Michel Lévy frères (p. 177-216).


JEAN-JACQUES ROUSSEAU
MUSICIEN


I

Le paradoxe est une chose charmante dans la bouche d’un homme d’esprit ; c’est un instrument dont il se sert pour lancer sur ses auditeurs éblouis une myriade de traits brillants comme l’éclair, mais aussi peu durables que ce météore passager ; on sait que la raison n’a rien à faire dans ces sortes de luttes d’esprit, et cependant le plus grand charme du paradoxe est d’emprunter l’apparence du raisonnement.

Mais que penser du paradoxe mis en action et pris au sérieux ? Que dire d’un homme dont la vie comme les écrits n’ont été qu’une longue suite de contradictions ? Quel sentiment peut inspirer celui qui fut assez courageux pour se priver des douceurs de la paternité parce qu’il était trop lâche pour oser en affronter les douleurs, même dans l’avenir ?

Quel jugement peut-on porter sur l’écrivain qui, en traçant ses honteuses confusions, a encore l’orgueil de dire : « Je fais ce que nul homme n’a osé faire, vienne le jour du jugement suprême et je pourrai paraître devant Dieu, mon livre à la main, en disant :

« Voilà ma vie et ce que je fus ! »

Non, Rousseau ne se mentait pas à lui-même à ce point, il mentait pour les autres. Lorsqu’il se disait malheureux de sa gloire et de sa renommée, il voulait qu’on le crût, mais il savait bien qu’il ne disait pas vrai. Ses bizarreries étaient calculées, sa fausse sensibilité l’était aussi. Les persécutions dont il se plaignait étaient sa joie et son orgueil ; il les appelait et craignait de ne pas se désigner assez lui-même par sa renommée et l’éclat du nom qu’il portait. Lorsqu’exilé de France, il venait s’établir à Paris, lorsqu’il voyait qu’on y tolérait sa présence et qu’on ne songeait pas à l’inquiéter, qu’inventait-il ? De se déguiser, en Arménien, prétendant que ce costume était plus commode. Heureux d’ameuter les polissons et les imbéciles par l’étrangeté de son costume, à une époque où régnait une sorte d’étiquette et de hiérarchie dans les habits de toutes les professions, il dut certes s’indigner étrangement de ne point parvenir à s’attirer la colère de la police, et de n’exciter, par cette grotesque mascarade, que les sourires et la pitié des honnêtes gens.

Si l’odieux et l’horrible n’avaient stigmatisé de traits ineffaçables l’époque sanglante de nos troubles révolutionnaires, le ridicule n’aurait-il pas suffi pour caractériser les temps où un tel homme fut presque déifié et où des fêtes nationales signalaient la translation triomphale de ses cendres au Panthéon ?

Le peu de sympathie que j’éprouve pour les ouvrages et surtout pour la personne de Jean-Jacques me conduirait trop loin, et j’ai besoin de me rappeler que je ne dois parler de lui que comme musicien.

Ce fut certes une chose rare au XVIIIe siècle, alors qu’il était bien généralement reconnu qu’un musicien ne pouvait être autre chose qu’une machine à musique, incapable d’avoir une idée en dehors de son art, alors que Voltaire, accueillant Grétry, lui disait : « Vous êtes musicien et homme d’esprit. Monsieur, la chose est rare. » Ce fut, dis-je, une anomalie phénoménale que celle qu’offrit l’exemple d’un homme éminent dans les lettres et dans la philosophie, ne se contentant pas de se dire musicien, mais exerçant en outre presque tous les degrés de cette profession, sauf la qualité d’instrumentiste qui lui manquait, et se montrant tour à tour copiste, écrivain didactique, critique, théoricien et compositeur.

Le plus curieux est que celui qui tenta d’embrasser toutes les branches de l’art musical, en connaissait à peine les premiers éléments, ne put jamais parvenir à solfier proprement un air, ne comprenait rien à la vue d’une partition, et était moins embarrassé pour en écrire une que pour lire celle d’un autre.

Cette ignorance presque complète d’un art où il prétendait s’ériger en réformateur, en censeur et en maître, sera facilement démontrée par l’examen de ses écrits et de ses œuvres.

Rousseau n’apprit la musique que fort tard ; mais, tout jeune enfant, il était déjà sensible à ses accents. Une de ses tantes lui chantait des chansons populaires :

« Je suis persuadé, dit-il dans ses Confessions, que je lui dois le goût ou plutôt la passion pour la musique, qui ne s’est bien développée en moi que longtemps après… L’attrait que son chant avait pour moi fut tel, que non-seulement plusieurs de ses chansons me sont toujours restées dans la mémoire, mais qu’il m’en revient même, aujourd’hui que je l’ai perdue, qui, totalement oubliées depuis mon enfance, se retracent, à mesure que je vieillis, avec un charme que je ne puis exprimer. »

Jean-Jacques n’eut occasion d’entendre aucune musique pendant toute son enfance ; après sa conversion au catholicisme, il entendit pour la première fois la messe en musique dans la chapelle du roi de Sardaigne, et il alla l’entendre chaque matin. « Ce prince avait alors la meilleure symphonie de l’Europe. Somis, Desjardins, Bezozzi, y brillaient alternativement. Il n’en fallait pas tant pour attirer un jeune homme que le son du moindre instrument, pourvu qu’il fût juste, transportait d’aise. »

Il avait reçu quelques leçons élémentaires, et à bâtons rompus, de Mme de Warens. Lorsqu’il entra au séminaire, il emporta de chez elle un livre de musique, c’étaient les cantates de Clérembault. Quoique Rousseau ne connût pas alors, d’après son propre aveu, le quart des signes de musique, il parvint à déchiffrer et à chanter seul le premier air d’une de ces cantates. Il ne dit pas, à la vérité, combien de temps il employa à cette entreprise. Il faut croire, néanmoins, que cette étude contribua un peu à lui faire négliger ses travaux scientifiques et théologiques, car il ne tarda pas à être renvoyé du séminaire avec un brevet complet d’incapacité.

Rousseau rapporta en triomphe les cantates de Clérembault chez Mme de Warens. Celle-ci, toujours bonne, consentit à s’émerveiller des progrès qu’il avait faits en musique, et, pour se conformer à ce qui était son goût dominant du moment, elle le plaça à la maîtrise d’Annecy.

Les détails que donne Rousseau sur son séjour de près d’une année dans cette maîtrise sont assez curieux. Ils font connaître ce qu’étaient ces établissements répandus sur toute la surface de la France, et qui tous ont disparu à la Révolution : c’était la pépinière d’où l’on tirait tous les musiciens, instrumentistes, chanteurs ou compositeurs. L’Église travaillait alors pour le théâtre, et l’opéra ne se recrutait que dans les maîtrises, pour le personnel masculin. Quant aux chanteuses, elles se formaient d’elles-mêmes. Les femmes ont la perception plus vive et le sentiment plus fin dans les arts d’imitation ; elles apprennent mieux et plus vite : le petit nombre de professions que nous leur avons réservées sera d’ailleurs toujours cause du nombreux contingent qu’elles offriront aux entreprises théâtrales,

La vie des musiciens chargés de la direction des maîtrises était des plus heureuses ; ils devaient, suivant l’allocation qu’ils recevaient du clergé, enseigner un certain nombre d’élèves qui participaient à l’exécution des offices en musique. Non-seulement on leur permettait de prendre des élèves pensionnaires au-delà du nombre fixé, mais ils étaient même protégés et encouragés dans cette augmentation de personnel, parce que c’était un moyen de donner, sans qu’il en coûtât rien à l’Église, plus d’effet et d’éclat aux cérémonies religieuses et musicales.

