Souvenirs d’un page de la cour de Louis XVI/La Fayette

CHAPITRE VI

la fayette

Quand il eut quelque temps essayé sa puissance,
Et du peuple aveuglé cru fixer l’inconstance,
Il ne se cacha plus, et vint ouvertement
Du trône de son roi briser le fondement.

Voltaire, Henriade.


Tout ce qui peut flatter l’ambition et contribuer à la satisfaction entoura le berceau et la jeunesse de M. de La Fayette. Admis de bonne heure dans les premiers grades de l’armée, il se reportait avec complaisance sur l’antiquité et l’illustration de son nom. Dès 1421, il voyait un maréchal de La Fayette relever à Beaugé, en Anjou, la gloire des armes françaises, et prouver aux Anglais, en préparant les succès de Charles VII, qu’ils n’étaient point invincibles. Non content de cette gloire militaire, il pouvait se rappeler encore cette comtesse de La Fayette qui, la première en France, offrit le roman dépouillé de l’afféterie des Scudery et des La Calprenède, et posa la base et les bornes de ce genre d’écrits. Une alliance aussi illustre que favorable à l’avancement militaire et aux faveurs de la cour vint, par la maison de Noailles, mettre le comble à la fortune de M. de La Fayette, et développer toute son ambition. Peu satisfait de pouvoir, en France, parvenir, encore jeune, aux plus hautes dignités, son esprit inquiet, remuant, ambitieux, voulut les prévenir. Il saisit avec avidité la carrière que la révolution d’Amérique lui présentait, et, instrument des projets nobles mais imprudents de Louis XVI, il alla, près de Washington, cueillir quelques lauriers et puiser quelques idées, pour venir ensuite bouleverser sa patrie.

Telle était la position de M. de La Fayette en 1786. On le voyait rarement à la cour. Silencieux, modeste, il paraissait jouir en lui-même de sa gloire ; mais cette simplicité était plus orgueilleuse que la jactance la plus prononcée. C’était la vanité de Diogène perçant les trous de son manteau. Sa réputation et le zèle qui l’avait fait courir au Nouveau Monde pour témoigner gratuitement son amour de la liberté, le firent nommer successivement à l’assemblée des Notables et aux États généraux, où toujours il se montra factieux, et factieux hypocrite : « Héros de roman, dit M. de Bouille, qui, quoique acteur principal dans la plus criminelle des conspirations, n’en voulait pas moins conserver les apparences de l’honneur, de la probité et du désintéressement, se berçait avec complaisance de l’idée qu’il traduisait par cette phrase favorite, qu’ayant fait une révolution en Amérique, il irait en faire une à Rome après avoir achevé celle de France. » Toujours louvoyant dans le danger, pâlissant au moindre obstacle, il n’avait nullement l’énergie nécessaire pour se soutenir ; et tout devait faire prévoir sa chute aussitôt qu’il trouverait quelque opposition.

Les divers partis qui se cachaient les uns derrière les autres, et qui, paraissant toujours d’accord, ne s’accordaient pourtant que sur un point, le renversement du trône, jugèrent sans doute bien M. de La Fayette, et ils le poussèrent au commandement général des gardes parisiennes, le jour de l’insurrection du 14 juillet. Mais, craignant les suites d’un pareil mouvement, il ne voulut se décider qu’après que l’impulsion fut établie, et laissa toute la responsabilité des premiers actes à un imbécile nommé le marquis de la Salle qui, bien vite écrasé sous un tel poids, céda la place aussitôt qu’elle lui fut demandée.

Fort de ce premier succès, La Fayette jeta le masque au 5 octobre. Ni l’espèce de violence qu’il éprouva, ce jour-là, à l’hôtel de ville de Paris, ni son sommeil hypocrite, ne purent le préserver du mépris. Alors, sans frein qui pût l’arrêter, tenant le roi à Paris, il crut pouvoir se passer des autres partis, il se brouilla avec les républicains et avec les orléanistes sur qui il obtint quelque avantage, creusant ainsi le précipice qui devait l’engloutir. Mais n’anticipons point.

Une fois le roi à Paris, La Fayette triompha pour quelque temps. Il se montrait partout à la tête d’un nombreux état-major composé de gens tarés ou ruinés et de quelques individus plus jeunes, imbus de principes libéraux qu’ils avaient rapportés d’Amérique, sans avoir assez d’expérience pour en calculer les conséquences.

