Michel Lévy frères (p. 165-176).


UNE CONSPIRATION
SOUS LOUIS XVIII


Les gens du monde se font l’idée la plus fausse qu’on puisse imaginer des artistes en général, et surtout de ceux de théâtre, avec lesquels ils se trouvent le moins en rapport. À les entendre, c’est une vie de paresse, d’insouciance et de plaisir que celle du comédien. Ils ne se réunissent entre eux que pour des orgies ou des parties fines ; toujours gais, toujours contents, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune ; ce sont les gens les plus heureux du monde ; quel mal ont-ils donc en effet à se donner ? la peine de venir le soir s’affubler d’un costume analogue au rôle qu’ils vont réciter devant un public qui les paie amplement en applaudissements de la légère fatigue qu’ils éprouvent ; sans compter les énormes appointements que le directeur est obligé de leur payer à la fin du mois. Cette opinion est loin d’être partagée par les personnes qui fréquentent l’intérieur des théâtres. Quelle vie plus remplie, plus laborieuse que celle du véritable artiste ! Que de privations il doit s’imposer, que d’études il doit faire, s’il veut atteindre un rang élevé dans son art, ou le conserver, s’il y est parvenu ! Quand vos yeux sont charmés des grâces séduisantes de cette ravissante bayadère qui, le sourire sur les lèvres, vous paraît exécuter avec tant d’aisance et de facilité ces pas gracieux qui arrachent vos applaudissements, certes, vous ne vous imaginez pas tout ce que lui a coûté et ce que lui coûte chaque jour de travail pour arriver à ce résultat. Et ne croyez pas que le but une fois atteint, il ne faille pas un travail incroyable pour s’y maintenir. Chaque fois que la déesse de la danse, que l’inimitable Taglioni doit paraître devant le public, dès le matin elle s’exerce comme ferait une commençante ; pendant des heures entières, elle pratique ces premiers éléments de la danse, qui doivent lui conserver sa souplesse et sa vigueur : puis, épuisée de fatigue, elle prend un peu de repos, et après un léger repas, elle paraît devant le public, qui se retire transporté d’admiration, lorsque l’artiste rentre chez elle exténuée, pour recommencer le lendemain matin ce travail qu’elle ne négligera pas un seul jour, tant qu’elle voudra conserver sa supériorité si marquée. Quand la Malibran devait chanter, le matin, elle restait des heures à faire des gammes dans tous les tons et tous les exercices de voix possibles, mais sans jamais essayer de chanter le rôle qu’elle devait dire le soir, pour conserver toute son inspiration, et néanmoins avoir la voix assez assouplie et assez docile pour que toutes les fantaisies artistiques qu’elle improvisait si délicieusement, lui vinssent avec cette sûreté d’exécution qui ne lui a jamais manqué. Il y en aurait trop à dire sur les travaux des grands artistes, des artistes consciencieux et véritablement dignes de ce nom. C’est d’une classe beaucoup plus modeste, des choristes d’opéra que je veux m’occuper aujourd’hui.

Je ne prétends pas vous dire que leur art exige de grandes études, et des travaux bien assidus. Hors les heures consacrées aux répétitions et aux représentations, leur temps est à eux tout entier, mais leurs appointements sont modiques, et ne peuvent suffire à leur existence ; aussi n’existe-t-il pas de plus grands cumulards que les choristes : les uns donnent des leçons de musique à la petite propriété, ou copient de la musique ; presque tous chantent dans les églises, renouvelant la vie de l’abbé Pellegrin, qui

… Dînait de l’autel et soupait du théâtre.

D’autres sont musiciens dans les légions de la garde nationale, ou dans les bals qui ne commencent qu’à l’heure où finissent les spectacles. À force de travail et de peine, il en est qui parviennent à se faire 4 ou 5 mille francs de revenu, année commune ; lorsqu’ils sont jeunes, ambitieux, et se sentent quelques dispositions, alors ils économisent de quoi acheter une garde-robe, et se lancent en province, d’où ils nous reviennent quelquefois avec un talent digne de nos premiers théâtres. Tel fut un de nos meilleurs ténors dont je vous ai déjà raconté une aventure, lorsqu’il fît ses premiers pas dans la carrière qu’il a depuis parcourue avec tant de succès[1]. C’est encore le héros de l’historiette que je veux vous raconter.

