Souvenirs d’un page de la cour de Louis XVI/28 février

CHAPITRE VIII

28 février

On s’assemble, on conspire, on répand des alarmes,
Tout bourgeois est soldat, tout Paris est en armes.

Voltaire, Henriade.


Aussitôt que les chefs de la Révolution s’apercevaient que le parti monarchique reprenait un peu de son influence, ils cherchaient à former de nouvelles intrigues pour l’avilir ou le comprimer par la terreur.

Depuis la fédération, l’amour du peuple pour le roi avait repris plus de force. Son séjour à Saint-Cloud, pendant l’été, avait habitué les Parisiens à le voir s’éloigner de la capitale, où il ne rentrait que le dimanche. Il pouvait profiter de cette facilité pour fuir et chercher à recouvrer sa puissance. On résolut de le rendre odieux par de nouvelles imputations calomnieuses, de réveiller par là la haine du peuple et d’éloigner nombre de ses fidèles serviteurs.

Depuis plusieurs jours on répandait à dessein le bruit qu’un mouvement populaire s’organisait à Paris ; que le peuple devait se porter aux Tuileries, et que la sûreté du roi y serait compromise. En conséquence, on invitait, par des avis clandestins, tous les amis de la royauté à se rendre, au moindre bruit, au château, bien armés, prêts à mourir pour la bonne cause. On alla même jusqu’à faire distribuer de ces billets, avec le plus grand mystère, dans les cafés et dans les lieux publics. Tout cela n’était qu’un piége tendu à la bonne foi des royalistes.

Le 28 février 1791, le faubourg Saint-Antoine, commandé par le brasseur Santerre, se porta à Vincennes pour en démolir le vieux donjon, ancienne prison d’État que, selon le bruit public, on faisait réparer. M. de La Fayette fait battre la générale, rassemble quelques-uns des bataillons les plus factieux et va, vers le milieu du jour, pour dissiper ce rassemblement, et on répand, avec une nouvelle insistance, le bruit qu’à son retour la populace se rendra aux Tuileries.

Par suite de ce mouvement et conformément aux habitudes qu’on avait prises toutes les fois qu’on s’était trouvé dans les mêmes circonstances, tout ce qui était attaché à la cour par devoir et par inclination se rendit au château l’après-dîner, non point en cheveux roulés et en habits noirs, en signe de ralliement, comme l’ont prétendu les journaux de l’anarchie, mais dans le costume décent avec lequel on se présentait à la cour où, certes, on n’aurait pas osé entrer autrement. Bien des personnes avaient des pistolets de poche, parce que, dans ces moments de troubles et de calamités, on était réduit à ne plus marcher sans cette précaution.

M. de La Fayette ayant dissipé le rassemblement de Vincennes et fait arrêter une soixantaine des plus mutins, revint, à la nuit tombante, aux Tuileries, où, disait-on, une armée de royalistes était réunie. Avec autant d’inutilité que d’imprudence, il y amena ses bataillons et son artillerie. On apprend qu’un individu, d’un nom obscur, avait voulu entrer chez la reine, que sous son habit on avait aperçu un stylet d’une forme extraordinaire, et qu’on l’avait arrêté. Le bruit se sème avec rapidité qu’une conspiration est tramée contre la sûreté du peuple, que le roi est entouré d’une association liberticide, nommée la Bande des chevaliers du poignard ; les têtes s’échauffent, et c’est prévenu de telles idées que La Fayette arrive au château avec son armée.

L’individu arrêté se nommait La Tombelle. Titulaire d’une charge obscure à la cour, peut-être son esprit exalté lui avait-il fait adopter ce genre d’arme défensive, ou peut-être était-il lui-même l’instrument du mouvement qu’on fomentait, quoiqu’on ait prétendu qu’il portait son poignard depuis longtemps. Toujours est-il qu’il ne fut plus question de cet individu, qui ne fut ni jugé ni justifié.

M. de La Fayette, arrivé chez le roi, y trouva environ deux cents personnes qui s’y rassemblaient tous les dimanches, et même plus souvent. C’étaient là ces conspirateurs dont les projets homicides devaient renverser l’édifice de la liberté et réduire Paris après avoir exterminé sa garnison. Quelle armée, en effet, que ces deux cents gentilshommes de tout âge et n’ayant pour arme que leur épée ! Voilà donc l’objet des craintes de M. de La Fayette. Il s’adresse au monarque, et employant son moyen accoutumé pour l’effrayer, il lui dit qu’il ne répond pas de la sûreté du château ni des excès auxquels pourra se porter le peuple s’il n’ordonne pas à ce petit rassemblement de se retirer et de déposer ses armes.

Louis XVI vint dans sa chambre à coucher, remercia tous ses amis du zèle qu’ils montraient pour sa défense, et convaincu, disait-il, qu’il ne courait aucun danger, les pria de déposer leurs armes, avec une marque distinctive, dans sa commode, ajoutant que le lendemain, le peuple étant calmé, M. le duc de Villequier les rendrait aux propriétaires qui les réclameraient. Chacun s’empressa de satisfaire le monarque ; on attacha son nom à ses pistolets et on les déposa dans un tiroir de la commode.