Il existait souvent des rivalités de chapitre à chapitre, pour tel bon compositeur, tel organiste habile, tel chanteur à la voix puissante et sonore, et, en fin de compte, cette concurrence tournait toujours au profit des artistes qu’on s’enviait, soit qu’on augmentât leurs appointements pour les retenir, soit qu’on leur offrît plus d’avantages pour les enlever.

Il y avait bien quelques revers de médaille. Quelques membres du clergé n’avaient pas toujours pour le maître de chapelle ces égards dont les artistes sont si avides ; quelques ecclésiastiques avaient quelquefois le tort de ne les considérer que comme des gens à gages, à qui l’on ne devait rien, une fois qu’on leur avait donné le prix de leur talent, non plus qu’au suisse ou au bedeau, dont on payait la prestance et la bonne mine.

Le chef de la maîtrise avait sous ses ordres tous ses musiciens ; mais, hors de là, il ne connaissait que des supérieurs. Le chantre (qui était ordinairement un ecclésiastique, car c’était alors une dignité) avait la direction du chœur, c’étaient des conflits perpétuels entre lui et le maître de chapelle. Ce qui se passa à la maîtrise où était Jean-Jacques en offre un exemple.

Dans la semaine sainte, l’évêque d’Annecy donnait habituellement un dîner de règle à ses chanoines. On négligea, une année, contre l’usage, d’y engager le chantre et le maître de chapelle. Celui-ci pria le chantre, comme ecclésiastique et comme son supérieur, d’aller réclamer contre l’affront commun qu’ils recevaient. Le chantre, qui se nommait l’abbé de Vidonne, ne réussit qu’à moitié dans sa négociation, c’est-à-dire qu’il se fit inviter, mais il laissa maintenir l’exclusion dont était victime le pauvre M. Lemaître, le directeur de la maîtrise. Une altercation s’éleva naturellement entre l’admis et l’éliminé, et le chantre finit par dire qu’il n’était pas étonnant qu’on repoussât un gagiste qui n’était ni noble, ni prêtre. L’injure était trop grande pour ne pas exiger une vengeance ; elle ne se fit pas attendre.

On était à la veille des fêtes de Pâques, une des plus importantes solennités de l’Église. Priver le chapitre de musique pour ces imposantes cérémonies, c’était prouver combien on avait eu tort de méconnaître la valeur et l’importance du maître de chapelle. Ce fut à ce projet que s’attacha le vindicatif musicien.

Il lui fallait des complices : Jean-Jacques et Mme de Warens lui en servirent ; le premier lui offrit de l’accompagner dans sa fuite, la seconde lui aida à emporter sa caisse de musique, ce qui était le plus essentiel, puisque, sans ce qu’elle contenait, il n’y avait plus d’exécution musicale possible à la cathédrale.

Pour rendre la vengeance plus piquante, les deux fugitifs allèrent demander l’hospitalité au curé de Seyssel, qui était lui-même chanoine de Saint-Pierre. Le bruit de leur escapade n’était pas encore parvenu jusqu’à lui ; ils lui firent croire qu’ils allaient à Belley par ordre de l’archevêque, et le bon curé leur en facilita les moyens et se chargea même de faire parvenir la caisse de musique à Lyon, où ils avaient dit qu’ils se rendraient ensuite.

Une fois en terre de France, ils se croyaient à l’abri de toute poursuite. Aussi se proposaient-ils de mener joyeuse vie à Lyon, où le talent de Lemaître ne pouvait manquer de le faire bien accueillir. Ce malheureux était sujet à des attaques d’épilepsie. Un jour, dans une rue de Lyon, il ressent une atteinte de cette cruelle maladie ; tandis qu’il gît à terre, écumant et se tordant dans d’horribles convulsions, Rousseau, par une résolution qu’il n’entreprend du reste d’expliquer ni d’excuser, l’abandonne au milieu des étrangers accourus pour le secourir et prend la fuite, sans plus de souci de celui qui était à la fois son maître, son compagnon de voyage et son ami.

Ce que devint le pauvre Lemaître, nul ne l’a su. Sa caisse de musique fut saisie et renvoyée, sur leur réclamation, aux chanoines d’Annecy par les chanoines de Lyon. C’était le gagne-pain du maître de chapelle, l’œuvre de toute sa vie. La misère, le désespoir, et la mort peut-être, furent le résultat de la confiance qu’il avait placée dans son ingrat élève. Quant à celui-ci, il ne fut guère bien récompensé de sa mauvaise action : il était retourné au bercail de Mme de Warens pour mendier de nouveau sa protection ; mais Mme de Warens était partie. Il retrouva heureusement une espèce de musicien mauvais sujet, dont il s’était déjà engoué avant son entrée à la maîtrise. Il alla se loger avec lui ; mais le musicien avait autre chose à faire que d’enseigner son art gratis à son commensal, et Rousseau allait se promener en rêvassant dans la campagne, pendant que l’autre vaquait à ses leçons.

Cette belle vie ne dura pas longtemps. En l’absence de Mme de Warens, Rousseau s’était amouraché de sa femme de chambre, Mlle Merceret : celle-ci lui propose de l’accompagner à Fribourg, qu’habite son père et où elle espère avoir des nouvelles de sa maîtresse. En route, on fait des projets de mariage ; mais, à peine arrivés au but, les futurs conjoints étaient dégoûtés l’un de l’autre. La Merceret resta chez ses parents et Rousseau partit, marchant devant lui, ne sachant où il irait.

Il arriva ainsi à Lausanne, ayant dépensé son dernier kreutzer ; mais le courage et surtout l’impudence ne lui manquèrent pas. Les souvenirs de son ami Venture lui vinrent en aide. Ce Venture était un musicien assez habile. N’ayant pas assez de tenue et de conduite pour pouvoir se fixer en aucune ville, il allait d’un lieu à l’autre, et ses talents le faisaient toujours bien accueillir, jusqu’à ce que ses mœurs le fissent chasser ; mais cela ne l’embarrassait guère.

Un musicien pouvait alors voyager presque sans un sol, en prenant pour étapes les nombreuses maîtrises, où il était toujours sûr d’être hébergé, fêté et même payé si l’on mettait son talent à contribution, ce qui arrivait souvent ; car un chanteur étranger était accueilli dans une chapelle de cathédrale, comme l’est aujourd’hui un acteur en tournée dans un théâtre de province : cela s’appelait vicarier. Ces mœurs musicales sont aujourd’hui tout à fait inconnues ; mais il n’est pas mauvais que les musiciens se les rappellent de temps en temps, ne fût-ce que pour ne pas devenir trop fiers, et pour se souvenir qu’ils ne sont pas encore trop loin de leur bohème native.