C’était dans les premières années de la Restauration. Louis XVIII n’était pas dévot, mais il croyait de sa politique de le paraître, et voulant donner un exemple édifiant à ses fidèles sujets et complaire à son entourage de cour, qui lui persuadait que ce n’était que par la religion qu’il parviendrait à abattre l’hydre révolutionnaire, il résolut de donner un grand spectacle d’humilité chrétienne, en allant solennellement faire ses pâques à sa paroisse, en l’église Saint-Germain-l’Auxerrois. C’était par une belle matinée d’avril, et dès le matin les troupes étaient sur pieds pour former la haie dans le court espace qui sépare le palais des Tuileries de l’antique église. Une foule immense remplissait les cours du Carrousel et la façade du Louvre où ont reposé pendant dix ans les victimes de Juillet, en compagnie d’un factionnaire, de deux ou trois bonnes d’enfants et de quelques caniches.

Le roi était dans une immense calèche découverte avec toute sa famille. Sa figure narquoise contrastait avec les visages, plus conformes à la circonstance, de son frère le comte d’Artois, et de sa nièce la duchesse d’Angoulême, dont l’auguste époux avait, selon l’usage, l’air de ne penser à rien, tandis que son frère le duc de Berry paraissait assez ennuyé de cette cérémonie qui ne plaisait guère à ses habitudes, mais à laquelle son respect pour son oncle le forçait à se prêter. Le roi promenait sur la foule cet œil bleu et perçant, si spirituel et si incisif, donnait force coups de chapeaux, saluait à droite et à gauche, quand les cris de : Vive la famille royale ! vivent les Bourbons ! venaient jusqu’à lui ; enfin il faisait son métier de roi en promenade, de la manière la plus satisfaisante. De temps en temps, pourtant, sa figure prenait une expression sombre qu’il s’efforçait de réprimer à l’instant ; c’est lorsque parmi les gardes royaux au milieu desquels passait le cortège, il apercevait la figure basanée et les longues moustaches d’un de ces vieux grognards qu’on avait incorporés dans la nouvelle milice d’élite. Le bruit du canon, la foule qui se pressait autour d’eux, cet air de fête général, rappelaient à ces vieux soldats des souvenirs qui contrastaient péniblement pour eux avec le présent. Ils se rappelaient leur entrée à Vienne, à Berlin, dans les principales capitales de l’Europe, leur retour triomphant à Paris, ces acclamations qui alors étaient pour eux, ces cris de : Vive la Grande Armée ! vive Napoléon ! qui tant de fois avaient fait battre leurs cœurs, tandis que maintenant leur règne, celui du sabre, était passé ; ils se voyaient réduits à faire escorte à un roi qui allait communier. Mais il faut le dire, la physionomie des bourgeois placés derrière eux était tout autre : là, on lisait le contentement. Nous avons toujours admiré Napoléon ; mais à l’époque de sa chute, on ne l’aimait pas, et l’espoir de la paix et de la tranquillité avait fait bien des partisans à son successeur. Qui ne se rappelle avoir vu des mères serrer avec amour leurs enfants contre leur sein, et s’écrier : au moins maintenant nous pourrons mourir avant eux ! La conscription avait bien été rétablie, malgré les promesses imprudentes du comte d’Artois, mais toute chance de guerre paraissait impossible, et le service militaire ne semblait qu’une corvée assez douce, dont on pouvait d’ailleurs s’exempter à prix d’argent, tandis que sous l’Empire les familles après s’être ruinées pour racheter un enfant chéri, l’espoir de leur race, se l’étaient vu enlever comme garde d’honneur, et le voyaient tomber enfin, quoi qu’un peu plus tard, sous le fer ennemi.