Cela arrangé et terminé, le lâche et fourbe La Fayette représenta encore que les bataillons n’ayant point assisté au désarmement, n’en seraient certains qu’en voyant porter les armes chez Gouvion, major général de la garde de Paris ; le roi y consentit. On mit les pistolets dans un coffre à son usage ; mais arrivé dans la salle des gardes, La Fayette, montant sur un tabouret, harangua les factieux, leur démontra la vérité de la conspiration par les armes qu’il venait de saisir, et, sans dire qu’il les tenait de la bonne foi du monarque, il livra ce dépôt à ses satellites, qui le pillèrent à l’instant.

Après ce grand exploit, La Fayette se retira et laissa une partie de ses troupes dans les cours, occupées à briser ces armes ou à tirailler avec. Ce tapage durait encore quand je retournai au château, vers les onze heures du soir, pour le coucher. Louis XVI, toujours maître de lui-même, y causa à son ordinaire, et ne témoigna d’humeur qu’au duc de Liancourt, bien prononcé pour le côté gauche de l’assemblée, et qui voulut faire remarquer que les bruits provenant des cours duraient encore.

Quand les armes eurent été livrées, plusieurs personnes voulurent se retirer. M. le duc de Piennes et un autre sortirent par la porte de la salle des gardes et par le grand escalier. À peine furent-ils dehors que nous entendîmes des hurlements et un tumulte épouvantables ; les portes s’ouvrirent et se refermèrent précipitamment, et nous vîmes rentrer M. de Piennes tout meurtri et tout échevelé. Aussitôt qu’on l’avait aperçu, les gardes nationaux s’étaient jetés sur lui, et l’auraient assommé s’il n’était rentré de suite. On était très-embarrassé. Comment se retirer ? toutes les issues étaient gardées par les soldats de La Fayette. Après bien des courses, les chefs de cette troupe obtinrent la permission de nous laisser sortir ; mais, malgré ce sauf-conduit, nous fûmes obligés de traverser cette foule d’enragés, au milieu de bourrades, de coups et d’insultes. Le vieux maréchal de Mailly, peu ingambe, fut, malgré son grand âge, un des plus maltraités. Chacun se retira, indigné de la conduite perfide de M. de La Fayette.

Nous occupions une maison située sur l’emplacement où est aujourd’hui percée la rue ***. À onze heures je retournai au château. Tout était calme à l’intérieur. Mais le lendemain on renouvela les cartes d’entrée, et l’on ne parvenait plus au château qu’avec de grandes difficultés.

Telle fut la fameuse conspiration des chevaliers du poignard. Si quelqu’un s’était proposé là un but et y arriva, ce fut seulement M. de La Fayette. Cet événement ramena les soupçons sur le roi et contribua à resserrer sa prison. Il ne fut plus possible de douter des intentions qu’on avait eues lorsque, le 19 avril suivant, le roi étant au moment de partir pour Saint-Cloud, ces mêmes bataillons l’arrêtèrent dans la cour des Tuileries, et, après l’avoir outragé pendant trois heures dans sa voiture et maltraité tous ceux qui l’entouraient, on le contraignit de rester dans son palais.

L’affaire du 28 février épouvanta nombre de fidèles sujets du roi, qui prirent la fuite. Les plus courageux restèrent, désignés dès lors aux fureurs populaires. La Fayette pouvait prévoir que le roi, outré de tant d’insultes, tenterait de s’enfuir, et c’était un prétexte pour le surveiller de plus près.

C’est la dernière scène dont je fus témoin à la cour, que je quittai six semaines après.

Peu avant mon départ, passant le matin dans la rue Montmartre, près la rue Tiquetonne, un homme me saisit au collet et me tint une infinité de propos sur mon uniforme, sur le roi et la reine. Le peuple s’attroupa. Trop faible pour me débarrasser de cet homme, j’entendais murmurer autour de moi les mots d’aristocrate, de royaliste, et je commençais à être assez embarrassé de ma personne, quand un particulier très-vigoureux me sépara de mon ennemi et me donna le temps d’échapper. Nous étions sans cesse exposés à de pareilles scènes, surtout dans les spectacles. Deux de mes camarades, MM. de Laroque et Swinburn, furent assaillis en sortant du théâtre du Vaudeville, rue de Chartres. Laroque s’esquiva, mais Swinburn fut traîné dans le ruisseau, et reçut des blessures très-graves à la tête. En parlant tout à l’heure du départ du roi, j’aurai l’occasion de faire voir que tous mes camarades coururent les mêmes dangers. Le 10 août, deux seulement restaient au château au moment de l’attaque. C’étaient MM. de Sarazin et Boisfremont. Ils se sauvèrent avec beaucoup de peine, en prenant les habits des marmitons des cuisines. Les autres, dès le commencement de l’affaire, s’étaient retirés chez notre apothicaire, M. Le Houx de Clermont, rue Saint-Honoré, près le Palais Royal, et ce brave homme les préserva de la fureur populaire, au péril de ses propriétés et de sa vie.