Une existence si attrayante ne pouvait manquer de séduire Rousseau ; il oubliait seulement qu’il ne lui manquait, pour être musicien, que de savoir la musique. Cet obstacle ne l’arrêta pas un instant. Il alla se loger chez un nommé Perrotet, qui avait des pensionnaires. Il avoua qu’il n’avait pas le sou ; mais il raconta qu’il se nommait Vaussore de Villeneuve ; qu’il était musicien, et qu’il arrivait de Paris pour enseigner son art dans la ville. L’hôtelier le prit sur sa bonne mine et lui promit de parler de lui. Jean-Jacques fut effectivement, et sur sa recommandation, admis chez un M. de Treytorens, grand amateur de musique. Mais comme Rousseau ne savait ni chanter ni jouer d’aucun instrument, il se tira de la difficulté en se disant compositeur : et comme on lui demandait un échantillon de ses œuvres, il répondit qu’il allait s’occuper de composer une symphonie. Il mit cette promesse à exécution.

Pendant quinze jours, il sema des notes sur le papier, puis, pour couronner ce chef-d’œuvre, il le compléta par un air de menuet qui courait les rues et que lui avait appris à noter Venture. Rousseau avoue lui-même qu’il était si peu en état de lire la musique, qu’il lui aurait été impossible de suivre l’exécution d’une de ses parties, pour s’assurer si l’on jouait bien ce qu’il avait écrit et composé lui-même : qu’on juge de ce que devait être cette symphonie ! Le récit de l’exécution en est trop divertissant pour que je ne laisse pas Rousseau raconter lui-même :

« On s’assemble pour exécuter ma pièce ; j’explique à chacun le genre du mouvement, le goût de l’exécution, les renvois des parties : j’étais fort affairé. On s’accorde pendant cinq ou six minutes, qui furent pour moi cinq ou six siècles. Enfin, tout étant prêt, je frappe, avec un beau rouleau de papier, sur mon pupitre magistral, les deux ou trois coups du Prenez garde à vous ! On fait silence ; je me mets gravement à battre la mesure : on commence… Non, depuis qu’il existe des opéras français, de la vie on n’ouït pareil charivari : quoi qu’on eût dû penser de mon prétendu talent , l’effet fut tout ce qu’on en semblait attendre ; les musiciens étouffaient de rire ; les auditeurs ouvraient de grands yeux et auraient bien voulu fermer les oreilles, mais il n’y avait pas moyen. Mes bourreaux de symphonistes, qui voulaient s’égayer, raclaient à percer le tympan d’un quinze-vingts. J’eus la constance d’aller toujours mon train, suant, il est vrai, à grosses gouttes, mais retenu par la honte, n’osant m’enfuir et tout planter là. Pour ma consolation, j’entendais les assistants se dire à l’oreille ou plutôt à la mienne, l’un : Quelle musique enragée ! un autre : Il n’y a rien là de supportable, quel diable de sabbat !… Mais ce qui mit tout le monde de bonne humeur fut le menuet. À peine en eût-on joué quelques mesures, que j’entendis partir de toutes parts les éclats de rire. Chacun me félicitait sur mon joli goût de chant : on m’assurait que ce menuet ferait parler de moi et que je méritais d’être chanté partout. Je n’ai pas besoin de peindre mon angoisse, ni d’avouer que je la méritais bien. »

Ce trait d’inconcevable folie ferait presque excuser quelques-unes des méchantes actions de la vie de Rousseau, car on peut supposer, d’après cela, qu’il n’a jamais eu la plénitude de sa raison, et que ses beaux ouvrages, comme ses quelques bons moments, n’étaient que des éclairs échappés dans ses intervalles de lucidité et de bon sens.

Après une telle équipée, il n’y avait guères moyen de soutenir le rôle qu’il avait entrepris : il y persista cependant ; les écoliers ne furent pas nombreux, mais il en vint quelques-uns. C’est qu’à cette époque les maîtres de musique étaient si rares, qu’on jugeait que celui qui la savait mal était encore capable de l’enseigner à ceux qui ne la savaient pas du tout.

Cependant, les gains que Rousseau put faire à Lausanne étaient minimes, car il parvint à s’y endetter. Il alla passer l’hiver à Neufchâtel. Il ne s’y présenta pas comme compositeur, il se contenta de donner des leçons, et là, dit-il, j’appris insensiblement la musique en l’enseignant. C’est dans cette ville qu’il fit la rencontre de l’archimandrite grec, à qui il servit d’interprète, et avec qui il fut arrêté chez l’ambassadeur de France à Soleure, M. de Bonac. C’est par la protection de sa famille qu’il put faire son premier voyage à Paris. À peine arrivé, il repart pour aller à la recherche de Mme de Warens, qu’il croit à Lyon. Forcé d’y attendre de ses nouvelles ; ses ressources s’épuisent et il est obligé de coucher dans la rue : c’est encore la musique qui le tire d’embarras. Au moment où il vient de s’éveiller et où il s’achemine vers la campagne, en fredonnant d’une voix assez fraîche et assez jeune une cantate de Batistin, qu’il sait par cœur, il est accosté par un moine, un antonin, qui lui demande s’il sait la musique et s’il en pourrait copier. Sur sa réponse affirmative, le moine l’enferme dans sa chambre et lui donne à copier plusieurs parties. Au bout de quelques jours, le moine lui reporte ses parties, déclarant qu’elles sont remplies de fautes et que l’exécution a été impossible. Néanmoins le bon prêtre le loge et le nourrit pendant huit jours et lui donne encore un petit écu en le congédiant.

Tout doit être contradiction dans la vie de Rousseau. On sait qu’au temps même de sa plus grande célébrité, alors que la protection d’amis puissants voulait l’entourer de toutes les douceurs de la vie, alors qu’il pouvait retirer un bénéfice assez considérable de ses ouvrages, il affectait de dire que sa fierté l’empêchait de vivre d’autres secours que du salaire qu’il recevait de sa copie de musique, et il se livrait ostensiblement à cette seule occupation. Il y avait même mauvaise foi dans cet orgueil mal déguisé, car il convient dans ses Confessions qu’il était très-mauvais copiste : « Il faut avouer, dit-il, que j’ai choisi dans la suite le métier du monde auquel j’étais le moins propre. Non que ma note ne fût pas belle et que je ne copiasse fort nettement, mais l’ennui d’un long travail me donne des distractions si grandes que je passe plus de temps à gratter qu’à noter, et que si je n’apporte la plus grande attention à collationner et corriger mes parties, elles font toujours manquer l’exécution. »


Rousseau retourna, après ce voyage à Lyon, chez Mme de Warens ; là il s’occupa encore de musique ; bien plus, il voulut aborder la théorie et la composition. Il se procura la Théorie de l’harmonie que Rameau venait de publier. Il avoue qu’il n’y comprit rien, ce que je crois sans peine, car l’ouvrage est fort diffus et les principes n’en sont pas clairs. Puis on organisa de petits concerts où Mme de Warens et le père Caton chantaient, tandis qu’un maître à danser et son fils jouaient du violon : un M. Canevas accompagnait sur le violoncelle, et l’abbé Palais tenait le clavecin ; c’était Rousseau qui dirigeait ces concerts, avec le bâton de mesure. Malgré la dignité de chef d’orchestre qu’on lui avait conférée, il ne paraît pas qu’il eût fait de bien grands progrès en musique ; car il avoue qu’auprès de ces amateurs il n’était encore qu’un barbouillon.