Le cortège était arrivé devant l’église, presque entièrement tendue de vieilles tapisseries des Gobelins, représentant la naissance de Vénus, les travaux d’Hercule, ou tout autre sujet mythologique qui contrastait grotesquement avec l’objet de la cérémonie pour laquelle elles avaient été mises au jour. Une espèce de tente était dressée devant le porche de l’église ; la musique de la garde nationale faisait entendre les chants de : Vive Henri IV, Charmante Gabrielle, et Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille, qu’on était alors convenu d’appeler des airs nationaux, comme depuis on a donné le même titre à l’air allemand, sur lequel M. Delavigne a appliqué les vers de la Parisienne. Louis XVIII descendit péniblement de sa voiture et s’apprêtait à entrer dans l’église, lorsque le curé parut à la tête de son clergé, et commença une fort belle harangue ; cela fit faire la grimace au roi qui prévit que grâce à la faconde du digne pasteur, il allait être forcé de se tenir sur ses jambes, chose qu’il avait en horreur. Cependant, comme il s’était promis de se sacrifier en tout ce jour-là, il fit d’abord très-bonne contenance ; mais l’éloquence du curé prenant une extension démesurée, il commença à se dandiner tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre. Cette habitude, cette allure bourbonnienne était si connue, qu’on fut loin de la prendre pour une marque d’impatience, et le pauvre roi cherchait en vain autour de lui une figure qui sympathisât avec ses souffrances ; il aperçut enfin le duc de Berry, qui ne paraissait pas prêter grande attention au discours ; il lui fit signe de s’approcher :

— Berry, c’est terriblement long.

— Oui, Sire.

— Est-ce que ce ne sera pas bientôt fini ?

— Sire, je partage toute votre impatience.

— Non pas vraiment, car vous avez de bonnes jambes, et moi je ne puis plus tenir sur les miennes, et je souffre horriblement. Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de finir ce supplice.

— Si fait, Sire, rien n’est plus facile, et si vous m’y autorisez…

— Oui, Berry, allez, mais que cela n’ait pas l’air de venir de moi.

Le duc de Berry s’approchant d’un officier des gardes du corps, lui dit quelques mots à l’oreille. Dès ce moment Louis XVIII eut l’air de prêter une plus grande attention au discours ; le curé enchanté arrondissait ses périodes et donnait cours à sa verbeuse éloquence, quand tout d’un coup sa voix est couverte par les boum boum de la grosse caisse, et les mugissements des ophicléides et des trombones. La musique venait d’entonner l’air de Vive le roi, vive la France ; les acclamations s’élèvent de toutes parts, le bruit des cloches sonnées à grande volée vient s’y mêler. C’est un brouhaha universel, ceux qui entourent le roi se regardent d’un air ébahi ; le curé reste la bouche béante, confondu de cette interruption inattendue. Louis XVIII paraît impassible, mais un sourire imperceptible remercie le duc de Berry du service qu’il vient de lui rendre. Il fait un pas en avant, le clergé le précède, toute la cour le suit, et bientôt il se trouve commodément assis dans un des fauteuils dorés disposés à l’entrée du chœur pour la famille royale. Le peuple n’est admis que dans les bas-côtés, tandis que la nef est remplie de la suite du Roi, entouré lui-même de ses plus fidèles serviteurs, qui par derrière semblent lui faire un rempart de leurs corps, mais personne n’est placé devant lui.

Cependant l’office commence : il peut durer autant que l’on voudra. Louis XVIII est comme cloué dans son fauteuil, plusieurs coussins sont disposés devant lui de manière à ce que les génuflexions obligées lui soient aussi douces que possible. Les chantres psalmodient les heures qui précèdent la grand’messe, les prêtres sont dans leurs stalles, le chœur est presque entièrement vide, lorsqu’un personnage sort par la porte d’une sacristie. C’est un grand jeune homme maigre, revêtu d’une soutane et d’un surplis, il traverse rapidement le chœur pour aller se mettre dans une des stalles, mais il s’aperçoit qu’il a oublié de s’incliner devant le tabernacle : il revient vers l’autel et fléchit le genou sur une des marches. Un bruit singulier se fait entendre, c’est celui d’une épée qui s’échappant de sa soutane, glisse sur les dalles. Le jeune homme se hâte de cacher l’arme meurtrière recouverte par les habits pacifiques du lévite, et regagne sa place où il entonne tranquillement le verset du psaume que l’on chante. Cette tranquillité est loin d’être partagée par ceux qui entourent le roi. Les visages pâlissent, on chuchote, on donne des ordres, les crosses des fusils retentissent sur le marbre sonore du temple ; on va, on vient, le mot est donné en un instant ; on commence à faire évacuer les bas-côtés, qui se garnissent de troupes : le roi demande la cause de ce tumulte ; un de ses aides de camp lui parle à voix basse et bientôt ce mot circule dans toutes les bouches : un prêtre armé qui en veut aux jours du roi ! Cependant le malencontreux auteur de tout ce remue-ménage, dont il ne se doute guère être la cause, continue à psalmodier d’une voix ferme et vibrante, lorsque deux grands officiers s’approchent de lui. L’un d’eux lui adresse la parole.