La Fayette arrivait presque tous les jours au lever du roi, au moment où le bataillon de garde relevait l’autre. Sa mine pâle et sans expression se confondait avec ses cheveux blonds, sans poudre, dont l’échafaudage présentait un désordre étudié, comme pour attester les travaux et les fatigues du héros. Des épaulettes énormes, comme les portent les Américains, le distinguaient du reste de l’armée française, et semblaient indiquer les changements qu’il méditait. Son arrivée aux Tuileries faisait toujours le plus grand bruit parmi ses sots admirateurs, tandis que nous affections un tel mépris qu’on ne se levait même point à son passage, égard que l’on avait pour la personne de la cour la moins marquante. La Fayette répondait à ce mépris par un rire niais qui semblait dire qu’il se croyait trop au-dessus du vulgaire pour ne pas être à l’abri de ces atteintes, et que ce mépris, loin de le toucher, était la marque de sa supériorité. À sa suite, on voyait un prince de Salm, la honte de sa famille, insultant par son luxe à la misère de ses créanciers ; un duc d’Aumont, plus connu parmi les filles de Paris que dans les bonnes compagnies ; un Courtaumer, un d’Ormesson, égarés par les idées nouvelles. Ces quatre officiers, appelés chefs de division de la garde nationale de Paris, remplaçaient les capitaines des gardes. Parmi les aides de camp étaient Gouvion, Cadignan, Romeuf, Verdière, Julien, etc…, les uns, perdus de réputation, les autres, furieux de ce que leurs richesses ne les égalaient pas aux premières maisons du royaume, et ne voulant culbuter un parti que pour en prendre la place.

Dans les jours de parade, La Fayette montait un grand cheval blanc, réformé de notre manége, où il était monté par les commençants, et appelé l’Engageant. Comme bien d’autres, cette vieille rosse se vit alors tirée de son obscurité et acquit, en portant l’illustre général, une grande célébrité. Elle fut surnommée Jean Leblanc, et fournit le sujet de mille plaisanteries.

Les premiers essais de M. de La Fayette, à l’armée du nord, n’ayant pas été très-heureux, on parodia ce beau morceau de Mithridate :


Enfin, après deux ans, tu me revois, Arbate,


et le général, après avoir, comme le roi de Pont, raconté sa triste défaite, s’écriait :


Et je ne dois la vie, en ce commun effroi,
Qu’au fameux Jean Leblanc qui court bien mieux que moi.


Quand je quittai la cour, M. de La Fayette y était encore. Bientôt, enrayé de la faiblesse de son parti, de la force de ses ennemis, et du peu de succès de ses projets lors de la fuite du roi, il partit pour l’armée. Mais, loin d’y trouver la sécurité, poursuivi par les jacobins qui voulaient sa tête, il passa la frontière avec son état-major, et, contre tout droit des gens, fut arrêté par les troupes de l’empereur. Il fut d’abord détenu pendant plusieurs années par le roi de Prusse, à Magdebourg ; puis quand l’argent trouvé sur ses officiers fut épuisé, ils furent tous remis à l’empereur, qui leur fit subir une captivité rigoureuse à Olmutz. Cette captivité donna à madame de La Fayette l’occasion de montrer son dévouement et son courage. Les cachots d’Olmutz ne l’enrayèrent pas plus que ceux de Magdebourg n’avaient enrayé madame de Lameth. Elles allèrent s’y ensevelir, l’une pour soigner son mari, l’autre son fils ; et elles y montrèrent la force du devoir et l’empire de la vertu. Quand M. de La Fayette fut malheureux et opprimé, on oublia ses fautes pour le plaindre et blâmer, en sa personne, une violation manifeste de la confiance et de l’honneur guerrier.

Après que l’influence du général Bonaparte eût fait rendre la liberté à La Fayette, lors du traité de Campo Formio, il se retira à Hambourg, où il arriva dans le mois d’octobre 1797. On mit, le lendemain de son arrivée, un écriteau à sa porte avec l’inscription suivante : « On est prévenu que M. de Lafayette ne recevra aujourd’hui qu’à midi, le général ayant l’habitude de dormir longtemps le 6 octobre. »

Cette plaisanterie dut être accablante pour l’exilé dont les malheurs avait dû réveiller en lui quelques sentiments de sensibilité et d’honneur.