Ce fut à cette époque qu’il obtint une place dans le cadastre, mais il ne tarda pas à la quitter pour se livrer entièrement à son goût pour la musique : il trouva quelques écolières à Chambéry. Mais une résolution subite le fit se diriger vers Besançon. Son ami Venture lui avait dit être élève d’un abbé Blanchard, fort habile maître de chapelle de la cathédrale de Besançon. Rousseau veut aller lui demander des leçons de composition : il comptait se présenter avec une lettre d’introduction de l’ami Venture ; celui-ci avait quitté Annecy, et, à défaut de sa recommandation, Rousseau se munit d’une messe à quatre voix que Venture lui avait laissée. À peine arrivé à Besançon, et avant même d’avoir pu voir l’abbé Blanchard, il apprend que sa malle a été saisie à la douane, et il est obligé de revenir à Chambéry. Il y passe deux ou trois ans à s’occuper tour à tour d’histoire, de littérature, de physique, d’astronomie, d’échecs et de musique. Il se figure un jour qu’il a un polype au cœur et qu’on ne pourra le guérir qu’à Montpellier : il part, toujours aux frais de Mme de Warens. La Faculté lui rit au nez et il quitte cette ville au bout de deux mois, après y avoir commencé un cours d’anatomie.

Il revient aux Charmettes, qu’il quitte bientôt pour entrer comme instituteur chez Mme de Mably. Il n’enseigne rien à ses enfants, mais il lui vole son vin. Quoique ce larcin fût pardonné aussitôt que découvert, son auteur juge avec raison que ses élèves n’ont rien à profiter de ses leçons et il les quitte pour retourner aux Charmettes.

La maison de Mme de Warens se dérangeait de jour en jour ; l’ordre et l’économie n’étant pas ses vertus dominantes. Rousseau croit avoir trouvé un moyen de fortune pour elle et pour lui. Malgré toutes ses études et tous ses efforts, il n’avait pu parvenir à jamais lire couramment la musique. Il juge alors que ce n’est pas lui qui a tort de l’avoir mal apprise : il croit que c’est elle qui ne peut se laisser enseigner, et que ses caractères, pour lesquels sa mémoire et son esprit se montrent si rebelles, ne peuvent manquer d’être défectueux : il invente un système de notation, celui des chiffres substitués aux noms et aux figures des notes. Il n’y a que sept notes, il n’y aura que sept chiffres ; mais ces sept notes se multiplient à l’infini pour les octaves, les altérations. Rousseau se contente de ses sept chiffres en les barrant à droite ou à gauche, suivant que la note est dièze ou bémol, ou en les accompagnant de points placés au-dessus ou au-dessous, suivant que l’octave est supérieure ou inférieure à la gamme convenue comme point de départ. On ne peut nier que ce système n’ait quelque chose d’ingénieux et qu’il ne présente une grande apparence de simplicité. Au bout de six mois, Rousseau a établi toute sa théorie, il l’accompagne d’un mémoire explicatif et, toujours à l’aide de Mme de Warens, il part pour Paris où il va soumettre à l’Académie des sciences son projet, qu’il croit la base de sa fortune et le signal d’une grande révolution dans l’art, L’Académie écoute son mémoire et nomme, pour examiner son système, trois membres, dont pas un n’est musicien : ce sont Mairan, Hellot et Fourchy.

Le jugement de l’Académie sur cette affaire rappelle parfaitement ce fameux procès où Panurge rend une sentence aussi incompréhensible que les deux plaidoiries prononcées en faveur des deux plaignants auxquels Rabelais a donné des noms qu’il m’est impossible de citer.

Cependant il ressort de l’opinion de l’Académie que le système de Rousseau n’était qu’un perfectionnement de la méthode du P. Souhayti. Ici, il y avait de la part de Rousseau bonne foi complète, c’était une rencontre, mais non un plagiat. L’utilité de l’innovation était également contestée par l’Académie, mais sans donner aucune raison de son improbation. Il manquait un juge compétent : ce juge fut trouvé dès que le système fut soumis à Rameau. Vous ne pouvez parler qu’au raisonnement, dit-il à Jean-Jacques, avec vos chiffres juxtaposés ; nous, avec nos notes superposées, nous parlons à l’œil, qui devine, sans les lire, tous les intervalles, et c’est ce qui est indispensable dans la rapidité de l’exécution.

L’argument était sans réplique : il l’est encore au bout d’un siècle, que des essais du même genre veulent se renouveler. Les commençants auront l’air d’aller fort vite avec cette méthode ; les premières lectures qu’on leur fera faire se composant de combinaisons fort simples, l’esprit suffira pour les résoudre. Il sera insuffisant dès que les complications arriveront : ce système ne pourra, d’ailleurs, s’appliquer qu’à une partie isolée, mais il serait inadmissible pour la partition, où vingt et quelquefois trente parties réunies en accolade doivent être embrassées d’un seul coup d’oeil et lues comme une seule ligne, quoique écrites sur vingt ou trente lignes différentes. Il faut, pour cette opération si rapide, que l’œil soit frappé par un dessin : des chiffres ou des signes uniformes ne pourraient jamais remplir ce but.

Rousseau renonça momentanément à un système qu’il vit généralement repoussé. Il publia néanmoins le mémoire à l’appui, sous le titre de : Dissertation sur la musique moderne. Il ne fut guère lu que des gens spéciaux, et n’eut pas de retentissement.

Jusqu’à présent la musique, qui avait occupé une si grande part dans la vie de Rousseau, ne lui avait causé que des déboires et des déceptions. Nous allons le voir bientôt lui devoir ses premiers succès, et un succès si éclatant, qu’il suffira, malgré la brièveté de l’œuvre, pour faire classer son auteur parmi les musiciens les plus favorisés et les plus populaires.


II


Rousseau ne se laissa pas abattre par cette déconvenue musicale : mais c’est dans un autre genre qu’il voulut prendre sa revanche. Il essaya de faire un opéra-ballet, dont il composa les paroles et la musique ; le titre était les Muses galantes : suivant l’usage de l’époque et du genre, chaque acte offrait une action séparée, ne se rattachant au titre principal que par une inspiration commune. Le premier acte était le Tasse, le second Ovide et le troisième Anacréon. Mais, avant que l’œuvre fût achevée, l’auteur accepta la place de secrétaire particulier de l’ambassadeur de Venise, aux appointements de 1,000 fr. par an. On ne pouvait taxer de prodigalité le représentant du roi de France et de Navarre.

Le séjour de Rousseau en Italie ne fut signalé par aucun incident musical : mais il lui donna ce goût presque exclusif pour la musique italienne, qui plus tard devait lui faire tant d’ennemis en France. Ce que Rousseau admire surtout, c’est la musique exécutée dans les couvents de femmes, par des voix invisibles, s’échappant à travers l’épais rideau qui sépare les cantatrices du public. « Tous les dimanches, dit-il, on a, durant les vêpres, des motets à grand chœur et à grand orchestre, composés et dirigés par les plus grands maîtres de l’Italie, exécutés dans des tribunes grillées, uniquement par des filles, dont la plus vieille n’a pas vingt ans. Je n’ai l’idée de rien d’aussi voluptueux, d’aussi touchant que cette musique : les richesses de l’art, le goût exquis des chants, la beauté des voix, la justesse de l’exécution, tout dans ces délicieux concerts, concourt à produire une impression qui n’est assurément pas du bon costume, mais dont je doute qu’aucun cœur d’homme soit à l’abri. » Je ne comprends pas très-bien ce que Rousseau veut exprimer par cette impression qui n’est pas du bon costume : il est présumable qu’il veut dire qu’elle est trop mondaine, car, malgré son admiration si grande pour la musique religieuse, il écrivit plus tard qu’il faudrait absolument proscrire la musique de l’Église.