— Monsieur, suivez-nous à l’instant.

— Pardon, Monsieur, je ne puis pas. Je suis nécessaire ici, quand la cérémonie sera terminée, je suis tout à votre service ; et il se remet à chanter de plus belle.

— Monsieur, il faut nous suivre à l’instant ! je vous le répète, mais tâchons d’éviter le bruit et de ne pas faire de scandale, venez à la sacristie, toute résistance serait inutile ; ne nous contraignez pas à employer la force.

— Puisque je ne puis pas faire autrement, je vous suivrai, mais je vous prie de faire attention que c’est vous qui me forcez à quitter mon poste, je vous suis.

La sacristie est pleine de soldats, notre jeune homme se voit en entrant placé entre deux fusiliers qui ne lui laissent pas faire un geste.

— Ah çà ! m’expliquera-t-on ce que cela veut dire ? s’écrie-t-il.

— Contentez-vous de répondre à Monsieur, lui dit-on, en lui montrant une homme revêtu d’une écharpe blanche, placé près d’une table à laquelle est assis un autre individu muni de tout ce qu’il faut pour écrire. L’interrogatoire commence :

— Vous avez des armes sur vous ?

— Des armes ! non, j’ai une épée, voilà tout.

— Mettez qu’il avoue être armé.

— Pourquoi avez-vous caché si soigneusement cette épée sous votre soutane ?

— Parce que l’usage n’est pas de la porter par-dessus.

— Monsieur, pas de plaisanteries, songez qu’une accusation grave pèse contre vous, qu’il y va de votre tête.

— De ma tête ! ah çà ! est-ce que c’est une mystification ? commençons donc à nous entendre.

— Votre profession ?

— Musicien.

— Et pourquoi un musicien se déguise-t-il en prêtre ? et cache-t-il des armes sous ces habits d’emprunt ?

— Ces habits sont les miens et cette épée aussi. Je suis trombone de la garde nationale et chantre de cette église : j’attendais la fin du discours de monsieur le curé pour venir après la fanfare me déshabiller ici, et chanter mon office ; mais on ne l’a pas laissé finir, ce brave homme, on nous a dit de jouer au milieu de son sermon, et quand je suis accouru ici, je n’ai eu que le temps de passer ma soutane par-dessus mon uniforme ; et maintenant, avec votre permission, je vais l’ôter tout à fait, car l’office est presque fini, et ma légion me réclame.

Ici la scène change, les juges se mettent à rire ; le procès-verbal commencé est déchiré, et l’accusé partage bientôt l’hilarité de ses juges, en apprenant que lui, pauvre diable, a été pris pour un conspirateur et a failli mettre tout le gouvernement en émoi. Le calme et la tranquillité se rétablissent dans l’église, les bas-côtés sont de nouveau livrés à l’empressement du peuple qui ne peut rien voir ; et le roi en apprenant la cause futile de tout ce tumulte, a grand’peine à tenir son sérieux. En sortant de l’église, il cherche à reconnaître parmi le groupe de musiciens celui qui a causé tant d’inquiétude, et l’aperçoit les joues gonflées comme un borée de dessus de porte, soufflant avec ardeur dans son trombone. Le roi sourit de nouveau et lui fait en partant un petit signe de tête, comme pour le remettre de l’émotion qu’a dû lui causer sa courte arrestation. Je crois que le tromboniste fut si ravi de cette marque de royale faveur, qu’il resta court de quelques mesures, ce qui ne lui arrivait jamais, mais je ne suis pas bien sûr de cette circonstance ; si vous voulez en être certain, pour la plus grande fidélité de l’histoire, demandez-le au postillon de Lonjumeau ou plutôt à celui qui le représente et le chante d’une manière si originale, car le conspirateur n’était autre que Chollet qui depuis a si bien fait son chemin, mais qui aime à se rappeler et à raconter à ses amis les commencements pénibles de sa vie d’artiste. Voilà comment je suis devenu son historien. Dieu veuille que quelque théâtre, quelque paroisse ou quelque musique de légion, nourrisse encore dans son sein un acteur digne de succéder au chanteur favori du public de l’Opéra-Comique.



  1. Un début en province.