dévouement à la cause royale, dont nous fûmes témoins pendant cette semaine. Les Bretons, emportés par leur enthousiasme, déposèrent leurs épées aux pieds du roi, en jurant de le défendre, et témoignèrent leur attachement bien plus par leurs larmes que par leurs discours.

La revue de la troupe de ligne se passa au pont de Neuilly. On y voyait des vétérans dont plusieurs portaient la double décoration, ce qui faisait supposer qu’ils avaient au moins quarante-huit ans de service. À une autre époque, je vis présenter au roi le doyen des soldats, et même des militaires français. C’était un soldat de Touraine-infanterie, nommé Jean Thurel, né en 1699. Il s’était engagé en 1716 ; il avait donc, quand il fut présenté au roi, en 1789, soixante-douze ans de service ; aussi avait-il les trois médailles. Son ignorance l’avait empêché de passer le grade de caporal. Il est mort à Tours, en 1807, où il était retiré comme vétéran, décoré de l’aigle de la Légion d’honneur, âgé de cent huit ans, ayant quatre-vingt-douze ans de service.

  1. Pour ce détail recueilli sur des ouï-dire, et en général pour tout ce qui a rapport à M. de La Fayette, le lecteur de lui-même fera bien la part des préventions du temps. (Note des éditeurs.)