À son retour en France, il s’occupa de terminer son opéra des Muses galantes. En moins de trois mois, les paroles et la musique furent achevées. Il ne lui restait plus à faire que des accompagnements et du remplissage, c’est ce que nous nommons aujourd’hui orchestration, et cette partie ne devait pas être la moins embarrassante pour un si faible musicien qui n’avait jamais pu déchiffrer une partition. Il eut recours à Philidor ; celui-ci ne s’acquitta qu’à contre-cœur de cette besogne, que l’auteur fut obligé d’achever lui-même.

Cet opéra fut essayé chez M. de la Popelinière. Rousseau fait grand bruit de la partialité et de l’exaspération de Rameau, qui s’écria, en entendant cette exécution, qu’il était impossible que toutes les parties de cet ouvrage fussent de la même main, vu qu’il y en avait d’admirables et d’autres où régnait l’ignorance la plus complète. Ce jugement devait être parfaitement juste et s’explique on ne peut mieux par la comparaison des parties revues par Philidor et de celles abandonnées à toute l’inexpérience de l’auteur.

Cependant, et malgré la sentence de Rameau, quelques parties de l’œuvre de Rousseau avaient été assez appréciées pour que le duc de Richelieu tentât de mettre le talent de l’auteur à l’essai. On le chargea de raccorder les morceaux et même d’en intercaler de nouveaux dans une pièce de circonstance, de Voltaire et Rameau, intitulée : les Fêtes de Ramire, les deux auteurs étant alors très occupés à terminer leur opéra du Temple de la Gloire, dont la première représentation était fixée pour un anniversaire.

Cette tâche était au-dessus des forces de Rousseau : pour un travail d’arrangement, on peut se passer d’invention, mais nullement de savoir ; aussi y échoua-t-il complètement, et Rameau fut obligé de parfaire lui-même son propre ouvrage. Rousseau avait passé un mois à cet ingrat travail ; il est très-probable que Rameau n’y mit pas plus d’un jour ou deux. Suivant sa coutume, Rousseau ne manqua pas d’accuser ses prétendus ennemis de l’échec dû à son incapacité. Suivant lui, il fut causé par la jalousie de Rameau et la haine de Mme de la Popelinière. La jalousie de Rameau, le plus grand musicien de son époque, ne s’expliquerait guère : il serait presque aussi difficile de justifier la haine de Mme de la Popelinière contre un homme qu’elle avait commencé par accueillir chez elle. Rousseau prétend qu’il faut l’attribuer à sa qualité de Genevois, Mme de la Popelinière ayant voué une haine implacable à tous ses compatriotes, parce qu’un abbé Hubert, natif de Genève, avait autrefois voulu détourner son mari de l’épouser. Cette explication est grotesque, mais Rousseau la crut suffisante pour justifier son ingratitude accoutumée et sa manie de voir des ennemis chez tous ceux qui voulaient lui faire du bien.

Cependant, son discours, couronné par l’académie de Dijon, et quelques autres essais littéraires avaient eu un grand retentissement. Sa qualité de musicien littérateur le fit choisir pour écrire les articles de musique de l’Encyclopédie. C’est ce travail qu’il refondit ensuite pour faire son dictionnaire de musique.

C’est à l’issue de ce travail qu’il écrivit son charmant intermède du Devin du village. Il est très-présumable que les Muses galantes ne valaient rien : un opéra en trois actes, avec des personnages héroïques, exigeait une musique qu’il lui était matériellement impossible de faire. Mais dans cette pastorale du Devin du village, la naïveté des chants, la fraîcheur des motifs, la simplicité même à laquelle le condamnait son ignorance, et qui devenait un mérite en raison du sujet, la couleur bien sentie, la nouveauté du style, tout devait concourir à procurer à cet ouvrage le succès le plus éclatant. Applaudi avec transport à la cour, il ne le fut pas moins à la ville ; exécuté par Mlle Fel et Jelyotte, les deux plus célèbres chanteurs de l’époque ; rien ne manqua à la gloire de l’auteur, rien que sa bonne volonté. Il refusa de se rendre aux répétitions, pour conserver le droit de dire qu’on avait gâté son ouvrage ; il s’enfuit, lorsqu’on voulut le présenter au roi, qui devait joindre à ses félicitations le brevet d’une pension : en l’acceptant, il aurait perdu son droit à la persécution et à l’injustice du sort et des hommes. Il reçut cependant mille livres, une fois payés, de l’Opéra, et vendit sa partition et ses paroles six cents livres. Ce n’était pas cher, et il aurait eu droit de se plaindre de la modicité de la rétribution ; mais alors les auteurs les plus en renom n’étaient guère mieux payés, et s’il y eut exception pour lui, ce ne fut que dans l’éclat du triomphe et du succès.

Un tel début paraissait devoir être l’aurore de la plus belle carrière musicale : il en signala la fin et le commencement. Rousseau ne fit plus rien.

Quand les auteurs produisent beaucoup, on les accuse de se faire aider dans leur travail, et de s’approprier les idées de collaborateurs en sous-œuvre ; quand ils produisent peu, on ne manque pas de dire que leur ouvrage ne leur appartient pas. Aussi refusa-t-on à Rousseau la paternité du Devin du village, avec autant d’injustice et aussi peu de fondement qu’on le fit, un demi-siècle plus tard, à Spontini, à propos de la Vestale. Mais Spontini répondit avec Fernand Cortez, avec Olympie avec les autres opéras joués en Allemagne, qui, quoique bien inférieurs à leurs aînés, dénotent cependant les mêmes procédés, les mêmes habitudes et le même faire dans la conception et dans l’exécution.

Rousseau ne répondit par aucune autre publication musicale. Il convient donc d’examiner ce que purent avoir de fondé les bruits répandus à ce sujet pendant sa vie et même après sa mort.

Rousseau dit que les récitatifs furent refaits par Francœur et par Jelyotte, les siens ayant paru d’un genre trop nouveau. Mais ce qu’il ne dit pas, c’est que Francœur dut revoir toute l’instrumentation que Rousseau appelait du remplissage ; que les divertissements inventés par Rousseau n’ayant pas été adoptés par les maîtres de ballet, Francœur dut encore en composer la musique ; ce qu’il ne dit pas non plus, c’est que Mlle Fel ayant exigé un air de bravoure, ce même Francœur, fort habile musicien et bon compositeur, en écrivit un pour elle, où règnent une allure et une indépendance qui dénotent la main d’un musicien exercé.

Quand Rousseau publia la partition du Devin du village, il dit, dans l’avant-propos, que, « sans désapprouver les changements faits dans l’intérêt de la représentation, il publie l’ouvrage tel qu’il l’a écrit et conçu. » Et cependant il y met cet air de bravoure qui n’est pas de lui, et ces récitatifs, qui ne peuvent être les siens, puisque, loin d’être d’un genre nouveau et de marcher avec la parole, ils sont entièrement calqués sur le modèle de Lully et de Rameau, continuellement accompagnés en accords soutenus et n’ayant rien de la manière Italienne, que Rousseau aurait voulu imiter. Les divertissements, à la vérité, sont bien les siens, et l’on comprend que les maîtres de ballet aient voulu substituer des danses à une pantomime qui n’est qu’une froide contre-partie de la pièce qui vient d’être jouée. En voici le programme écrit dans la partition, scène par scène, et mesure par mesure.

« Entrée de la villageoise. — Entrée du courtisan. — Il aperçoit la villageoise. — Elle danse tandis qu’il la regarde. — Il lui offre une bourse. — Elle la refuse avec dédain. — Il lui présente un collier. — Elle essaie le collier, et, ainsi parée, se regarde avec complaisance dans l’eau d’une fontaine. — Entrée du villageois. — La villageoise, voyant sa douleur, rend le collier. — Le courtisan l’aperçoit et le menace. — La villageoise vient l’apaiser, et fait signe au villageois de s’en aller. — Il n’en veut rien faire. — Le courtisan le menace de le tuer. — Ils se jettent tous deux aux pieds du courtisan. — Il se laisse toucher et les unit. — Ils se réjouissent tous trois, les villageois de leur union et le courtisan de la bonne action qu’il a faite. — Tout le chœur de danse achève la pantomime. »

On a peine à croire que toutes ces niaiseries, au-dessous des inventions chorégraphiques les plus plates, soient sorties de la même plume que l’Émile et le Contrat social ; mais dès qu’il s’agit de Rousseau, il n’y a pas de contradictions qui puissent étonner. Rousseau n’avait pas moins d’amour-propre comme musicien que comme littérateur. Il fut vivement affecté des doutes qu’on élevait sur l’authenticité de la musique du Devin comme son œuvre à lui, et il annonça longtemps que, pour fermer la bouche à ses calomniateurs, il referait une nouvelle musique. L’année même de sa mort, en 1778, on exécuta à l’Opéra le Devin du village, non avec une musique nouvelle, mais avec une nouvelle ouverture et six airs nouveaux. Hélas ! il avait mis vingt-six ans à les composer, et ils donnèrent presque raison à ceux qui prétendaient qu’il n’était pas l’auteur des premiers. M. Leborne, bibliothécaire de l’Opéra, et mon collègue au Conservatoire comme professeur de composition, a eu la complaisance de me communiquer la partition de cette seconde édition Devin. Son examen m’a confirmé dans l’opinion que l’instrumentation de la première édition du Devin, telle pauvre et telle mesquine qu’elle soit, ne peut être de Rousseau. De 1752 à 1778, la musique avait fait de grands progrès. Monsigny, Grétry et surtout Gluck, dont Rousseau était grand admirateur, avaient fait faire de grands pas à l’instrumentation : dans la nouvelle version de Rousseau, il n’y a jamais que deux violons jouant quelquefois à l’unisson et l’alto marchant toujours avec la basse. Il est donc bien improbable que la première version ait été plus richement instrumentée que la seconde, exécutée vingt-six ans plus tard.

Le Devin du village fut repris en 1803, mais avec des récitatifs modernes et une instrumentation nouvelle, que l’on devait à M. Lefebvre, bibliothécaire de l’Opéra, et auteur de la musique de quelques ballets. Le joli air de danse de la Sabotière, que beaucoup de gens croient de Rousseau, est de M. Lefebvre. C’est en 1826 que le Devin du village fut joué pour la dernière fois. Rossini venait d’arriver à Paris ; et dans le cours de la représentation à laquelle il assistait, sans respect pour le grand nom de Rousseau, pour Mme Damoreau, pour Nourrit et Dérivis, pour une œuvre qui offre un double intérêt comme art et comme monument historique, un progressiste, craignant de voir se perpétuer à jamais cette musique presque séculaire, jeta une ignominieuse perruque poudrée aux pieds de la cantatrice. Telle fut la fin du Devin du village, qui fut représenté et applaudi à l’Opéra pendant trois quarts de siècle.

Avant de parler des écrits de Rousseau sur la musique, je dois en finir avec ses œuvres musicales proprement dites. On publia, après sa mort, un volumineux recueil, intitulé : les Consolations des misères de ma vie. Il contient cent morceaux de différents caractères ; il y en a trois excellents, la romance : Que le jour me dure ; Je l’ai planté, Je l’ai vu naître, et l’air du Branle sans fin, qui est très populaire. Il reste sept ou huit chansons médiocres et quatre-vingt-dix pièces détestables. Les duos surtout sont d’une faiblesse telle, qu’il est peu probable que l’unique duo que contienne le Devin du village, où les voix sont très-bien disposées, n’ait pas été retouché par la main qui a complété l’instrumentation de l’ouvrage.

Ce recueil fut publié avec un grand luxe en 1781, trois ans après la mort de Rousseau. La préface est un panégyrique complet de l’auteur, où l’on ne porte pas moins haut sa science musicale que sa sensibilité et ses vertus.

La souscription était fixée à un louis l’exemplaire, et produisit 569 louis, plus peut-être que ne rapportèrent, de son vivant, à l’auteur, tous ses ouvrages réunis. On avait alors une si étrange idée du droit de propriété des auteurs sur leurs ouvrages, que l’éditeur de cette collection annonça que, ne voulant pas spéculer sur la célébrité du philosophe de Genève, il abandonnait tous les bénéfices aux hospices de Paris. Il aurait été plus équitable de les remettre à la veuve de Rousseau, la seule qui eût droit, et qui ne reçut jamais un sou de cette publication.

Le premier écrit musical de Rousseau fut le mémoire explicatif du système qu’il présenta à l’Académie des sciences. Il fut très-peu lu. Il le refondit plus tard et l’intitula : Dissertation sur la musique moderne. C’est sur la notation moderne qu’il aurait dû dire. Il n’est en effet question dans ce morceau que de la comparaison du système des chiffres substitué à celui des notes.

Peu de temps après l’apparition du Devin du village, une troupe italienne vint donner des représentations à l’Opéra. On sait quelle émotion suscita parmi les amateurs la révélation de ce genre de musique et de chant entièrement nouveau pour la France. Rousseau saisit cette occasion d’écrire sa fameuse Lettre sur la musique française. Il était dans le vrai en soutenant la supériorité de la musique italienne ; mais il alla trop loin en niant les beautés que renfermaient les œuvres de Lully et de Rameau. Mais Rousseau ne comprenait absolument que la mélodie et était entièrement inapte à sentir les beautés de l’harmonie. Il avait, de plus, l’habitude de nier ce qu’il ne connaissait pas. Ainsi, dans le commencement de cette lettre, il dit : « Les Allemands, les Espagnols et les Anglais ont longtemps prétendu posséder une musique propre à leur langue… Mais ils sont revenus de cette erreur. » L’erreur n’appartient qu’à Rousseau, qui ignorait que, de son temps, les Anglais regardaient comme leur un des plus grands musiciens du monde, Hændel, dont presque tous les ouvrages ont été composés en Angleterre ; et que les Allemands citaient, non sans un juste orgueil, les Bach et les glorieux précurseurs d’Haydn et de Mozart. Il ignorait également qu’il eût existé autrefois une école qu’avaient illustrée Palestrina et des musiciens célèbres dont les noms même lui étaient inconnus. Parlant des combinaisons scientifiques, il écrit : « Ce sont des restes de barbarie et de mauvais goût, qui ne subsistent, comme les portails de nos églises gothiques, que pour la honte de ceux qui ont eu la patience de les faire. » On voit que son goût n’était pas plus éclairé pour l’architecture que pour la musique rétrospective.

La conclusion de cette lettre est curieuse. Après avoir vanté le mérite de la musique italienne et déprécié le mérite, fort contestable d’ailleurs, que pouvait avoir la musique française, il termine ainsi : « D’où je conclus que les Français n’ont point de musique et n’en peuvent avoir, ou que, si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux. » Puis, dans une note, il ajoute : « J’aimerais mieux que nous gardassions noire maussade et ridicule chant, que d’associer encore plus ridiculement la mélodie italienne à la langue française. Ce dégoûtant assemblage, qui peut-être fera un jour l’étude de nos musiciens, est trop monstrueux pour être admis, et le caractère de notre langue ne s’y prêtera jamais. Tout au plus, quelques pièces comiques pourront-elles passer en faveur de la symphonie, mais je prédis hardiment que le genre tragique ne sera même pas tenté… Jeunes musiciens, qui vous sentez du talent, continuez de mépriser en public la musique italienne ; je sais bien que votre intérêt présent l’exige ; mais hâtez-vous d’étudier en particulier cette langue et cette musique, si vous voulez pouvoir tourner un jour contre vos camarades le dédain que vous affectez aujourd’hui contre vos maîtres. » On peut résumer ainsi cet amas d’incohérences : Il ne faut pas essayer d’appliquer la musique italienne aux paroles françaises. Désormais les musiciens ne s’appliqueront plus qu’à cette étude. Jamais on ne tentera cette application. Jeunes gens, étudiez cette musique, gardez vous d’en faire de semblable, mais apprenez par là que ce que vous avez fait et ferez ne peut être que mauvais.

Dépouillez Rousseau de son style attrayant et fascinateur, et presque toujours vous ne trouverez que la contradiction, le faux et l’absurde.

Dans sa critique, parfois fort juste, de l’opéra français, il est singulier que lui, poëte et musicien, n’ait pas découvert que le défaut de rhythme et de carrure qu’il reprochait, provenait bien moins des musiciens que des poètes. Instinctivement, il écrivit des vers fort réguliers pour les airs de son Devin du village, tandis que tous les auteurs de poëmes d’opéras semblaient prendre à tâche de les rendre impossibles à mettre en musique, par leur dissemblance de mesure et de coupe. Donnez au plus habile musicien des vers de Quinault, que, sur la foi de Voltaire, on proclame le lyrique par excellence ; et notre homme vous demandera à grands cris du Scribe ou du Saint-Georges. Il n’y a pas du reste bien longtemps que les poètes ont compris la coupe musicale des vers, et c’est un contemporain, M. Castil-Blaze, qui, le premier, leur a ouvert cette voie.

La Lettre sur la Musique française produisit une exaspération difficile à décrire : elle fut portée au comble, lorsque parut la spirituelle et amusante boutade intitulée : Lettre d’un symphoniste de l’Académie royale de Musique à ses camarades de l’orchestre. Les musiciens exécutants, attaqués si violemment dans leurs préjugés et leur incapacité, jurèrent la perte de Rousseau, et allèrent jusqu’à le brûler en effigie dans la cour de l’Opéra. Jean-Jacques prit la chose au sérieux, et alla dire partout que ses jours n’étaient pas en sûreté et qu’on voulait l’assassiner. Les directeurs prirent fait et cause pour leurs subordonnés ; ils retirèrent à Rousseau les entrées auxquelles il avait droit et n’en continuèrent pas moins à jouer sans payer son Devin du village, qu’il aurait bien eu aussi le droit de retirer. Ce ne fut que vingt ans plus tard que, sur la sollicitation de Gluck, ses entrées lui furent restituées.

Quelques années plus tard, Rousseau fit paraître son Dictionnaire de Musique, dans lequel il fit entrer, en les refondant, les articles qu’il avait écrits pour l’Encyclopédie : c’est un ouvrage incomplet, inutile aux musiciens et souvent inintelligible pour ceux qui ne le sont pas. On a reproché à Rousseau d’avoir emprunté quelques passages au dictionnaire de Brossard, qui avait précédé le sien. Ce reproche a peu de fondement : les dictionnaires et les ouvrages de ce genre ne peuvent se faire qu’en s’appuyant sur ceux déjà faits, en les rectifiant, les augmentant et les améliorant. Les définitions manquent de clarté et de développement, et l’auteur ne donne presque jamais que ses idées particulières. Au mot Duo, par exemple, il dit d’abord que rien n’est moins naturel que de voir deux personnes se parler à la fois pour se dire la même chose ; il ajoute : « Quand cette supposition pourrait s’admettre en certains cas, ce ne serait certainement pas dans la tragédie où cette indécence n’est convenable ni à la dignité des personnages, ni à l’éducation qu’on leur suppose. » Après avoir formulé cette belle sentence, il donne la règle à suivre pour les duos tragiques d’après le modèle de ceux de Métastase, qu’il proclame admirables.

Le mot Copiste est un des plus complètement traités. Un passage signale la singulière façon d’alors de traiter l’instrumentation : c’est celui où il recommande de tirer les parties de hautbois sur celles de violon, en en supprimant ce qui ne convient pas à l’instrument. Ainsi c’était alors le copiste qui était juge des endroits où les hautbois devaient ou non jouer à l’unisson avec les violons.

Quelques définitions sont très-singulières, même au point de vue étymologique et grammatical. « Aubade, s. f., concert de nuit, en plein air, sous les fenêtres de quelqu’un. » Il est vrai qu’au mot sérénade, il rectifie la première erreur en expliquant que la sérénade s’exécute le soir et l’aubade le matin.

Tous les articles relatifs au plain-chant et au contre-point fourmillent d’erreurs. Mais il y a des pensées élevées et des aperçus ingénieux dans les articles purement esthétiques.

Un M. de Blainville crut avoir inventé un troisième mode. Sa gamme était tout simplement notre gamme majeure ordinaire, mais partant du troisième degré comme tonique, c’est-à-dire la gamme de mi en mi, montante et descendante, sans aucune altération. Cette prétendue innovation ne réussit pas et ne pouvait pas réussir. Rousseau écrivit à ce sujet la Lettre à l’abbé Raynal. Après avoir disserté pendant quatre pages sur un thème où il n’entendait pas grand’chose, il termine ainsi : « Quoi qu’il fasse, il aura toujours tort, pour deux raisons sans réplique : l’une, parce qu’il est inventeur ; l’autre, qu’il a affaire à des musiciens. » Ce trait n’était qu’une rancune de souvenir contre l’insuccès de sa notation en chiffres.

Rameau, dont Rousseau avait attaqué la théorie dans ses articles de l’Encyclopédie, avait fait une réponse à laquelle Rousseau riposta par l’Examen de deux principes avancés par M. Rameau.

Rousseau fut toujours très-injuste envers Rameau qu’il ne comprenait pas plus comme théoricien que comme compositeur. Il dit dans ses Confessions qu’après le départ des bouffons italiens, lorsqu’on réentendit le Devin du village, on remarqua qu’il n’existait dans sa musique nulle réminiscence d’aucune autre musique. Si l’on eût mis, ajoute-t-il, Mondonville et Rameau à pareille épreuve, ils n’en seraient sortis qu’en lambeaux.

Rien n’est plus faux et plus injuste. La musique de Rameau pèche souvent par la bizarrerie et le manque de naturel ; mais elle a une individualité très-marquée, et ne procède d’aucune autre. Rousseau était, du reste, trop mal organisé pour l’harmonie, dont il nie presque la puissance, pour comprendre la beauté de certains morceaux de Rameau. Il était, à coup sûr, insensible à cette magnifique ritournelle du chœur : Que tout gémisse, de Castor et Pollux, qui n’est autre chose qu’une gamme chromatique : mais la manière dont elle est présentée est un trait de génie. Encore moins dut-il comprendre le trio des parques d’Hyppolyte et Aricie, où l’emploi des transitions enharmoniques était si neuf et si puissant.

Dans la polémique qui s’éleva entre Rousseau et Rameau, il y eut plutôt malentendu sur les mots que sur les faits ; et il est assez difficile de se mettre au courant de la discussion, qui, du reste, n’a plus aujourd’hui aucun intérêt.

Dans sa Lettre au docteur Burney, il revient encore sur son système de notation, repoussé trente ans auparavant. Enfin, en désespoir de cause, et voulant innover à tout prix, il déclare que, puisque l’on ne veut pas de son système, il faut au moins tâcher de rendre la lecture des notes usuelles plus facile, et qu’une des plus grandes incommodités qu’elle présente, c’est l’obligation où est le lecteur de porter l’œil au commencement d’une ligne quand il vient de quitter la fin de la ligne précédente. Pour cela, que propose-t-il ? D’écrire la musique en sillons, c’est-à-dire qu’après avoir lu la première ligne de gauche à droite, suivant l’usage, il faudra lire la seconde de droite à gauche ; puis la troisième sera lue de gauche à droite, et ainsi de suite. À cette nouvelle folie, sur laquelle il s’étend pendant plusieurs pages, il ne voit qu’une seule objection : « c’est la difficulté de lire les paroles à rebours, difficulté qui revient de deux lignes en deux lignes. J’avoue que je ne vois nul autre moyen de la vaincre, que de s’exercer à lire et à écrire de cette façon. » Il n’y avait que M. de La Palisse qui pût résoudre la question d’une façon si simple et si claire. Ceux qui croient que Rousseau n’était pas fou à plus de moitié, n’ont certainement pas eu la patience de lire toutes ces billevesées.

Les autres écrits sur la musique de Rousseau contiennent les Observations sur l’Alceste de M. Gluck, la Réponse du petit faiseur à son prête-nom, sur un mor- ceau de l’Orphée de M. Gluck : l’un et l’autre contiennent d’excellentes observations, et enfin deux pages sur la musique militaire, où il blâme celle de son époque, et offre comme modèles deux airs tellement ridicules qu’ils sembleraient plutôt avoir été composés par dérision que sérieusement.

J’ai omis de mentionner son Discours sur l’origine des langues qui renferme tant d’aperçus ingénieux, et où l’on trouve quelques chapitres relatifs à la musique.

Le passage suivant, où il exalte le pouvoir de la musique, est d’une appréciation très-remarquable : « C’est un des grands avantages du musicien, de pouvoir peindre les choses qu’on ne saurait entendre, tandis qu’il est impossible au peintre de représenter celles qu’on ne saurait voir, et le plus grand prodige d’un art, qui n’agit que par le mouvement, est d’en pouvoir former jusqu’à l’image du repos. »

On sait que lorsque Rousseau eut entendu les opéras de Gluck, il rétracta ce qu’il avait dit de l’impossibilité de faire jamais de bonne musique sur des paroles françaises. Cet acte de bonne foi est d’autant plus extraordinaire, que la musique de Gluck est dans des conditions diamétralement opposées à celles que Rousseau avait toujours proclamées devoir être les seules vraies. Gluck fut très-sensible à cet hommage de l’illustre écrivain : il alla souvent lui rendre visite. Peut-être une intimité allait-elle s’établir entre ces deux grands hommes, lorsqu’un jour Rousseau écrivit à Gluck, pour le prier de cesser ses visites, prétextant qu’il souffrait de le voir monter à un quatrième étage. Corancez, ami de Rousseau, et qui avait introduit auprès de lui le chevalier Gluck, voulut savoir la raison de ce changement : « Ne voyez-vous pas, dit Rousseau, que si cet homme a pris le parti de faire de bonne musique sur des paroles françaises, c’est pour me donner un démenti ? » Gluck traduisit cette bizarrerie par son véritable nom, il la prit pour une grossièreté et refusa de jamais revoir Rousseau.

Grétry vit également rompre la liaison qu’il avait commencée avec cet être insociable. Cette sauvagerie affectée cédait cependant, lorsqu’on laissait entrevoir qu’on n’était pas dupe de ce moyen facile de se faire une réputation d’étrangeté. À un dîner chez Mme d’Épinay, Rousseau nouvellement installé à l’Ermitage, dit qu’il ne manquerait rien à son bonheur s’il possédait une épinette. Un des convives, grand amateur de musique, lui en fit porter une le lendemain, sans se faire connaître. Rousseau manifesta sa joie de posséder cet instrument, sans s’inquiéter d’où il pouvait venir. Un jour, il vint plus soucieux que d’habitude chez Mme d’Épinay.

— Qu’avez vous, lui dit-on ?

— Hier, répondit-il, il est tombé, du haut d’une armoire, une pile de livres sur mon épinette, et, depuis cette commotion, l’instrument est tellement discord que je ne puis m’en servir.

— Eh bien ! dit le donateur anonyme qui était présent, ce n’est rien, demain je vous enverrai mon accordeur.

— C’est donc vous qui m’avez donné cette épinette ? reprit Rousseau.

— Ma foi, oui, répondit l’autre, en riant.

— Eh quoi ! Monsieur, s’écria Rousseau, seriez vous donc de ces hommes cruels qui, par leurs orgueilleuses attentions, insultent à ma misère ? Reprenez votre instrument et ne me parlez jamais.

Je vous parlerai encore une fois, reprit l’amateur indigné, et ce sera pour vous dire que je ne suis pas votre dupe. Vous voulez faire le Diogène, et vous n’êtes qu’un jongleur.

Rousseau s’était soudain calmé à ces vives paroles.

À dater de ce moment, il fut rempli de prévenances pour celui qui lui avait si bien répondu. Il garda son épinette, et ne le vit jamais sans lui témoigner sa reconnaissance pour son présent.

Il est présumable qu’en usant toujours de ce moyen, on aurait apprivoisé l’ours qui ne paraissait redoutable que parce qu’on semblait avoir peur de lui.

Il serait bien difficile de résumer une opinion nette sur une nature aussi contradictoire que celle de Rousseau, et des travaux si divers et si incomplets. Néanmoins, en considérant son époque, malgré son ignorance dans l’archéologie de l’art, dans sa théorie et sa pratique, il y a lieu de s’étonner que, sans maîtres et sans l’auxiliaire d’ouvrages fort rares ou écrits dans des langues qu’il ne comprenait pas, il ait pu parvenir à se donner assez d’apparence de savoir pour disserter sans trop de désavantage sur un art aussi complexe et aussi difficile. Comme compositeur, quoique son bagage soit bien léger par la quantité, il ne faut pas oublier l’immense sensation que produisit le Devin du village. Ce fut le signal d’une révolution qu’il n’était pas capable de continuer, mais dont il traçait le premier sillon, Et c’est peut-être à cette révélation que l’on dut plus tard les premiers essais de Duni, de Philidor, de Monsigny, ces pères véritables de l’opéra réellement musical en France.

C’est à ce titre que Rousseau doit prendre place dans la galerie des compositeurs français, et il serait au moins injuste de lui dénier sa qualité de précurseur des grands génies qui ont illustré notre histoire musicale moderne.